Résumés
Résumé
Le développement d’un embryon dépend de l’établissement de polarités définissant plusieurs axes embryonnaires le long desquels s’organisent les futures parties de l’individu. Dans un petit nombre de cas, comme chez la mouche drosophile, les axes de développement sont établis avant la fécondation ; dans d’autres organismes, comme le ver nématode C. elegans, ces axes ne se mettent en place qu’une fois l’oeuf fécondé. Dans la plupart des organismes, l’oeuf présente déjà une polarité primaire A-V (animal-végétatif) établie pendant l’ovogenèse et la maturation méiotique qui participe à l’établissement de la polarité embryonnaire. Les embryons de différentes espèces acquièrent ainsi un avant et un arrière (axe antéro-postérieur, A-P, tête-queue ou tête-pied), un ventre et un dos (axe dorso-ventral, D-V, derrière-devant, également appelé axe aboral-oral, A-O) puis des côtés droit et gauche (axe droite-gauche, D-G).
Summary
Embryonic development depends on the establishment of polarities which define the axial characteristics of the body. In a small number of cases such as the embryo of the fly drosophila, developmental axes are established well before fertilization while in other organisms such as the nematode worm C. elegans these axes are set up only after fertilization. In most organisms the egg posesses a primary (A-V, Animal-Vegetal) axis acquired during oogenesis which participates in the establishment of the embryonic axes. Such is the case for the eggs of ascidians or the frog Xenopus whose AV axes are remodelled by sperm entry to yield the embryonic axes. Embryos of different species thus acquire an anterior end and a posterior end (Antero-Posterior, A-P axis), dorsal and ventral sides (D-V axis) and then a left and a right side.
Corps de l’article
Modèles choisis
Chez la drosophile, les deux axes embryonnaires A-P puis D-V sont fixés très tôt dans l’ovocyte [1, 2]. À l’opposé du spectre, on trouve le ver nématode, Caenorhabditis elegans, chez lequel les polarités A-P puis D-V n’apparaissent qu’après la fécondation. Ces deux protostomiens font référence, et l’ovogenèse comme l’embryologie d’autres espèces doivent leur être comparées. Chez la drosophile et C. elegans, ainsi que chez plusieurs deutérostomiens - l’amphibien Xenopus laevis et deux espèces d’ascidies, Ciona intestinalis et Halocynthia roretzi, un petit nombre d’ARN messagers et de protéines maternelles jouent le rôle de déterminants du développement et de la polarité (Encadré). Bien que ces espèces soient caractérisées par différents types de développement, elles utilisent des processus morphogénétiques communs (divisions inégales, gastrulation…) et sont toutes des espèces triblastiques[1], ayant une différenciation des mêmes feuillets embryonnaires (ectoderme, mésoderme, endoderme) [3, 4].
Ce premier article présente une brève description des événements cellulaires et moléculaires à l’origine des polarités des ovocytes, oeufs et embryons précoces des quatre modèles, ainsi qu’une discussion autour des principes communs de polarisation et des limites de nos connaissances. Dans un second article, nous compléterons la description de l’acquisition des axes depuis l’ovocyte jusqu’à la gastrulation [5], et introduirons les données obtenues à partir de deux autres modèles deutérostomiens classiques, l’un vertébré (la souris), l’autre invertébré (l’oursin). La chronologie comparée de l’ovogenèse, de la fécondation et du développement précoce chez la drosophile, le nématode C. elegans, la souris, le xénope, les oursins et les ascidies est présentée sous forme d’un poster[2] qui sera publié dans le second article[3] ((→) m/s 2004, n° 5 (sous presse)).
Les polarités embryonnaires chez la drosophile sont établies avant la fécondation
Chez la drosophile et d’autres arthropodes, l’établissement des axes A-P et D-V se produit graduellement pendant l’ovogenèse (Figure 1, Ab-Ad) [1, 12]. La première rupture de symétrie est liée à la détermination et au positionnement du futur ovocyte dans le germarium (structure particulière des ovaires de la drosophile au sein de laquelle débute l’ovogenèse. Chaque paire d’ovaires est constituée de groupes d’ovarioles, unités comprenant un germarium antérieur et un vitellarium). La mise en place des axes du développement dépend des contributions des quinze cellules nourricières qui forment un syncitium avec l’ovocyte et lui transfèrent des centres organisateurs du cytosquelette microtubulaire (MTOC), des protéines et des ARN [13, 14]. Ces transferts sont suivis d’échanges de signaux entre l’ovocyte et les cellules folliculaires qui l’entourent [1, 2, 12, 15, 16 ]. L’ovocyte exprime de façon polarisée les protéines de type PAR, initialement découvertes chez C. elegans (protéines de polarité PAR-3 au pôle antérieur, PAR-1 au pôle postérieur) (Figure 1, Ab ; stades 5-7), et communique avec les cellules folliculaires postérieures. Cette communication s’effectue via la synthèse et la sécrétion d’un facteur de croissance de type EGF (epidermal growth factor), la protéine Gurken (Figure 1, Ab ; stades 5-7) [9, 17-19]. La vésicule germinative (noyau de l’ovocyte) et les MTOC se relocalisent vers le pôle antérieur (Figure 1, Ac ; stade 9) [20-22], ce qui permet le positionnement des ARNm déterminants, provenant des cellules nourricières, aux pôles de l’ovocyte (Bicoid au pôle antérieur, Oskar et Nanos au pôle postérieur) [23-25]. Ces ARNm localisés grâce à l’action du cytosquelette définissent l’axe embryonnaire A-P bien avant la maturation de l’ovocyte et sa fécondation. La localisation d’Oskar au pôle postérieur entraîne la formation des granules polaires dans le cortex postérieur de l’ovocyte [26]. Ces granules polaires sont des plasmes germinatifs (zones cytoplasmiques) qui seront ségrégés après la fécondation dans des cellules polaires précurseurs des cellules germinales [27]. Des signalisations bidirectionnelles entre ovocyte et cellules folliculaires antérieures, qui font de nouveau appel à la transcription, la traduction et la sécrétion localisée de Gurken, établissent peu après l’axe embryonnaire D-V (Figure 1 Ad ; stade 10) [28, 29]. Cette sécrétion localisée impose une identité dorsale aux cellules folliculaires voisines et une destinée ventrale aux cellules folliculaires opposées, et stimule la migration d’un groupe de cellules (border cells) impliquées dans la formation du conduit (micropyle) qui permettra au spermatozoïde de féconder l’oeuf [30].
L’expression de la polarité A-P ne prendra effet qu’après la fécondation, lorsque les ARNm déterminants seront traduits et exprimés aux pôles, établissant alors des gradients de facteurs de transcription [31]. L’axe D-V ne sera mis en place qu’après la cellularisation de l’embryon, lorsque les cellules ventrales percevront la cascade d’activités protéolytiques résultant des interactions entre le cortex de l’ovocyte (région périphérique) et les cellules folliculaires [30, 32].
Les polarités de l’embryon de C. elegans s’établissent après la fécondation
Contrairement à la mise en place très précoce des axes chez la drosophile, chez le ver nématode C. elegans la polarisation de l’ovocyte n’est pas détectable avant la fécondation. La vésicule germinative de l’ovocyte de C. elegans commence sa migration vers le côté opposé à la spermathèque et se rompt environ six minutes avant la fécondation. La fécondation s’effectue le plus souvent à l’opposé du site d’émission des globules polaires et se manifeste par une vague calcique débutant au point d’entrée du spermatozoïde [33] (Figure 2, Bf). Le pôle postérieur du zygote et de l’embryon est déterminé par ce site de fécondation et la position de l’aster spermatique (microtubules nucléés par le MTOC du spermatozoïde fécondant et organisés en aster) [9, 34, 35].
L’établissement du pôle postérieur près du site de fécondation est dû aux interactions entre l’aster spermatique dupliqué et le cortex voisin. Ces interactions conduisent à une ségrégation des protéines de polarité aux pôles antérieur (complexe PAR-3/PAR-6/aPKC) et postérieur (PAR-2 et PAR-1) (Figure 2, Bg) [9, 36]. L’axe A-P est fixé dès que ces domaines corticaux sont mis en place. Le flux cortical se propageant vers le pôle antérieur donne naissance à un flux opposé d’organites et de granules P (plasmes germinatifs de C. elegans) [37]. Ces mouvements de translocation sont suivis de la migration du pronoyau femelle vers le pronoyau mâle et du déplacement d’aggrégats de granules P vers le pôle postérieur (Figure 2, Bg-h). Les deux pronoyaux se rencontrent et le complexe pronoyaux-centrosomes, initialement aligné sur l’axe court de l’oeuf, subit une rotation de 90°, ce qui oriente le fuseau mitotique selon l’axe A-P. Cette rotation et le positionnement légèrement postérieur du fuseau résultent de forces différentielles exercées sur les microtubules astraux par les cortex antérieur et postérieur, forces qui sont contrôlées par la kinase PAR-1 et le complexe PAR-3/PAR-6/aPKC [9, 38]. Le clivage asymétrique qui s’ensuit entraîne la formation d’une cellule postérieure P1 plus petite que la cellule antérieure AB (pour blastomère antérieur). Les centrosomes des deux cellules sont positionnés selon des axes orthogonaux (Figure 2, Bh).
La différenciation du cortex entraîne la distribution polarisée d’autres protéines. Ainsi, la protéine membranaire GLP-1 (homologue de Notch) et les protéines cytoplasmiques liant l’ARN (MEX-5/6) sont localisées dans la cellule antérieure AB et ses descendantes, tandis que la protéine PIE-1, déterminant des cellules germinales, est principalement localisée dans les noyaux et les granules P de la cellule postérieure P1 et de ses descendantes (Figure 2, Bj). L’asymétrie corticale initiale est ainsi convertie en une asymétrie cytoplasmique et nucléaire stable, spécifiant la lignée germinale (descendants du blastomère postérieur P1 qui hérite de plasmes germinatifs) et la lignée somatique (descendants du blastomère antérieur AB) [35, 39].
L’axe D-V s’établit au cours du deuxième clivage, par une signalisation intercellulaire utilisant la voie de Notch et fait intervenir le gène Spn-4 [40]. L’orientation du fuseau mitotique de la cellule antérieure AB permet de définir une cellule fille antérieure (ABa) et une cellule fille postérieure (ABp) ayant des cellules adjacentes différentes et ABp pour Aba, et E, MS, P2 et ABa pour ABp) qui seront fondatrices des lignées de cellules somatiques (E, MS, AB, C) et germinale (P3) du ver (Figure 2, Bi).
Les polarités chez les ascidies et le xénope s’établissent avant et après la fécondation
Comme chez la drosophile, les ovocytes d’ascidies (Halocynthia roretzi, Phallusia mammillata, Ciona intestinalis) et d’amphibiens (dont le crapaud Xenopus laevis) sont clairement polarisés pendant l’ovogenèse (Figure 3, De-h et Figure 4 Fb-h) [41]. Cependant, contrairement à la drosophile chez qui les axes A-P et D-V sont établis avant la maturation méiotique, les ascidies et le xénope ont un seul axe primaire (l’axe A-V animal-végétatif) défini par rapport au site de maturation méiotique (par définition le pôle animal) avant la fécondation.
Les ascidies
Chez les ascidies, la polarisation de l’ovocyte est manifeste en fin de maturation méiotique (Figure 3, De) [42]. Une couche polarisée de réticulum cortical (RE cortical) localisant des ARN messagers importants pour la différenciation des tissus du têtard d’ascidie (Macho-1, Pem-1) et un tapis sous-cortical riche en mitochondries (appelé myoplasme) sont disposés selon un gradient animal-végétatif [43, 44]. Cette polarisation est amplifiée au moment de la fécondation par une contraction corticale massive de microfilaments, conséquence de la vague calcique d’activation déclenchée par le spermatozoide fécondant (Figure 3, Df) [45, 46].
Cette contraction définit un pôle de contraction dans le cortex végétatif et précise l’axe D-V [46] : la position du pôle de contraction prédit le futur site de gastrulation, ainsi que le pôle dorsal. L’axe A-P dépend également du site d’entrée du spermatozoïde, car celui-ci introduit un centrosome qui est dupliqué dès la fin du cycle cellulaire méiotique. Le centrosome définit le côté postérieur par le biais d’une translocation postérieure du domaine de RE cortical et du domaine sous-cortical riche en mitochondries (Figure 3, Dg) [45, 47]. Les ARNm Macho-1 et Pem-1 sont ainsi déplacés en position postérieure. Ils sont ensuite localisés vers l’équateur par une relaxation corticale en fin de mitose (Figure 3, Dh). Ces ARN corticaux et le réticulum cortical auquel ils sont liés s’accumulent au stade 8 cellules dans une petite zone corticale appelée CAB (centrosome-attracting body) [44, 48, 49].
L’amphibien Xenopus laevis
Chez le xénope, l’axe A-V est déjà manifeste chez le jeune ovocyte (stade III, vésicule germinative), quand l’un des domaines cytoplasmiques riches en mitochondries présents autour de la vésicule germinative se dirige vers le pôle végétatif [50, 51] (Figure 4, Fb). Ce domaine cytoplasmique, appelé nuage mitochondrial, contient des ARNm spécifiques, dont le déterminant germinal Xcat2 [52-54]. En s’étalant contre le cortex végétatif, le nuage mitochondrial localise les granules germinaux (Figure 4, Fc) [55, 56]. Ces différenciations pôle animal-pôle végétatif s’amplifient et se manifestent par des distributions polarisées d’éléments du cytosquelette (microtubules et filaments intermédiaires constitués de kératine). D’autres ARNm sont localisés plus tardivement dans le cortex végétatif, dont VegT, un élément essentiel de la détermination des structures endomésodermiques de l’embryon (Figure 4, Fe) [57, 58]. L’axe A-V ainsi établi joue un rôle dans l’établissement des axes A-P et D-V de l’embryon.
Le spermatozoïde féconde l’ovocyte mature au niveau de l’hémisphère animal, déclenche une vague d’activation calcique qui provoque une exocytose massive et une contraction corticale [59]. La mise en place de l’axe D-V, une demi-heure après la fécondation (Figure 4, Fh) [60], est dûe à l’introduction par le spermatozoïde fécondant d’un centrosome dans la région corticale animale, ce qui provoque l’organisation d’un réseau parallèle de microtubules dans le cortex végétatif, à l’opposé du site de fécondation [61, 62]. Ce tapis de microtubules et des moteurs de types dynéine et kinésine permettent une translocation massive de cytoplasme sous-cortical vers le futur pôle dorsal de l’embryon [63, 64]. L’axe D-V étant ainsi fixé par cette « rotation corticale », des mouvements morphogénétiques complexes se produisant pendant la gastrulation permettront l’acquisition de l’axe A-P dans la direction générale de l’axe A-V établi pendant l’ovogenèse (voir [5]).
Principes communs de polarisation
Que dire des comparaisons entre ces quatre organismes au niveau de l’établissement des axes ? Bien que les disparités spatiales et temporelles soient grandes, quelques principes communs d’organisation émergent en particulier vis-à-vis de la nature et des conséquences du signal à l’origine de la rupture de symétrie. Les signaux de polarisation agissent par le biais de principes physiologiques (activation de l’ovocyte/régulation du cycle méiotique) et cellulaires (apport localisé d’un centrosome par le spermatozoïde, ou signal des cellules entourant l’ovocyte). Cette signalisation corticale localisée est amplifiée au niveau cellulaire grâce aux translocations corticales et cytoplasmiques relayées par le cytosquelette, les moteurs moléculaires et le trafic intracellulaire des membranes. Ces translocations sont clairement sous le contrôle de principes moléculaires (régulation de moteurs moléculaires et positionnement des protéines PAR). Nous examinons ces principes et discutons des perspectives ci-dessous. Dans le second article [5], nous examinerons la chronologie de ces asymétries dans six organismes et la façon dont elles sont relayées en termes de divisions inégales, de signaux entre blastomères et d’expression différentielle de gènes dans les blastomères fondateurs des lignées germinales et somatiques.
Principes physiologiques
Activation et régulation par les signaux calciques
La fécondation est l’événement qui déclenche le développement [65]. Chez le xénope, l’ascidie et C. elegans, le site de fécondation ou la position de l’aster spermatique servent de référence pour l’établissement d’une ou plusieurs polarités. Chez la drosophile, ce site de fécondation est prédéterminé et situé au pôle antérieur (site de méiose/pôle animal). C’est aussi le cas chez C. elegans, où le site de fécondation est généralement situé à proximité du site d’extrusion de l’ovocyte, et à l’opposé du site d’extrusion des globules polaires (Figure 2). Ce site de fécondation peut être délocalisé expérimentalement : dans ce cas, il devient invariablement le pôle postérieur, du fait de l’introduction du centrosome par le spermatozoïde [66].
L’introduction d’un facteur spermatique lors de la fécondation déclenche une vague calcique d’activation qui provoque une contraction du réseau de microfilaments corticaux. Chez l’ascidie, cette contraction corticale est de grande amplitude et positionne l’aster spermatique, préfigurant ainsi la localisation du pôle postérieur (Figure 3). Elle concentre aussi plusieurs déterminants de différenciation et de morphogenèse dans un « pôle de contraction » situé dans le cortex végétatif [45, 67]. L’orientation de la vague d’activation contribue ainsi à localiser des déterminants de gastrulation (dont la nature reste inconnue) et, par ce biais, influe sur l’établissement du futur axe D-V de l’embryon et du têtard. Il ne semble pas que la vague d’activation ait cette importance déterminante dans les autres organismes examinés, mais on peut se demander si elle ne contribue pas chez C. elegans à la polarisation corticale.
Rôle des facteurs du cycle cellulaire
La modulation des facteurs du cycle cellulaire (MPF, protéines Cdc, cyclines et leurs effecteurs) constitue un deuxième principe physiologique impliqué dans l’établissement ou le renforcement de la polarité axiale. Dans la mesure où les oeufs sont de grosses cellules dont les noyaux et les centrosomes sont positionnés à la périphérie ou aux pôles pendant la méiose et parfois pendant la mitose, les facteurs du cycle cellulaire liés à ces structures peuvent constituer une source de signaux localisés [68]. De tels signaux se propagent par vagues lentes, et il est démontré qu’ils amplifient la polarisation du zygote chez le xénope [69].
La dynamique des microtubules, et peut-être des microfilaments et des réseaux intramembranaires, dépend en grande partie de régulations par des facteurs du cycle cellulaire, véritables chefs d’orchestre aux niveaux spatial et temporel, via des modifications post-traductionnelles (états de phosphorylation, d’ubiquitinylation…) [70]. Ainsi, après la fécondation, lorsque le cycle cellulaire méiotique s’achève, les interactions entre les microtubules astraux et des régions localisées du cortex président aux translocations qui spécifient l’acquisition des axes (Figure 5, Bg, Dg, Fg). Pour les organismes considérés ici, c’est dans cette période d’extension maximale des microtubules et de rencontre des pronoyaux mâle et femelle que les réorganisations corticales et cytoplasmiques fixent les axes de façon irréversible. Ainsi, un flux cortico-cytoplasmique définit l’axe A-P chez C. elegans. Chez le xénope, la rotation corticale préside à l’acquisition de l’axe D-V. Chez l’ascidie, ces translocations assurées par les microtubules astraux repositionnent les domaines cytoplasmiques et corticaux (myoplasme, RE cortical) en position postérieure, établissant ainsi l’axe A-P. Si l’on sait aujourd’hui que les facteurs du cycle cellulaire peuvent moduler la dynamique des microtubules et des moteurs, la façon dont les asymétries de leur distribution spatiale agissent au niveau du cortex et des asters est encore inconnue [71].
L’implication de gradients d’oxydo-réduction dans la polarité et la différenciation de nombreux embryons a également été proposée par S. Horstadius ou M. Child [74, 75]. Les recherches dans ce domaine sont rares de nos jours [76, 77], mais nous disposons pourtant de méthodes sophistiquées d’analyse (microsondes, substrats fluorescents associés à des méthodes d’imagerie performantes) qui permettraient d’affiner les observations initiales. Ces voies de recherche peuvent et doivent désormais être sérieusement réexplorées.
Principes cellulaires
Cortex, asters et noyaux
Nous avons souligné ci-dessus l’importance de la dynamique du cortex et des interactions cortex/aster dans la mise en place des axes A-P chez les zygotes de C. elegans et des ascidies, et de l’axe D-V chez le zygote du xénope (Figure 5) [38, 78]. En revanche, l’on ne sait pas encore si, dans l’ovocyte de drosophile, le déplacement de la vésicule germinative et du centrosome vers le cortex antérieur (événement-clé dans la mise en place des axes de polarisation) est dû à un déplacement de l’aster par rapport au cortex latéral, ou s’il résulte de dépolymérisations et de repolymérisations de microtubules contrôlées par les régions corticales postérieures et antérieures de l’ovocyte (Figure 1, Ab-d).
Une des stratégies possibles pour combler ce manque de connaissance est d’isoler des cortex et des microtubules (ou des asters) et de réactiver leurs mouvements relatifs in vitro en présence d’extraits cytoplasmiques, d’inhibiteurs et de moteurs [61, 62]. Une voie d’approche complémentaire est de tirer parti des techniques d’imagerie à haute résolution pour analyser les interactions entre cortex, microtubules et asters, en utilisant des molécules inhibitrices ou en faisant appel à différents types de mutants. De tels travaux sont en cours chez la drosophile, et révèlent une évolution de concepts simples (réseaux polarisés de microtubules et moteurs guidant les ARNm) vers des concepts plus subtils faisant appel à des stabilisations différentielles des microtubules dans différentes régions du cortex [21]. Enfin, des méthodes d’analyse physique (micromanipulations, photoactivations, utilisations de microcoupures et déplacements avec pincettes de faisceaux laser) sont utilisées chez le zygote de C. elegans pour analyser les forces et perturber les interactions entre les structures microtubulaires et le cortex, en faisant bon usage de souches sauvages ou mutantes [79].
Les phénomènes contrôlant les réorganisations corticales et cytoplasmiques restent mystérieux. L’analyse des flux corticaux a toutefois été amorcée sur des oeufs de xénope artificiellement activés ainsi que sur leurs extraits cytoplasmiques [80]. Ces études mettent en évidence le rôle essentiel des microtubules dans le démarrage et l’orientation des flux corticaux dont la force motrice est le réseau d’acto-myosine cortical.
Structures et mécanismes de localisation des ARNm
Chez la drosophile, le xénope et l’ascidie, les ARNm, dont certains ont un rôle de déterminants de polarité ou de différenciation (Encadré), sont souvent véhiculés sous forme de larges particules (nuage mitochondrial chez le xénope, corps spongieux chez la drosophile ou réticulum cortical chez l’ascidie). Ces domaines cytoplasmiques de localisation des ARNm contiennent des protéines de liaison à l’ARN, des moteurs moléculaires, des ribosomes et éléments de la machinerie de traduction, et même des membranes [24, 81]. Certaines analogies commencent à émerger entre les microdomaines des ovocytes et des oeufs et ceux utilisés par les levures ou les cellules somatiques pour localiser leurs ARNm [82]. Ces microdomaines sont guidés vers leur destination corticale par l’action coordonnée de moteurs associés aux réseaux organisés de microtubules et de microfilaments [83]. Ces réseaux sont eux-mêmes sous l’étroite dépendance de centres organisateurs ou de structures particulières, comme le fusome (organite vésiculaire qui relie les cellules nourricières via les ponts cytoplasmiques) chez la drosophile [84].
La localisation des ARNm et des protéines dans le cortex est le meilleur moyen d’assurer leur répartition sélective dans différents blastomères et de contrôler leur expression ou leur activation au bon moment. Leur ancrage aux structures corticales [44, 85] les protège probablement des déplacements intempestifs dus à des perturbations qui pourraient homogénéiser le contenu cytoplasmique. Le contrôle spatio-temporel de la machinerie de traduction des ARNm déterminants s’effectue au niveau du cortex, par des mécanismes qui restent à définir [81, 82, 86].
Trafic intracellulaire ciblé
L’importance des flux d’endo- et d’exocytose dans les processus de localisation et de stabilisation des déterminants ou des protéines de polarité (PAR) est apparue très récemment, chez la drosophile et C. elegans. Elle repose sur l’analyse de mutants de gènes codant pour des protéines impliquées directement ou non dans le contrôle du trafic intracellulaire (Rab11, Pod1) [87, 88] : les embryons de ces mutants ne peuvent localiser correctement leurs déterminants ou leurs protéines de polarité. La présence de domaines membranaires distincts au pôle postérieur de l’ovocyte de drosophile est connue depuis plusieurs années [89] et il n’est pas exclu que, comme chez les levures, on puisse parler de régions spécialisées d’insertion de composants membranaires essentiels au maintien de la polarité (exocystes) [90]. Chez C. elegans, l’analyse de la dynamique des protéines chimériques fluorescentes PAR-GFP dans des mutants révèle des localisations transitoires différentielles de certaines PAR dans les noyaux, les régions centrosomiques ou différentes régions du cortex suggérant l’existence d’un flux dynamique et d’interactions avec le réseau cortical d’acto-myosine [36, 88].
Principes moléculaires
Des déterminants variés
Les déterminants maternels des axes et tissus identifiés jusqu’à présent dans plusieurs espèces comparées dans cet article (Bicoid, Oskar et Nanos chez la drosophile, VegT et Xdazl chez le xénope, Macho-1 chez les ascidies) sont des ARNm maternels localisés aux pôles et ancrés dans le cortex. La plupart de ces ARN codent pour des facteurs de transcription, et leur traduction ne démarre qu’après maturation ou fécondation. Nous ne savons pas encore s’ils sont véhiculés dans les mêmes organites et s’ils sont arrimés aux mêmes structures corticales (membrane, cytosquelette, RE cortical ?), ni si leur traduction est contrôlée par les mêmes mécanismes (régulation de la longueur de la queue polyA, de l’initiation ou de la terminaison ?) [86]. Des protéines de liaison à l’ARN impliquées dans ces processus commencent néanmoins à être identifiées [81, 82]. La plupart de ces ARNm localisés possèdent des séquences de ciblage et d’ancrage au cortex généralement (mais pas exclusivement) situées dans la partie 3’UTR. La découverte la plus encourageante est celle des fréquences de répétitions CAC dans la partie 3’UTR des ARNm ciblés vers le cortex végétatif des ovocytes chez les chordés (VegT, Xdazl, Macho-1, Vasa…), répétitions absentes chez les protostomiens. Ces séquences de ciblage existent également dans la région 3’UTR des ARNm localisés aux extrémités des cellules somatiques des vertébrés [91].
Nous connaissons les modes d’action de Bicoid, Oskar, Nanos et, à un degré moindre, de VegT, mais nous savons encore bien peu de choses du mode d’action des autres ARNm déterminants. Le modèle de référence reste la drosophile, seul organisme chez lequel il est possible de manipuler la pente des gradients des protéines morphogènes produites à partir de sources locales d’ARNm corticaux [28]. Dans la mesure où le développement de la drosophile est atypique (développement syncitial avant cellularisation), il n’est pas facile de transposer ces concepts aux autres organismes. Il faudra donc au moins attendre d’en savoir plus sur la nature, le mode d’action, les partenaires et les effets d’ARNm déterminants identifiés chez le xénope et les ascidies pour progresser dans ce domaine de façon significative.
L’espoir des PAR
Une lueur d’espoir est apparue ces dernières années avec la découverte de l’implication quasi universelle des protéines PAR dans l’établissement et la maintenance de la polarité cellulaire aussi bien chez le zygote de C. elegans que dans les ovocytes et les neuroblastes de drosophile, ou les cellules épithéliales et les neurones de mammifères [8]. Dans l’embryon de C. elegans, quatre des six protéines PAR identifiées (PAR-1, 2, 3 et 6) sont localisées majoritairement (mais pas uniquement) dans le cortex et sont progressivement polarisées avec d’autres partenaires protéiques (PAR-3 et PAR-6 forment par exemple un complexe avec la kinase aPKC au pôle antérieur). Les protéines PAR interagissent (directement ou non) avec des protéines de liaison à l’actine (myosine NMY-2, Pod1, analogue de la coronine), des protéines G (Cdc42) et des protéines transmembranaires (Jam1 dans les cellules épithéliales), ce qui suggère que les complexes PAR appartiennent à l’échafaudage constitué par le cytosquelette sous-membranaire [92].
On retrouve cinq protéines PAR exprimées et localisées précocement chez la drosophile. Elles sont impliquées dans la spécification de l’ovocyte et la stabilisation de la polarité antéropostérieure [9]. Dans le jeune ovocyte de drosophile, comme chez le zygote de C. elegans, les protéines PAR-3, PAR-6 (pôle antérieur) et PAR-1 (pôle postérieur) assument des localisations antagonistes. Dans l’ovocyte puis l’oeuf de xénope, ainsi que dans l’embryon précoce d’ascidie, des distributions polarisées de certaines PAR ont été observées sans que l’on sache pour l’instant si leur présence est aussi déterminante que dans l’ovocyte de drosophile ou le zygote de C. elegans [93]. Une cartographie des PAR et une analyse de leur rôle dans un grand nombre d’ovocytes, d’oeufs et d’embryons sont nécessaires avant de pouvoir faire émerger des règles et principes universels.
Les défis actuels sont de comprendre comment ces protéines PAR sont associées à la membrane et au cytosquelette d’actine, quelles sont les cibles de leurs activités enzymatiques, et la nature des contrôles auxquels elles sont soumises (en particulier via l’action des protéines G et des systèmes d’ubiquitinylation) [94].
Un autre objectif est de faire le lien entre les ARNm déterminants et les PAR, et entre les PAR et les voies de signalisation. Un premier type d’interactions vient d’être découvert chez la drosophile, chez qui la kinase PAR-1 phosphoryle et module la stabilité et la traduction d’Oskar dans le cortex postérieur [95]. PAR-1 a également été identifiée comme l’une des kinases associées à Dishevelled, un régulateur des voies de Wnt et de Jun qui pourrait être un composant des déterminants dorsaux chez le xénope [96].
Conclusions
Même si les grands thèmes et les acteurs principaux de la polarisation des oeufs et des embryons sont définis dans quelques modèles, nous sommes encore loin d’avoir identifié tous les mécanismes de leur mise en oeuvre et de leurs interactions aboutissant à une organisation polarisée de l’ovocyte, de l’oeuf et de l’embryon. Nous devrons faire un réel effort d’intégration des connaissances aux niveaux cellulaire, moléculaire, physiologique et phylogénétique avant que les principes communs et les différences apparaissent clairement.
Parties annexes
Notes
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[1]
Chez les organismes triblastiques, on distingue les deutérostomiens, chez qui l’anus est issu de l’entrée du tube digestif (appelé blastopore ou ligne primitive), et les protostomiens, chez lesquels le blastopore indique la future bouche.
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[2]
Nous familiarisons le lecteur avec le code graphique du poster (publié dans le second article) dans les figures de ce premier article.
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[3]
Le lecteur est par ailleurs invité à consulter d’excellents ouvrages de référence qui sont constamment remis à jour dans leur version anglaise [3, 4] et dont des éditions plus anciennes sont traduites en français [6, 7]. Le développement des organismes modèles y est généralement traité dans des chapitres différents, contrairement à ce qui est fait ici. Certaines revues récentes soulignent la conservation de principes communs entre espèces [8, 9]. Il existe aussi des ouvrages récents en français qui exposent les grands principes de l’embryogenèse ou introduisent les modèles en vogue [10, 11]. Nous avons volontairement limité la liste des références à des revues qui permettent l’accès aux publications originales, pour n’utiliser celles-ci que lorsqu’il s’agit d’avancées récentes ou de travaux novateurs. Nous indiquerons dans le second article des sites Internet de référence et des sources de films sur le développement des organismes considérés [5].
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