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Que vient faire un roman sous la rubrique compte rendu de lecture d'une revue spécialisée sur les pratiques sociales ? A priori, cette présence incongrue pourrait provoquer une profonde réflexion... Dans les faits, je trouve tout à fait pertinent de vous présenter ce roman qui jette un regard critique sur la pratique sociale traditionnelle du « placement d'enfants » et la pratique de la « protection » des enfants. Le thème est fort d'actualité dans la pratique du travail social contemporain et surtout important sur le plan de l'emploi pour les travailleuses sociales... Les « Francine » (à cause d'une travailleuse sociale qui l'a particulièrement traumatisé), comme les surnomme Conrado, l'éternel enfant « placé », jouent un rôle de premier plan dans ce champ en évolution, voire en remise en question. Conrado, c'est l'enfant qui, d'une certaine façon, rit dans sa barbe ; bien sûr, il vit son enfance en transit entre la garderie, la famille, les familles d'accueil jusqu'à l'institution en étant bien trop jeune pour tout comprendre ce mouvement perpétuel enclenché par les Francine et autres adultes en situation de pouvoir.
Le récit du petit Conrado, enfant d'origine salvadorienne, mérite qu'on s'y attarde. Son questionnement sur sa situation est riche de péripéties. Né d'une mère d'origine salvadorienne et d'un père qui reste inconnu, mystérieux comme une figure mythique, Conrado apprend la vie et ses dures réalités. Le titre du roman aurait très bien pu être : « comment devenir adulte quand on est le fils d'une immigrante mélancolique du pays d'origine et d'un père absent ». Pour Conrado, le père devient vite un personnage mythique, un être qu'il aurait bien aimé connaître alors que c'est le vide qui s'installe à demeure dans sa vie. Le quotidien tumultueux de sa mère, Natividad, fait défiler de nombreux papas dans la vie de Conrado, les uns avec une certaine stabilité, les autres étant plutôt de passage et contribuant à apporter du pain sur la table quand ils viennent faire des « chatouilles » à Natividad. Le film de la vie du petit se déroule à un rythme infernal et tout finit par devenir histoire de « chatouilles », de chicanes, de violence, de risques finalement. Conrado en prend son parti et décide de ne plus parler et d'observer. Finalement, sa vie bascule. Les Francine entrent en jeu, et Conrado commence une ronde de placements qui lui fera connaître la violence et les abus mais, spectateur attentif, craintif, méfiant et surtout rusé, il construit sa vie dans la réflexion. Il observe. Il apprend à se protéger. Conrado, c'est l'oeil de l'observateur critique, caustique et lucide. Il écoute les bêtises du monde adulte et les analyse sans se faire prendre au jeu. En voici un bel exemple :
Une fois, un drôle de papa qui aimait beaucoup la bière avait expliqué, pendant qu'il regardait la partie de hockey à la télévision, pourquoi les enfants étaient placés et déplacés sans cesse :
C'est pour que la partie continue. Les enfants sont les pucks, et les services sociaux les hockeyeurs. Le public veut que ça marche pour avoir l'impression que le monde est bon, que nous avons la meilleure équipe. Les travailleuses sociales remettent les pucks en jeu et tentent de faire de belles passes. De temps à autre, il y a des buts. Le plus souvent, les pucks disparaissent dans la foule des spectateurs. Ça fait partie du jeu.
Une autre fois une maman méchante qui était toujours mécontente des travailleuses sociales expliqua sa façon de penser à une voisine, pendant qu'elles prenaient le café :
Les enfants placés sont les pommes tombées de l'arbre. Personne ne les ramasse, elles ne sont bonnes qu'à donner aux cochons. Les travailleuses sociales, elles nous demandent quand même de nous tuer pour des pommes pourries, et elles nous payent une misère... Mais nous ne sommes pas des cochons, bon Dieu ! Faudrait qu'elles le sachent, les écoeurantes, nous ne sommes pas des cochons.
Les scènes cauchemardesques se succèdent et culminent avec l'empoisonnement d'un père qui abusait d'une fillette, Gaudalupe. Pendant que la mère était absente, Réal abusait de la fillette, placée, elle aussi, avec Conrado. Comme on avait expliqué à Conrado de ne pas toucher à la bouteille d'hydrate de méthyle, car c'était un produit mortel, le seul moyen de défense que les deux enfants inventent pour se libérer de Réal consiste à verser un peu du produit dans les verres de rhum que Réal ingurgite à la file. Il en meurt. Conrado entre dans une nouvelle ère. Il devient psychiatrisé et interné dans un centre d'accueil pour enfants. ll maintient son silence. Son mutisme ne le rend pourtant pas plus vulnérable, au contraire : ce mécanisme de défense le protège, le rend plus sympathique même et surtout peu suspect aux yeux des adultes qui le gardent et l'auscultent, cherchant désespérément à percer sa carapace. Même les psychiatres désabusés, se prétendant tous de fins analystes, y perdent leur latin, ou plutôt divaguent dans leur jargon et leurs élucubrations magiques. Personne n'a raison de Conrado jusqu'au jour où se présentent Lise, serveuse, et Joe, camionneur. Les trois se découvrent mutuellement lorsque Conrado est invité à guider leur visite du centre d'accueil. La simplicité et surtout l'amour vont parvenir à briser le mutisme de Conrado et à lui apprendre que la vie n'est pas que répression, absences et abus. Épilogue un peu rose bonbon, j'en conviens, où l'amour et le gros bon sens triomphent. Pour les fins du roman, c'est parfait. En effet, ce dénouement un peu simpliste convient bien au propos de Sergio Kokis qui veut dépoussiérer les pratiques sociales, démasquer les hypocrisies et les faux professionnels insensibles aux véritables besoins des gens, plus soucieux du respect des normes technocratiques et professionnelles que de réflexions critiques sur le sens de leur agir. Évidemment, même si c'est peut-être un peu facile de conclure par une envolée lyrique et populiste pour montrer que le gros bon sens triomphe des visées professionnalistes, il reste qu'un peu de sang neuf aide à décaper le professionnalisme dominant.
En fait, l'ouvrage devient un « démaquillage » des pratiques professionnelles. Fidèle à lui-même, Kokis met au jour les pratiques douteuses et critiquables, comme il l'a si bien fait dans L'art du maquillage lorsqu'il suit des faussaires de tableaux à la trace et montre les dessous du commerce lucratif des faux. Certes, les Francine ne sont présentées que sous leurs plus mauvais angles. Le regard global que Conrado pose sur les travailleuses sociales a de quoi décourager toute personne qui aspire à exercer cette profession... Les travailleuses sociales semblent ainsi vivre sur une autre planète, inconscientes des situations avec lesquelles les enfants sont aux prises. Elles sont dépeintes comme de vilaines technocrates sans âme. Le portrait est dur. Les traits, bien que grossiers, sont révélateurs de certains aspects de la pratique. On ne peut pas dire que Kokis fait dans la dentelle. Certes, le genre romanesque permet d'exagérer les caractéristiques des personnages, à la limite, de les caricaturer. Tout comme dans sa peinture, il n'estompe pas beaucoup ses nuances... Dans la vraie vie, cependant, les pratiques sociales ne se résument pas à des caricatures. Il faut nuancer l'analyse et les propos, sans perdre de vue, toutefois, que certaines pratiques méritent parfois un bon coup de papier d'émeri. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'enfant qui vit le placement fait face parfois, voire souvent, à des situations qui prennent souvent des allures de drames. À elle seule, cette réalité mérite qu'on s'y arrête avec lucidité et compassion. Un sourire blindé incite donc à la réflexion.
Pour réaliser son oeuvre de déboulonnage des professionnels emmurés dans leurs convictions technocratiques ou théoriques, Kokis procède avec doigté. Malgré les longueurs qu'ont amenées plusieurs descriptions de situations quelque peu répétitives, le roman m'a captivé, ce qui demeure le principal mérite d'un livre. Le style simple et dépouillé nous entraîne dans les péripéties de Conrado, partageant avec lui moments de joie et angoisses.