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L’exploration de certaines productions culturelles méditerranéennes met en lumière la prégnance de motifs – la chair, la bouche, l’engloutissement – mobilisés aussi bien dans leurs dimensions symboliques que littérales chez plusieurs créateurs espagnols et italiens qui se sont emparés du thème de la dévoration[1]. La confrontation de quelques exemples révèle l’existence de filiations ou, du moins, de passerelles entre des oeuvres issues d’un même terreau grotesque : citons, entre autres, la production picturale de Goya (Saturne dévorant l’un de ses fils, Les Cannibales), et celle de Salvador Dali (les aliments ou les représentations connotant un monde comestible, à l’image des montres molles inspirées au peintre par la vision d’un camembert coulant), deux influences majeures qui imprègnent la filmographie érotico-gastronomique du réalisateur catalan Bigas Luna[2] par ailleurs tributaire d’esthétiques italiennes comme le cinéma de chair de Federico Fellini (Amarcord, 1973). Le cinéphile pourra encore convoquer le souvenir de l’orgie mortifère des bourgeois décadents chez Marco Ferreri (La grande bouffe[3], 1973), des banquets carnavalesques de Luis Buñuel[4] ou des manifestations d’amour absolu que sont les actes anthropophages représentés dans La Chair (La carne, 1991) de ce même cinéaste, le long-métrage J’irai comme un cheval fou[5] (1973) du metteur en scène espagnol Fernando Arrabal, ou, plus récemment, Caníbal (2013) de Manuel Martín Cuenca.

Au sein de ce corpus hétérogène irrigué par l’isotopie de l’engloutissement, il est un cas sur lequel nous nous proposons de nous attarder : celui du court-métrage La conseillère anthropophage (La concejala antropófaga), réalisé par le cinéaste madrilène Pedro Almodóvar, dont une grande partie de la filmographie recueille elle-même le legs d’une vision du corps enracinée dans un terreau culturel espagnol faisant la part belle aux déformations et aux outrances grotesques[6]. C’est en 2009, durant le tournage de son long-métrage Étreintes brisées (Los abrazos rotos), qu’il réalise ce film humoristique de 7 min. 31 s., diffusé sur Internet en guise de teaser afin de promouvoir la sortie du drame dont Lluis Homar et Penélope Cruz sont les têtes d’affiche. Le spectateur des Étreintes brisées identifie a posteriori l’unique séquence que constitue ce bref récit filmique comme un fragment de Femmes et valises (Chicas y maletas), l’oeuvre réalisée par le personnage de Mateo Blanco (Lluis Homar) dans la diégèse du long-métrage.

Dans une sorte de clin d’oeil, voire d’hommage aux débordements des sujets excentriques qui peuplent la première moitié de la production d’Almodóvar[7], La conseillère anthropophage prolonge et actualise la pratique du court-métrage irrévérencieux et teinté d’humour[8], exercice auquel le réalisateur se livrait au cours de la seconde moitié des années 1970, en pleine transition démocratique espagnole, durant la phase punk du « rrollo » aux origines de la Movida[9]. Trente ans plus tard, ce film donne à Almodóvar l’occasion de brosser le portrait d’un personnage excessif, risible, grotesque au sens esthétique du terme, qui se définit dans le titre même de l’oeuvre par ses pratiques anthropophages, annonciatrices de son inclination pour la démesure et le débordement.

Ce travail se propose précisément de mener une réflexion sur le court-métrage au prisme du réseau de sens que le cinéaste de la Mancha tisse autour de l’acte cannibale. Il s’agira d’explorer les variations sur ce leitmotiv en prêtant une attention particulière à la mise en scène, aux mécanismes interprétatifs activés par les dialogues et à l’architecture du récit filmique. Ce dernier sera saisi tout autant comme unité indépendante que dans le rapport dialogique qu’il entretient avec les différents niveaux narratifs des Étreintes brisées et, plus largement, la filmographie almodovarienne[10]. L’étude de ces dynamiques permettra de déterminer dans quelle mesure anthropophagie, sexe et politique se conjuguent pour forger une figure éminemment grotesque, mise au service d’une célébration de la matérialité du corps et vectrice de satire politique[11].

De Femmes et valises à La conseillère anthropophage

Comme nous l’avons mentionné, La conseillère anthropophage s’avère être une séquence du film fictif Femmes et valises et participe ainsi d’un jeu d’enchâssement narratif généré dans la diégèse des Étreintes brisées par le travail de création cinématographique que mène le cinéaste Mateo Blanco, non sans quelques déconvenues. Le montage du film est saboté à la demande du producteur Ernesto Martel (José Luis Gómez), jaloux de la relation clandestine que sa femme Lena (Penélope Cruz), l’interprète de Pina – protagoniste de Femmes et valises –, entretient avec Mateo. Cette structure de mise en abyme ainsi que le sujet de la réalisation génèrent une réflexion non seulement autour de l’acte cinématographique et du processus de création, mais aussi sur les réseaux intertextuels qui parcourent la production almodovarienne. Le court-métrage s’insère dans un entrelacs de clins d’oeil et il est prétexte à un jeu de réécriture : une connexion s’établit d’abord avec l’oeuvre dont il fait la promotion, en particulier l’extrait de récit filmique intégré dans Les Étreintes brisées. Ce fragment pose le décor et introduit le personnage de la conseillère municipale joué par Carmen Machi, développé dans la séquence que constitue La conseillère anthropophage. En outre, le film métadiégétique Femmes et valises, auquel appartiennent ces deux passages contigus dans leur déroulement narratif, se révèle être un hypertexte[12] de Femmes au bord de la crise de nerfs (Mujeres al borde de un ataque de nervios, 1988). Dans cette version hypertextuelle, Penélope Cruz reprend le personnage de Pepa-Carmen Maura, abandonnée par son amant. Réapparaît alors le thème de la rupture amoureuse[13] qui se décline en différents motifs : le lit brûlé, la valise et le gaspacho aux somnifères que la femme en crise destine au fugitif (la mixture est ingérée par Marisa dans Femmes au bord de la crise de nerfs et par Maribel dans le court-métrage). Si une première valise matérialise pour Pina la séparation et l’impossible dialogue amoureux, il en est une autre que Chon affirme avoir trouvée par hasard dans son placard, découvrant des kilos de cocaïne à l’intérieur. Tout en dévorant avec gourmandise des madeleines, elle raconte sa relation fugace avec un inconnu, amant « virtuose », mais aussi dangereux narcotrafiquant poursuivi par la police, qui aurait laissé la valise chez elle. Le personnage de Chon réactualise ainsi celui de l’ingénue Candela (María Barranco) dans Femmes au bord de la crise de nerfs, amie de Pepa, désespérée après s’être aperçue que sa dernière conquête n’était autre qu’un terroriste chiite. En d’autres termes, ce que propose Almodóvar à travers cette séquence de Femmes et valises, c’est une relecture condensée de la trame du film de 1989. Il convient encore de souligner que cette dernière est par ailleurs fondée sur un autre hypotexte sous-jacent et allogène, La Voix humaine (1930) de Jean Cocteau[14], que le cinéaste adaptera librement dans un court-métrage ultérieur, The Human Voice (2020), son premier film en anglais tourné avec l’actrice britannique Tilda Swinton. Dans une sorte d’aller-retour entre les deux récits filmiques, brouillant les frontières entre hypotextes et hypertextes, Almodóvar y reprend quelques-uns des éléments narratifs de Femmes au bord de la crise de nerfs – la femme délaissée, l’amant absent, le téléphone, la valise, l’incendie, les somnifères – associés au soliloque d’une comédienne au type bien différent de celui des habituelles chicas almodovarianas[15].

S’agissant de La conseillère anthropophage, le récit se situe à un double niveau et met en exergue le lien qui unit les deux créateurs, Almodóvar et Mateo Blanco, son alter ego dans Étreintes brisées. Mateo assume au passage une seconde identité, car il écrit des scénarios sous le pseudonyme de Harry Caine. D’une part, le spectateur se retrouve face à un court-métrage, une unité indépendante pourvue d’une cohérence propre (dotée d’un générique, d’un monde diégétique et d’une progression dramatique) réalisée par le cinéaste espagnol dans une perspective promotionnelle. D’autre part, il s’agit de l’une des séquences d’un film fictif intitulé Femmes et valises, tournée par un réalisateur non moins fictif, personnage diégétique des Étreintes brisées ; une séquence que, néanmoins, Almodóvar n’incorpore pas dans son propre long-métrage. La fusion des deux statuts ainsi que l’intersection entre mondes diégétique et extradiégétique se matérialisent dans le générique : La conseillère anthropophage se présente comme une réalisation de Mateo Blanco, d’après un scénario de Harry « Huracán » Caine, informations qui renvoient à la double identité du personnage inventé de Étreintes brisées. Mais le court-métrage est lié également à la filmographie almodovarienne et par conséquent à un cinéaste de chair et d’os, comme l’indique le texte final : « Le scénario est inspiré d’un personnage anecdotique de Étreintes brisées[16] ». Un peu plus loin, le générique mentionne la composition de l’équipe technique du long-métrage et la société de production de Pedro Almodóvar, El Deseo. Cette double appréhension du récit filmique ainsi que le décodage de la référence intertextuelle sont permis par la complicité ludique que le cinéaste établit avec son spectateur : celui-ci demeure libre d’intégrer à son tour la fiction en tant que public d’un cinéaste imaginaire, Mateo, ou de visionner le dernier court-métrage qu’un réalisateur bien réel, Almodóvar, tourne dans le cadre de la promotion de son nouveau film.

Bien que la méta-séquence de Femmes et valises incluse dans Étreintes brisées offre à Pina (Lena-Penélope Cruz) un rôle de premier plan – elle est indubitablement l’héroïne de l’oeuvre de Mateo Blanco, de même que Pepa-Carmen Maura est celle de Femmes au bord de la crise de nerfs –, La conseillère anthropophage l’exclut dès les premières secondes, comme le suggère le titre, pour se focaliser sur Chon, l’interlocutrice loquace de Pina dans l’extrait qui précède chronologiquement cette séquence. La figure de la conseillère municipale se situe aux antipodes non seulement de la fragile Candela mais aussi du modèle hollywoodien à partir duquel l’actrice forge le personnage de Pina : Audrey Hepburn, dont elle imite la coiffure, la tenue et l’expression malicieuse. Ses extravagantes considérations politiques et sexuelles n’ont en outre rien de commun avec l’amour fou tragique qui unit Mateo, Lena et Ernesto : dans un grand écart de genres et de tonalités cher à Almodóvar, La conseillère anthropophage s’impose comme le teaser paradoxalement comique du drame qui met en scène la passion mortifère de ces trois êtres.

Outrance et débordements

À la différence de la jeune Pina, brune et sobrement vêtue de noir et de blanc, Chon, corpulente quadragénaire, exhibe une féminité tapageuse qui s’exprime visuellement à travers tout un spectre de couleurs chaudes, de sa courte chevelure rousse à sa robe orange criard en passant par son sac vernis, ses bijoux et son maquillage (Figure 1). D’autres touches rouges et orangées complètent ce jeu chromatique dans l’espace réduit de la cuisine où se déroule la totalité du court-métrage : le mixeur qui contient un liquide orange (la séquence insérée dans le récit de premier degré de Étreintes brisées et le déchiffrement de la référence à Femmes au bord de la crise de nerfs permettent d’identifier la nature de cette préparation : il s’agit d’un gaspacho aux somnifères), le carrelage vermillon à l’arrière-plan, le réfrigérateur orange, les poivrons représentés sur les tableaux accrochés aux murs, ou encore le plateau décoré de reproductions de bouteilles de Coca-Cola à la manière d’Andy Warhol. La prédominance de ces tons rappelle les couleurs chaudes saturées caractéristiques de l’univers de Femmes au bord de la crise de nerfs – surtout les tenues féminines et l’appartement de Pepa, elle-même associée à la couleur rouge – ainsi que la connexion de l’oeuvre almodovarienne avec l’esthétique pop, influence particulièrement sensible dans les premiers films du cinéaste (Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, Le Labyrinthe des passions, Dans les ténèbres[17]). Le plan qui suit le prologue, après le départ de Pina, et celui qui clôture le court-métrage apparaissent également comme des réminiscences du chromatisme pop : dans les deux cas, l’image (plan américain puis plan rapproché) s’immobilise pour se teinter de couleurs primaires, jaune et/ou bleu. Le gros plan initial de la protagoniste sur le seuil de la cuisine inaugure le générique : le nom de Carmen Machi apparaît en lettres majuscules violettes et une spirale mouvante rouge se superpose à l’image fixe. Les deux parties du titre apparaissent de part et d’autre du champ : LA CONCEJALA en lettres capitales bleues, ANTROPÓFAGA dans une graphie qui renvoie visuellement au thème de l’anthropophagie (Figure 2). De même, à la fin, le générique défile sur un plan rapproché de Chon bleutée et l’on assiste à une lente fermeture à l’iris.

Figure 1

Pedro Almodóvar, La concejala antropófaga [DVD Los abrazos rotos], Cameo Media, 2009. [1 :09].

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Figure 2

Pedro Almodóvar, La concejala antropófaga [DVD Los abrazos rotos], Cameo Media, 2009. [0 :22].

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Tous ces procédés ne manquent pas de convoquer dans l’esprit du spectateur le souvenir de l’univers coloré du premier long-métrage d’Almodóvar, Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, chronique de la Movida au carrefour des esthétiques du punk, du pop et de la bande dessinée[18], celui de sa « comédie loufoque » (« comedia disparatada ») Le Labyrinthe des passions[19] ou encore les visions mystiques de Sor Estiércol, nonne toxicomane de Dans les ténèbres[20]. Au-delà du simple clin d’oeil intertextuel et de l’« auto-hommage », La conseillère anthropophage met au jour le dessein autophage d’un cinéaste qui semble avoir ingéré et digéré ses propres oeuvres pour donner naissance, en 2009, à un film dans lequel il recycle certaines de ses premières influences et son approche initiale de l’outrance[21].

Le fait est que le réalisateur a fait de la démesure un axiome de son oeuvre : celle-ci caractérise la mise en scène des aventures des nombreuses figures almodovariennes, personnages intenses et extrêmes. Qu’ils soient les protagonistes de comédies extravagantes ou qu’ils interviennent de manière anecdotique dans des réalisations plus sombres (en témoignent la prostituée Cristal dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? ou bien, très récemment, le personnage joué par Rossy de Palma dans Madres paralelas), ils se meuvent généralement au sein d’espaces urbains en pleine effervescence et poursuivent une quête : celle d’un passé, d’une identité ou de l’objet de leur désir. Chon s’insère de plain-pied dans une telle généalogie. Son énergie débordante est symptomatique d’un désir qu’elle s’efforce de satisfaire à tout prix, d’une force dionysiaque qui se traduit par un insatiable appétit vital et une volonté de dévorer littéralement le monde. En ce sens, elle incarne le grotesque carnavalesque tel que le définit Mikhaïl Bakhtine dans son étude de la culture populaire au Moyen Âge et à la Renaissance : le corps grotesque est un organisme en mouvement perpétuel qui se crée, se construit et se régénère à travers une constante interpénétration avec le monde[22]. Bien que les va-et-vient de Chon demeurent confinés dans l’espace limité de la cuisine, elle s’impose comme un personnage agité, qui se déplace constamment de la table de la cuisine au frigidaire, du frigidaire au plan de travail, du plan de travail à la chaise sur laquelle elle s’assied pour aussitôt se relever. La caméra effectue de discrets mouvements pour mieux cadrer et suivre le personnage dont les déplacements sont pour ainsi dire le seul facteur de cinétisme dans la douzaine de plans correspondant au monologue, avant le champ-contrechamp du dialogue final avec Maribel. L’agitation de Chon et ses débordements d’énergie sont en outre soulignés par l’immobilisme total de la femme endormie sur la table de la cuisine, spectatrice passive et inconsciente d’une prestation on ne peut plus théâtrale.

L’exagération portée à son extrême et l’hyperbole confinant à la monstruosité, deux éléments définitoires de l’esthétique grotesque selon Schneegans, cité par Bakhtine[23], se manifestent ainsi chez ce personnage caractérisé par sa propension à franchir les limites de sa propre humanité. Son inépuisable vitalité et sa gloutonnerie démesurée, parce qu’elles situent Chon à la marge de la norme qui définit le commun des mortels, font d’elle un être monstrueux[24]. Pour David Fauconnier[25], cette relation entre centre et périphérie constitue précisément la clé de voûte de l’esthétique grotesque : excessive et par conséquent littéralement ex-centrique, la figure de la conseillère municipale est éminemment grotesque et s’inscrit en ce sens dans le sillage des sujets carnavalesques d’un autre maître espagnol de l’excès, Luis Buñuel[26]. Elle rappelle par ailleurs deux incarnations antérieures de l’outrance dans les premières oeuvres d’Almodóvar, Sexilia, la nymphomane du Labyrinthe des passions, et Patty Diphusa, héroïne multi-orgasmique des écrits publiés par le cinéaste dans la revue La Luna au début des années 1980[27]. L’organisme de Chon s’avère être le siège de fantasmes anthropophages et le lieu de la circulation du désir, mot clé dans l’univers almodovarien[28]. Elle suggère elle-même que le désir est le moteur de ses déplacements et de ses débordements verbaux, de même qu’il devrait être, d’après le personnage, « le principal moteur d’une société meilleure[29] ». Véritable élan vital, il anime un organisme surhumain que la conseillère municipale nourrit de flan et de cocaïne : faute de trouver le sommeil, Chon régénère son énergie en alternant cuillérées gourmandes et doses de drogue prélevées de deux grandes assiettes cadrées tour à tour en gros plan (Figure 3).

Figure 3

Pedro Almodóvar, La concejala antropófaga [DVD Los abrazos rotos], Cameo Media, 2009. [1 :31].

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En tant qu’émanation du corps grotesque, la logorrhée verbale s’impose également comme une autre expression de l’excès incarnée par l’impétueuse conseillère municipale. La cadence soutenue du flux de parole de Chon et les modulations de sa voix se conjuguent à une gestualité exagérée, renforçant l’impact et la portée comique d’un monologue à mi-chemin entre discours politique et confession intime. La protagoniste s’adresse à une interlocutrice endormie, droguée aux somnifères (ce que l’on devine grâce au déchiffrage du lien hypertextuel et de la référence au personnage de Marisa dans Femmes au bord de la crise de nerfs), et donc silencieuse : elle lui prodigue des explications comme si la dormante l’écoutait attentivement, et formule une suite de questions rhétoriques, peu préoccupée par les raisons de l’état léthargique de son auditrice, martelant à la fois verbalement et physiquement ses convictions sexuelles et politiques (« Il faut encourager la culture de la promiscuité », « Je lui ai dit que c’est justement ça le problème du PAP[30] »). La bouche se situe ainsi au coeur de la dynamique de ce corps grotesque, puisque c’est de la cavité buccale que jaillit l’incontrôlable torrent de parole : elle est siège du Verbe mais aussi, comme nous allons le voir à présent, instrument de dévoration.

Dévorer le monde

Le terme « anthropophage » affiché dans le titre et dont la dernière réplique de Chon se fait l’écho (« Eh bien moi je crois que l’anthropophagie t’a fait beaucoup de bien. Tu es radieuse[31] ») présente une valeur programmatique en ce qu’elle annonce les variations autour du thème du cannibalisme et de la dévoration. La conseillère municipale confesse dès le début de son monologue être lasse « des régimes, des collagènes, des liposuccions[32] », symptomatiques de l’obsession de la maigreur dans une société réprimant toute forme de jouissance liée à la nourriture. Elle sort alors du réfrigérateur[33] un énorme flan dont elle engloutit quelques cuillérées avec une ostensible délectation (dans l’autre séquence de Femmes et valises, le spectateur la voyait déjà dévorer les madeleines conservées par Pina dans un placard). L’hédonisme de Chon paraît ainsi corroborer les observations de Bakhtine lorsqu’il affirme que

[l]a rencontre de l’homme avec le monde qui s’opère dans la bouche grande ouverte qui broie, déchire et mâche est un des sujets les plus anciens et les plus marquants de la pensée humaine. L’homme déguste le monde, sent le goût du monde, l’introduit dans son corps, en fait une partie de soi[34].

L’absorption de la pâtisserie matérialise cette interaction avec le monde qui s’effectue par la bouche. Celle-ci permet de le « déguster », de l’intégrer et, à l’instar des autres orifices ou excroissances de l’anatomie humaine, de mettre en lumière l’aspect irrégulier et inachevé du corps grotesque, organisme en mutation perpétuelle qui se laisse pénétrer par son environnement : le monde entre dans le corps, circule en lui ou sort de lui, révélant la porosité des frontières délimitant les deux espaces. Comme nous l’avons signalé plus haut, la dégustation s’accompagne de l’inhalation de quelques doses de la drogue[35] que Chon a préalablement extirpée de son sac et qu’elle a disposée sur une assiette : l’absorption du monde s’effectue à travers le nez, à la fois orifice et protubérance favorisant le dialogue avec ce qui se situe au-delà des limites du corps humain. Elle recourt significativement à la cocaïne, psychotrope qui a pour effets notoires de désinhiber le consommateur en suscitant chez lui le sentiment d’une infinie puissance et d’une absence totale de satiété et de fatigue. Le fait est que la conseillère toxicomane est précisément un personnage sans limites physiques ni mentales, un être inépuisable qu’aucune substance ne paraît pouvoir combler. Sa corpulence et la consommation d’un flan entier reflètent de fait un désir de satisfaire sa gourmandise au-delà des besoins biologiques de son corps. Chon soumet ce dernier à une surstimulation constante et, dans un jeu d’antithèse relevant du comique de situation, confie à son interlocutrice profondément endormie qu’elle souffre d’insomnie (« Le problème, c’est que dernièrement, je ne dors pas bien. Parfois je pense que c’est à cause de la cocaïne[36] »). Pour couronner le tout, elle renverse les barrières de la pudeur et de la bienséance en décrivant par le menu ses expériences intimes et fantasmes anthropophages, révélateurs de son insatiable appétit sexuel. En d’autres termes, cette absence de limites traduit une sorte de boulimie existentielle, une volonté de gommer les frontières entre le corps et son environnement pour que celui-là puisse assimiler celui-ci : la conseillère municipale utilise sa bouche comme un instrument voué à « broyer », à « déchirer » et à « mâcher » le monde, pour reprendre les termes de Bakhtine, érigeant la dévoration en une posture vitale.

Chon explicite d’ailleurs à deux reprises ses inclinations sexuelles et son goût pour la bonne chère, inscrits dans un indéfectible lien de continuité : d’abord au moment où elle se remémore son éveil érotique précoce et, joignant le geste à la parole, compare les « paquets » (« paquetes ») masculins à des fruits prêts à être cueillis (une interprétation parodique et très almodovarienne du carpe diem horacien) ; puis lorsqu’elle rit de l’hypocrisie de ses collègues de la mairie, alléguant qu’il n’existe nulle différence entre le fait de consommer des pieds de porc et celui d’engloutir les pieds d’un homme. Dans les deux cas, l’élément comparant est un aliment qui renvoie à l’idée d’ingestion et connote une notion de plaisir, ce dernier étant la finalité du désir qui anime la conseillère. L’attraction de Chon pour le sexe anthropophage est de plus étroitement liée à la nymphomanie du personnage : elle avoue être « lasse de tout […] de tout sauf du sexe[37] », une obsession qui imprègne sa vie professionnelle et ses initiatives politiques. Elle défend une vision de la société résumée à une conception du sexe comme « question profondément sociale[38] ».

Cette conseillère justement spécialisée en questions sociales réduit le bon fonctionnement d’une communauté humaine aux pratiques sexuelles qui, de son point de vue, doivent être encouragées – « échangisme », « couples multiples[39] » –, dans le cadre du développement d’une culture de la promiscuité et de la solidarité. En réalité, ces pratiques ne font que confirmer sa vitalité sexuelle inouïe et son penchant pour la quantité, la surabondance, la démesure. Elle poursuit son monologue en évoquant les fantasmes qui l’assaillent durant les assemblées et réunions de la municipalité, fantasmes nourris par son voyeurisme : « Mon seul intérêt est de regarder le cul des mecs, leurs pieds, leur paquet[40]. » La dévoration par le regard précède donc la dévoration par la bouche et atomise l’objet du désir : le corps masculin est réifié, symboliquement démembré, réduit à un assemblage de zones érogènes. La nymphomanie de Chon se double d’un fétichisme pour les pieds qu’elle utilise comme instrument de son propre plaisir (« Les pieds… ça me rend dingue[41] ! »). À cet égard, rappelons que Freud définit le fétichisme comme une pratique qui consiste à remplacer l’objet sexuel normal – les organes génitaux, qui permettent l’accomplissement de l’acte érotique – « par un autre en rapport avec lui et qui n’est nullement approprié au but sexuel normal[42] », en l’occurrence le pied. Ce dernier se trouve au coeur de l’imaginaire érotique anthropophage de Chon : « En fait, l’un de mes fantasmes, c’est de dévorer un type tout entier en commençant par les pieds[43]. » L’appétit sexuel démesuré du personnage, prolongement de sa gourmandise, et son obsession pour la dévoration représentent depuis sa plus tendre enfance une menace pour la virilité des hommes : elle se souvient avec amertume que sa nymphomanie précoce a provoqué son isolement, en l’absence d’un « pédéraste » (« pederasta ») susceptible de satisfaire ses pulsions. Elle surmonte par ailleurs sa récente rupture amoureuse en se déclarant disposée à consommer une nouvelle relation : « quand mon mari m’a quittée, il y a quelques jours, je fermais la porte derrière lui et en même temps je criais bien fort, pour qu’il m’entende bien : “allez, au suivant !” Je suis sortie dans la rue et il était là, il m’attendait. Le suivant[44]. »

Le passage du monologue au dialogue avec Maribel, qui sort de son sommeil une minute avant la fin du récit filmique, entraîne un transfert du fantasme anthropophage de Chon vers la jeune femme : cette dernière, qui fait à cette occasion la connaissance de son interlocutrice, s’ouvre à son tour et lui raconte avoir rêvé qu’elle dévorait un homme en commençant par ses pieds. L’inconscient de Maribel semble avoir assimilé les confidences de la conseillère municipale et les a traduites en un rêve érotique qui suscite la curiosité de Chon (Figure 4). Ce bref échange est alors prétexte à un jeu de la part du réalisateur : la réécriture de la séquence finale de Femmes au bord de la crise de nerfs. Dans la comédie vaudevillesque de 1989, Marisa (le jeu paronymique entre les prénoms Marisa et Maribel souligne la connexion intertextuelle), droguée aux somnifères dilués dans le gaspacho, se réveille après la résolution de conflits auxquels elle n’a pas assisté consciemment et avoue à Pepa avoir perdu sa virginité en rêve (Figure 5). Dans les deux films, le gaspacho apparaît alors comme une sorte d’élixir ou de clé permettant d’accéder à un autre monde[45] : celui du rêve et de l’imaginaire. Le monde onirique de la jeune femme s’est imprégné de l’érotisme que la conseillère n’a eu de cesse d’entremêler à ses considérations politiques, tout au long de son soliloque.

Figure 4

Pedro Almodóvar, La concejala antropófaga [DVD Los abrazos rotos], Cameo Media, 2009. [13 :50].

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Figure 5

Pedro Almodóvar, Mujeres al borde de un ataque de nervios [DVD], Cameo Media, 2009 [1988].

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« No hay nada más democrático que el placer » : discours politique et confessions intimes

Le titre du court-métrage place sur un même plan le monde politique, à travers l’allusion à la fonction municipale de conseillère, et le cannibalisme érotique suggéré par le terme « anthropophage » déjà commenté. D’un point de vue formel, les confessions de Chon s’insèrent dans un monologue qui évoque le discours politique et auquel Almodóvar confère une portée satirique. L’extravagante conseillère en questions sociales appartient au PAP, parti inventé dont l’acronyme et l’idéologie motivent dans l’esprit du spectateur un évident parallélisme avec le Partido Popular, l’un des grands partis dominants de l’échiquier politique espagnol, dérivé de l’Alliance Popular (Alianza Popular), elle-même fondée en 1976 par d’anciennes personnalités politiques du franquisme[46] : le PAP constitue ici une indéniable projection diégétique et parodique du PP, principal opposant au PSOE[47] auquel appartenait José Luis Rodríguez Zapatero, chef du gouvernement au moment du tournage et de la diffusion du court-métrage, dans une Espagne alors dominée par le bipartisme. La satire élaborée par Almodóvar, homme de gauche progressiste, repose sur le décalage entre les valeurs conservatrices de ce parti de droite, proche de l’Église catholique, et l’érotisme libéral et libéré revendiqué par Chon, de surcroît consommatrice de cocaïne. Nymphomanie et anthropophagie se mêlent dans une sorte de sexualité alternative peu compatible avec l’unique modèle moralement avalisé par les secteurs réactionnaires de la société, à savoir l’hétérosexualité pratiquée dans le cadre du mariage et à des fins essentiellement procréatives, à laquelle Almodóvar, tout au long de sa filmographie, n’a eu de cesse d’opposer des schémas sexuels, identitaires et familiaux à géométrie variable.

La conseillère assume totalement son double excentrisme, au sens grotesque du terme, à savoir son addiction et sa marginalité érotique, laquelle lui inspire d’ailleurs le titre d’un essai consacré au sexe social, question « très intéressante et inexplorée jusqu’ici[48] » : Une cochonne au PAP (Una cerda en el PAP). Ce sont précisément ces options inédites qu’elle prétend proposer à ses concitoyens, dans une perspective progressiste et hédoniste : « Il faut offrir aux citoyens des alternatives qui les fassent évoluer et les rendent plus heureux[49]. » Elle paraît même considérer son appétit sexuel démesuré comme une attitude avant-gardiste, qui la caractérisait déjà à l’âge de quatre ans : « Sur ce point aussi j’ai été une pionnière de mon temps[50]. » Sans rejeter radicalement l’idéologie de sa famille politique, elle dénonce sa façade conservatrice, voire poussiéreuse (elle parle de « l’image d’un parti obsolète et ancré dans le passé[51] »), principal problème du PAP selon elle. À travers ce personnage de femme de droite révolutionnaire, ce sont bien sûr les conséquences de trente-six ans de dictature et de répression morale et sexuelle qu’Almodóvar brocarde : Chon ne renie pas la filiation idéologique entre la droite espagnole contemporaine et le traditionalisme franquiste (« Moi je crois que Franco était un bon dirigeant »), mais n’hésite pas à exprimer son rejet de la supposée conception érotique du dictateur (« pour ce qui est du sexe, il n’y connaissait rien[52] »), cause de ses frustrations sensorielles et sensuelles d’antan (« On m’a éduquée en me criant constamment “touche pas ça”, “mange pas ça”. Mon Dieu, quelle époque[53] ! »). En réponse à ce rigorisme profondément ancré dans l’histoire récente du pays, son plaidoyer en faveur d’une forme de socialisme sexuel, fondé sur la multiplication des rapports intimes comme expression de la solidarité humaine, fait d’elle le porte-parole d’un parti de droite qui cherche à attirer les « socialistes qui s’ennuient » (« socialistas aburridos »). En d’autres termes, elle aspire à franchir encore d’autres frontières, idéologiques cette fois-ci, en envisageant le sexe décomplexé comme un possible trait d’union entre les deux grands pôles du spectre politique espagnol.

Le divorce entre conservatisme de droite et démesure sexuelle se double d’un effet humoristique de rupture entre les deux langages employés par la conseillère municipale. D’une part, Chon met la terminologie politique au service de ses démonstrations et de son prosélytisme pro-PAP : le sexe est appréhendé comme une « question sociale » (« asunto social ») et tout individu doit pouvoir accéder au plaisir physique « sans préjugés ni obstacles », au nom d’un principe « démocratique » ; dans le cas contraire, il peut être victime d’une situation de « marginalisation », douloureuse expérience qu’elle a elle-même vécue dans sa plus tendre enfance[54]. Le recours à ce jargon de politiciens révèle une volonté de la part du cinéaste de tourner en dérision une rhétorique artificielle et sclérosée, ainsi qu’un discours politique discrédité par le contenu qui lui est associé. D’autre part, Chon mobilise un lexique grossier et explicite pour désigner l’acte sexuel, nommer ses propres parties intimes ou celles de ses amants (« culs », « paquets », « chatte », « grosses bites », « qui me baisent », « bite »[55]) : le registre utilisé révèle l’absence totale de tabous chez le personnage et traduit verbalement son impudeur, ses pratiques libérées, voire un certain mauvais goût provocateur, si l’on identifie ici une réminiscence des premières réalisations d’Almodóvar, pleinement actualisée quatre ans plus tard dans sa comédie loufoque Les Amants passagers (Los amantes pasajeros, 2013).

Ces touches d’obscénité dans l’espace du soliloque font affleurer une approche fragmentaire et métonymique de l’anatomie humaine, comme nous l’avons souligné précédemment au sujet du corps-objet masculin, et matérialise un cadrage mental autour des organes qui sont source de volupté pour Chon. Cette vision atomisée de l’organisme s’avère typiquement grotesque : le discours de la responsable politique (qui jaillit de la bouche), se focalise sur les orifices (l’anus, le vagin) et les protubérances (les organes génitaux masculins) offrent une mise en scène du corps grotesque fondée sur la célébration du « bas matériel et corporel » bakhtinien. Ouvertures et excroissances soulignent la matérialité du corps et l’inscrivent dans un mouvement de « rabaissement spatial » : du haut vers le bas, du visage au sexe, du ventre au postérieur[56]. L’ingestion du flan suppose elle-même une trajectoire de l’aliment qui va de la bouche à l’anus en passant par l’estomac tandis que les pratiques sexuelles de Chon impliquent une communication de ses propres orifices avec le pénis et les pieds de son partenaire, le pied étant en même temps l’organe qui connecte l’humain au sol : les corps s’interpénètrent, abolissant les frontières qui les démarquent les uns des autres. Satisfaction des besoins naturels et vie sexuelle se situent précisément au coeur de la conception grotesque de l’organisme humain telle que la définit le théoricien russe : elles ancrent le corps dans la terre, dans la matérialité. Chez Almodóvar, Chon est verbalement et physiquement vectrice d’une telle représentation : elle absorbe le monde, dévore ses amants par la bouche, par le sexe, par l’anus, et incarne par voie de conséquence ce principe du rabaissement grotesque, matériel et tellurique, et de la célébration corporelle de l’existence.

De surcroît, la conseillère n’hésite pas à mêler d’un point de vue formel description de ses fantasmes et démonstration politique : l’exemple le plus éloquent est sans aucun doute celui de l’exposition en trois points des différentes façons d’utiliser le pied masculin durant la pratique du sexe oral. Un regard à la caméra parachève sa description et, brisant le « quatrième mur » de la fiction dans un jeu de transgression des limites du dispositif énonciatif, il établit un contact direct avec les spectateurs, invités à pénétrer dans la diégèse en tant que futurs membres potentiels du PAP : « je vous propose, mes chers concitoyens, de faire cette expérience chez vous car il n’y a rien de plus démocratique que le plaisir[57]. » Sa confession s’apparente à un discours aux accents démagogiques prononcé dans le cadre d’un rassemblement ou d’un programme politique. Le regard adressé à la caméra insuffle également au passage une évidente dimension métafilmique puisque le personnage lui-même semble renverser les barrières qui séparent la diégèse de notre réalité, suggérant que sa prestation n’est qu’une représentation (Figure 6).

Figure 6

Pedro Almodóvar, La concejala antropófaga [DVD Los abrazos rotos], Cameo Media, 2009. [11 :59].

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Ainsi, l’humour satirique qui caractérise ce monologue naît des effets de rupture et de décalage entre préoccupations politiques et considérations érotiques, entre conservatisme de droite et pratiques sexuelles libérales, entre rhétorique sclérosée et langage cru célébrant le corps grotesque. Par le truchement de Chon, figure de l’excès, c’est Almodóvar lui-même qui semble s’exprimer, tournant en dérision une droite espagnole par essence peu encline à encourager de nouveaux modèles sociaux. « Antifranquiste sans le montrer[58] », s’il refuse toute forme réelle d’engagement, – bien que ses prises de position soient de plus en plus évidentes jusqu’à son film le plus ouvertement politique, Madres parelelas (2021), articulé autour des questions de mémoire historique et d’exhumation des fosses communes de la Guerre civile et du franquisme – il s’évertue à construire une vision progressiste de la société : comme l’a montré la très abondante bibliographie internationale qui lui est consacrée depuis les années 1980, il développe tout au long de son oeuvre des espaces de la différence et de l’hétérogénéité, propices notamment à l’émergence d’identités et de sexualités plurielles (homosexualité, travestisme, transsexualité, sadomasochisme…), de cellules familiales qu’il décompose pour mieux les recomposer au prisme de la disparité[59], et au déplacement des notions traditionnelles de centre et de marge, fondamentales dans l’esthétique grotesque.

Conclusion

À l’aune des travaux bakhtiniens sur le grotesque carnavalesque, nous nous sommes proposés de mener une lecture de La conseillère anthropophage faisant converger cannibalisme érotique et autophagie créative. Pedro Almodóvar insère ce court-métrage dans sa filmographie et prolonge le vaste réseau de tissages et métissages référentiels[60] qui innerve toute son oeuvre et invite au déchiffrage des allusions et des clins d’oeil susceptibles d’être repérés par le spectateur avisé. Le réalisateur forge un personnage aux pratiques politiques et sexuelles peu orthodoxes, établissant un continuum entre gloutonnerie et appétit sexuel qui célèbre la matérialité du corps grotesque : Chon apparaît comme un sujet inépuisable, gourmand, anthropophage, en interaction constante avec un monde qu’elle engloutit, absorbe et s’approprie. La figure de cette conseillère municipale ex-centrique dans tous les sens du terme devient le porte-drapeau d’un parti clairement parodique, révélateur du regard ironique qu’Almodóvar porte sur l’héritage dictatorial et la classe politique de son pays. Néanmoins, dans ce film, le dessein du metteur en scène demeure moins politique que ludique : Almodóvar effleure seulement le sujet du régime franquiste, abordé plus ouvertement dans La Mauvaise éducation (La mala educación, 2004), à travers la remémoration des sévices subis par le protagoniste dans un pensionnat religieux, et, sur le mode de l’urgence mémorielle, tant individuelle que collective, dans Madres paralelas (2021). Ici, tout en divertissant le spectateur avec une marionnette qu’il agite sur la scène de son théâtre, le cinéaste-démiurge suggère que l’anthropophagie ouvertement revendiquée par Chon est une métaphore de son propre processus créatif : dans une démarche qui annonce son film autofictionnel de 2019, Douleur et gloire (Dolor y gloria), il interagit avec son oeuvre et son monde personnel, les déchiquète, les engloutit, les digère et les recycle. Almodóvar érige ainsi l’autophagie en une posture esthétique éminemment jouissive.