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Présentation

Les membres du laboratoire éponyme du titre de l’ouvrage «CRAFT - Conception Recherche Activité Formation et Travail» poursuivent, par cette oeuvre collective, une double préoccupation scientifique et sociale. Sur le premier plan, les auteurs et les autrices proposent, en prise avec les évolutions actuelles des organisations, des technologies et des pratiques sociales, de contribuer à «une éducation d’adultes renouvelée» (p. 11) au prisme de l’analyse de l’activité humaine et de ses transformations. Sur le second plan, les personnes autrices souhaitent aider à la fois les personnes et les collectifs à «une vie bonne» (p. 11) par le développement de «leur capacité vitale à identifier, comprendre et transformer leurs situations» (p. 11) de travail, de formation, de vie.

L’ouvrage est organisé en sept chapitres qui fonctionnent comme une totalité ouverte parce qu’ils offrent aux personnes lectrices le choix entre une navigation libre au gré de leurs centres d’intérêt et une lecture en continu propice à la découverte graduelle des perspectives, éclairages, relations et approfondissements entre les différentes problématiques abordées.

Deli Salini et Marc Durand introduisent l’ouvrage par un premier chapitre qui, en explicitant tout autant les fondements ontologiques et épistémiques de l’approche énactive (Aizawa, 2014; Damiano, 2009; Theureau, 2009) (p. 17) que la conception de l’activité humaine qui en découle, met en lumière la richesse des innovations que cette approche apporte à la recherche en éducation, ainsi que les conditions de pertinence des travaux menés sous les hypothèses énactives[1]. L’autrice et l’auteur y précisent avec clarté que la «conception cognitive, autonome, incarnée et située de l’activité» (p. 24) formulée dans le cadre théorique et méthodologique du cours d’action (Theureau, 2006, 2009, 2015), s’ancre dans la dynamique autopoïétique du vivant décrite par Maturana et Varela (1987) par laquelle les individus «fonctionnent comme des totalités ou des unités “co-émergentes” ou auto-produites, qui s’accompagnent de vécus singuliers» (p. 17). La présentation synthétique de la diversité des recherches conduites en éducation à partir de l’énaction, amène les personnes autrices à proposer quelques pistes susceptibles d’alimenter et d’opérationnaliser «une technologie éducative enactive» (p. 35), pistes que nous laissons à la découverte de la personne lectrice.

Le quartet qui signe le second chapitre (Annie Goudeaux, Laurence Seferdjeli, Marie-Charlotte Bailly, Kim Stroumza) part d’un constat sévère: le recours en éducation au schéma «hylémorphique (une forme dominante formate une matière passive)» (p. 41) expose à deux risques: (i) nier l’activité des individus et (ii) réduire la formation à des processus de formatage. Comme Salini et Durand précédemment, les autrices insistent sur l’importance de l’attention à porter aux transformations de l’activité des individus. À la suite de Simondon (2005), elles proposent de privilégier la notion de dondeforme à celle de prisedeforme (p. 50) pour étudier et rendre compte des morphogénèses des activités des acteurs et des actrices. Récusant par là même la thèse du schème hylémorphique, les autrices introduisent un changement de perspective décrit comme «radical» (p. 51). Parce qu’ici ce qui est déterminant ce n’est pas la forme dominante, c’est-à-dire celle qui modèle et configure la matière (à l’instar de la prescription dans le travail de l’opérateur) mais la «capacité perceptive» (p. 51) de cette dernière à recevoir l’information fournie par la forme dominante. Pour la formation, retenir une telle perspective revient à mobiliser deux postulats structurants: (i) le primat de la réception, (ii) le potentiel «de formes en attente et de capacité à s’auto-organiser de manière non déterminée» (p. 52). Forts de ces derniers, les autrices ouvrent et terminent leurs propos sur un exemple de formation ainsi conçue et une analyse de ce qui, dans la pédagogie par objectifs, l’approche par compétences et la professionnalisation se distancient ou pas des présupposés du schème hylémorphique.

Afin de mieux comprendre et problématiser l’autonomie, la régularité et la transformation de l’activité, et après avoir rappelé les postulats afférents au présupposé d’autonomie de cette dernière à savoir que (i)  l’activité «ne se déploie pas sous la contrainte de forces qui pré-existent à son effectuation» (p. 68), (ii) qu’elle «est bien le procès des relations système – milieu» (p. 68), (iii) et que «transformation et régularité sont des “modes d’être” de l’activité elle-même» (p. 68), les auteurs de ce troisième chapitre (Alain Muller, Nicolas Perrin et Itziar Plazaola Giger) se livrent à une comparaison de la manière avec laquelle six auteurs (Maturana, Varela, Canguilhem, Simondon, Dewey et Schütz) thématisent de manière singulière ces notions. Ainsi à partir d’une conception autorégularisatrice et autopoïétique de l’activité, ils déclinent la façon avec laquelle peuvent être conçus des dispositifs de formation à l’aune des subtiles nuances introduites à partir et entre les pensées des six auteurs de référence. Enfin, les trois auteurs ouvrent leurs réflexions sur deux questions. La première concerne le défi que représente le fait de penser la formation à l’aune de l’autonomie des acteurs et actrices. Ici, devons-nous considérer, à la suite de Frank Vialle (2005), que «l’épistémologie à construire est paradoxalement une épistémologie sans fondement qui doit auto-créer sa propre consistance»? (p. 162). Une hypothèse de réponse, pour les auteures, consisterait à considérer que cette autoconsistance soit à la fois en renouvellement permanent et aporétique. La seconde part de la difficulté, voire de l’impossibilité pour le formateur de saisir dans sa complétude un dispositif de formation. En conséquence, sommes-nous en face d’une «réalité propre» (p. 93) de la formation qui appelle la construction d’une ontologie qui lui soit propre? Pour les auteurs, penser la formation implique de gérer une tension entre les «nécessaires consensualités à développer entre humains pour agir ensemble et l’adoption d’une perspective qui permet de rendre compte du point de vue de l’acteur·rice de proche en proche au sein d’un dispositif de formation» (p. 93).

Les personnes autrices (Nicolas Perrin, Valérie Lussi Borer, Simon Flandin) du quatrième chapitre s’adressent tout autant aux personnes chercheures, formatrices que conceptrices de dispositifs de formation. Elles s’intéressent à l’élaboration et l’utilisation des postulats, principes, objets et critères de conception au sein d’un programme de recherche technologique. Elles s’inscrivent dans une approche ergonomique et technologique («conférant à l’objet technique une réalité humaine qui contribue au processus d’individuation humaine et de l’objet» [p. 99]) de la formation qui vise à «maximiser les transformations souhaitables» (p. 98) de l’activité des apprenants vers une activité souhaitée. Ceci s’effectue par confrontation à des «champs de contraintes» (p. 99) qui invitent la personne formée à explorer des «offres de possibles (Perrin, Theureau, Menu, & Durand, 2011)» (p. 98) porteuses de développements prometteurs de son activité. Si les personnes autrices proposent une démarche de conception itérative «par approximations successives» (p. 101), c’est en raison du paradoxe inhérent à toute conception qui à la fois définit des tâches en vue d’une activité souhaitée et ne peut ni anticiper, ni prédéterminer l’émergence de cette dernière dans la rencontre singulière entre la personne apprenante et l’environnement pédagogique proposé. Au final, concevoir un dispositif de formation au sein d’un programme technologique exige pour les personnes autrices (i) de fonder la démarche sur des postulats relatifs à des présupposés ontologiques sur l’activité humaine, (ii) d’articuler dynamiquement des principes de conception généraux et spécifiques, (iii) de retenir comme objets de conception la création «d’espaces d’actions encouragées» (p. 107) conçus comme des configurations d’artefacts pensés aux niveaux social, technique et organisationnel, (iv) de se doter de critères de conception qui précisent et définissent les contraintes retenues pour les objets de conception.

Dans le cinquième chapitre, Alain Muller, Valérie Lussi Borer, Kim Stroumza et Marc Durand abordent la question complexe des relations et modes de coopération entre personnes praticiennes et chercheures. Celle-ci suppose «des rapports particuliers» (p. 119) parce qu’elle confronte la personne chercheure au dilemme «rigueur versus pertinence» (p. 120) formulé par Schôn (1993). En effet, lorsque par souci de rigueur scientifique la personne chercheure concentre son objet d’étude sur une part de l’activité des individus, il risque de perdre en pertinence parce que «la signification de la pratique dans sa globalité» (p. 121) lui échappe pour partie. Afin de dépasser le modèle applicationiste de la science, les personnes autrices préconisent de tendre vers une «homologie des objets de l’action et des connaissances» (p. 122) par (i) une attention soutenue à la définition d’objet d’études «bifaces» (p. 125), (ii) des processus de traduction, de mobilisation et de négociation entre personnes praticiennes et chercheures, (iii) des démarches itératives alternant des phases consacrées à l’intelligibilité de l’activité observée et celles dévolues à sa transformation, (iv) la mise en place d’une relation «inter-objectivante» (p. 127) par laquelle personnes chercheures et praticiennes co-construisent la démarche «sans confusion de leurs activités respectives» (p. 127), (v) l’animation conjointe et continue de procédures de régulation visant la synchronisation de «temporalités différentiées» (p. 133). Pour finir, les personnes autrices suggèrent la nécessité de soutenir ces démarches par «une éthique en acte conceptuellement “congruente”» (p. 134) qui dé-dichotomise les couples faits et valeurs ainsi que fins et moyens, favorise «des engagements intimes» (p. 137) des acteurs et des actrices entraînant des ponctions de soi et des remises en jeu identitaires, et enfin conçoive les controverses comme «constituants normaux, voire nécessaires» (p. 135).

C’est par et à partir d’une présentation du Théâtre du vécu (TdV) que les personnes autrices de l’avant-dernier chapitre (Deli Salini et Marc Durand) proposent une modélisation des activités individuelles et collectives caractéristiques d’une formation développementale[2]. Celle-ci peut être décrite au travers de cinq dimensions:

  • (i) À partir d’une dynamique endogène au groupe, les personnes participantes entrent graduellement dans «un cycle de dons: donner -> recevoir -> rendre (ou contre-donner)» (p. 149), elles expérimentent ainsi ce que génèrent en elles et entre elles la réception et la restitution de dons.

  • (ii) La transformation d’une expérience souvent traumatique en événement. Celui-ci «se constitue lorsqu’une occurrence de vie exprime une discontinuité dans le flux du quotidien, qui suspend la signification du temps et marque un arrêt entre passé et avenir» (p. 149). C’est la transformation d’un événement aléa qui est inattendu, souvent subi et dont l’accès à la signification pour le sujet est dans une impasse, à un événement rendez-vous qui, lui, est programmé et ici théatralisé, que les personnes participantes s’ouvrent à «d’autres possibles (Romano, 2012)» (p. 149).

  • (iii) La sortie des «questionnements enkystés» (p. 150) s’opère par un encouragement à des activités ludiques de «musardage» (p. 150) et par une production artistique appréhendable par chaque personne. Ainsi peuvent s’opérer pour les personnes participantes, des «re-saisies de l’expérience vécue et de nouvelles significations» (p. 151).

  • (iv) Pour accompagner les personnes vers un dénouement de ce qui fut traumatique pour elles, les personnes formatrices ont recours aux métalepses, métaphores et aux dynamiques mimétiques et fictionnelles qui s’y manifestent. Celles-ci introduisent les personnes participantes dans un double jeu de distanciation et de conservation des rapports de signification qu’elles entretiennent avec l’événement douloureux.

  • (v) Enfin l’attention portée à l’esthétique artistique de l’expérience rejouée et aux rapprochements des différentes expériences ainsi scénarisées, ouvre à l’expérimentation d’une «expérience authentique» (p. 153): celle qui permet d’accéder à la «consumation d’expérience» (p. 153) par la jouissance de l’expérience comme expérience. Pour conclure, les personnes autrices esquissent les dimensions propices à la conceptualisation d’une technologie éducative visant la «conception d’environnements médiateurs de trans-individuation» (p. 159), c’est-à-dire ceux favorisant conjointement des individuations individuelles, collectives et techniques.

À l’instar des autres auteurs et autrices, c’est à un exercice d’autoréflexivité que se livre Germain Poizat dans le septième et dernier chapitre. Celui-ci est animé par une question qui irrigue l’ouvrage de part en part: sur quelle épistémologie fonder un idéal de programme de recherche consacré à l’activité humaine et ses transformations dans une visée de formation? L’auteur rappelle tout d’abord combien la conception énactive de l’activité re-questionne les épistémologies dominantes qui «défendent l’objectivité des descriptions scientifiques» (p. 164) pensées comme correspondances entre «un sujet toujoursdéjà et un monde pré-donné» (p. 164). Il expose avec précision en quoi une épistémologie fondée sur la notion d’activité de recherche, les postulats d’énaction et de conscience préréflexive, peut être qualifiée de «descriptive interne-externe aposteriori et normative interne a priori» (p. 166). Il précise les conditions pour et les intérêts à structurer la recherche en programme (à l’instar du programme de recherche Cours d’action en formation des adultes) entendu au sens de Lakatos (1994) comme une «matrice de recherche» (p. 168) liant organiquement les visées de production de savoirs sur le monde et de transformation de celui-ci et pensant rigoureusement les présupposés, objets théoriques et méthodes. À travers (entre autres) les notions de thêmata ou préoccupations fondamentales ou d’ouverts génériques ou spécifiques (p. 175) (conçus comme des thèmes d’activité émergeant au cours du projet de recherche), l’auteur montre le caractère heuristique de la mobilisation de la notion de «projet générique (d’activité)» (p. 172) pour conceptualiser l’épistémologie de l’activité de recherche qu’il appelle de ses voeux et soutenir l’impérieuse nécessité de conduire des travaux de recherche sur l’activité de recherche. À la suite de Varela (1996), l’auteur prône la pratique d’une éthique résolument «située et incarnée» (p. 182), articulée à l’ontologie et l’épistémologie de telle manière qu’elles puissent se circonscrire les unes les autres sans jamais se déterminer, préservant par là même l’autonomie «relative» d’une éthique de «préparation-réparation» (p. 183) propice aux mutations profondes qui ébranlent les situations de travail et la société.

Point de vue

Une des originalités de l’ouvrage réside dans l’invitation que nous adressent les personnes autrices à partager un point d’étape du coursdevie des productions, évaluations et ré-orientations des travaux empiriques et théoriques du laboratoire CRAFT. La personnes lectrice n’y trouvera donc, ni une synthèse, ni une recension du programme générique du coursd’action, mais se verra embarquée, non seulement dans le courant dynamique des questionnements et des réponses composites (tant conceptuels qu’empiriques) qui irriguent l’équipe de cet espace de recherche, mais aussi dans son projet de lever une partie du voile de «l’activité humaine dans ses pratiques “usuelles”» (p. 12): celle relevant de son «invisibilité, de sa transparence […], voire de sa dissimilation» (p. 12).

À sa lecture, trois binomes de qualificatifs viennent à l’esprit: clareté et densité, empirie et théorie, ambition et modestie. Au-delà de la précision dans l’explicitation des concepts et notions dont les personnes autrices font montre, c’est à une véritable introduction à l’esprit, aux visées et aux questionnements qui animent tant le collectifs de personnes chercheures que le programme de recherche cours d’action en formation des adultes (CAFA) auquel nous assistons tout au long de cet ouvrage. Le dialogue constamment tissé par les personnes autrices, entre empirie et théorie, destine le livre à un large public. En effet les personnes lectrices déjà familiarisées avec les hypothèses de substance ainsi que les objets théoriques et méthodologiques du cours d’action y trouveront matière à approfondissements, tandis que celles découvrant l’approche énactive et sémiotique de l’activité humaine seront fructueusement guidées dans leur lecture. En mobilisant de manière équilibrée, formalisation conceptuelle et confrontation empirique au terrain, les personnes autrices évitent le double écueil de préconisations cantonnées tantôt aux spécificités des empiries locales, tantôt à des spéculations conceptuelles généralisantes. Ainsi tentent-elles, à la suite de Theureau (2015), de tendre vers un idéal jamais atteint mais toujours repris, visant vers des «ouverts génériques à travers des ouverts spécifiques» (p. 177). En proposant d’observer, d’analyser et de vivre les phénomènes sociaux à l’aune de la notion d’activité, les personnes autrices font preuve d’ambition parce que ce faisant elles s’inscrivent en rupture, tant avec les conceptions substantialistes de l’individu constitué «en son unité, donné à lui-même» (p .77), qu’avec une vision applicationniste de la science (cf. chapitre 5) et au final avec les «tendances dominantes des épistémologies classiques» (p. 165). Toutefois, conscientes de la complexité de l’oeuvre entamée, les auteurs et les autrices cherchent les voies d’une simplicité (Poizat et al., 2013) avec modestie, pondération et ouverture aux questionnements.

Au final, nous formulerons trois critiques qui prennent ici la forme de regrets qui, peut être, feront l’objet d’autres publications. Tout d’abord, compte tenu de l’ambition de l’ouvrage qui s’adresse aussi à un public non familiarisé avec les présupposés de substance du cours d’action, nous aurions apprécié de disposer d’un glossaire des concepts clés constitutifs du corpus théorique ici présenté. Ensuite, si le livre constitue un point d’étape documenté des avancées tant empiriques que théoriques du programme de recherche cours d’action en formation des adultes, il aurait été utile que celui-ci soit resitué dans une perspective à la fois historique et dialogique: historitique pour donner à voir la genèse de ce courant de pensée et dialogique pour le positionner en convergence et divergence avec les principaux courants des théories de l’activité. Enfin, mise en oeuvre principalement dans le champ de la francophonie, l’approche énactive et sémiotique de l’activité commence à faire l’objet, de la part les équipes de CRAFT en particulier, d’une diffusion dans d’autres cultures et univers scientifiques. Une présentation des difficultés rencontrées et des ouvertures heuristiques dont elles ont été l’occasion auraient été une précieuse aide aux personnes lectrices qui souhaiteraient articuler cette conception de l’activité avec d’autres approches, par exemple portées dans l’univers anglo-saxon.