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L’enveloppe des bactéries à Gram négatif comprend deux membranes: la membrane interne et la membrane externe séparées par le périplasme (Figure 1). La membrane externe est une bicouche asymétrique constituée du lipopolysaccharide (LPS) et de phospholipides, où s’insèrent de nombreuses protéines. Parmi elles, les porines sont des protéines transmembranaires formant des pores ou canaux protéiques permettant l’entrée de petits solutés hydrophiles (Figure 2).

Figure 1

Enveloppe d’Escherichia coli.

Enveloppe d’Escherichia coli.

L’enveloppe des bactéries à Gram négatif comprend deux membranes: la membrane interne (MI) et la membrane externe (ME) séparées par le périplasme (PE). La membrane interne est un double feuillet phospholipidique contenant diverses protéines (transporteurs, enzymes...). La membrane externe est une bicouche asymétrique constituée du lipopolysaccharide (LPS) et de phospholipides (PL) où s’insèrent de nombreuses protéines. Cette représentation simplifie la barrière que constitue la membrane externe pour les molécules hydrophiles (ici, β-lactamine ou fluoroquinolone) qui utilisent la porine OmpF (OmpF). P: protéines; PG: peptidoglycane; PLP: protéine de liaison aux pénicillines.

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Les porines des bactéries à Gram négatif ont été décrites pour la première fois au début des années 1970. Malgré l’ensemble des connaissances collectées sur ces protéines membranaires, plusieurs questions demeurent posées concernant le fonctionnement de ces canaux (ouverture et fermeture, orientation des solutés) et leur rôle dans la perméabilité membranaire (régulation, diversité structurale du canal). Les éléments de réponse à ces questions, apportés par les études présentées dans cet article, permettent de mieux appréhender la relation entre les porines, la perméabilité membranaire et la résistance aux antibiotiques.

Membrane externe et porine

Membrane externe

La membrane externe des bactéries à Gram négatif forme une barrière efficace qui protège la machinerie cellulaire contre les agents toxiques externes: agressions physiques (choc osmotique, température), chimiques (détergents, acides), biologiques (défensines, bactériocines) ou autres (antibiotiques, anticorps) (Figure 1). Le contrôle de la perméabilité et de l’intégrité membranaires joue un rôle primordial dans cette défense naturelle de la bactérie. La pénétration des molécules chargées est affectée par la couche de LPS (et de phospholipides). La densité des sucres et des chaînes latérales du LPS organise un filtre efficace pour les autres molécules [1-3].

Dans les bactéries à Gram négatif, il existe des canaux membranaires qui assurent la diffusion de diverses classes de molécules à travers la membrane externe. Ces systèmes de transport passif assurent la pénétration des constituants indispensables à la vie bactérienne tels que les sucres, les acides aminés ou les sels.

Perméabilité membranaire et porines

Trois classes principales de protéines intervenant dans la perméabilité de la membrane externe ont été identifiées [4]: les porines non spécifiques, telles que OmpF, OmpC, PhoE, OmpD et Omp36; les porines sélectives impliquées dans la diffusion de sucres ou de métaux, comme LamB ou FhuA; les protéines, telles que OmpA et TolC, formant des canaux pour diverses molécules.

Les activités de canal membranaire associées à ces protéines ont été caractérisées par différentes méthodes [11-24]: cinétiques d’accumulation de composés radiomarqués ou fluorescents, mesures de diffusion dans des liposomes contenant la porine purifiée, mesures de physicochimie déterminant la conductance, la sélectivité, et la sensibilité au potentiel des canaux après reconstitution de la protéine dans des bicouches lipidiques ou dans des systèmes de patch clamp, et expériences de compétition utilisant des produits bloquant le canal.

La fonction canal a été ainsi rapportée pour plusieurs protéines majeures de la membrane externe: OmpF, OmpC, OmpD, PhoE, LamB, OmpA, OmpK36 et Omp36. Le terme générique de porine, attribué historiquement à OmpF et OmpC d’E. coli, a été étendu aux protéines homologues en séquence et en activité, comme OmpK36, OmpD, Omp36 de Klebsiella pneumoniae, Enterobacter aerogenes, Salmonella typhimurium. Par ailleurs, la structure tridimensionelle a été résolue pour certaines de ces porines (Tableau I, Figure 2) [4-10], et des analyses structure-fonction ont été réalisées.

Tableau I

Porines non spécifiques dont la structure tridimensionnelle est disponible.

Porines non spécifiques dont la structure tridimensionnelle est disponible.

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Figure 2

Structure de la porine OmpF et de la région de constriction du canal.

Structure de la porine OmpF et de la région de constriction du canal.

A. La porine OmpF est une protéine dont la partie transmembranaire est constituée par des feuillets β. Les 16 feuillets β antiparallèles définissent le tonneau β contenant la région de constriction [7]. B. Coupe transversale réalisée au niveau de la région de constriction de OmpF formée par la boucle L3 infléchie dans le canal.

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Boucle L3 et diffusion

Le pore OmpF, comme ceux formés par OmpC, OmpK36 et PhoE, montre une distribution particulière des charges, due aux acides aminés dans la région de constriction interne du canal formée par le repliement de la boucle L3 (Figures 2 et 3). Un croissant de charges négatives (Asp et Glu) opposé à une face de charges positives (Arg et Lys) induit un champ électrostatique [26]. Cette région est fortement conservée dans les porines des entérobactéries [27]. Outre des contraintes stériques induites par la région de constriction, le champ électrostatique impose des contraintes d’orientation aux solutés chargés qui empruntent le canal. La conservation de cette organisation dans la région de constriction du canal (Figures 2 et 3) est un élément clé dans la fonction du pore, comme l’ont rapporté différents travaux sur le résidu Gly119. La substitution par un résidu Asp ou Glu se traduit par un encombrement croissant de la lumière de la porine qui perturbe la diffusion des antibiotiques et altère les propriétés du canal [22, 23]. De manière similaire, la substitution de résidus chargés, Asp113 ou Asp121 par Ala, entraîne une modification drastique des propriétés du pore et perturbe l’action de certaines molécules utilisant le canal [28]. Cette portion du canal joue ainsi un rôle essentiel dans la structure fonctionnelle, la disposition des charges, et le champ électrostatique localisé dans la constriction, et donc dans les interactions électrostatiques entre le soluté et la porine.

Figure 3

Représentation de la porine OmpF et de la région de constriction.

Représentation de la porine OmpF et de la région de constriction.

Les dimensions des différentes régions du canal, embouchure, constriction et delta périplasmique sont indiquées. Dans la partie droite, les acides aminés localisés dans la région de constriction et participant au champ électrostatique sont mentionnés : Asp113 et Glu117 apportent une charge négative, alors que Arg42, Arg132, Lys16 apportent une charge positive.

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Porines et résistance aux antibiotiques

La résistance bactérienne aux antibiotiques est un problème majeur de santé publique. Les différents processus de résistance peuvent être regroupés en trois grands mécanismes qui concernent la modification: (1) de la cible (mutation, variabilité); (2) de l’antibiotique (dégradation, altération); et (3) de la concentration intracellulaire de la molécule (pénétration, systèmes d’efflux). La perméabilité membranaire intervient dans le contrôle de la concentration de différentes classes d’antibiotiques comme les β-lactamines[1] ou les quinolones[2]via l’expression des porines ou des transporteurs-pompes [1-3].

Plusieurs résultats ont montré la relation existant entre la porine et la sensibilité aux β-lactamines et aux fluoroquinolones. Les analyses d’isolats résistants aux antibiotiques (Klebsiella, Enterobacter, Proteus, Pseudomonas ou Serratia) ont établi que la disparition des porines, associée à la production d’enzymes bactériennes détruisant le cycle β-lactame (β-lactamases, céphalosporinases), est un élément clé dans la résistance aux β-lactamines. Chez Pseudomonas aeruginosa, la disparition d’une porine a été rapportée dans le cas de résistance à l’imipénème[3] [25].

Mutations, activité porine et résistance

Des isolats d’entérobactéries synthétisant des quantités normales de porines mais montrant un profil de résistance similaire à un phénotype d’imperméabilité ont été décrits. La première identification d’un isolat d’E. aerogenes de ce type, en 1998, a permis d’établir les bases moléculaires de ce mécanisme de résistance original: le remplacement d’un résidu Gly par un résidu Asp dans la boucle L3 (Figures 2 et 3), induisant le rétrécissement du canal et l’altération du champ électrostatique [29]. Des observations similaires ont été faites chez Neisseria gonorrhoeae [30] avec des mutations localisées dans l’équivalent de la boucle 3 des porines d’E. coli. Dans ce cas, l’expression de pompes d’efflux[4] augmente encore le niveau de résistance en assurant le transport et la libération des antibiotiques vers le milieu externe. Par ailleurs, il est important de mentionner l’existence d’un résidu Tyr supplémentaire dans la boucle L3 de OmpK37 de K. pneumoniae: la chaîne latérale diminue la taille du canal et bloquerait l’entrée des β-lactamines [31]. Ainsi, la bactérie exprimerait une porine naturellement inefficace pour la diffusion de certains antibiotiques. Ces observations posent le problème de la sélection possible de souches produisant des porines mutées ou adaptées sous une pression antibiotique.

Expression des porines et résistance

Une des principales questions concerne le mécanisme impliqué dans la disparition des porines dans les souches résistantes. Récemment, la régulation rapide de l’expression de la porine d’E. aerogenes a été montrée chez un patient traité par l’imipénème. La prise de cet antibiotique s’accompagne de la disparition de la porine associée à la résistance de la souche aux β-lactamines, alors que l’arrêt du traitement entraîne sa réapparition chez la bactérie, redevenue sensible [37]. Dans plusieurs bactéries, la disparition des porines fait intervenir l’opéron mar, qui, via le petit ARN antisens micF, déstabilise l’ARNm de la porine et ce, conjointement à l’expression des pompes d’efflux [38-39]. Le système d’osmorégulation à deux composants ompR-envZ, qui règle l’expression de OmpC-OmpF chez E. coli [40], pourrait également jouer un rôle dans des isolats résistants. Par ailleurs, l’expression de la protéine OmpX diminue la synthèse des porines chez E. aerogenes, E. cloacae et K. pneumoniae par un mécanisme inconnu à ce jour. D’autres processus faisant intervenir des cascades de régulation génétique (viasoxS, ramA, IHF) sont aussi associés à la diminution des porines. À côté de ces régulations génétiques possibles, l’influence de facteurs structuraux associés, comme celle du LPS dans l’assemblage, le transport et l’insertion dans la membrane externe, ainsi que celle des protéines chaperons, peuvent avoir un effet déterminant sur la quantité de porines exprimées, comme dans certaines souches leaky. Des facteurs externes (pH, osmolarité, sources de carbone, concentration en O2) peuvent aussi intervenir en fonction du site de colonisation ou du traitement, et induire la disparition de la porine [37-41].

Polyamines et résistance

Les polyamines sont des molécules synthétisées par la bactérie dans des conditions particulières (stress, phase stationnaire de croissance). Ces petits composés portent des groupes aminés et peuvent contracter des interactions avec les acides aminés (Asp, Glu) localisés dans le canal de la porine. Différents travaux montrent la capacité de la spermine ou de la spermidine, de bloquer la diffusion des solutés et de la céphaloridine (céphalosporine de première génération) dans les porines d’E. coli [34, 35]. La spermine restreint drastiquement la pénétration du céfépime (céphalosporine de dernière génération) et de la norfloxacine (fluoroquinolone) chez Enterobacter [19]. L’analyse de mutants de OmpF a permis d’identifier deux positions au niveau de la constriction du canal, Asp113 et 121, qui peuvent jouer le rôle de points d’ancrage pour la polyamine. Des mutants Asp113Ala et Asp121Ala sont en effet moins sensibles à lde la spermine [28]. Les travaux de modélisation moléculaire ont par ailleurs identifié les acides aminés Asp117 et Glu62 comme sites d’interaction possibles [42]. Ainsi la polyamine, par un glissement progressif dans le canal, serait responsable d’un encombrement transitoire du pore.

Cette hypothèse vient d’être argumentée par des résultats récents de notre laboratoire rapportant une inhibition de l’action de la colicine (qui utilise la porine OmpF pour pénétrer dans la bactérie), lors de l’ajout simultané de spermine ou d’antibiotique (céfépime) [43]. On peut ainsi évaluer les affinités et les interactions en mettant en compétition les différents ligands (colicines, polyamines, antibiotiques) utilisant la porine. Des travaux préliminaires permettent également d’identifier des résidus impliqués dans le passage des polyamines, des β-lactamines et des bactériocines comme la colicine, montrant l’intérêt de cette approche.

Modélisation moléculaire, étude dynamique et comparative de la diffusion

Les travaux engagés par les équipes de A. Delcour, T. Schirmer, J. Tommassen, et par notre laboratoire, montrent que plusieurs résidus interviennent dans l’orientation et la diffusion des céphalosporines dans la lumière de la porine [22-24, 32-35]. À partir des données structurales disponibles sur les porines, et en positionnant l’ampicilline dans la constriction du canal OmpF, l’équipe de E.K. Nestorowich [36] a proposé que certains acides aminés (groupe «Arg42, 82 et 132», ainsi que Glu117) jouent un rôle lors de la pénétration de l’antibiotique dans le canal. Nous avons caractérisé deux résidus importants pour le passage des céphalosporines dans le pore, Lys16 et Arg132 [22, 24]. La substitution de ces résidus a un effet remarquable sur la diffusion des céphalosporines et des solutés. La localisation des charges sur la surface de la molécule d’antibiotique est maintenant un paramètre du dialogue électrostatique entre les deux partenaires, antibiotique et porine. Néanmoins le prépositionnement orienté de l’antibiotique utilisé par E.K. Nestorowich et al. [36] peut entraîner un masquage ou une amplification du rôle de résidus internes dans l’interaction intervenant dans la région de constriction de la porine. La description de souches produisant des porines modifiées pose clairement le problème de la réactivité potentielle de la molécule d’antibiotique et des acides aminés situés dans la zone de constriction du pore. Ces interactions, de faible énergie, avec différentes chaînes latérales, doivent être transitoires au cours de la diffusion afin de ne pas pérenniser la présence du soluté dans le canal et de ne pas induire des contraintes stériques altérant le passage de l’antibiotique.

À l’exception de récents zwitterions (céfépime, cefpirome, imipénème), la structure des β-lactamines prenait surtout en compte les notions d’affinité de l’antibiotique pour la cible bactérienne et de stabilité vis-à-vis des enzymes de résistance (β-lactamases, céphalosporinases). Les travaux récents ouvrent la voie à une approche intégrant des paramètres importants dans la diffusion des antibiotiques permettant de faire progresser encore la conception et l’élaboration de nouvelles molécules.

Conclusions

Nous avons pu observer successivement l’émergence de bactéries montrant une expression réduite de porine, une absence de porine et, récemment, une porine mutée. Il a été conjointement montré que la synthèse des porines dans des souches colonisant un patient était en rapport avec l’antibiothérapie utilisée. Ainsi, le contrôle de la perméabilité fait intervenir diverses régulations qui dépendent du site de colonisation, du traitement et de la bactérie elle-même. Le problème clé est la rapidité d’adaptation de la bactérie en présence de l’antibiotique. La mise au point de sondes génétiques et de systèmes de quantification permettront de rechercher l’existence d’un contrôle pré- ou post-transcriptionnel dans ces souches et de suivre ainsi leur évolution et la cascade de régulation impliquée.

Les composants membranaires, comme le LPS et les systèmes d’adressage, participent également à l’intégrité et à l’assemblage fonctionnel des porines. La structure de la membrane peut être modifiée par des molécules ayant une activité membranotrope (peptides antimicrobiens, détergents ou antiseptiques). Il faut mentionner la synergie possible avec d’autres systèmes de régulation induits par des facteurs de l’environnement (salicylate, flavonoïdes) et avec certains composés (bactériocines) produits par la flore voisine. Des molécules peuvent être responsables d’un encombrement des porines et créer une imperméabilité par compétition. La synthèse de ces molécules peut intervenir dans un site de colonisation et entraîner une résistance efficace. Enfin, les systèmes d’efflux participent également à l’adaptation de la perméabilité membranaire aux conditions de l’environnement et à la réponse bactérienne à l’antibiothérapie. Ces divers éléments sont particulièrement importants car, même dans un cadre d’utilisation raisonnée des antibiotiques, on ne peut pas écarter une évolution de la résistance induite par d’autres facteurs ou d’autres molécules présentes dans le milieu.