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1. Introduction

Depuis 2016, le concept de réflexivité oriente la formation des professeures et professeurs des écoles tunisiens. Celles et ceux-ci sont désormais formés dans un cursus de licence intitulé Licence nationale éducation et enseignement (désormais LNEE). Cette refonte de la formation est le produit d’un consensus entre le ministère de l’Éducation et celui de l’Enseignement supérieur. Notre recherche vise à comprendre comment les actrices et acteurs interrogés (formateurs, formés, administratifs, décideurs), appartenant à des lieux de formation variés et ayant des parcours et trajectoires personnelles diversifiés, comprennent la commande institutionnelle, la mettent en oeuvre et quelles conceptions ils ont de la réflexivité.

La problématique de notre recherche croise une commande gouvernementale, qu’est le parcours de la Licence LNEE, s’inscrivant dans un paradigme réflexif de formation. Il s’agit d’un dispositif de formation initiale des enseignantes et enseignants, créé en 2016, neuf ans après la fermeture des instituts supérieurs de formation des maîtres (ISFM). L’implantation de cette nouvelle filière a été réalisée dans 10 établissements universitaires devant appliquer le même plan d’étude et la même maquette de formation. D’après le premier article de l’arrêté n° 2139 de 2019, cette formation, de trois ans, doit permettre aux enseignantes et enseignants de «[d]évelopper une pensée réflexive à l’égard de sa pratique pédagogique» (compétence 10). L’analyse réflexive des pratiques professionnelles (ARPP) y est conçue comme une démarche de professionnalisation de premier plan, faisant l’articulation entre la formation académique et la formation pratique. Dans notre recherche, nous entendons par réflexivité un processus d’analyse, individuelle et collective, de ses pratiques professionnelles, permettant individuellement et collectivement de changer de pratiques en changeant ses représentations (Altet et al., 2012). Il s’agit d’une métacompétence nécessitant de l’entraînement, de la formation et de l’engagement (Altet, 2013).

La formation à la réflexivité se fait à l’institut universitaire sous forme d’ateliers d’analyse des pratiques professionnelles. Ces cours intégrés sont assurés par des enseignantes et enseignants universitaires. À partir du troisième semestre et pendant les quatre périodes de stages (stage d’observation, accompagné, d’autonomie partielle et celui d’autonomie totale), ils sont placés sous la direction des inspectrices et inspecteurs pédagogiques en concertation avec les enseignantes et enseignants formateurs et les conseillères et conseillers pédagogiques, connus en Tunisie sous l’appellation d’assistantes et assistants pédagogiques. Ces stages d’une durée de deux semaines sont répartis équitablement entre les enseignements en français et de langue arabe. Ils s’effectuent dans des écoles se trouvant dans la région où habite l’étudiant, à la différence des dispositifs précédents (École normale d’instituteurs et ISFM) où la formation pratique se tenait dans des écoles d’application proches du centre de formation. À l’institut universitaire, les cours d’analyse réflexive des pratiques professionnelles se font également à partir du troisième semestre et se basent essentiellement sur les pratiques et les situations éducatives, observées ou enseignées par les futures enseignantes et futurs enseignants pendant le stage de terrain. Ils occupent jusqu’à trois heures par semaine lors des cinquième et sixième semestres.

Ce faisant, un ensemble de professionnelles et professionnels de différents secteurs et services se trouvent alors censés mobiliser leurs efforts et investir de leur temps de travail pour répondre à la commande de départ, la formation à la réflexivité. Cette tâche est d’autant plus difficile à réaliser que le cadre théorique qui devrait la guider est très imprécis. Les actrices et acteurs concernés de près par ce processus de professionnalisation sont les enseignantes et enseignants universitaires, les inspectrices et inspecteurs pédagogiques, les conseillères et conseillers pédagogiques, les enseignantes et enseignants formateurs et les étudiantes et étudiants stagiaires. Ces personnels professionnels sont en relation les uns avec les autres dans des lieux variés de professionnalisation.

Nous proposerons tout d’abord une courte synthèse de la littérature concernant l’usage du concept de réflexivité en formation, ce qui nous permettra de préciser notre problématique.

Nous expliquerons ensuite en quoi la dimension compréhensive de la démarche socio-clinique institutionnelle (Monceau, 2018) est susceptible de décrire, le plus finement possible, la mise en oeuvre de la réflexivité dans la formation initiale des professeures et professeurs des écoles tunisiens et de l’analyser. En impliquant les actrices et acteurs concernés dans l’analyse de leurs propres expériences, nous souhaitons accéder à une meilleure connaissance de celles-ci.

Enfin, la présentation des résultats fera apparaître différentes résistances à la mise en oeuvre de la réflexivité dans la formation des professeures et professeurs d’école primaire et proposera une typologie de cinq types de rapport à celle-ci. Ces types ne sont pas figés et chacun des professionnels et professionnelles peut passer d’un type de rapport à un autre au cours de son parcours.

2. État de la littérature et problématique

Le concept de réflexivité semble aujourd’hui dominant au plan international en formation initiale et continue à l’enseignement. La réflexivité occupe une place incontournable dans différents référentiels de compétences professionnelles (Huver et Cadet, 2010), considérée à la fois comme un objectif et un vecteur de la professionnalisation des futurs enseignantes et enseignants. Cette réflexivité «permet au praticien de prendre une distance face à sa pratique, de la remettre en question et de la transformer» (Gohier et al., 2019, p. 6). Tel qu’il a été défini entre autres par Schön (1994), Altet (2012) et Perrenoud (2001), le modèle de l’enseignant «praticien-réflexif» vise «une meilleure opérationnalité des professionnels confrontés à la diversité, et notamment à la diversité des publics, des contextes d’intervention et des parcours professionnels qui s’offrent (ou non) à eux» (Goï et Huver, 2011, p. 5).

C’est avec cet objectif que de nombreux dispositifs, méthodes et démarches d’accompagnement, individuel et collectif, à la construction de la posture réflexive et des pratiques réflexives ont été élaborés. Citons à titre d’exemples les travaux de recherche portant sur les modèles de la réflexivité (Kolb, 1984; Zeichner et Liston, 1996; Korthagen 2004; Jorro 2005; Cros, 2009), les niveaux de réflexivité (Hatton et Smith, 1995; Sparks-Langer et al., 1990; Tochon, 1993; Chamla, 2010; Derobertmasure et Dehon, 2012), les dispositifs d’analyse des pratiques professionnelles (Robo, 2005; Vergnaud, 1996; Derobertmasure, 2012; Crinon et Guigue, 2010; Lagadec, 2009) ou encore sur les savoirs, les connaissances et les compétences produits par l’analyse des pratiques en enseignement (Barbier, 1996; Wittorski, 2004; Perrenoud, 2001; Paquay, 1996; Belair, 1998; Le Bortef, 2009).

Bien que certains de ces travaux révèlent des résistances, ils ne développent pas prioritairement l’analyse critique des modalités de diffusion du concept de réflexivité en formation, de sa mise en oeuvre opérationnelle et des positionnements des différents actrices et acteurs (enseignants universitaires, inspecteurs, conseillers pédagogiques, étudiants) impliqués dans celles-ci. C’est ce que notre propre recherche vise à analyser. Nous adoptons à cette fin une approche critique de l’institutionnalisation de la réflexivité en formation (Monceau, 2013) afin d’interroger les tensions et contradictions qu’elle peut produire dans le dispositif de formation lui-même. L’établissement d’une typologie permet d’en rendre compte de manière nuancée.

3. Méthodologie

Notre méthodologie de recherche et notre cadre d’analyse des données reposent sur le cadre conceptuel et méthodologique de la socio-clinique institutionnelle. Celui-ci a orienté à la fois la conduite de la recherche et l’analyse thématique des données. Comme on le verra, l’élaboration de la typologie qui sera présentée dans la section des résultats s’est appuyée sur ce cadre d’analyse.

3.1 Démarche de recherche

Pour mieux comprendre comment est réalisée la mise en oeuvre de la réflexivité dans la formation des professeures et professeurs des écoles tunisiens, notre choix méthodologique s’est porté sur une démarche d’analyse socio-clinique institutionnelle (SCI) (Monceau, 2018). Ce choix est en cohérence avec la spécificité de notre recherche traitant d’une action humaine observée dans son milieu professionnel habituel et mettant l’accent sur la production de données principalement verbales. En effet, la démarche SCI accorde un intérêt important à la relation avec les sujets concernés par la recherche et ceci dans la durée afin d’appréhender les conceptions et positionnements des actrices et acteurs impliqués. Le recours aux concepts et aux principes organisateurs de la SCI (analyse de la commande et des demandes, travail des analyseurs, restitution, analyse des implications primaires et secondaires, analyse des transformations produites par la recherche) (Monceau, 2018) a pour but la compréhension de ce qui se joue pédagogiquement et institutionnellement dans le dispositif de professionnalisation par la réflexivité.

Il s’agit de rencontrer les sujets de la recherche où ils se trouvent et dans leurs occupations ordinaires et de provoquer l’analyse de situations de formation «ici et maintenant» avec et par eux-mêmes. Le choix d’opter pour une démarche SCI est également approprié au statut particulier du premier auteur, celui de «Doctorant-Praticien-Chercheur» (Saint Martin [de] 2019) menant une recherche dans son milieu professionnel familier et se trouvant impliqué affectivement (libidinalement), organisationnellement et idéologiquement dans la recherche. Il est professeur détaché chargé de cours d’ARPP dans un institut universitaire, ancien conseiller pédagogique et ancien enseignant. Il s’agit d’une double inscription, dans l’action et dans la recherche.

3.2 Techniques de production de données

En cohérence avec la dimension clinique-compréhensive, trois outils de recherche ont été mobilisés pour comprendre le sens que donne chacune et chacun des professionnels impliqués à ses pratiques professionnelles. Il s’agit d’une observation participante de six mois, d’une analyse documentaire portant sur des écrits de formatrices et formateurs, de formées et formés collectés lors de la recherche et d’entretiens semi-directifs compréhensifs, ces derniers constituant l’outil privilégié de cette recherche. L’enjeu a consisté ainsi à provoquer l’analyse des situations objets d’interprétations «ici et maintenant» avec et par les actrices et acteurs impliqués eux-mêmes (enseignantes et enseignants universitaires chargés des cours d’ARPP, inspectrices et inspecteurs pédagogiques, conseillères et conseillers pédagogiques, enseignants formatrices et formateurs et étudiantes et étudiants stagiaires de la licence LNEE). Les conditions n’étaient pas réunies pour organiser des restitutions en collectif, le choix s’est donc porté sur des restitutions croisées. Le principe de «diversification des cas internes» de chaque population concernée et celui de «saturation» (Pires, 1997) ont donné lieu à la réalisation de 36 entretiens approfondis individuels. Ils ont donné lieu à 37 heures d’enregistrement: 34 % des entretiens ont été réalisés en ligne et 66 % ont été menés en présentiel.

3.3 Modalité d’analyse des données

Le choix d’une démarche d’analyse thématique des données (Paillé et Mucchielli, 2021) a permis de définir quatre unités de sens majeures présentes dans les divers matériaux de recherche (entretiens semi-directifs, réflexions écrites des stagiaires et de leurs formatrices et formateurs, journal de recherche): conceptions de la réflexivité, positionnements des différents actrices et acteurs concernant la mise en oeuvre du concept de réflexivité, effets produits par la recherche et devenir du dispositif de formation. Cette méthode permet au chercheur (analyste) d’aller au-delà du simple comptage des mots ou de phrases dans un texte et d’explorer les significations implicites et explicites des données (Paillé et Mucchielli, 2021). L’opposition et l’interprétation verticale et horizontale des quatre thématiques et axes sémantiques précités (Beaud et Weber, 2011) ont permis de dégager cinq types de rapports que les différents sujets impliqués entretiennent avec la mise en oeuvre de la réflexivité: un rapport techniciste, un rapport conservateur ou résistant, un rapport légaliste, un rapport scientifique et un rapport convaincu-malhabile. La construction d’une typologie permet, selon l’expression de Demazière (2013), de construire «une représentation délibérément simplifiée, épurée, de la réalité» (p. 336) des phénomènes observés. Pour ce faire, nous nous inspirons essentiellement des travaux d’Eugène Enriquez (1980, 2015).

4. Résultats: cinq types de rapport à la mise en oeuvre de la réflexivité

En cohérence avec la démarche clinique-compréhensive adoptée, chacun des cinq types de rapport à la réflexivité présentés sera caractérisé par une conception de la réflexivité, un regard porté sur les modalités de formation actuelles, les compétences réflexives visées et l’avenir du dispositif de formation. 

4.1 Le rapport techniciste

«La réflexivité se travaille exclusivement par la technique, par l’outil…»

Les professionnelles et professionnels les plus concernés par ce premier type de rapport à la réflexivité misent d’abord sur l’intérêt de certaines techniques et/ou outils de réflexion dans l’appropriation des compétences professionnelles réflexives. Pour eux, le concept de réflexivité se réduit essentiellement à l’usage de dispositifs d’analyse des pratiques professionnelles bien déterminés, faisant souvent usage du numérique, tels que les grilles d’observations, le portfolio, le rapport de stage, l’analyse collective, les stages de terrain, une phase de la démarche d’ARPP, etc.

Pour les formatrices et formateurs ayant un rapport techniciste à la réflexivité, l’acquisition de compétences réflexives se fait en s’imprégnant du fonctionnement des dispositifs d’analyse des pratiques professionnelles. Dès lors, le dispositif devient une fin en soi au détriment de la pensée réflexive. La sacralisation d’une telle technique d’analyse renvoie au modèle de formateur de type «gestaltiste», évoqué par Eugène Enriquez (1980, 2015) «comme celui qui donne une bonne forme», au détriment d’autres réponses disponibles ailleurs dans d’autres dispositifs et/ou démarches de professionnalisation à la réflexivité. Le risque est d’associer la réflexivité à une routine d’analyse ennuyeuse.

Les efforts de ces formatrices et formateurs visent alors à former, d’une façon implicite ou explicite, la future ou le futur enseignant à un «savoir-faire» consistant à manier une technique d’analyse des pratiques. Cette conception techniciste est en décalage avec la commande institutionnelle puisque le plan d’étude de la licence (Guide de l’enseignant stagiaire, 2022) vise à ce que l’analyse réflexive des pratiques professionnelles soit «une démarche de recherche professionnelle qui récuse tout applicationnisme ou prescription» (p. 8). L’accent est mis sur la diversification des dispositifs d’ARPP et sur la variation des modalités d’analyse (individuelle, collective, entre pairs) pour former des praticiennes et praticiens réflexifs capables de s’adapter à des situations éducatives imprévues, de prendre des décisions réfléchies et d’améliorer en continu leurs pratiques professionnelles. 

Selon les technicistes, le devenir du dispositif de formation des futurs enseignantes et enseignants à la pensée réflexive dépend principalement de l’intensification des temps de formation à certains outils et/ou techniques d’analyse des pratiques professionnelles. Ces personnes considèrent notamment que des stages de longue durée sont susceptibles de favoriser le développement d’un «savoir analyser ses pratiques» chez les stagiaires, étant donné qu’ils leur offrent l’opportunité de maîtriser les techniques réflexives.

4.2 Le rapport conservateur ou résistant

«Cela s’est toujours fait ainsi», «ça fonctionne déjà très bien comme ça».

Ce second rapport à la réflexivité apparaît lorsque des actrices et acteurs concernés éprouvent crainte, méfiance ou défiance vis-à-vis de la démarche d’analyse réflexive des pratiques professionnelles et «élaborent des stratégies d’évitement» (Monceau, 2009, p. 153). Au nom du «cela s’est toujours fait ainsi» ou du «ça fonctionne déjà très bien comme ça», les conservateurs tendent à continuer à faire ce qu’ils savent faire et/ou dans ce qu’ils ont l’habitude de faire dans le domaine de professionnalisation des futures et futurs enseignants. Ceci a pour conséquence de renforcer un modèle transmissif dans la formation et dans l’apprentissage des ficelles et des secrets du métier.  Celui-ci renvoie au modèle applicationniste qui a persisté, dans les écoles dites «d’application», situées généralement dans des zones urbaines aux alentours des instituts de formation des maîtres. L’idée consiste à conduire les étudiantes et étudiants à observer des séquences d’enseignement et à tenter de les reproduire. Cette démarche rejoint aussi le modèle plus ancien des ISFM (1989-2007) qui reposait sur l’idée d’une formatrice ou d’un formateur (maîtresse ou maître de stage, inspectrice ou inspecteur directeur de stage) chevronné connaissant les secrets du métier face à une ou un élève-maître qui ne les maîtriseraient pas encore.

La dimension clinique-participative que revêt notre démarche de recherche nous a conduits à distinguer différentes formes de résistance (Monceau, 1997) au nouveau paradigme de formation centré sur la réflexivité. Le moment offensif du concept de résistance élaboré par Monceau conduirait à identifier des alternatives à la mise en oeuvre de la réflexivité en formation, voire à la réflexivité elle-même, mais cela n’est pas apparu lors de notre recherche.

Le moment défensif se manifeste, lui, par l’expression d’une opposition à de nouvelles conceptions de formation et/ou le refus d’y souscrire afin de défendre l’existant voire de se protéger individuellement. En se référant aux travaux de René Lourau (1970), Gilles Monceau écrit que celles et ceux qui l’adoptent «semblent en effet se retirer du jeu institutionnel et il est difficile d’entrer en relation avec eux» (2009, p. 156).  C’est le cas lorsque certaines formatrices et certains formateurs refusent de participer à l’accompagnement en stage des étudiantes et étudiants stagiaires, sous-prétexte qu’ils ne sont pas rémunérés, qu’ils ont du retard dans les programmes, qu’ils ne sont pas informés à l’avance et que la période du stage coïncide avec celle de l’évaluation des acquis des apprenants. Le moment défensif s’exprime également par l’évitement des séances prévues, individuelles et collectives, d’analyse des pratiques professionnelles. Certaines et certains stagiaires nous ont expliqué qu’ils ont eu du mal à entrer en discussion avec certaines enseignantes et certains enseignants formateurs du primaire pour analyser à chaud leurs pratiques professionnelles. Ceci tout particulièrement lorsqu’ils invoquent des causes liées aux engagements professionnels et au respect des horaires scolaires. Ici, les causes particulières de la résistance renvoient à des causes essentiellement psychologiques, émotionnelles et sociologiques telles que: perte de pouvoir, doute sur ses propres compétences, crainte d’échouer, de faire preuve d’incompétence ou encore mauvaise compréhension du changement attendu. Cet aspect défensif de la résistance s’exprime par une forte adhésion à certains aspects formels des textes de cadrage (plan d’étude, outils de réflexions mis à la disposition, grilles d’évaluation des acquis du stagiaire) comme pour se protéger des changements. Le moment intégratif du concept de résistance (Monceau, 2009) apparaît alors lorsqu’en privilégiant ces éléments institués plutôt qu’en instituant pratiquement des espaces réflexifs variés, les formatrices et formateurs font «comme si» ils acceptaient le nouveau paradigme de formation.

Pour leur part, certains étudiantes et étudiants stagiaires ont tendance à préférer cette approche conservatrice dans l’analyse de leurs pratiques professionnelles. Citons ici le cas d’une future enseignante issue d’une famille d’enseignants. Du fait que sa mère exerce encore le métier, elle compte sur elle pour l’aider à préparer ses enseignements. Plutôt que la créativité ou l’inventivité, c’est la reproduction de pratiques antérieures qui est adoptée. Ceci a d’ailleurs été profitable à la stagiaire puisqu’elle révèle au chercheur que cette démarche lui a permis de valider avec de bonnes notes ses stages de terrain. La démarche conservatrice peut ainsi paraître justifiée par l’absence de gains immédiats dans l’adoption du processus réflexif dans l’analyse de ses pratiques professionnelles, celui-ci étant un processus long qui exige des remises en question.

Les compétences professionnelles visées par celles et ceux ayant un rapport conservateur renvoient essentiellement à l’acquisition de celles requises pour enseigner (gestion des apprentissages, gestion de la classe, gestion des erreurs, planification des apprentissages, évaluation et consolidation des apprentissages…) sans avoir besoin d’interroger ni d’interpréter, individuellement ou collectivement, ses pratiques en matière de réflexivité. Positionné dans le rôle de celle ou celui qui sait, c’est la formatrice ou le formateur qui analyse les pratiques professionnelles du stagiaire à la place de ce dernier. Une telle démarche peut conduire, entre autres, au développement de compétences d’imitation, voire de reproduction pédagogique.

Les critiques et les reproches de celles et ceux qui adoptent ce rapport conservateur envers le parcours de la licence LNEE concernent principalement la structure des stages pratiques, effectués près du domicile de l’étudiant et l’arrêt des cours universitaires pendant ces périodes. Ils souhaitent l’allongement des périodes de stages pour plus d’immersion professionnelle et proposent de sélectionner les formatrices et les formateurs du primaire en fonction de leurs compétences en classe. Ces suggestions manifestent un refus, une absence ou une mauvaise compréhension de ce que prône le nouveau dispositif de formation.

4.3 Un rapport légaliste

«Je respecte les initiatives de mes collègues, mais, je crois qu’il est intéressant que nous recevions des directives dans ce sens.»

Nous qualifions de «légaliste» un rapport à la formation soucieux de répondre à la commande institutionnelle et à son succès, en prônant l’exécution scrupuleuse de la prescription du dispositif de professionnalisation. Ces formatrices et formateurs s’attendent ainsi à ce que la réalisation des tâches explicitement prescrites par la commande institutionnelle conduise l’enseignante et l’enseignant stagiaires à développer une pensée réflexive à l’égard de ses pratiques professionnelles. Ce faisant, le véritable légaliste est celui qui intervient en tant qu’expert dans la tâche (Carnis et al., 2019), en préférant une application à la lettre de ce qui est attendu de lui, en ce qui a trait aux pratiques professionnelles. Ceci relève, en grande partie, de sa responsabilité dans le respect des exigences éthiques et déontologiques de son statut professionnel. Cependant, cette conformité aux règles, mesures et recommandations de la prescription peut conduire à un respect aveugle des ordres du supérieur et à un manque de créativité.

Contrairement au type des résistantes et résistants et/ou conservatrices et conservateurs, les professionnelles et professionnels ayant un rapport légaliste aux nouvelles orientations n’expriment pas de critiques particulières vis-à-vis de la mise en oeuvre de la réflexivité. L’attachement aux recommandations de formation les conduit à identifier clairement dans leurs pratiques une formation axée sur l’ARPP par laquelle le ou la stagiaire s’entraîne progressivement à se distancier de ses pratiques et à questionner ses choix, ses connaissances, opinions et convictions. Ils s’attendent ainsi à ce que l’application des tâches explicitement prescrites de la commande de départ conduise l’enseignante ou l’enseignant stagiaire à développer une pensée réflexive à l’égard de ses pratiques professionnelles, mais ne prennent pas d’initiatives. Dès lors, ils ne s’intéressent pas à ce que peut provoquer le dispositif de formation comme contradictions institutionnelles et pédagogiques. Cette approche légaliste les conduit à se désengager de la transformation du processus de professionnalisation. Cette vision les rapproche du type «bureaucratique», théorisé par Max Weber (1864-1920), au sens où il s’agit de la «constitution d’un ordre social légitime» (Van Campenhoudt et Marquis, 2020) avec un fonctionnement standardisé fondé sur une division du travail et une hiérarchisation des fonctions à travers une stricte définition des objectifs, des tâches et des autorités.

Lors de la recherche, les restitutions croisées[1] concernant les arrangements, initiatives, reproches, prise de décision de différents professionnelles et professionnels ne suscitent pas ou peu de réactions chez ces professionnelles et professionnels dits «légalistes», ce qui donne l’impression d’une certaine passivité. Une inspectrice pédagogique d’arabe confirme cette impression lors d’un entretien individuel. À propos de l’engagement d’un bon nombre de ses collègues dans l’amélioration et la rectification des fiches d’observations, elle déclare:

Oui, oui, plusieurs questions qui se répètent dans les grilles d’observations […], mais je pense qu’il vaut mieux travailler avec les fiches actuelles en attendant que le ministère nous envoie de nouvelles fiches d’observation plus riches. À mon avis, si chacun va corriger tout seul, on va perturber la formation et les modalités d’évaluation du futur enseignant

Cela pourrait s’expliquer par la crainte de prendre des décisions ou des initiatives susceptibles de se mettre en difficulté vis-à-vis de leurs supérieurs hiérarchiques. Cet attentisme les rapproche des technicistes et/ou applicationnistes en matière de sacralisation de l’outil et/ou des prescriptions.

Les professionnelles et professionnels ayant un rapport légaliste à la mise en oeuvre de la réflexivité suggèrent de sélectionner les formatrices et les formateurs, essentiellement selon leur capacité à travailler en conformité avec les démarches réflexives de professionnalisation. Elles et ils préconisent également que les responsables hiérarchiques évaluent le dispositif de professionnalisation pour mesurer l’écart entre les objectifs de départ et les résultats obtenus, définir les besoins de formation et résoudre les contradictoires institutionnelles et pédagogiques.

4.4 Un rapport scientifique

«Problématiser, analyser, théoriser mes pratiques m’a permis de transformer mes conceptions sur la pensée réflexive.»

Nous désignons par le terme «scientifique» le rapport à la réflexivité entretenu par les actrices et acteurs impliqués dans le processus de professionnalisation lorsqu’ils manifestent des compétences et une posture «réflexives» adossées à des connaissances scientifiques (Schön, 1994; Altet, 2013; Fabre et Lang, 2000; Perrenoud, 2014). Ce sont des professionnelles et professionnels ayant développé des connaissances en matière de réflexivité en s’engageant dans le processus de formation des futures et futurs enseignants, mais aussi en faisant l’acquisition de connaissances scientifiques susceptibles de leur permettre de prendre une distance à l’égard de leurs pratiques professionnelles. On peut ici voir des similitudes avec le portrait de «l’interprétant» que Eugène Enriquez (2015) décrit comme étant celui qui «s’exprime par la volonté de tout interpréter, de tout expliquer, de trouver des causes et des raisons» (p. 147) de ses comportements, de ses gestes professionnels, de ses choix et de ses conceptions. Cela «est supposée lui permettre une prise de conscience et donc une élucidation de sa conduite» (p. 147).

Par opposition aux professionnelles et professionnels «conservatrices et conservateurs» et/ou «résistantes et résistants», ces «praticiennes et praticiens réflexifs» ont recours, sans réserve, aux démarches et dispositifs d’ARPP recommandés par la maquette de formation dans l’analyse des situations éducatives vécues par le stagiaire. En revanche, elles et ils exercent leur esprit critique sur les modalités et les techniques de réflexions, pour les rendre plus appropriées et plus efficientes en matière de la réflexivité. Contrairement aux légalistes, ces formatrices et formateurs n’hésitent pas à chercher des solutions, des adaptations, des alternatives tout en les inscrivant dans la logique de la formation à la pensée réflexive. Citons, ici, l’idée des groupes de réflexion, des groupes d’échange et de partage des expériences professionnelles, des réunions virtuelles, l’organisation des journées d’étude en rapport avec les besoins de formation, l’enrichissement des dispositifs d’ARPP, etc. Ils signalent aussi l’impact du nombre de participantes et participants sur la qualité des démarches d’ARPP mises en oeuvre. Citons aussi les professionnelles et professionnels qui défendent l’idée d’enrichissement des modalités de sélection des futures et futurs enseignants par de nouveaux critères tels que l’ouverture d’esprit, l’empathie, la résilience, la prise de parole, le sens de la communication et la négociation. Signalons aussi celles et ceux qui suggèrent de mettre en place des troncs communs entre la formation continue des formateurs et le processus actuel de professionnalisation des futurs enseignants afin qu’ils échangent sur les finalités de la pensée réflexive. Les professionnelles et professionnels réflexifs, entretenant un rapport «scientifique» à la mise en oeuvre de la réflexivité en formation, participent ainsi à sa dynamique d’institutionnalisation (Lourau, 1970) en appuyant leurs expérimentations sur des travaux de recherche.

Selon eux, il s’agit pour ces formatrices et formateurs d’aider la future enseignante ou le futur enseignant à devenir maître d’oeuvre de sa propre formation, à travers son appropriation progressive du «savoir-analyser ses pratiques» et de concevoir sa propre façon d’agir. L’attention se porte alors sur la subjectivité de la future enseignante ou du futur enseignant et sur son «rapport à l’épreuve» (Brossais et al., 2020, p. 37). Ici, le rôle de la formatrice ou du formateur est loin d’inculquer des idées pédagogiques ou de transmettre des savoir-faire, mais plutôt de responsabiliser la future et futur enseignant à prendre en main l’analyse de ses propres pratiques. Elles et ils associent le développement de la réflexivité à la qualité des réflexions qu’effectuent les sujets sur leurs pratiques en vue essentiellement de développer chez la future et le futur enseignant des compétences qui perdurent tout au long de sa carrière professionnelle. L’accent est mis aussi sur la diversification des outils de réflexion. Cela rejoint d’ailleurs les recommandations et les orientations de la commande institutionnelle.

Quant aux étudiantes et étudiants stagiaires qui adoptent ce rapport scientifique, ce sont celles et ceux pour qui les pratiques pédagogiques ne peuvent se justifier uniquement par l’habitude ou la hiérarchie. Ce sont celles et ceux qui s’engagent, collectivement et avec des outils et des démarches de réflexion, dans un processus de transformation personnelle de leurs conceptions et leurs pratiques. Celles et ceux qui s’ouvrent sur la recherche et sur d’autres expériences professionnelles innovantes pour améliorer (réajuster) leurs pratiques. Dans ce sens, une future enseignante écrit avec beaucoup de conviction: «[…] J’ai appris de ne banaliser les choses, de ne rien normaliser, d’avoir un regard critique et repenser et reconsidérer toutes les petites détails…»

Au-delà de la posture de praticien réflexif, ce rapport «scientifique» à la réflexivité évoque celle de «praticien-chercheur» (Kohn, 2001; Saint Martin [de], 2019). Les formatrices et formateurs qui l’adoptent vivent une double inscription: entre terrain professionnel (enseignante et enseignant universitaires, inspectrice et inspecteur pédagogiques, conseillère et conseiller pédagogiques…) et le monde de la recherche (études et recherches liées aux sciences de l’éducation et de la formation).

4.5 Un rapport convaincu-malhabile

«Je suis convaincu par la notion de la réflexivité, mais j’ai du mal à…»

Le rapport convaincu-malhabile s’observe chez la professionnelle ou le professionnel qui se représente généralement comme dépositaire d’une mission salvatrice dans le processus actuel de professionnalisation des futures et futurs enseignants à la réflexivité. Derrière cette posture se cache le statut de «militant» (Enriquez, 2015), ayant exprimé beaucoup d’enthousiasme dans la revendication des démarches d’ARPP et de leurs apports dans la construction de la pensée réflexive. Souvent, elles et ils manifestent des reproches et des critiques à l’égard de celles et ceux qui sont pris de doutes, de réticence et de résistance concernant l’utilité et la pertinence du dispositif actuel de formation en matière de réflexivité.  Elles et ils apparaissent ainsi comme des alliés de la commande institutionnelle.

Cependant, cet enthousiasme ne reflète pas la réalité de leurs pratiques professionnelles qui apparaissent en contradiction forte avec l’esprit et la logique de la pensée réflexive. Ainsi, nous avons pu observer qu’ils peuvent prendre des décisions qui ne contribuent pas au développement des compétences professionnelles réflexives, en l’occurrence, celle de «savoir-analyser ses pratiques professionnelles». C’est dans cette perspective qu’ils peuvent être convaincus sans être habiles.  Cela rejoint ce qu’André Malraux (1945), cité par Enriquez, appelait «illusion lyrique» à propos de la posture du militant: «[…] il deviendra, sans le vouloir, un allié important des forces de conservation de l’ordre social».  Ceci parce qu’il est amené à utiliser «des “mots d’ordre”, des “slogans” dont l’expérience montre qu’ils obscurcissent la pensée et qu’ils risquent de se tromper d’adversaire et de stratégie» (Enriquez, 2015, p. 152). Ce type de professionnelles et professionnels est très similaire à ce que le philosophe théologien Blaise Pascal (1623-1663) désigne comme «demi-habile». Il s’agit de celui «qui comprend peu, ou pas assez, en tout cas moins que ce qu’il faut pour être habile» (Mesnard, 2016, p. 18).

Ce faisant, les professionnelles et professionnels qui entretiennent un rapport «convaincus-malhabiles» à la réflexivité diffusent des discours légitimes sur l’intérêt répandu de l’analyse réflexive des pratiques professionnelles sans pouvoir les concrétiser quant aux démarches et aux pratiques permettant la construction d’une pensée réflexive. C’est dans cette perspective que certains formateurs et formatrices s’intéressent principalement et exclusivement à doter l’enseignante et l’enseignant stagiaire d’une assise théorique sur les concepts clés de la pensée réflexive. De cette manière, elles et ils vulgarisent une sorte de «banalisation» du concept de réflexivité en le privant de son sens profond et de ses intérêts réels. Ces problèmes peuvent découler d’une mauvaise compréhension du paradigme de formation réflexif, d’une interprétation erronée des outils conceptuels de la réflexivité ou d’une transférabilité limitée des méthodes et approches d’analyse. Cela se double souvent par le refus d’interroger ses pratiques professionnelles et/ou d’être interrogé par d’autres sur ses conceptions, ses choix et ses initiatives. C’est parce qu’elles et ils sont convaincus de la pertinence de leurs idées et de leurs plus-values en matière de réflexivité, qu’elles et ils manifestent peu de volonté pour les échanges sur leurs expériences professionnelles. C’est aussi pour cette raison que nous situons paradoxalement leurs pratiques professionnelles comme étant proches de celle des «conservateurs» et/ou «résistants».   

Les pratiques professionnelles des «convaincus-malhabiles» témoignent de démarches d’analyse peu approfondies en matière de réflexivité. Prenons à titre d’exemple le cas de certaines formatrices et de certains formateurs qui négligent la phase de conceptualisation (la capacité d’imaginer de nouveaux choix pédagogiques et didactiques plus appropriés à ses pratiques). Ceci freine le stagiaire dans le développement d’une compétence à «penser et agir dans la complexité» et à prendre des décisions professionnelles ajustées. C’est aussi le cas lorsque la participation des futures et futurs enseignants à des colloques, à des leçons témoins et à des journées de formation se limite uniquement à y assister et à prendre des notes. Citons aussi le cas de formatrices et formateurs universitaires d’ARPP qui adoptent, dans leurs pratiques de formation, des séquences vidéo de situations d’enseignement-apprentissage qui se sont déroulées dans d’autres contextes socio-culturels-éducatifs (en France, en Belgique, au Canada, etc). Ce choix conduit la future ou le futur enseignant à analyser des pratiques professionnelles qui ne sont pas les siennes et dont il ignore le contexte de réalisation. Cette démarche limite le développement de la «méta-compétence» d’analyse de l’étudiant (Altet, 2012). Ces situations analyseurs montrent l’importance du suivi des pratiques professionnelles mobilisées dans la formation à la pensée réflexive afin d’y apporter les réajustements et les enrichissements nécessaires. 

Contrairement à celles et ceux qui adoptent un rapport légaliste, les convaincus-malhabiles se considèrent étroitement concernés par l’amélioration du dispositif actuel de professionnalisation des futurs enseignants à la réflexivité. Leurs critiques et suggestions se rapprochent de celles et de ceux qui adoptent un rapport scientifique, mais ils s’en distinguent par une compréhension tronquée des fondements de la démarche.

5. Discussion

Certaines et certains chercheurs (Altet, 2013; Derobertmasure, 2012, Perrenoud, 2014) se sont intéressés aux obstacles, limites et risques engendrés par la mise en oeuvre de la réflexivité dans un contexte formatif et/ou professionnel. Jean (2017) identifie cinq catégories de «gestes, styles et genres de résistances» des enseignantes et enseignants dans le cadre des visites en classe à visée formatrice à la réflexivité: «l’agression», «la surprotection», «le brouillage», «le déni» et «le désintérêt» (p. 75). Pour leur part, Goï et Huver (2011) ont repéré des résistances importantes au changement générées par la diffusion du paradigme réflexif. Selon eux, la formation à la réflexivité notamment en contexte universitaire «est parfois vécue comme une minorisation des contenus disciplinaires, et partant, comme un vecteur de dégradation des missions éducatives de l’université» (p. 3). Ces deux auteurs avancent qu’un certain nombre d’étudiantes et stagiaires ne considèrent pas la réflexivité comme une compétence professionnelle à part entière (un peu marginale dans leurs pratiques professionnelles quotidiennes). Ce faisant, ils mettent en oeuvre des «mécanismes de défense», au sens freudien du terme, des stratégies de façades et/ou de contournement pour répondre aux attentes supposées des formateurs, notamment en ce qui concerne la notation, l’évaluation et la certification diplômante. Cela s’explique selon l’expression de Perrenoud (2014) par le fait que la posture réflexive prend beaucoup d’énergie et fait courir des risques dans la relation à autrui et à soi-même (estime de soi, confiance en soi…). Par contre,

les résistances des étudiants semblent pouvoir être alimentées par le scepticisme de certains formateurs, ceux que leur expérience et leur identité rendent allergiques à la posture réflexive et à la démarche clinique soit par principe, soit parce qu’elle complique leur tâche.

Altet, 2013, p. 13

Les phénomènes de résistances des enseignantes et enseignants et de leurs formatrices et formateurs à la réflexivité peuvent être appréhendées par les trois moments du concept de résistance: défensif, offensif et intégratif (Monceau, 2009). Ceux-ci peuvent donc être saisis dans l’analyse des implications des professionnels concernés par le processus de formation à la réflexivité. Cela permettrait de repenser le développement de la réflexivité éthique, au sens de Gohier et al. (2019), chez les professionnelles et professionnels impliqués. D’ailleurs, la compétence «agir d’une façon éthique et responsable dans l’exercice de ses fonctions», qui fait partie des compétences à acquérir en formation initiale et continue au Québec (Gohier et al., 2019, p. 7), est aussi attendue des professeures et professeurs des écoles tunisiens. La typologie que nous proposons devrait permettre de conforter l’élargissement de l’usage du concept de réflexivité à la posture de formateur, au-delà des pratiques de formation elles-mêmes. C’est principalement en cela qu’elle complète les publications déjà disponibles.

Au-delà des résistances des actrices et acteurs, les résultats de notre recherche, présentés sous la forme d’une typologie, conduisent à considérer de façon nuancée les rapports que les professionnelles et professionnels de l’éducation entretiennent avec la notion de réflexivité d’une part et avec sa mise en pratique en formation d’autre part. Les différentes catégories de formatrices et formateurs, mais aussi les étudiants, ne se répartissent pas binairement entre ceux qui soutiennent la mise en oeuvre de la réflexivité et ceux qui y résistent. Leurs positionnements peuvent évoluer dans le temps en fonction de leurs situations propres mais aussi des évolutions du cadre institutionnel.

6. Conclusion

Chez les professionnelles et professionnels concernés de près par le processus actuel de professionnalisation des futures et futurs enseignants tunisiens, le terme «réflexivité» ne se réduit pas à un simple mot monosémique, ni à une expression vide de sens. Cette notion est caractérisée par une grande diversité dans sa mise en oeuvre. La typologie que nous proposons ne doit pas être vue comme statique. Elle ne propose pas un classement des pratiques professionnelles des participantes et participants, mais de soutenir l’analyse de positionnements qui, pour une même personne, peuvent évoluer au cours du temps et selon les circonstances. En effet, les conceptions et les pratiques professionnelles d’un sujet impliqué dans le parcours de formation à la réflexivité peuvent correspondre aux caractéristiques d’un ou plusieurs types de rapport à la réflexivité. Cette typologie renvoie évidemment à un écart existant entre la réalité du parcours de formation et sa prescription (la maquette de formation de la licence LNEE). Cela signifie que la commande institutionnelle de la formation des futures et futurs enseignants à la pensée réflexive n’est pas conçue et mise en oeuvre de la même manière par toutes et tous et dans tous les lieux de formation. Les cinq types de rapport à la mise en oeuvre de la réflexivité en formation apportent une nouvelle manière de penser la diffusion du concept de réflexivité en formation en faisant porter l’attention sur les positionnements des actrices et acteurs. Cette typologie pourrait, par exemple, être proposée en formation de formateurs. Les chercheuses et chercheurs, les formatrices et formateurs et les responsables institutionnels pourraient s’inspirer de ces cinq types de rapport (techniciste, conservateur ou résistant, légaliste, scientifique et convaincu-malhabile) pour élaborer leurs interventions et analyser leurs propres pratiques.

Dans certains cas, la variété des usages et des significations repose sur «un malentendu» ou encore sur une sorte de «banalisation» de la notion de réflexivité. Cela peut être attribué à une mauvaise compréhension du nouveau paradigme de formation dit «réflexif» ou à un problème d’interprétation des apports épistémologiques des outils conceptuels de la réflexivité.

Par ailleurs et de par l’ampleur des changements qu’il suscite et des efforts de réflexion et d’adaptation qu’il exige, le nouveau paradigme de formation dit «réflexif» entraîne des résistances au changement et aux transformations des pratiques professionnelles. Il provoque, chez les professionnelles et professionnels concernés, des perturbations et des bouleversements, au regard non seulement de leurs pratiques professionnelles, mais également des ressources requises, des croyances et des positionnements vis-à-vis de la prescription. Ce faisant, le processus de mise en place de la licence révèle un manque au niveau des stratégies d’accompagnement des sujets concernés. Tout se passe comme s’il était institutionnellement attendu que la formation des futurs enseignants à la réflexivité s’institutionnalise sans déranger l’institué.