Résumés
Résumé
La présente recherche exploite les données de l’étude «Lire-écrire au CP» pour déterminer et analyser la part du numérique dans l’enseignement de la lecture en première année d’école élémentaire en France. En moyenne, près de 6 % des tâches de lecture-écriture sont effectuées avec un support numérique. Si l’utilisation de l’ordinateur ou de la tablette demeure marginale, on note en revanche une percée du tableau numérique interactif (TNI). Parmi les 131 classes participant à notre étude, 24 en sont équipées. Elles l’utilisent en moyenne 117 minutes par semaine pour travailler la lecture-écriture. L’analyse des vidéos de ces classes témoigne d’une utilisation majoritairement assez proche de celle du tableau traditionnel. Les analyses multiniveaux conduites n’ont permis de déceler aucun effet de ce type d’usage du TNI sur les progrès des élèves.
Mots-clés :
- lecture,
- école primaire,
- littératie numérique,
- tableau numérique interactif,
- didactique
Abstract
This study draws on data stemming from a study entitled “Lire-écrire au CP” [reading-writing in primary year one] to analyze and ascertain the role of digital technologies in reading instruction during first-year primary school in France. On average, almost 6% of reading-writing tasks are completed using a digital medium. Even if the use of a computer or tablet remains marginal, Smart Boards are a growing feature of classrooms. Of the 131 classes participating in our study, 24 use such technologies, which account for an average 117 minutes per week devoted to developing reading-writing. Video analysis of these classes shows that, for the most part, their use is fairly close to that of a traditional chalkboard. The multilevel analyses did not indicate any effects of this Smart Board use on students’ progress.
Keywords:
- reading,
- primary school,
- digital literacy,
- Smart Board,
- instruction
Resumen
Esta investigación utiliza datos del estudio «Leer-Escribir para CP» para determinar y analizar el lugar de la alfabetización digital en la escuela primaria de primer año en Francia. En promedio cerca del 6 % de las tareas de lectura y escritura son realizadas con apoyo de la tecnología digital. Si el uso de la computadora o la tableta sigue siendo marginal, notamos sin embargo una apertura a la utilización de la pizarra interactiva digital (TNI). De las 131 clases que participan en nuestro estudio, 24 están equipadas con estas. Estas pizarras son utilizadas 17 minutos por semana en promedio para trabajar la lectura-escritura. El análisis de los videos de estas clases muestran un uso mayormente cercano al utilizado con la pizarra tradicional. Los análisis multinivel realizados han revelado que no hay ningún efecto de este tipo de uso del TNI en el progreso del estudiante.
Palabras clave:
- lectura,
- escuela primaria,
- alfabetización digital,
- pizarra interactiva digital,
- didáctica
Corps de l’article
1. Introduction
Du plan «informatique pour tous» de 1984 au «plan numérique pour l’éducation» de 2015, l’école française tente régulièrement d’intégrer le numérique à l’enseignement, au «service de la réussite de tous les élèves» (MEN, 2015a). Par «numérique» on entend alors à la fois des équipements informatiques tels que les ordinateurs ou les tablettes, et les différentes ressources susceptibles d’être utilisées par ces équipements afin de servir de support à des séances d’enseignement, telles que les logiciels, les contenus disponibles sur Internet, ou encore les manuels numériques interactifs. Le dernier plan en date, le «plan numérique pour l’éducation», met l’accent sur ces deux dimensions, visant à la fois à accroitre la dotation d’équipements mobiles (tablettes et ordinateurs portables) et celle de ressources numériques (création de banques de ressources numériques libres de droits et gratuitement mises à disposition, à destination des élèves et des enseignants du primaire et du secondaire). Par ces plans successifs, le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche français vise à faire du numérique «un facteur de réduction des inégalités [et] d’inclusion scolaire» (2015b), faisant «une large place aux collèges de l’éducation prioritaire» (MEN, 2015a). On peut légitimement s’interroger sur l’usage effectif de ces équipements et de ces ressources numériques à l’école élémentaire, et plus précisément dans les écoles de l’éducation prioritaire. S’achemine-t-on «vers [la] généralisation du numérique à l’école» affichée par les sites ministériels (MEN, 2015b)? C’est l’un des enjeux de cette étude, qui, dans un premier temps, vise à décrire la part du numérique dans l’enseignement de la lecture-écriture en première année d’école élémentaire.
D’une manière générale, plusieurs recherches ont montré combien l’utilisation du numérique à l’école primaire ne saurait constituer en elle-même un gage de plus grande efficacité (Lefebvre et Samson, 2015). C’est pourquoi l’un des principaux enjeux de la recherche sur l’utilisation du numérique en éducation est aujourd’hui d’identifier les usages efficaces du numérique en contexte scolaire. Aussi cette étude vise-t-elle, dans un deuxième temps, à analyser les usages qui sont effectivement faits du numérique, et à les mettre en lien avec les résultats des évaluations des élèves. Elle souhaite ainsi contribuer à l’étude de l’influence des pratiques d’enseignement de la lecture-écriture au moyen d’équipements et de ressources numériques sur les progrès des élèves en première année d’école élémentaire.
Cette étude prend place dans le cadre d’une recherche plus vaste, l’étude «Lire-écrire au CP[1]», menée par un collectif de soixante enseignants-chercheurs sous la direction de Roland Goigoux et avec le soutien de l’Institut français de l’éducation et de la DGESCO (Direction générale de l’Enseignement scolaire du ministère de l’Éducation nationale). Cette étude vise à comprendre l’influence des pratiques pédagogiques et didactiques sur les apprentissages des élèves (Crinon et Dias-Chiaruttini, 2017; Kervyn et Brissaud, 2015). L’enquête, menée en 2013-2014 auprès de 131 classes réparties sur tout le territoire français, a permis l’élaboration d’un corpus constitué de trois semaines complètes d’observations de l’enseignement du lire-écrire, à partir duquel nous analyserons l’usage du numérique en première année d’école élémentaire. Un premier ensemble de résultats permettra ainsi d’appréhender la part des enseignements du lire-écrire réalisée à l’aide des équipements numériques tels que les tablettes, les ordinateurs et les tableaux numériques interactifs (TNI) ainsi que l’usage qui en est fait en termes de tâches proposées aux élèves. Dans un deuxième temps seront examinées les modalités d’utilisation du TNI: caractéristiques techniques des supports utilisés avec le TNI, fonctions, rôle donné aux élèves. En troisième lieu, nous nous demanderons dans quelle mesure l’utilisation qui en est faite exerce un véritable impact sur les apprentissages relatifs au lire-écrire.
2. Les effets du numérique sur l’enseignement et sur les apprentissages
L’institution scolaire attribue de nombreuses vertus à l’utilisation du numérique. Elle permettrait ainsi de «contribuer à augmenter [la] motivation [des élèves], leur envie d’apprendre, à donner du sens à leur effort, à les mettre en situation de co-construire et de partager leurs savoirs» (MEN, 2015a). Les résultats de la recherche dans ce domaine sont toutefois plus ambivalents. Si les outils et supports utilisés par le maitre, quels qu’ils soient, constituent un élément important de la situation d’enseignement-apprentissage, en ce qu’ils cadrent l’enseignement et sont «médiateurs des savoirs et des démarches entreprises pour les faire acquérir aux élèves» (Bonnéry, Crinon et Simons, 2015), ils sont à considérer au sein des pratiques enseignantes où ils s’insèrent. À la question de l’accessibilité du numérique à l’école s’est ainsi progressivement substituée celle des conditions de son intégration dans les démarches d’enseignement-apprentissage, en fonction des objectifs poursuivis par le maitre et en tenant compte des caractéristiques des élèves. Il s’agit alors de savoir dans quelle mesure l’utilisation d’équipements et de ressources numériques est susceptible de modifier les pratiques d’enseignement, et d’étudier les effets de ces modifications sur les apprentissages, autrement dit, d’étudier les conditions de l’efficacité d’un outil particulier pour atteindre les objectifs d’apprentissage fixés.
L’exemple du tableau numérique interactif (TNI), également appelé tableau blanc interactif, est particulièrement éclairant à ce sujet. On peut décrire ce support comme un «tableau à partir duquel l’usager peut déplacer les divers éléments affichés avec un doigt ou à l’aide d’un stylet» (Lefebvre et Samson, 2013, p.2), ou encore comme «un dispositif de projection interactif constitué d’un ordinateur, d’un vidéoprojeteur, d’un stylet et enfin d’un écran ou d’un petit dispositif portable à fixer sur une surface plane» (Baron et Boulc’h, 2012, n.p.). L’intérêt du TNI réside toutefois dans ses nombreuses fonctionnalités qui combinent les possibilités offertes par l’ordinateur, le vidéoprojecteur, et le traditionnel tableau noir. Le TNI facilite la présentation des contenus, il permet de présenter les savoirs et les concepts sous de nouvelles formes. Contrairement au tableau traditionnel, il permet de garder une trace du travail réalisé en classe, fonction de sauvegarde qui peut faciliter le tissage entre les séances d’apprentissage. Le TNI est un outil connecté, il permet à l’enseignant et aux élèves d’accéder au web à tout instant. Il permet l’intégration de médias variés dans l’enseignement, comme des images fixes ou animées, ou encore du son, favorisant ainsi la multimodalité (Higgins, Beauchamp et Miller, 2007; Lefebvre et Samson, 2015). Enfin, certaines de ses fonctionnalités augmentent les possibilités d’interaction entre les élèves ou entre les enseignants et les élèves, comme par exemple diverses manipulations d’objets projetés. C’est cette notion d’interactivité, à laquelle renvoie la lettre I du TNI, qui est centrale dans les recherches actuelles sur le TNI. Celle-ci peut être à la fois technique, le maitre ou les élèves peuvent écrire, déplacer, manipuler sur le tableau, et pédagogique, dans la mesure où l’utilisation du tableau par le maitre et les élèves peut donner lieu à des interactions spécifiques dans la construction des savoirs, à des scénarios pédagogiques originaux. Plusieurs recherches s’accordent en effet sur «la nécessité de passer d’une pédagogie transmissive, dans laquelle le TNI est cantonné à un support visuel, à une intégration de l’outil dans un style pédagogique basé sur plus d’interactions entre les apprenants et l’enseignant» (Kazadi, 2015, p. 13), même si ces besoins d’interactivité diffèrent probablement selon les niveaux et les disciplines.
Ce dispositif entraine-t-il des utilisations spécifiques, des pratiques différentes de ce que l’on observe avec des supports «traditionnels»? Une enquête conduite au Québec auprès de 800 enseignants du primaire et du secondaire montre que les potentialités du TNI ne sont pas toujours pleinement exploitées, tant du point de vue de ses fonctionnalités techniques que de l’interactivité qu’il pourrait permettre de développer. Au final, le TNI est essentiellement utilisé comme un moyen de projection (Karsenti, cité par Kazadi, 2015). Cette question est toutefois encore peu explorée à l’école élémentaire en France.
Plusieurs modélisations permettent d’appréhender les possibilités d’évolution des pratiques offertes par le TNI. Elles décrivent le processus d’appropriation du TNI comme une évolution débutant par un usage similaire à celui du tableau traditionnel, et conduisant à une modification profonde des pratiques, marquée par un usage interactif de fonctionnalités nombreuses et variées. La première étape de ces modèles de développement est celle du «substitut au tableau noir», étape durant laquelle le TNI est assimilé au tableau traditionnel (Beauchamp, 2004; Sweeney, 2008). Le TNI permet alors de gagner du temps et d’offrir une présentation plus soignée, en projetant des pages du manuel, d’albums ou des listes de mots préparés sur traitement de texte, à l’image de ce qui peut être fait avec un rétroprojecteur. Ses fonctionnalités propres ne sont néanmoins pas utilisées lorsqu’aucune interactivité n’est mise en oeuvre. Selon Beauchamp (2004) et Sweeney (2008), au fur et à mesure de son appropriation de l’outil, l’enseignant évolue à travers cinq étapes vers une utilisation de plus en plus complète des fonctionnalités du TNI au service de l’interactivité. Le cadre d’interprétation de Beauchamp (2004) illustre clairement l’évolution du rôle de l’élève lorsque se met en place cette interactivité. Au premier niveau d’utilisation, alors que le TNI est utilisé comme un substitut au tableau noir, les élèves écoutent et regardent. Ils n’utilisent pas le TNI eux-mêmes. Lors de l’étape suivante, celle de l’«utilisateur apprenti», les élèves écrivent, encerclent, surlignent et déplacent les contenus, selon les consignes de l’enseignant. Au troisième niveau de la typologie, les élèves interagissent de plus en plus avec le TNI. Ils utilisent différents outils disponibles dans son logiciel, mais toujours selon la séquence et le mode d’itération planifiés par l’enseignant. Au quatrième niveau, les élèves utilisent fréquemment et avec confiance le TNI, souvent de manière spontanée, c’est-à-dire non planifiée par l’enseignant. Enfin, dans le degré ultime d’appropriation du TNI, ce dernier constitue dans la classe un outil mutuellement partagé, qui fait partie intégrante de l’enseignement et de l’apprentissage (Beauchamp, 2004, adapté et traduit par Raby et al., 2015). Le cadre d’analyse de l’interactivité de Beauchamp et Kennewell (adapté par Raby et al., 2015) distingue quant à lui cinq niveaux d’interaction. Le premier renvoie à l’absence d’interaction, le second à une interaction autoritaire dans lequel l’enseignant planifie les interactions. Les trois suivants se caractérisent par un rôle croissant des élèves dans les interactions avec les TNI.
Ces modélisations de la progression de l’interactivité appellent néanmoins deux réflexions. La première est qu’il n’est pas certain que cette utilisation pleinement interactive des fonctionnalités du TNI produise des effets mesurables sur les résultats des élèves (voir notamment Duroisin, Temperman et De Lièvre, 2011 pour le secondaire). La seconde est que cette interactivité doit sans doute faire l’objet d’un apprentissage non seulement du maitre, mais aussi des élèves. C’est pourquoi il n’est probablement pas réaliste d’attendre les niveaux supérieurs d’interactivité ici décrits de la part d’élèves débutant à la fois leur scolarité élémentaire et leur apprentissage formel de la lecture-écriture. En tout état de cause, nous manquons encore d’éléments de caractérisation des pratiques d’enseignement de la lecture-écriture avec un TNI en début d’école élémentaire en France, qui permettraient de mieux connaitre ce qui est fait et ce qui est faisable à ce niveau de classe. Notre recherche vise, entre autres, à combler cette lacune.
Une autre question fréquemment posée par la recherche relative aux technologies numériques d’apprentissage est celle des effets de celles-ci. Recourir aux supports numériques engage des équipements couteux; à quelles conditions ce choix est-il susceptible de générer une plus-value en matière de résultats chez les élèves? De manière générale, les recherches sur les effets des technologies numériques sur les apprentissages ont échoué à mettre en évidence des effets directs. L’utilisation à l’école d’équipements numériques tels que les ordinateurs, les tablettes ou les tableaux blancs interactifs ne saurait à elle seule garantir de meilleurs apprentissages aux élèves, pas plus que celle des ressources qu’ils permettent d’exploiter (sites internet, logiciels, manuels numériques…) (Lefebvre et Samson, 2015). Elles ont plutôt montré soit des effets indirects (par exemple à travers la modification que l’introduction de la technologie étudiée a pu avoir sur le contexte d’enseignement), soit des «effets avec la technologie», c’est-à-dire les effets d’un ensemble cohérent de facteurs dans lequel l’usage d’un outil particulier contribue au scénario pédagogique étudié (Legros et Crinon, 2002). Pour Heutte (2008), les technologies numériques ne seraient pas à priori porteuses de nouvelles conceptions pédagogiques, mais elles en renforceraient vraisemblablement les effets (positifs ou négatifs) sur l’apprentissage.
En ce qui concerne plus précisément le TNI, les études portant sur les effets de cet outil sur les apprentissages des élèves sont encore peu nombreuses (Lefebvre et Samson, 2013) et ne permettent pas encore de tirer des conclusions quant à son efficacité. En effet, plusieurs études mettent en évidence des résultats contradictoires. La synthèse proposée par Karsenti, Collin et Dumouchel (2012) dans une revue professionnelle souligne une absence d’effets, tandis que dans leur revue de la littérature, Higgins, Beauchamp et Miller (2007) trouvent un faible effet du TNI sur les progrès des élèves, qui disparait au bout de deux ans; les résultats de Martin (2007) vont dans le même sens, mais il s’agit plutôt d’une étude exploratoire.
La portée de ces résultats est limitée, dans la mesure où la majorité des études prennent peu en compte les facteurs contextuels. Or plusieurs auteurs soulignent l’importance de la prise en compte de ces facteurs, tels que le temps d’appropriation des outils par les enseignants (Karsenti, Collin et Dumouchel, 2012), la culture de l’école, la formation des maitres, le temps de préparation et de pratique, la confiance de l’enseignant dans le TNI et l’assistance technique sur laquelle il peut compter, lesquels influencent fortement le degré d’interactivité dans l’utilisation du TNI (Digregorio et Sobel-Lojeski, 2010). Enfin,
les bénéfices attendus de l’intégration du TNI en classe semblent également tributaires de la possibilité pour les élèves d’interagir directement avec le TNI plutôt que d’observer l’enseignant s’en servir, surtout si cette interaction est rendue visible et fait l’objet de discussions en classe.
Raby et al., 2015, p. 40
Il conviendrait donc de prendre en compte le degré d’interactivité mis en oeuvre dans l’étude des effets du TNI sur les apprentissages, afin d’étudier les bénéfices potentiels d’une utilisation partagée ou collaborative du TNI en classe. Ainsi, l’état de la question révèle qu’à l’heure actuelle,
peu ou prou d’études sérieuses permettent de montrer un quelconque impact des TNI sur la réussite scolaire. On note tantôt aucun effet, tantôt des impacts positifs minimes dans certaines disciplines comme les mathématiques, parfois plus liées à l’attention qui a été portée aux élèves faisant partie de l’étude qu’à l’impact du TNI en soi, et même des impacts négatifs des TNI sur la réussite éducative.
Kazadi, 2015, p. 16-17
C’est dans ce contexte scientifique que prend place la présente étude, qui vise à interroger les conditions d’efficacité du numérique sous l’angle de l’enseignement de la lecture-écriture en première année d’école élémentaire.
Il s’agira dans un premier temps d’identifier la part du numérique dans cet enseignement et de déterminer les tâches pour lesquelles l’enseignant y a recours.
Au-delà de la quantification de l’usage du numérique dans l’enseignement de la lecture-écriture, nous nous intéresserons dans un deuxième temps aux modalités d’usage des outils et supports numériques, développant pour cela une analyse qualitative des séances filmées dans le cadre de la recherche «Lire-écrire au CP». Dans les classes de première année d’école élémentaire filmées, nous chercherons ainsi à définir le caractère plus ou moins spécifique de l’utilisation du TNI. S’apparente-t-elle plutôt à celle d’un tableau traditionnel, ou bien s’appuie-t-elle sur de nouvelles fonctionnalités techniques pour enrichir ou modifier le mode d’enseignement du lire-écrire des maitres observés?
Dans un troisième temps, nous comparerons, dans les classes de notre recherche, les résultats des élèves des classes avec et sans (ou peu) d’utilisation d’un TNI. Notre description des pratiques réelles des enseignants de ces classes avec le TNI devrait permettre d’introduire les éléments de contextes susceptibles d’éclairer et de discuter les mesures de l’influence de l’utilisation des supports numériques sur les apprentissages des élèves.
3. Méthodologie[2]
3.1 Participants
Les 131 classes de première année d’école élémentaire observées dans les pratiques ordinaires de leurs enseignants ont été choisies de manière à représenter une diversité géographique (14 académies différentes, classes urbaines et rurales) et des contextes sociaux (29,8 % de ces classes relèvent de l’éducation prioritaire, la composition sociale de l’échantillon d’élèves est proche de la situation nationale, avec une légère surreprésentation des élèves issus de milieux défavorisés), ainsi qu’une variété dans l’ancienneté des enseignants[3].
3.2 Collecte des données
Une première série de données concerne les caractéristiques des 2507 élèves (âge, sexe, milieu social, langue parlée à la maison) et leurs performances en lecture-écriture. Ces performances ont été évaluées en début de première année (2e semaine de septembre 2013) dans les domaines du code (analyse phonologique, connaissance du nom des lettres, lecture de mots familiers et de pseudomots), de la compréhension (vocabulaire, phrases et textes entendus) et de l’écriture (prénom, mots, phrase courte). Elles ont ensuite été à nouveau évaluées en fin d’année (juin 2014) dans les domaines du code (analyse phonologique, lecture de mots familiers et de pseudomots, fluence), de la compréhension (phrases et textes en lecture autonome, textes entendus) et de l’écriture (dictée, production de texte, copie). Le détail des épreuves et de la construction des scores ainsi que l’analyse des performances est disponible dans Goigoux (2016).
Un second ensemble de données concerne les caractéristiques des classes, celles des enseignants, et surtout les informations sur les pratiques effectives de ceux-ci. Afin d’analyser l’offre d’enseignement proposée aux élèves, nous avons en effet observé et filmé l’ensemble des moments consacrés à la lecture-écriture dans chaque classe pendant trois semaines, à trois moments différents de l’année scolaire 2013-2014 (novembre, mars et mai). Durant ces trois semaines, il a été demandé aux maitres de ne rien changer à leurs pratiques ordinaires d’enseignement. Les observations, conduites au moyen de plusieurs instruments de collecte de données construits à cette fin, concernaient la nature des tâches assignées aux élèves et le temps consacré à chacune (à partir d’une typologie de 31 catégories de tâches structurées en cinq grands domaines: phonographie, lecture, compréhension, écriture, étude de la langue), le caractère explicite de l’enseignement, les supports et les types d’écrits utilisés, les dispositifs différenciés, le climat de classe et l’engagement des élèves.
3.3 Typologie des supports
Dans un premier temps, nous avons cherché à établir la part des supports numériques dans l’enseignement de la lecture. Pour cela, les observateurs ont codé l’ensemble des supports des tâches demandées aux élèves à partir de la typologie suivante.
Ce codage permet d’appréhender le temps moyen hebdomadaire consacré par les élèves au travail sur chacun de ces supports.
3.4 Modalités d’utilisation du TNI
Dans un deuxième temps, nous avons examiné les modalités d’utilisation du TNI auprès d’un échantillon limité aux 16 classes qui utilisaient le TNI au moins 20 minutes par jour en moyenne, soit au moins 240 minutes[4] sur l’ensemble de la période. Pour 13 de ces classes, nous avons analysé les films de la troisième semaine du mois de novembre. Pour trois de ces classes, ces films n’étaient, pour différentes raisons, pas disponibles. Nous avons alors analysé les films de la troisième semaine du mois de mars. L’unité d’analyse retenue dans ce travail est celle de l’«écran» du TNI, terme désignant l’affichage du TNI à un instant donné et proposé aux élèves comme support de travail. Chaque écran a été caractérisé par cinq catégories, librement adaptées de la typologie de Sweeney (2008), dans le but de mettre en évidence les similitudes et les différences entre les usages d’un tableau traditionnel et du TNI. Les travaux de Beauchamp (2004) et de Beauchamp et Kennewell (cités et adaptés dans Raby et al., 2015) nous ont également guidés pour appréhender l’interactivité mise en oeuvre.
Les trois premières catégories prennent appui sur la première partie de la typologie de Sweeney, consacrée aux indicateurs techniques. Elles renvoient aux caractéristiques techniques des écrans de TNI: document élaboré à l’aide de logiciels de traitement de texte, page scannée d’album de littérature de jeunesse, manuel ou fichier numérique ou numérisé[5], page blanche, logiciel intégré au TNI (native software) ou extérieur au TNI, image fixe ou vidéo. Dans cette même perspective de comparaison entre le tableau traditionnel et le TNI, nous avons cherché à mettre en évidence le caractère statique ou dynamique des écrans ainsi que la présence éventuelle d’images, la présentation d’images étant difficile sur un tableau noir traditionnel, et celle de documents dynamiques quasi impossible.
La quatrième catégorie vise à mettre au jour les fonctions des écrans observés. Les fonctions offertes par le TNI sont potentiellement très nombreuses, une première analyse exploratoire de nos données à la lumière de la typologie de Sweeney a permis d’en identifier quatre principales que nous avons retenues pour le codage: les fonctions de projection et d’écriture, similaires à celles du tableau traditionnel, et les fonctions de recherche de ressources sur la Toile ou d’utilisation de logiciels, spécifiques au TNI.
Une dernière catégorie a enfin trait à l’interactivité. Dans l’esprit des recherches qui considèrent l’interactivité comme la clé d’une exploitation fructueuse du TNI (Raby et al., 2015; Sweeney, 2008), nous avons précisé si le TNI était ou non manipulé par l’élève, sans considérer comme manipulation les interactions similaires à celles que les élèves auraient eues avec un tableau traditionnel, à savoir montrer, entourer, souligner ou écrire. Là aussi, les possibilités d’interactions sont potentiellement multiples: glisser-déposer, ouvrir et fermer des documents, naviguer dans les documents ou sur le web, créer des documents, partager des documents… Un relevé systématique de la nature de ces interactions permettra de voir lesquelles apparaissent effectivement dans les séances de notre étude.
3.5 Méthode d’analyse des données
Nous utiliserons enfin, dans un troisième temps, les résultats des élèves aux évaluations de début et de fin d’année pour vérifier l’hypothèse d’un effet de l’utilisation de supports numériques sur les progrès des élèves en lecture-écriture.
Dans la mesure des effets du contexte scolaire, ici une pratique enseignante, une approche privilégiée consiste à estimer statistiquement ces effets, toutes choses égales par ailleurs, par la spécification de modélisations multiniveaux (Bressoux, 2007, 2010). Ces dernières se spécifient en plusieurs temps. Dans une première étape, il s’agit de décomposer, dans les progrès des élèves au cours d’une année scolaire, ce qui relève du niveau individuel (caractéristiques des élèves) et du niveau contextuel (caractéristiques des classes, des enseignants, etc.). Le lecteur intéressé trouvera cette décomposition (appelée modèle vide) dans le tableau A1 placé en annexe. Dans une deuxième étape, il convient d’introduire les variables relatives aux caractéristiques individuelles des élèves susceptibles de rendre compte des écarts de performances en fin d’année (niveau initial, âge, sexe, milieu social, langue parlée à la maison). Il est alors possible d’examiner dans quelle mesure la variance contextuelle (interclasse) est expliquée par ces caractéristiques individuelles (tableau A2 en annexe). Ce n’est que dans une troisième étape que les variables caractéristiques du contexte scolaire (ici en particulier l’utilisation du TNI) sont introduites dans le modèle afin de quantifier, au-delà des effets individuels, leur contribution à la réduction de la variance contextuelle (tableau A3 en annexe, dont nous présentons les résultats plus loin). Les analyses ont été réalisées avec le logiciel SPSS.
4. La part des supports numériques dans l’enseignement de la lecture
4.1 Durée des tâches prenant appui sur un support numérique
La durée hebdomadaire moyenne des enseignements consacrés au lire-écrire est de 442 minutes, soit un peu plus de 7 heures et 20 minutes, avec des disparités importantes entre les classes. Les tâches proposées aux élèves prennent appui sur les différents supports présentés ci-après, tels que le tableau ou les manuels par exemple. Le tableau suivant présente les durées consacrées au travail à partir des différents supports pour l’ensemble des classes de l’échantillon, qu’elles soient ou non équipées de TNI, tablettes ou ordinateurs.
Les supports traditionnels sont globalement plus utilisés que les supports numériques. Par ordre décroissant d’utilisation, on trouve les fiches/photocopies, le tableau, les cahiers, les albums, l’ardoise, le manuel. Le tableau numérique interactif n’arrive qu’en septième position en moyenne. Une part modeste est donc accordée aux supports numériques (environ 6 % du temps consacré aux tâches de lecture-écriture), par rapport aux fiches, tableau traditionnel ou cahier, qui apparaissent comme les supports privilégiés du cours préparatoire[6].
Mais, au sein des supports numériques, le sort réservé au TNI et à l’ordinateur individuel ou à la tablette est bien différent. En moyenne, 21,5 minutes sont consacrées chaque semaine par les élèves à la réalisation de tâches de lecture-écriture à partir d’un TNI, et 2,3 minutes à partir d’ordinateurs ou de tablettes. Alors que le temps moyen d’utilisation du TNI atteint presque celui du manuel scolaire, support ancien et parfois présenté comme la clé de voute de l’apprentissage de la lecture, l’ordinateur est utilisé de manière marginale: il apparait certes au moins une fois au cours des trois semaines dans 15 classes de l’échantillon, mais seules deux classes l’utilisent plus de 15 minutes par semaine en moyenne.
Néanmoins, toutes les classes ne sont pas équipées de TNI. Alors que les autres supports de travail sont plus ou moins utilisés dans la plupart des classes, le TNI l’est dans 24 des 131 classes, soit dans 18,3 % des classes de l’échantillon. Il est significativement plus présent en éducation prioritaire, où 25,6 % des classes de l’échantillon l’utilisent. Au-delà des durées moyennes exposées dans le tableau 4, il convient alors d’appréhender la durée d’utilisation du TNI dans les classes qui en sont effectivement équipées (tableau 5).
Le tableau indique que, dans les 24 classes équipées, le temps d’utilisation du TNI est en moyenne de plus de 117 minutes par semaine, dépassant ainsi tous les autres supports: 103 min pour les fiches, 62 min pour le cahier, 47 min pour le tableau. Nos données nous permettent aussi de saisir l’incidence de la présence d’un TNI dans une classe sur l’utilisation d’autres supports. Les classes équipées d’un TNI utilisent ainsi significativement moins le tableau traditionnel (110 minutes en moyenne pour les classes non équipées de TNI, contre 48 minutes pour les classes équipées). L’examen des durées d’utilisation du TNI dans les deux seules classes qui n’utilisent jamais le tableau traditionnel indique que le TNI y est support d’activités pour respectivement 776 et 237 minutes. La substitution est alors complète. Les classes équipées d’un TNI utilisent également significativement moins le manuel «papier» (26 minutes en moyenne pour les classes non équipées de TNI, contre 11 minutes pour les classes équipées). Enfin, l’usage du TNI fait également diminuer le temps passé sur d’autres supports, tels les ouvrages de littérature de jeunesse, les fiches et les cahiers, ou l’ordinateur, mais sans que ces différences soient statistiquement significatives.
4.2 Domaines de tâches mis en oeuvre à partir d’un support numérique
Les tableaux qui suivent permettent de différencier, au sein des moments consacrés à l’apprentissage du lire-écrire, les différentes catégories de tâches, d’abord tous supports de travail confondus, puis lors de l’utilisation d’outils numériques. Ces catégories sont celles retenues pour caractériser l’enseignement de la lecture-écriture dans le cadre de la recherche «Lire-écrire au CP». Elles regroupent toutes les tâches proposées aux élèves, qu’il s’agisse de l’écoute de consignes ou d’explications, de la réalisation d’exercices, d’évaluations ou de corrections. Le contenu de ces cinq catégories est détaillé dans Goigoux (2016, p. 82-89).
Les tâches d’écriture (catégorie qui regroupe aussi bien la calligraphie que la copie, la dictée et la production écrite) occupent une place importante, avec presque un tiers du temps en moyenne. Viennent ensuite les tâches de lecture et d’étude du code graphophonologique (23 % et 18 %). La place laissée au travail sur la compréhension (15 %) est plus modeste, comme celle consacrée à l’étude de la langue: les tâches portant sur le lexique, la morphologie et la syntaxe représentent en effet 8 % des durées.
En ce qui concerne l’usage de l’ordinateur, quinze classes ont recours au moins une fois à l’ordinateur durant les trois semaines de l’observation. Elles consacrent alors des durées hebdomadaires moyennes variables aux cinq domaines de la lecture-écriture.
C’est tout d’abord pour écrire (un tiers des tâches) que l’on utilise l’ordinateur ou la tablette en cours de CP. Les élèves sont également amenés à lire des textes (19 % du temps d’utilisation de ces équipements), à effectuer des tâches de compréhension (19 %) et, dans une moindre mesure, d’étude du code (15 %) et d’étude de la langue (13 %). Le poids de l’écriture correspond à la saisie ou à la dictée de lettres, de syllabes, de mots, parfois de textes. Il est fréquemment utilisé dans une classe, combiné à un rétroprojecteur, pour afficher des textes scannés à lire collectivement. Divers jeux de mots et de lettres (mots croisés, reconnaissance de mots…) apparaissent dans deux classes. La place modeste de l’étude du code phonographique peut surprendre puisque des programmes de type «exerciseurs» par exemple permettent l’entrainement de la conscience phonologique, la mémorisation des relations graphophonémiques, ou encore la pratique de la combinatoire et la lecture de mots. Visiblement, ces programmes en langue française dont les expérimentations sont évoquées dans la littérature scientifique (Ecalle et Magnan, 2015) n’ont pas encore trouvé leur place dans les salles de classe.
La comparaison avec le tableau précédent permet cependant de constater que la proportion du temps passé avec l’ordinateur ou la tablette dans chaque domaine de tâches diffère peu de cette proportion tous supports confondus.
Vingt-quatre classes de l’échantillon utilisent le TNI. Le tableau suivant présente les durées hebdomadaires moyennes consacrées à chacun des cinq domaines de la lecture-écriture à l’aide de ce support.
Le TNI est d’abord utilisé comme support de lecture (33 %), d’écriture (19 %) et d’étude du code (18 %). Il se substitue ainsi au tableau noir et aux affichages, mais aussi au manuel. L’utilisation du TNI pour travailler la compréhension (16 %) et pour étudier la langue (12 %) est moindre. Ces chiffres reflètent pour l’essentiel la hiérarchie des différentes catégories de tâches dans les budgets temps globaux. Cependant, la proportion entre le temps passé à des tâches de lecture et d’écriture se trouve ici inversée: dans les classes qui l’ont adopté, le TNI est le support par excellence des tâches de lecture collective.
La comparaison avec les temps d’utilisation du tableau traditionnel (qui n’apparaissent pas dans ces tableaux de résultats, voir Crinon, Leclaire-Halté et Viriot-Goeldel, 2016) présente un certain intérêt: il est un peu plus utilisé pour la lecture (33 % contre 28 %) et la compréhension (16 % contre 13 %), un peu moins pour l’écriture (19 % contre 25 %) et l’étude du code (18 % contre 24 %).
5. Comment est utilisé le TNI?
5.1 Fonctions du TNI
L’étude des vidéos des 16 classes retenues a permis de décrire 306 écrans de TNI présentés aux élèves. Le tableau ci-dessous fait apparaitre les fonctions du TNI au sein de la salle de classe.
Le TNI sert avant tout à projeter. Comme le tableau traditionnel ou les affiches, il permet de présenter du contenu visible par tous les élèves, fonction remplie par 65 % des écrans de TNI. Dans 18 % des cas, il sert à écrire, ces deux fonctions étant associées dans 5,9 % des cas. Au total, l’utilisation du TNI est similaire à celle du tableau traditionnel dans 88,9 % des cas.
En effet, dans de nombreuses classes de CP, la leçon de lecture connait une phase où un texte d’appui, tiré d’un manuel ou d’un album de littérature jeunesse, est affiché au tableau (il y est soit écrit directement par l’enseignant, soit par l’intermédiaire d’une affiche en papier) et travaillé collectivement, selon des procédures qui peuvent varier selon les classes: hypothèses préalables sur le sens qu’on cherche ensuite à vérifier par une lecture silencieuse, appui parfois sur la ponctuation du texte, recherche des mots connus ou déchiffrables, soulignés, surlignés ou entourés sur le support, relectures à voix haute par les élèves et par l’enseignant, reformulation par les élèves… C’est ce qu’on observe de la même manière avec le support du TNI. Le texte à lire a alors été préparé par l’enseignant soit sur traitement de texte, soit en scannant le texte sur son support d’origine, manuel ou album, soit en utilisant une version numérique du manuel.
Une leçon de lecture comporte généralement également une phase d’apprentissage du code graphophonétique. Le travail des correspondances graphophonétiques s’appuie souvent, à un moment ou à un autre, sur une affiche résumant la correspondance étudiée («je vois/j’entends»), fournissant un ou plusieurs exemples de mots illustrant cette correspondance, et souvent des séries de syllabes contenant le graphème. On observe la même pratique chez les enseignants utilisateurs du TNI: la fiche a été saisie sur traitement de texte ou scannée à partir du manuel. Les élèves s’entrainent ensuite généralement à reconnaitre, à manipuler et à produire des syllabes, des mots et/ou des phrases contenant les graphèmes étudiés. Le support privilégié de ces exercices est la fiche photocopiée et, de manière plus rare, l’ardoise, le cahier ou les étiquettes mobiles. Dans les classes avec TNI, ces supports sont également utilisés pour les exercices, mais s’y ajoute alors une utilisation quasi systématique du TNI pour lancer l’activité (la fiche est projetée et les consignes découvertes collectivement) et pour corriger l’exercice.
D’autres utilisations du TNI semblables à celles du tableau traditionnel interviennent lors de moments d’écriture (calligraphie, copie et dictée). Dans la majorité des classes avec TNI, l’enseignant projette alors un écran blanc, souvent ligné. Ainsi, l’enseignant montre et verbalise le geste à utiliser pour réaliser le tracé d’une lettre et écrit, parfois avec l’aide des élèves qui épèlent les mots, le texte à copier ou à observer.
Dans chacune de ces utilisations, certains enseignants ont complètement remplacé le tableau traditionnel par le TNI, utilisant le stylet du TNI pour fixer, en cours de leçon, des syllabes, des mots, des phrases qu’ils souhaitent mettre sous les yeux de la classe. D’autres, pour ces écrits ajoutés en cours de leçon, préfèrent utiliser le marqueur, sur un tableau traditionnel placé à côté du TNI, ou même directement sur le tableau qui sert pour la projection.
L’utilisation du TNI en classe permet également l’utilisation de fonctions spécifiques à cet outil et distinctes de celles d’un tableau traditionnel. L’utilisation des fonctionnalités du TNI (natives softwares) et de logiciels extérieurs représente 6,2 % des écrans. Il s’agit des fonctions chronomètre, emploi du temps, zoom, surlignage, et «glisser-déposer». On observe l’utilisation du «glisser-déposer» à divers moments d’une leçon: lors d’une phase de découverte d’une nouvelle correspondance phonème-graphèmes, pour classer les mots selon la graphie réalisant le phonème étudié; lors d’un exercice d’entrainement (assembler des syllabes pour composer des mots, phrases à trous); lors d’une situation de production où il faut choisir et combiner des mots (le travail individuel se fait avec les étiquettes mots traditionnelles, mais le TNI permet de donner à voir à toute la classe le travail de chacun et de commenter les stratégies). Dans une des classes, ce travail de composition de phrases se fait à partir d’un tableau où les mots sont classés par catégorie grammaticale; le logiciel, à chaque fois que ce travail récurrent est proposé aux élèves, affiche une nouvelle liste de mots dans ce tableau, tirée au hasard de la base des mots déjà connus. On note également un logiciel permettant de travailler la reconnaissance de lettres.
Dans une classe se pratique, à l’issue d’une séquence de production de textes, une correction collective de certains des textes. Les textes sélectionnés par l’enseignant et scannés par ses soins sont affichés sur le TNI. À partir des propositions argumentées des élèves, l’enseignant procède devant la classe à des modifications du texte révisé, grâce aux fonctions de gomme et d’écriture. Le résultat est sauvegardé.
Enfin, seuls 2,3 % des écrans sont consacrés à une recherche sur la Toile. Les fonctions de projection et d’utilisation de logiciels peuvent aussi être associées, lorsque par exemple on surligne ou cache et dévoile des parties du document projeté. Ainsi, dans 11,1 % des cas seulement les écrans projetés remplissent des fonctions spécifiques au TNI, qui n’auraient pu exister avec un tableau traditionnel.
5.2 Caractéristiques des écrans affichés
Le tableau ci-après rend compte de la nature des 306 écrans rencontrés dans notre étude.
Les écrans du TNI projettent essentiellement des documents élaborés par traitement de texte (31,4 % des écrans de notre étude). La catégorie manuels et fichiers constitue 21,6 % des écrans. Certes, cette catégorie regroupe à la fois des manuels numériques et des pages scannées de manuel. Il est néanmoins inattendu que ces manuels et fichiers soient si peu «interactifs». En effet, cette catégorie ne compte que 7,6 % d’écrans dynamiques, alors que 92,4 % des écrans projetant des manuels ou des fichiers sont parfaitement statiques, à l’instar d’une page scannée. 10,1 % des écrans sont consacrés à un contenu provenant d’un logiciel, il s’agit des écrans proportionnellement les plus nombreux à être dynamiques. Enfin, les TNI sont souvent utilisés pour afficher des images (6,9 %), généralement trouvées sur la Toile et utilisées pour illustrer le sens de mots renvoyant à des objets du monde inconnus des élèves, et des pages d’albums de littérature de jeunesse (4,9 %). Enfin, sites internet et vidéos sont peu présents sur les écrans (respectivement 1 et 0,7 %).
Les écrans des TNI présentés aux élèves sont au total majoritairement statiques (84,3 %). Peu d’entre eux offrent une plus-value par rapport aux tableaux traditionnels en présentant un contenu dynamique. En revanche, l’affichage d’images au tableau, plus difficile sur un tableau traditionnel, pourrait constituer une plus-value du TNI, que l’on trouve dans près du tiers des écrans (32 %) (tableau 11).
Enfin, le tableau suivant rend compte de la manipulation du TNI par les élèves, situation assez rare, puisque seulement 5,2 % des écrans sont manipulés par les élèves.
Il est clair que le TNI est un support de travail pour les moments collectifs. On retrouve avec le TNI, lors de ces moments, deux styles différents de mise au travail des élèves, tout comme avec un tableau traditionnel. Certains enseignants sont les seuls à prendre le stylet et à intervenir sur le TNI, en reprenant généralement des propositions des élèves qu’ils interrogent. D’autres, plus rares, font venir des élèves tour à tour au tableau et leur confient le stylet. Mais, dans les classes observées, au-delà de l’écriture ou du «glisser-déposer», il est exceptionnel de voir des élèves utiliser les commandes du logiciel de gestion du TNI.
6. Les élèves progressent-ils plus lorsqu’ils bénéficient du TNI?
Les analyses précédentes ont montré que le temps consacré à l’utilisation du TNI est contrasté entre les classes de cours préparatoire. Nous avons choisi d’examiner les progrès des élèves dans les classes où le TNI est utilisé au moins 20 minutes par jour en moyenne (N=16) en comparaison des progrès des élèves des classes dans lesquelles le TNI est utilisé moins de 20 minutes par jour ou n’est pas utilisé[7]. Par ailleurs, dans la mesure où le TNI est utilisé différemment selon les dimensions du lire-écrire (écriture, compréhension, etc.), les évolutions des progrès des élèves ont été examinées dans les registres du code, de la compréhension autonome, de la compréhension de textes entendus et de l’écriture. Le tableau A3 qui synthétise l’ensemble des résultats est placé en annexe.
Il apparait nettement que, quel que soit le type de progrès considéré, l’utilisation d’un TNI n’exerce pas d’influence. Autrement dit, les élèves ne progressent pas différemment lorsque leur enseignant utilise un TNI plus de 20 minutes par jour ou moins. Des analyses complémentaires, non développées ici, ont été réalisées afin d’examiner si des effets s’observaient dans des contextes particuliers (en éducation prioritaire) ou auprès d’élèves particuliers (faibles ou forts en début de cours préparatoire). Les résultats sont identiques: aucun effet n’est décelé.
7. Discussion et conclusions
Nos résultats indiquent une faible présence de l’ordinateur et des tablettes dans les classes de la première année d’école élémentaire. Certes, peu d’écoles disposent d’un matériel suffisant pour permettre un travail simultané de tous les élèves, ou organiser un travail individuel différencié. Mais ce faible usage peut aussi résulter d’une méfiance vis-à-vis des pratiques permises par l’ordinateur. Car le TNI, qui s’avère beaucoup plus présent, est surtout utilisé par les maitres pour soutenir un travail collectif très guidé. Se substitue ainsi, à l’usage multiséculaire de l’outil de gestion du collectif que constitue le tableau noir, un outil technologique en outre attrayant et permettant une présentation formelle plus soignée.
Les études sur le TNI avancent volontiers l’idée que l’intégration de cette technologie à la pédagogie des enseignants implique une transformation des pratiques (par ex., Slay, Siebörger et Hodgkinson-Williams, 2007, 2008; Sweeney, 2008), ou plus précisément que le TNI peut facilement être utilisé comme un substitut du tableau traditionnel en renforçant les pratiques antérieures, mais peut également susciter «a whole new approach to pedagogy» (Digregorio et Sobel-Lojeski, 2010, p. 256). Cette nouvelle approche se traduirait notamment par une plus grande variété des supports et une plus grande interactivité.
Notre étude fait néanmoins apparaitre un usage limité de cette variété dans les cours préparatoires de notre échantillon; vidéos ou ressources internet sont rares sur les écrans présentés aux élèves (respectivement 0,7 % et 1 % des écrans). Elle fait apparaitre l’usage prédominant de textes, de manuels et fichiers, de pages blanches, constituant des écrans statiques. L’usage qui est fait du TNI est donc assez proche de celui du tableau traditionnel en termes de variété.
En ce qui concerne l’interactivité, souvent désignée comme la clé d’une amélioration des progrès des élèves, les séances observées comportent peu d’interactions des élèves avec le TNI. Dans la grande majorité des cas (94,8 %), les élèves écoutent et regardent, ils n’utilisent pas le TNI, sinon, assez rarement, pour écrire comme ils écriraient sur un tableau traditionnel. L’enseignement dispensé avec le TNI correspond ainsi majoritairement, en termes d’interactivité, au premier niveau de la typologie de Beauchamp (2004). Les élèves manipulent le TNI dans 5,2 % des cas. Il s’agit dans la plupart des cas d’exercices utilisant la fonction «glisser-déposer». L’enseignant se rapproche alors de «l’utilisateur apprenti» (Beauchamp, 2004), désignant la phase durant laquelle les élèves encerclent, surlignent et déplacent les contenus, mais selon les consignes de l’enseignant. Au-delà de cette interactivité «machinique» (Jacquinot et Meunier, 1999), on peut également s’interroger sur l’évolution des interactions entre élèves et entre le maitre et ses élèves. D’une manière générale, elles s’avèrent similaires à celles mises en oeuvre avec un tableau traditionnel. Lorsque nous avons observé des interactions autour du TNI, il s’agissait d’interactions que Beauchamp et Kennewell (2010, cités dans Raby et al., 2015) qualifieraient d’«interactions autoritaires» (voir tableau 1). Les tâches à réaliser au TNI sont exclusivement planifiées et contrôlées par le maitre; les élèves sont essentiellement engagés dans des tâches de «glisser-déposer» comportant un nombre d’options limitées et prédéterminées par l’enseignant.
En somme, les enrichissements en termes de variété et d’interaction sont limités, le TNI sert essentiellement à afficher du texte et à écrire (88,9 % des écrans); il est surtout utilisé de manière statique (84,3 %). En cela, la situation française au primaire semble ainsi proche de celle mise en évidence par l’enquête de Karsenti au primaire et au secondaire au Québec (Karsenti, cité par Kazadi, 2015). Une des principales évolutions qui apparaissaient dans cette étude concernait le poids de l’image et de l’acte de monstration en général. Près du tiers des écrans comportaient des images. Le TNI rend possible l’affichage d’images, dont les illustrations d’albums de littérature de jeunesse, affichage plus difficile sur le tableau traditionnel. Le sens d’un mot peut être «montré», illustré par une image recherchée sur Internet, en lieu et place d’une définition. La fonction surlignage peut être utilisée pour localiser, sur la page, la phrase que l’on est en train de lire. La fonction zoom permet de naviguer sur le document projeté, à savoir une fiche que les élèves ont sous les yeux en version papier, en concentrant les regards et l’attention vers la partie du document exploitée sans avoir à la localiser verbalement. Mais des effets négatifs de ce type de pratiques ne sont pas exclus.
Enfin, au-delà des bonnes pratiques en matière d’utilisation du TNI que la littérature scientifique et pédagogique commence à diffuser (Gage, 2012; Lefebvre et Samson, 2015), y a-t-il des exercices ou des situations d’apprentissage, utiles pour apprendre à lire-écrire au CP, spécifiques au TNI? Dans les classes de l’échantillon français, ces situations restent à inventer. On pourrait notamment envisager plus largement l’utilisation de logiciels pour travailler la conscience phonologique, les correspondances lettres-sons (par exemple l’adaptation pour TNI de Raconte-moi les sons et Raconte-moi l’alphabet au Québec, Laplante, 2012a, 2012b) et l’identification des mots, collectivement ou individuellement, à des fins de différenciation, comme nous l’avons observé une seule fois dans notre corpus.
Ces résultats sont à mettre en relation avec les usages faits de ce support, qui s’apparentent à ceux du tableau noir. Cette faible utilisation du potentiel des TNI peut expliquer l’absence d’effets sur les progrès des élèves. Par ailleurs, le seuil retenu pour caractériser les classes utilisant le TNI (20 minutes d’utilisation hebdomadaire) reste faible. On ne peut pas complètement repousser l’hypothèse selon laquelle un usage plus intensif du TNI aurait pu mettre en évidence d’autres résultats. Aussi n’est-il pas étonnant que nous n’ayons pas trouvé d’effets de l’utilisation du TNI sur les progrès des élèves ni de certaines catégories d’élèves[8], dans les limites exprimées précédemment. Les attentes à l’égard de la technologie évoquées au début de cet article sont donc loin d’être remplies, ce qui est d’ailleurs cohérent avec les résultats des recherches antérieures, qu’il s’agisse des recherches québécoises que nous venons d’évoquer ou de celles conduites dans des pays qui, comme l’Angleterre, ont adopté dès les années 2000 d’ambitieux plans d’équipement en TNI (Digregorio et Sobel-Lojeski, 2010).
Nos résultats nous conduisent en outre à des réflexions d’une part sur les conditions de l’innovation, d’autre part sur les conditions d’efficacité de celle-ci.
Parmi les différentes innovations technologiques introduites dans les classes ces dernières années, le TNI semble susciter une adhésion particulière, et ce résultat rejoint ceux d’enquêtes dans d’autres pays (Higgins, 2010; Sweeney, 2013). Une innovation ne semble être acceptée que lorsqu’elle s’avère compatible avec les schèmes professionnels antérieurs, comme l’ont montré par exemple les analyses de Goigoux, Cèbe et Paour (2003) à propos d’un autre type d’outil. C’est sans doute ce qui explique le succès du TNI auprès des enseignants des classes équipées; il est compatible avec un modèle de l’enseignement du lire-écrire en début d’école élémentaire très partagé.
En revanche, l’objectif de mettre un terme à l’exacerbation des inégalités attestée par de nombreux indicateurs, au plan national comme sur le plan des comparaisons internationales, est loin d’être atteint. L’objectif de réduction des inégalités scolaires visé par les plans numériques successifs ne semble pas assuré dans l’usage actuel qui est fait de ces technologies. Ces constats sont certainement liés au statut de l’outil: le TNI n’est pas encore pleinement un instrument (au sens de Rabardel, 1995), impliquant des schèmes d’utilisation de l’outil et une intégration à un ensemble de pratiques pédagogiques et didactiques compatibles avec la réussite de tous les élèves dans l’apprentissage de la lecture. Souvent, on évoque davantage les potentialités des technologies que leurs effets réels en contexte (Legros et Crinon, 2002). La question essentielle qui se pose est bien celle de l’adéquation entre les besoins cognitifs des élèves et les ressources que constituent en germe les fonctionnalités des outils technologiques, à la condition que ces ajustements soient pensés et reconfigurés dans le cadre de la formation initiale, et tout au long de la vie, des enseignants.
Parties annexes
Annexes
Annexe 1
Annexe 2
Annexe 3
Notes
-
[1]
Le sigle CP désigne le cours préparatoire, première année d’école élémentaire en France, accueillant les élèves âgés d’environ 6 ans après trois années d’école maternelle.
-
[2]
La méthodologie de ce programme de recherche est détaillée par Goigoux, Jarlégan et Piquée (2015).
-
[3]
Nous avons toutefois écarté les débutants de moins de trois ans d’ancienneté dans l’échantillon. L’ancienneté moyenne des enseignants est de 17,4 ans (écart-type: 7,4) dont 8,4 ans au cours préparatoire (écart-type: 5,3).
-
[4]
Pour éviter une définition trop rigide, nous avons également inclus une classe utilisant le TNI 237 minutes, soit une minute hebdomadaire de moins.
-
[5]
Il ne nous a pas toujours été possible de déterminer s’il s’agissait de pages scannées ou de manuels numériques interactifs, nous les avons donc rassemblés en une seule catégorie et avons réservé la catégorie «page scannée» aux pages scannées d’albums de littérature de jeunesse. Pragmatiquement, il a donc fallu mêler la nature du document (album, manuel) aux caractéristiques techniques du document projeté à l’écran.
-
[6]
Pour une analyse plus détaillée de l’emploi des différents supports par les enseignants de ces classes, voir Crinon, Leclaire-Halté et Viriot-Goeldel (2016).
-
[7]
Il ne nous a pas semblé pertinent d’assimiler des utilisations de très courtes durées du TNI à des utilisations plus longues pour étudier les effets de l’utilisation du TNI. Nous avons donc choisi de constituer deux catégories, l’une regroupant les utilisations courtes et la non-utilisation, l’autre regroupant les classes utilisant le TNI sur des durées plus longues. Il a fallu définir un seuil, définition qui comporte inévitablement une part d’arbitraire. Le choix de 20 minutes hebdomadaires constitue un seuil relativement bas sur une semaine de 24 heures de cours, mais l’augmenter n’aurait pas permis de disposer d’un nombre suffisant de classes pour étudier les effets de l’utilisation du TNI dans le cadre des modèles multiniveaux.
-
[8]
Cette absence d’effets ne signifie pas que les pratiques observées ne sont pas efficaces, mais qu’elles ne le sont ni plus ni moins que les pratiques correspondantes ayant recours à d’autres supports d’enseignement.
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