Corps de l’article
Introduction
Ce dossier thématique interroge les rapports entre la pratique de la philosophie pour enfants et adolescents (PPEA) et les éthiques du care. La notion de care est mobilisée dans le champ de la PPEA depuis les travaux fondateurs de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp (Lipman, 1995): ils nomment en effet «caring thinking» (traduit par pensée attentive, vigilante ou bienveillante) l’une des trois dimensions de la pensée d’excellence que la pratique de la philosophie vise à développer chez les enfants. Cette dimension est ajoutée après les premiers développements (Lipman, 1976) en complément à la pensée critique et à la pensée créative, afin de prendre en compte les dimensions affective et relationnelle de la pensée. Or, elle est introduite quelques années (Lipman, 1995) après que la notion de care commence à être conceptualisée dans les travaux annonçant les éthiques du care (Gilligan, 1982/2003; Noddings, 1984/2013).
En effet, l’expression «éthique du care» est d’abord apparue sous la plume de Carol Giligan au début des années 1980 afin de décrire une manière de concevoir les questions morales et éthiques, portée majoritairement par des voix féminines. Celle-ci valorise l’attention et le soin porté à autrui et place les relations humaines au coeur de la réflexion morale (Gilligan, 1982/2003). En faisant de la vulnérabilité et de l’interdépendance des caractéristiques essentielles de la condition humaine (Tronto, 1993), en mettant en lumière les relations et pratiques de soin et en portant l’attention sur la dimension éthique des situations ordinaires (Laugier, 2009), ce que l’on appelle désormais parfois les «éthiques et politiques du care» ouvrent une nouvelle conception de la cohésion sociale, de l’organisation de la vie en société et de la justice. Ce renouveau conceptuel amène de nouvelles considérations en éducation. En 1984, Nel Noddings propose ainsi une philosophie de l’éducation qui place le care au coeur de la relation pédagogique et de l’organisation des systèmes scolaires (Noddings, 1984/2013, 1992/2015)[1]. L’éthique du care pourrait donc s’articuler à une philosophie politique de l’éducation qui développerait une conception du jugement et de la réflexion morale insistant sur l’attention au contexte et sur la singularité des situations, l’empathie et l’affectivité (Éducation et socialisation, 2016).
D’ailleurs, dès 1995, Sharp reconnaît la cohérence entre le projet de la PPEA et l’éthique du care: «The view of ethics implicit in Philosophy for Children might well be called an ethics of care» (Gregory et Laverty, 2018, p. 118). Pourtant, la référence aux éthiques du care demeure en grande partie implicite dans les écrits de Lipman et Sharp. En effet, Lipman ne fait référence ni à Gilligan ni à Noddings, ni dans l’article qu’il consacre au caring thinking (1995) ni dans le chapitre de la deuxième édition de Thinking in education (2003) où il développe cette notion. Sharp, quant à elle, fait quelques rares références explicites à Gilligan et Noddings (Gregory et Laverty, 2018).
Certes, la pertinence de cette mise en rapport a déjà été soulignée dans des travaux ultérieurs sur la PPEA (Tozzi, 2015; Raïd, 2019). Pourtant, il n’existe pas de corpus constitué qui établisse ou questionne la pertinence d’un rapprochement systématique entre le programme de la PPEA et les éthiques du care. Or, celles-ci pourraient contribuer à renouveler le regard sur les dimensions affectives, éthiques et politiques de la PPEA. Dans cette perspective, ce dossier thématique vise à mettre en dialogue PPEA et éthiques du care afin d’interroger leurs possibles résonances et d’explorer l’apport des éthiques du care pour la PPEA: d’une part, pour éclairer la place et la fonction du caring thinking dans la PPEA; d’autre part, pour repenser les dimensions éthiques et politiques du projet de la PPEA.
Pour une rencontre entre éthiques et politiques du care et philosophie pour enfants
Au départ de cette rencontre entre éthiques et politiques du care et PPEA se trouve donc la notion de caring thinking. Cette notion, née de la reconsidération du rôle des émotions dans la pensée, ne trouve pas une signification uniforme à l’origine. En effet, Lipman l’entend d’abord en un sens principalement épistémique: le caring thinking est une pensée attentive à son objet et soucieuse de sa propre démarche. Elle peut prendre la forme d’une pensée appréciative, affective, active, normative ou empathique. Elle se manifeste notamment par un souci pour les valeurs, une considération du contexte, la recherche d’une pensée nuancée ou encore un soin apporté aux procédures et outils de la recherche (2003). Sharp, à qui l’on doit les développements les plus approfondis sur cette notion, attire quant à elle l’attention sur les dispositions éthiques susceptibles de faire advenir cette dimension de la pensée; le caring thinking est, en effet, une forme de la pensée soucieuse des relations, qui se déploie à travers des attitudes éthiques entre les membres de la communauté (écoute active, coopération et solidarité intellectuelle) (Gregory et Laverty, 2018). Le caring thinking désigne pour elle une forme de pensée marquée par l’intentionnalité qui caractérise l’être humain dans sa relation avec les autres. Malgré ces différences d’accent, la notion de caring thinking permet à Lipman comme à Sharp de souligner l’importance des composantes émotionnelle et affective de la pensée. Pourtant, en dépit de ce rôle important et de l’affirmation de Lipman selon laquelle les trois dimensions sont d’égale importance et interdépendantes (2003), le caring thinking semble avoir suscité relativement moins de développements que la pensée critique et la pensée créative au sein des recherches théoriques et empiriques. Afin de réinvestir cette notion, ce numéro propose de faire appel aux éthiques et politiques du care.
L’apport des éthiques du care permet en effet de considérer que le souci des relations et des valeurs induit par le caring thinking a également une implication politique. Dans cette perspective, le caring thinking soulève également des enjeux allant au-delà des aspects épistémiques et éthiques. Or, la posture intentionnellement tournée vers les relations, propre au caring thinking de Lipman et Sharp, revêt bien une dimension politique en ce qu’elle s’inscrit, in fine, dans le projet de société démocratique visé par la communauté de recherche philosophique (CRP): le caring thinking contribue activement au développement d’une manière d’être raisonnable et de la vie démocratique qui sont les piliers de la société politique visée par Lipman et Sharp (Lipman, 2003, p. 271). Le caring thinking ne peut donc être réduit ni à une habileté épistémique, ni à une attitude éthique, ni à une disposition affective. Il est une réalité complexe faite de différents aspects que les éthiques et politiques du care peuvent aider à saisir et articuler.
En outre, la notion de care telle qu’elle est conçue par les éthiques et politiques du care semble pouvoir éclairer des dimensions de la PPEA au-delà du caring thinking lui-même. Plusieurs études se sont concentrées sur les effets bienfaisants apportés par la pratique de la PPEA, soulevant l’hypothèse selon laquelle la PPEA pourrait être considérée comme une pratique de soin (Ribalet, 2008; Tozzi, 2015)[2]. Dans ces études, les vertus sinon thérapeutiques, du moins bénéfiques, de la PPEA sont considérées comme des effets possibles voire attestés, renouvelant la question de la philosophie comme soin de l’âme, déjà présente chez les penseurs de l’Antiquité (Hadot, 1995). Considérer la PPEA à la lumière des éthiques du care est l’occasion de contribuer à renouveler ces réflexions sur la dimension soignante de ce projet éducatif. Plus largement encore, le rapprochement avec les éthiques du care permet de renouveler le regard sur les implications proprement politiques de la PPEA comme pratique de soin pour la communauté. Si des recherches avaient mis en avant des effets sur la relation à autrui (Daniel et Gagnon, 2011), la citoyenneté (Leleux, 2008), le vivre-ensemble (Gagnon et al., 2013) et la prévention de la violence (Audrain et al., 2006; Robert et al., 2009), c’est la portée politique de la PPEA elle-même qui pourrait être éclairée par les notions de vulnérabilité et d’interdépendance, au coeur des politiques du care. Cette interrogation semble d’ailleurs au coeur des dernières recherches autour de la PPEA (Chirouter, 2022). On pourrait alors se demander si, au sein d’une communauté de recherche philosophique, le faillibilisme, en tant que vulnérabilité épistémique, et l’intersubjectivité comme reconnaissance de l’interdépendance essentielle à la condition humaine, pourraient favoriser un autre modèle de citoyenneté.
La PPEA au prisme du care: un projet éthique et politique?
Un questionnement se déclinant selon trois axes
Dès lors, la notion de care telle qu’elle est pensée dans les éthiques du care constitue un moyen, non seulement pour saisir l’importance et la variété des implications du caring thinking en tant que dimension de la pensée que cherche à développer la PPEA, mais aussi plus largement pour penser le projet pédagogique et politique de cette pratique. Les éthiques du care peuvent ainsi contribuer à revisiter à nouveaux frais la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents. Dans cette perspective, le care en PPEA semble dépasser le statut de dimension de la pensée qu’est le caring thinking, faisant de la PPEA une pratique du care en elle-même. Le projet pédagogique et politique de la PPEA pourrait ainsi être ressaisi comme participant à une citoyenneté empreinte de care susceptible de faire advenir une «démocratie sensible» (Brugère, 2017, p. 83), fondée sur la reconnaissance de l’interdépendance des individus. Il est également possible de se demander si la PPEA pourrait en retour contribuer à développer la notion de care.
Voilà le questionnement général autour duquel s’organise ce dossier. Il se décline en trois axes qui sont abordés de manière transversale par les sept articles du dossier, présentés en deux numéros.
Axe 1: Entre posture éthique et épistémique: le caring thinking relève-t-il du care?
Le premier axe autour duquel nous avons souhaité organiser cette rencontre entre PPEA et éthiques du care concerne spécifiquement la notion de caring thinking et vise à étudier sa place et son rôle au sein de la discussion philosophique avec les enfants et les adolescents, au prisme des travaux théoriques et empiriques consacrés au care.
En tant que dimension de la pensée philosophique, le caring thinking caractérise une attitude à la fois épistémique et éthique, et ne semble a priori pas se référer à la notion de care telle qu’elle est conceptualisée dans les éthiques du care. Il s’agit donc d’abord d’interroger les résonances et dissonances entre le care en jeu dans la notion de caring thinking et le care des théories du care. Considéré dans sa dimension éthique, le caring thinking fait place à l’empathie et l’affectivité dans le développement du raisonnement. Avec lui, la PPEA pourrait rejoindre une forme d’éthique fondée sur les liens d’interdépendance entre les individus telle que celle qu’ont forgée les théoriciennes du care. Sur ce point, l’article de Johanna Hawken propose une analyse éclairante de la conception sharpienne du care et des liens entre le caring thinking et les éthiques du care. Ensuite, plus précisément, il semble possible d’envisager l’articulation même entre la posture épistémique et la posture éthique dans la formation de la pensée des enfants et des adolescents au prisme des éthiques du care. C’est précisément ce que donne à voir l’article de Marion Bérard en proposant une conceptualisation du care comme attention à la fois bienveillante et épistémique en PPEA.
Au-delà de ces interrogations théoriques se pose la question de l’identification des marqueurs du caring thinking ou, plus largement, de la présence d’une attitude de care dans une discussion. Comment observer les formes de care en atelier de philosophie et comment s’en emparer pour penser la question du care plus largement? Les articles de Marion Bérard et Christophe Point contribuent à répondre à cette question en fournissant des éléments empiriques et tangibles pour préciser les manifestations concrètes du care au sein d’un dialogue philosophique. En outre, la considération de la PPEA comme pratique de care peut solliciter des ressources particulières pour les animateurs de discussion philosophique, amenant la question de la transmission du caring thinking et de la formation des futurs animateurs. À cet égard, si Christophe Point définit des éléments sur lesquels appuyer la formation des animateurs au caring thinking, Johanna Hawken souligne les difficultés induites par la question même d’une formation au caring thinking dès lors qu’il est considéré comme une posture éthique.
Enfin, il s’agit d’interroger la mesure dans laquelle le caring thinking tel que conceptualisé par Lipman et Sharp pourrait être une ressource pour les éthiques du care, dessinant la possibilité d’un réinvestissement de la dimension intellectuelle dans une pratique du care, comme le suggèrent Paperman et Laugier (2006/2011), Paperman (2015) et Laugier (2018), à partir d’une mise en dialogue des éthiques du care avec la philosophie du langage ordinaire (Cavell 1979/1999). Dans cette lignée, quoiqu’en s’appuyant sur des cadres théoriques différents, l’ensemble des articles du dossier, par le travail théorique qu’ils accomplissent sur la notion de caring thinking, pourraient contribuer à la conceptualisation du care, y compris en dehors du champ de la PPEA. Ainsi, le sens épistémique du care identifié par Marion Bérard met en lumière une dimension du care encore peu explorée dans le champ des éthiques du care. De même, les contributions d’Agathe Delanoë, Christophe Point et Anne-Sophie Cayet ouvrent des pistes de rapprochement entre les éthiques et politiques du care et d’autres références théoriques qui en sont plus ou moins proches: la phénoménologie de Paul Ricoeur, l’écologie critique contemporaine ainsi que l’éthique de l’hospitalité de Daniel Innerarity et la pédagogie interculturelle de Martine Abdallah-Pretceille. Ces rapprochements théoriques dessinent différentes voies pour considérer la dimension intellectuelle d’une pratique de care.
Axe 2: Effets et bienfaits de la pratique de la philosophie avec les enfants: une pratique de soin?
Si la question des effets bienfaisants de la PPEA a déjà été soulignée par des travaux portant sur les effets socio-affectifs de cette pratique, ce deuxième axe propose de réinterroger cette dimension soignante à partir de la lecture éthique et politique du soin effectuée par les éthiques du care. La pratique du dialogue philosophique peut-elle soigner les maux de l’âme? Si tel est le cas s’agit-il d’un «effet collatéral» qui viendrait «de surcroît» (Ribalet, 2008) à la pratique ou bien est-ce l’ambition première de la philosophie? Les réflexions sur les pratiques soignantes issues des éthiques du care permettent de jeter un éclairage particulier sur la dimension du soin au sein de la PPEA.
Il s’agit d’abord d’interroger les bienfaits que l’on peut attendre de la pratique du dialogue philosophique. Plusieurs bénéfices sont souvent mis en avant concernant l’adoption d’une réflexion philosophique: l’expression de questions existentielles, gain en confiance en soi et/ou en estime intellectuelle par exemple (Sasseville, 1994; Loison Apter, 2011). Au regard du foisonnement actuel des pratiques philosophiques, au sein duquel la philosophie se trouve souvent associée à un soin de l’âme, ce numéro entend proposer une réflexion sur la manière dont on peut tenter d’analyser et évaluer ces vertus bienfaisantes de la PPEA à la lumière des éthiques du care. De plus, si de tels bénéfices sont réels, la question de ce qui les produit reste à approfondir: est-ce la participation au dialogue ou encore le questionnement philosophique lui-même? Répondre à ces interrogations suppose de construire un modèle d’analyse empirique pour mesurer les bienfaits de cette activité et ce qui les produit. L’article d’Agathe Delanoë entreprend rigoureusement cette démarche à partir d’une étude portant sur la pratique du dialogue philosophique en hôpital de jour pour adolescents et jeunes adultes en situation de souffrance psychique.
Le rapprochement entre PPEA et éthiques du care met en lumière une prise en charge possible de la vulnérabilité épistémique en atelier de philosophie et contribue ainsi à une lecture nouvelle de la PPEA comme pratique capacitaire, dans laquelle les enfants et les adolescents font l’expérience de l’interdépendance nécessaire au soin épistémique. Les articles d’Agathe Delanoë, Marion Bérard, Anne-Sophie Cayet, Johanna Hawken et Pénélope Dufourt, en soulignant à quels égards la PPEA est l’occasion pour des voix différentes de résonner/raisonner, permettent de considérer cette pratique comme un lieu de care où les enfants, en se sentant autorisés et capables de s’exprimer dans un cadre sécurisant, s’éprouvent comme sujets capables de penser. Ce faisant, ils peuvent construire une estime intellectuelle d’eux-mêmes.
Si la philosophie est avant tout une recherche de la vérité désintéressée, la recherche d’un mieux-être ou d’un soin de l’âme pourrait entrer en tension, voire en contradiction avec le caractère libéral et gratuit de cette pratique. Il semble même que la philosophie se paie parfois d’un coût psychologique, lorsqu’elle déboussole, inquiète, remet en question les certitudes établies et les croyances partagées. Face à ces risques, prendre soin serait alors un impératif éthique, et les éthiques du care pourraient servir de ressources pour penser une pratique capable d’accompagner les participants dans ces questionnements. Ces enjeux, qui avaient été soulevés dans l’appel à contribution de ce numéro, n’ont pas été abordés par les auteurs et restent donc à explorer.
Axe 3: Le rôle politique de l’éducation au sein des éthiques du care: un levier pour penser l’idéal démocratique de la pratique de la philosophie avec les enfants?
Ce dernier axe propose d’engager une réflexion sur l’apport potentiel des éthiques et politiques du care dans le but de préciser les idéaux démocratiques promus par la PPEA, dont l’un des objectifs est la formation d’une pensée critique pour de futurs citoyens avertis.
Les travaux soulignant l’apport de la PPEA pour une éducation à la citoyenneté et à la démocratie semblent s’être davantage intéressés au critical thinking qu’au caring thinking. Pourtant, le caring thinking présente une dimension proprement politique, ce que montrent les articles de Johanna Hawken, Christophe Point et Pénélope Dufourt à travers le rapprochement avec le corpus des éthiques et politiques du care. Cette prise en compte de la portée politique du caring thinking pourrait alors permettre une nouvelle compréhension de la bienveillance en un sens politique et non uniquement psychologique.
Les éthiques et politiques du care ont mis en lumière les fondements affectifs nécessaires au développement d’une citoyenneté critique (Monjo, 2016). L’éveil du sentiment capacitaire déjà évoqué est donc l’un des objectifs d’une éducation dite émancipatrice, qui vise à rendre le sujet conscient de son habileté effective à détenir et exprimer une pensée critique et une opinion construite, d’égale valeur à celle d’autrui. Les articles d’Agathe Delanoë, Anne-Sophie Cayet ou encore Pénélope Dufourt et Johanna Hawken esquissent différentes approches pour penser la portée politique du développement d’un sentiment capacitaire dans la PPEA. Si Agathe Delanoë et Anne-Sophie Cayet voient l’enjeu politique de la PPEA dans la dimension soignante et capacitaire de la pratique, c’est pour Johanna Hawken et Pénélope Dufourt plutôt le développement d’une pensée relationnelle qui permet d’inscrire cette pratique dans un paradigme politique.
Au coeur de l’idéal politique des éthiques du care se trouve un autre objectif pour lequel l’éducation joue un rôle fondamental: l’acceptation de la différence et la reconnaissance de l’altérité. Les articles de Johanna Hawken, Anne-Sophie Cayet et Pénélope Dufourt insistent sur le développement d’une pensée dialogique (Daniel et Gagnon, 2011), et l’établissement de relations intersubjectives en PPEA comme condition essentielle pour considérer que la PPEA relèverait d’un geste de care. Marion Bérard et Layla Raïd interrogent le fait de savoir jusqu’à quel point il est possible d’accorder une égale importance à la multiplicité des points de vue en PPEA. En outre, les articles de Marion Bérard et Pénélope Dufourt interrogent la tension entre l’attention aux voix différentes et la construction d’une pensée dénuée de relativisme.
Enfin, des travaux ont attiré l’attention sur le risque que les pratiques d’animation et les supports choisis valorisent certains modes de raisonnement au détriment d’autres, en particulier une certaine culture philosophique, occidentale (Coppens, 2014; Reed-Sandoval, 2018). Les éthiques et politiques du care, qui sont nées de la critique de la minoration d’une manière de raisonner principalement portée par les voix des femmes, peuvent-elles être un levier pour éviter ce type d’écueils? En partant du constat d’un possible manque de considération du genre dans les travaux de Sharp, l’article de Layla Raïd montre comment le programme de Lipman et Sharp pourrait, au contraire, prendre subtilement en charge cette question à travers son matériel pédagogique. L’article d’Anne-Sophie Cayet montre quant à lui l’intérêt d’une éthique du care pour la pratique du dialogue philosophique en contexte de diversité linguistique et socioculturelle.
Présentation des quatre articles constituant le premier numéro consacré à ce dossier thématique
Les quatre contributions réunies dans ce premier numéro permettent de mettre en discussion PPEA et éthiques du care sous différents angles. Elles donnent à voir une diversité d’approches possibles pour ouvrir ce dialogue, principalement autour de la question des liens entre caring thinking et care mais sans s’y réduire. D’abord sur le plan théorique, différentes conceptions du caring thinking sont proposées, non seulement à partir des travaux de Sharp et Lipman mais également de ceux plus récents en PPEA ou encore ceux issus des éthiques du care. En plus de permettre une relecture du caring thinking, les éthiques du care sont aussi convoquées pour interroger la dimension soignante de la PPEA. Sur le plan empirique, des recherches ont été menées en lien avec ces différents cadres d’analyse, mettant en lumière les difficultés que pose une appréhension empirique du care en PPEA. Pour autant, les différentes tentatives d’opérationnalisation du concept présentées dans ce numéro permettent de construire une représentation de plus en plus concrète et fine de la manière dont le caring thinking, et plus largement le care, pourraient se manifester en PPEA.
Ce dossier s’ouvre par un article de Johanna Hawken qui se saisit de la question des rapports entre le caring thinking et les éthiques du care, en se concentrant sur la conception du caring thinking développée par Ann Margaret Sharp. Cet article propose ainsi une contribution théorique et historiographique à la réflexion menée dans ce dossier. Il offre une présentation détaillée de la notion de caring thinking dans les écrits de la cofondatrice du programme de philosophie pour enfants, et procède à une comparaison minutieuse avec la notion de care développée dans la première génération des éthiques du care (Gilligan, Noddings, Ruddick). L’autrice souligne deux grandes dimensions dans le caring thinking de Sharp. D’une part, le care en jeu dans le caring thinking comporte une dimension ontologique, liée à la personne humaine et à son intentionnalité; il désigne une capacité de la pensée humaine à être orientée vers autrui. Sur ce point, le travail d’Ann Margaret Sharp se distingue de celui des éthiciennes du care. D’autre part, le caring thinking s’inscrit dans un projet politique, qui rejoint celui des éthiques du care. L’autrice conclut que la conception de Sharp est globalement en cohérence avec les éthiques du care, malgré quelques discordances. Cette contribution souligne ainsi la richesse et la complexité du caring thinking, mais également sa transversalité, chacun des axes de ce numéro s’y trouvant convoqué - les axes 1 et 3 avec une place centrale. Ce premier article participe ainsi à mettre en lumière le travail théorique d’Ann Margaret Sharp sur la PPEA, à propos duquel il ouvre également quelques pistes critiques.
Le dossier se poursuit par trois contributions à la fois théoriques et empiriques.
La contribution de Marion Bérard propose de complexifier la conception du care à l’oeuvre en philosophie pour enfants en explorant une acception proprement épistémique du care. Relevant une apparente contradiction entre deux objectifs concomitants en PPEA que sont porter attention à la pensée des enfants d’une part, et développer la pensée critique d’autre part, l’autrice invite à repenser, grâce au care, l’attention en jeu dans la pratique de la philosophie avec les enfants afin de dissiper la contradiction. Pour cela, elle s’attache à une dimension particulière du care en PPEA, en concevant, au-delà de son acception affective et relationnelle (qu’elle nomme «attention bienveillante»), une «attention épistémique» qui s’applique au contenu des propos exprimés et non plus seulement aux personnes qui les énoncent. Devenu «attitude intellectuelle», le care compris comme attention portée aux idées est alors, plus que compatible avec la pensée critique, une condition de cette dernière. Ainsi, Marion Bérard formule l’hypothèse selon laquelle la mise en oeuvre d’une double attention, à la fois bienveillante et épistémique, qu’elle nomme «care intellectuel» (défini comme «le souci de comprendre les autres et de participer avec eux à la construction d’une pensée plus adéquate») est possible et qu’elle pourrait résoudre la tension présentée au départ. Cette hypothèse est confrontée à des données empiriques: deux retranscriptions d’ateliers de discussion philosophique en école élémentaire. Elle y recherche la présence du care intellectuel qu’elle a défini, et étudie son rapport au développement de la pensée des enfants dans sa dimension critique. Pour ce faire, elle présente au préalable des manifestations typiques des deux formes d’attention distinguées. Ce travail d’identification de manifestations constitue un apport pour la formation à la pratique de la PPEA en permettant de saisir concrètement comment peut s’incarner cette attention bienveillante et épistémique et ainsi, comment elle peut être sollicitée et modélisée par l’adulte. Par ailleurs, le travail de conceptualisation effectué apporte une perspective nouvelle pour penser les rapports entre care et PPEA, qui renouvelle et prolonge la notion de caring thinking de Lipman et Sharp, et ouvre des possibilités pour la conceptualisation de la notion de care elle-même.
L’article d’Agathe Delanoë explore un autre pan des liens entre éthiques du care et PPEA en interrogeant la dimension soignante de la pratique du dialogue philosophique (PDP). L’autrice propose un modèle théorique et une analyse empirique pour saisir les effets bienfaisants de cette pratique sur un public spécifique: celui d’adolescents en situation de souffrance psychique. À partir des travaux de Paul Ricoeur, elle propose d’abord une interprétation des souffrances psychiques de ces adolescents comme diminution de leur puissance d’agir, qu’elle décrit de façon plus approfondie comme étant reliée à des difficultés d’ordre affectif, cognitif, social et émotionnel. Afin de montrer dans quelle mesure la PDP serait une réponse adaptée pour restaurer la puissance d’agir et les capacités relationnelles de ces adolescents (ces deux axes d’analyse étant dérivés des travaux de Ricoeur), l’autrice s’appuie sur les quatre niveaux de mise en application concrète du care développés par Joan Tronto. À partir de données empiriques issues d’entretiens semi-directifs avec des adolescents et jeunes adultes en hôpital de jour, Agathe Delanoë construit ensuite, de façon originale et rigoureuse, un modèle d’analyse hybride associant une approche par théorisation ancrée et une approche déductive issue du cadre théorique de Ricoeur, afin d’appréhender le soin prodigué par la PDP. Si l’autrice insiste sur la dimension proprement philosophique du soin prodigué, la construction de son modèle d’analyse pourrait servir à penser une façon d’appréhender la mise en oeuvre du care au-delà même de la PDP. Ses résultats concluent par ailleurs sur la dimension politique d’une pratique pédagogique de care dans le domaine de l’éducation en général, soulignant que la PDP pourrait appeler en effet à développer une éthique de care pour tous les adolescents, en offrant un modèle éducatif dans lequel il est possible de faire l’expérience de son interdépendance relationnelle et de ses capacités d’agir.
L’article de Christophe Point se concentre sur le caring thinking attendu des animateurs de PPEA et aborde la question de la formation à cette forme de pensée qu’il caractérise comme une «attitude éthique et pédagogique». Il part du constat de la difficulté à enseigner cette notion, qui vient elle-même d’une difficulté à l’observer. Dans une démarche visant ainsi à outiller l’observation et l’enseignement du caring thinking, il propose de mobiliser le cadre théorique de l’écologie critique contemporaine, issu des travaux de Carolyn Merchant et Donna Haraway, pour élaborer un concept opératoire de cette forme de la pensée. L’article propose ainsi, au niveau théorique, une conceptualisation originale et inédite du caring thinking, fondée sur l’écologie critique contemporaine, en particulier les travaux sur la cognition 4E qui définissent cette dernière comme incarnée, située, en action et extériorisée. Il définit à partir de là quatre formes de manifestation du caring thinking, qui lui permettent d’éclairer sous un jour nouveau la considération du care en atelier de philosophie. Cette conception théorique est mobilisée dans un travail d’analyse de données empiriques, à savoir des entretiens menés avec les étudiants d’une formation à l’animation en PPEA. L’article procure ainsi des éléments concrets pour soutenir l’attention portée au caring thinking dans la formation en PPEA et enrichir les réflexions sur la transmission de ce dernier. Cette réflexion permet finalement à l’auteur de souligner un manque important de la formation des enseignants concernant le questionnement moral. Les pistes intéressantes ouvertes par cette contribution invitent à deux prolongements; d’une part, on pourrait préciser, au niveau théorique, la forme de care se rattachant au caring thinking issu de l’écologie critique contemporaine. D’autre part, on peut se saisir de la question de savoir si ce qui est dit ici du caring thinking attendu des animateurs peut s’appliquer au caring thinking attendu des participants à une discussion philosophique en PPEA.
Les éditrices invitées remercient Edwige Chirouter et Layla Raïd pour leur soutien et leurs conseils, le comité de rédaction des Nouveaux cahiers de la recherche en éducation pour sa confiance, et en particulier Frédéric Saussez pour son accompagnement inlassable dans l’élaboration de ce dossier.
Parties annexes
Notes
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[1]
Si elle a marqué la pensée du care dans l’éducation, sa position, qui fait de la relation mère-enfant le paradigme de la relation pédagogique, a été critiquée pour son essentialisme.
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[2]
Le chantier Philosoin déployé entre 2009 et 2014 lors des Rencontres sur les nouvelles pratiques philosophiques organisées par l’UNESCO a permis la diffusion de ces recherches.
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