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Lorsque cette chronique paraîtra, nous fêterons le 10e anniversaire des lois de bioéthique de 1994 en France, et le cinquième anniversaire du retard de leur révision. Un retard qui semble enfin vivre ses dernières semaines avec l’adoption, le 15 juin 2004, d’un texte commun aux deux assemblées, ouvrant la voie à une adoption définitive. Dans le même temps, les travaux scientifiques venus d’Asie font tomber les barrières techniques les unes après les autres en révélant les étapes-clés du contrôle de l’initiation du développement embryonnaire. Progrès de la connaissance et conséquences positives pour l’amélioration des techniques de fécondation médicalement assistée disent les uns. Jeux d’apprentis sorciers qui favorisent la course folle vers le clonage reproductif humain disent d’autres. Les premiers demandent une réglementation claire, simple, évolutive en tenant compte de la réalité des possibilités et des enjeux scientifiques. Les seconds souhaitent une interdiction de principe où la théorie d’une nature humaine indissociable de la dignité de l’homme l’emporte sur la réalité pragmatique de la souffrance quotidienne de milliers d’humains. En tout état de cause, chacune des avancées scientifiques récentes montre que le débat éthique ne peut se réfugier ni derrière l’interdit de principe, tout à la fois illégal dans de nombreux pays et illégitime à bien des égards, ni derrière une frontière technique, qu’elle soit scientifique ou juridique, tout aussi fragile que temporaire, ni même enfin derrière une simple application de règles déontologiques ou de bonnes pratiques de laboratoires. La conformité technique à la règle ne résume pas le débat éthique, surtout lorsque la prétendue vertu publique laisse libre cours aux entreprises privées.
De la confusion des genres
Le premier exemple fourni par l’actualité récente concerne la distance entre la conformité technique et le questionnement éthique. Il est offert par la controverse qui a rapidement suivi la publication dans Science, par l’équipe sud-coréenne des docteurs Woo Suk Hwang et Shin Yong Moon, de la première réussite d’un transfert nucléaire suivi de la production d’une lignée de cellules souches embryonnaires chez l’homme [1]. Ce travail a été réalisé à partir de 247 oeufs non fertilisés prélevés chez 16 femmes différentes. Ce très grand nombre d’oeufs a permis aux chercheurs d’essayer 14 protocoles différents d’optimisation des conditions de transfert nucléaire puis d’induction de la division cellulaire jusqu’au stade blastocyste, et enfin la production d’une lignée de cellules souches à partir de la masse cellulaire interne recueillie après digestion de l’enveloppe externe. L’article original était accompagné d’un supplément indiquant que l’étude avait été approuvée par le comité d’éthique de l’hôpital universitaire Hanyang de Séoul et répondait aux critères en vigueur dans la loi bioéthique coréenne. Le premier élément de surprise est le fait que le Dr Hwang préside le comité d’éthique de l’université dont dépend l’hôpital, et qu’à ce titre il a défendu son travail en parlant d’une approche bouddhiste de la conception d’un embryon. Une première confusion des genres apparaît donc ici, entre valeurs scientifiques et valeurs morales, et même religieuses, d’une part, et entre responsabilité institutionnelle et responsabilité de directeur de programme, de l’autre. Le questionnement grandit lorsque les journalistes s’interrogèrent sur la nature des donneuses et de leur consentement éclairé, qui stipule qu’aucun bénéfice ne serait attribué en échange du don accompli. Chacune d’entre elles avaient en effet accepté de donner de 12 à 20 oeufs après une induction hormonale de superovulation non dénuée de risque, sans compter la pénibilité du prélèvement. L’avancement de la science était-il leur seule motivation ? Cette question ne tarda pas à rebondir lorsqu’une enquête, probablement peu innocente, de la revue Nature suggéra qu’au moins deux des donneuses étaient membres de l’équipe de recherche, dont au moins une étudiante. Indiquons, pour rester impartial, que l’information a aussitôt été démentie par le Dr Hwang et son étudiante, mettant eux-mêmes en cause la déontologie professionnelle du journaliste de Nature. Toutefois, malgré des demandes de la revue et d’associations coréennes militant pour la défense des droits de l’homme, l’équipe a refusé de révéler les noms des donneuses. Nature notait également la présence parmi les co-auteurs du Dr Ky Young Park, spécialiste de biologie moléculaire végétale, mais également conseiller pour la science et la technologie du président coréen Roh Moo-hyun. Le Dr Ky reconnaissait d’ailleurs n’avoir pas participé aux expériences rapportées dans l’article, mais avoir conseillé le Dr Hwang dans « sa stratégie de recherche ». Nouvelle confusion dangereuse entre un projet scientifique et le développement d’une stratégie de prestige qui tend à rapprocher l’activité de certains laboratoires de celle des sportifs nationaux engagés aux jeux olympiques. Mais pour revenir à l’objet même du travail, à savoir le transfert nucléaire chez l’être humain, l’examen formel du document complémentaire à l’article de Science semble permettre de donner quitus du respect des règles de bonnes pratiques de laboratoires et du respect des lois et règlement d’éthique en vigueur en Corée. Il apparaît pourtant, au-delà des éléments troublant de confusion des genres et des fonctions qui viennent déjà d’être évoquées, que l’accès à un matériel humain rare, difficile à obtenir, au prix d’un danger réel pour la santé de la donneuse, soulève des questions sérieuses d’éthique de la recherche, alors même que les bonnes pratiques de laboratoire et les règlements en vigueur peuvent avoir été parfaitement respectés.
Ni chimère, ni cyborg
On pourrait alors objecter qu’une limitation au matériel animal évitera toute dérive. Éviter d’avoir recours à des ovules humains pourrait en effet paraître la solution idéale, technique et éthique, du problème. Mais gardons-nous encore de croire pouvoir clore un dossier avec un artifice technique, qui ne fait en réalité qu’augmenter le questionnement éthique. Ainsi, pour le futur, l’équipe de Hwang travaille-t-elle déjà sur la possibilité d’utiliser des ovules de vache énucléés pour y injecter des noyaux humains, annonçant un succès actuel de 9 %. Rapellons que l’équipe de Huizhen Sheng à la Shanghai Second Medical University avait rapporté avoir obtenu des cellules souches embryonnaires à partir de fusions entre des cellules humaines et des ovules de lapins [2]. La question devient alors : l’embryon produit, et les cellules souches qui en résultent sont-ils toujours humains, au sens où les lois de bioéthique protège la dignité humaine, ou sont-ils maintenant d’une autre « nature » et, si oui, laquelle ? La loi française interdit explicitement la constitution d’embryon hybride. Mais l’idée initiale était ici d’interdire la constitution de chimères dans lesquelles les cellules d’une espèce, par exemple humaine, seraient mélangées aux cellules d’une autre. Comment qualifier, en revanche, ce qui se développerait à partir de l’expression de gènes humains dans un environnement cellulaire initial non humain ?
Le coût double du sexe
L’existence d’embryons d’un nouveau genre, et les questions attenantes, sont également apparues à la suite de l’annonce de la première réussite d’une parthénogenèse chez un mammifère, annonçant déjà, si l’on en croit la une des journaux, la disparition programmée des mâles désormais inutiles. Il s’agirait ici d’un bien curieux hommage au grand évolutionniste John Maynard Smith, disparu en avril à l’âge de 84 ans. Celui-ci avait en effet, en 1971, formulé le concept du « Coût double du sexe », énonçant par là que la sexualité était un paradoxe de l’évolution puisqu’à taux de fécondité égal, une population de femelles se reproduisant par parthénogenèse devrait croître deux fois plus vite qu’une même population ayant recours à la sexualité, et produisant du coup la moitié de descendant mâles, « inutiles » au regard de la capacité proliférative. John Maynard Smith posait donc la question simple : « quel avantage compense le coût double du sexe ? » [3]. Pour éviter d’avoir à répondre à cette difficile question, une équipe japonaise a créé la première série de souris obtenues par complémentation d’un ovule, haploïde, avec un noyau d’un autre ovule, également haploïde [4]. Et leurs travaux démontrent en fait, au contraire, que la sexualité est bien un passage obligé de la reproduction chez les mammifères, le gardien biologique de cette étape cruciale étant le phénomène d’empreinte. Rappelons qu’il s’agit d’un mécanisme de modification moléculaire acquis au moment de la formation des gamètes, qui gouverne l’expression ou le silence de certains gènes selon qu’ils sont d’origine paternelle ou maternelle. Donc, chez les mammifères, une double origine maternelle devrait conduire à la surexpression de certains gènes et au silence total d’autres, et donc ne devrait pas permettre un développement embryonnaire. La plus grande surprise du travail japonais vient peut-être du fait qu’il leur a suffit d’invalider un seul gène de contrôle de l’empreinte parentale, H19, et en conséquence affecter également le gène igf2, pour obtenir un développement apparemment normal à partir de deux jeux de chromosomes femelles. Enfin, presque normal, puisqu’il a tout de même fallu 457 oeufs pour obtenir 8 embryons et une seule souris arrivée à l’âge adulte. Ce qui n’est pas sans rappeler que les conditions de culture des embryons lors de la FIV semblent affecter l’empreinte parentale et qu’un taux légèrement plus élevé de syndrome de Beckwith-Wiedmann, associé dans plus de 50 % des cas à une mutation de H19, a été rapporté chez les enfants nés par FIV. Les mécanismes d’empreinte ont également été mis en cause pour expliquer le faible taux de succès du clonage reproductif animal, et semblent également impliqués dans certains cancers. En termes de biologie de la cellule, le contrôle de H19 pourrait donc s’avérer un précieux atout pour améliorer certaines techniques in vitro, et les bonnes pratiques de laboratoire pourraient ici encore être respectées. Mais il serait inconcevable de faire l’impasse sur la question du « coût double du sexe » et utiliser ce procédé à des fins de reproduction sans aucune garantie concernant les conséquences réelles de l’abolition de ce verrou moléculaire, qui apparaît comme l’une des signatures fondamentales du règne mammifère.
Les auteurs de l’étude proposent toutefois son utilisation pour créer des cellules souches embryonnaires, sans avoir recours à des embryons sans projet parental ou obtenus par transfert nucléaire. Une manière de réponse à ceux qui pourraient encore critiquer l’ouverture de la première banque de cellules souches embryonnaires, le 19 mai dernier, à Potters Bar, dans le comté du Hertfordshire (nord de Londres). Cette banque a accueilli deux lignées de cellules souches embryonnaires développées au King’s College de Londres et au Centre pour la vie (Center for Life) de Newcastle, un investissement de 2,6 millions de livres (près de 3,80 millions d’euros). Cette banque ne devrait pas rester longtemps isolée en Europe, puisqu’une décision espagnole est prochainement attendue sur le même sujet, en application de la loi de bioéthique votée en septembre 2003 et après le règlement amiable d’un conflit entre le gouvernement central de Madrid et la province d’Andalousie pour savoir où serait implantée cette banque. Un règlement qui ne semble pas sans lien avec le changement de gouvernement espagnol. La question des rapports entre la technique et l’éthique joue ici encore, mais à rôles inversés : serait-il éthique d’étudier, voire d’utiliser, des cellules souches dont la qualité d’obtention ou de préservation en culture, ne serait pas optimum, voire les rendrait inutilisables ? Cela est au coeur de la lettre que 206 élus du Congrès américains, républicains et démocrates, pour cette occasion associés, ont adressé au président Bush pour lui demander de revenir sur sa décision du 9 août 2001 de refuser tout crédit fédéral pour des recherches qui porteraient sur des cellules ne faisant pas partie d’une liste de lignées agrées. De 78 initialement, il apparaît aujourd’hui que seulement 23 des lignées homologuées existent réellement, dont 15 sont utilisables aux États-Unis, selon le directeur des NIH Elias Zerhouni.
Trois milliards ici et là
Cela survient au moment où la première demande concernant un essai clinique humain utilisant des cellules souches embryonnaires a été déposée auprès de la FDA par une équipe de l’Université du Minnesota dirigée par John Wagner. De façon intéressante, cet essai cherchera à comparer les résultats obtenus avec des cellules souches embryonnaires et des cellules souches adultes. Cette nouvelle survient quelques jours seulement après une loi du Sénat du Minnesota autorisant la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Comme nous l’indiquions dans une précédente chronique, plusieurs États américains rejoignent maintenant la position adoptée par la Californie, puis le New Jersey, avec des lois (71 en discussions actuellement, pour 33 des États américains) en ce sens adoptées maintenant en Louisiane et au Massachusetts, où l’université de Harvard vient de créer un centre spécialement dédié au cellules souches embryonnaires et d’annoncer la mise à disposition de 17 nouvelles lignées produites par l’équipe de Douglas Melton [5], grâce à des fonds « privés » récoltés par Harvard, le Howard Hughes Medical Institute et l’association caritative Juvenile Diabetes Research Foundation. Et la recherche sur les cellules souches embryonnaires va devenir une question encore plus directement politique après le million de signatures recueillies en Californie par le groupe Californians for Stem Cell Research and Cures qui fera l’objet d’un vote lors des élections du 16 novembre 2004. Ce groupe propose la souscription de bons d’État pour un montant global de 3 milliards de dollars, afin de fournir chaque année 295 millions de dollars en fonds publics pour la recherche dans les universités et les compagnies privées, y compris sur le transfert nucléaire. Une initiative de même nature se prépare dans le New Jersey.
Le chiffre de 3 milliards paraît donc le chiffre fétiche de la recherche actuellement puisqu’en France le Premier Ministre a également promis cette somme à l’horizon 2007. Encore ne s’agit-il probablement pas dans son esprit de la limiter aux recherches sur les cellules souches embryonnaires, si tant est que la mise en oeuvre de la révision des lois de bioéthique ait enfin eu lieu à l’horizon 2007.
Parties annexes
Références
- 1. Hwang WS, Ryu YJ, Park JH, et al. Evidence of a pluripotent human embryonic stem cell line derived from a cloned blastocyst. Science 2004 ; 303 : 1669-74.
- 2. Chen Y, He ZX, Liu A, et al. Embryonic stem cells generated by nuclear transfer of human somatic nuclei into rabbit oocytes. Cell Res 2003 ; 4 : 251-63.
- 3. Smith JM. What use is sex ? J Theor Biol 1971 ; 30 : 319-35.
- 4. Kono T, Obata Y, Wu Q, et al. Birth of parthenogenetic mice that can develop to adulthood. Nature 2004 ; 428 : 860-4.
- 5. Cowan CA, Klimanskaya I, McMahon J, et al. Derivation of embryonic stem-cell lines from human blastocysts. N Engl J Med 2004 ; 350 :1353-6.