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Carence de soins maternels, séparation et dépression chez le nourrisson : historique, confusions et difficultés conceptuelles

Depuis la description initiale de la dépression anaclitique[1] par R. Spitz [1] en 1946, le concept de dépression du nourrisson, pourtant fréquemment utilisé, reste mal défini et sans critères ni outils d’évaluation fiables. De fait, la dépression précoce est difficile à reconnaître, dans sa sémiologie toute « en creux » [2], comme elle est difficile à imaginer et à supporter pour les parents et l’observateur, car elle évoque un bébé esseulé. En effet, la dépression précoce se définit par une absence de variations affectives, d’entrain, d’allant, par une mobilité et une expression vocales réduites, par un retrait relationnel et une léthargie, en contraste avec la vitalité et l’appétence relationnelle du bébé en bonne santé.

L’accent avait d’abord été mis sur les effets de la carence en soins maternels dans les pouponnières pour enfants abandonnés puis, après la guerre, sur les effets des séparations précoces prolongées. C’est donc une clinique en lien avec la séparation et la carence qui inaugure le champ spécifique de la psychopathologie précoce et qui préfigure l’importance qui sera donnée ensuite à l’attachement et aux interactions précoces parents-enfants. Parallèlement, à la suite de l’oeuvre fondatrice de Freud, de grands systèmes de pensée se dégagent en psychanalyse, qui vont tous reposer sur une conception spécifique du rôle de la séparation dans le développement psychique de l’enfant. Mélanie Klein [4] propose un système dans lequel la position dépressive de l’enfant fonde le rapport à l’objet « total », c’est-à-dire à la personne, en l’occurrence la mère, reconnue et considérée comme un tout, et non plus comme deux objets partiels, à la fois bonne et mauvaise. À sa suite, D.W. Winnicott [5] fait jouer un rôle essentiel à la notion d’empiètement (impingement) de la dépression maternelle sur le développement précoce, avec le risque de survenue de distorsions du développement de la personnalité (faux self). Sans aller plus loin dans la description des différents systèmes explicatifs du développement psychique précoce, qu’il s’agisse de R. Spitz [1] et des « organisateurs » du développement précoce (sourire, angoisse de l’étranger, apparition du non et du oui), de J. Bowlby [6] et du rôle majeur de la séparation et du caractère primaire de l’attachement, de J. Lacan [7] et du stade du miroir comme fondant la conscience de soi, du développement du sens de soi avec l’autre proposé par D. Stern [8], et de bien d’autres encore, la question est bien de savoir ce qui existe au début du fonctionnement mental. La notion de dépression précoce est alors essentielle, ainsi que ses relations à l’angoisse de séparation précoce et à l’angoisse de l’étranger, car elle peut contribuer à éclairer la question des prérequis nécessaires au développement psychique de l’enfant.

Cependant, chacun des ces auteurs répond avec ses présupposés à la question des débuts de la vie psychique, ce qui conduit à diverses définitions de la dépression. En effet, celle-ci peut être envisagée comme le résultat d’un conflit interne, pulsionnel, ou comme la conséquence de l’altération de la sécurité de l’attachement. D’où une certaine confusion qui nuit à la recherche empirique sur cette question. Il peut y avoir identité entre les modes de réaction du bébé et ceux de l’adulte ou du grand enfant sans que les mécanismes psychopathologiques soient, pour autant, les mêmes. Il s’agit de savoir si l’on privilégie la recherche des points communs et celle d’une continuité dépressive possible entre le bébé et l’adulte, en se fondant sur le comportement lors de la dépression, par exemple sur le retrait relationnel et sur le ralentissement psychomoteur [9], ou si l’on se focalise plutôt sur les différences entre enfant et adulte, en insistant sur le versant du développement psychique, sur l’apparition de la culpabilité et de la capacité d’autoréflexion.

Finalement, la dépression et l’angoisse de séparation précoces opposent dans leur compréhension les tenants d’un système d’emblée organisé et conflictuel à ceux qui défendent un modèle construit sur la base des relations interpersonnelles. Cela revient à l’opposition entre ceux qui tiennent la pulsion comme l’élément motivationnel essentiel et ceux qui pensent qu’on peut en faire l’économie au profit de la notion de programme, comme ce fut le cas d’abord de J. Bowlby [6] ou, en France, de D. Widlöcher [9].

Pour J. Bowlby [6], la dépression précoce résulte moins de la séparation que de la conviction de son caractère irrémédiable, avec le rôle central de la perte d’espoir et du sentiment d’impuissance. Avec J. Roberston [10], il met en évidence la séquence essentielle, protestation, désespoir/dépression, détachement, en réaction à l’interruption prolongée du lien d’attachement, comme le film John à la pouponnière[2], de 1969, en témoigne de façon si pathétique. L’observation clinique actuelle montre la persistance du tableau de dépression anaclitique, et les carences intrafamiliales ou institutionnelles possibles, lorsque l’enfant ne peut recevoir suffisamment d’attention dans un lien d’attachement fiable du fait de l’organisation trop parcellisée des soins dans une pouponnière, de la multiplicité des intervenants autour d’un jeune enfant, ou d’une pathologie de la relation parent-enfant. Les relations parent-enfant peuvent être altérées en raison d’événements traumatiques (deuils) ou d’une pathologie mentale des parents (dépression maternelle), mais aussi d’une atteinte organique du nourrisson, gênant ses possibilités de résilience face à la séparation ou la carence. De nombreux travaux récents se sont attachés à préciser les effets de la dépression maternelle sur le développement précoce [11-14]. L’expérience dite du visage immobile (still face) de la mère [13, 14] montre bien l’effet de figement, puis de désorganisation chez le bébé de trois mois. Dans cette situation, en effet, le bébé commence par prostester devant l’interruption et la violation de ses attentes dans l’interaction, se fige ensuite, se détourne enfin et traduit son désarroi par des pleurs. Après la reprise par la mère de son attitude habituelle, le bébé reste un moment circonspect après cette expérience désorganisante. Les études longitudinales actuellement menées cherchent à établir si, en plus des effets sur le développement cognitif, le risque dépressif est accru chez les enfants de mères déprimées. Enfin, les tableaux cliniques de malnutrition protéinocalorique du type kwashiorkor [15], ou de certains cas de retards de croissance, sont très évocateurs de dépression, que celle-ci soit la cause ou la conséquence des troubles nutritionnels. Les études récentes insistent sur les rapports entre troubles nutritionnels et troubles de l’attachement, surtout sur le mode dit désorganisé, c’est-à-dire celui dans lequel aucune stratégie n’est repérable, que ce soit la protestation ou l’évitement [16].

Du fait de l’absence de critères validés et d’outils d’évaluation fiables, la diversité clinique et théorique autour de la dépression précoce explique la rareté de sa prise en compte dans les systèmes actuels de classification diagnostique [17]. Cette situation a conduit à s’intéresser au concept de réaction de retrait relationnel précoce chez le jeune enfant, concept à la fois plus large et plus opérationnel que celui de la dépression précoce, et qui peut apparaître comme annonciateur de la dépression.

Le concept de retrait relationnel précoce

Le retrait est défini comme « l’action de se replier sur soi, de se rétracter comme pour se défendre, préserver sa personnalité » [18]. Le retrait relationnel précoce est un symptôme qui existe constamment dans les syndromes dépressifs, l’autisme et les troubles précoces de l’attachement, ou comme conséquence de troubles sensoriels. Il est donc un élément important du répertoire sémiologique précoce. La première description clinique du comportement de retrait durable chez le jeune enfant en dehors de l’autisme a été faite en 1956 par G.L. Engel et F. Reischman [19], avec le cas célèbre de Monica, âgée de 18 mois. Atteinte d’une fistule oesophagienne et nourrie par sonde en attendant le rétablissement de la continuité digestive, Monica souffrait d’une relation très perturbée avec sa mère. Celle-ci, isolée et maltraitée par son mari, contrariée par le mode d’alimentation de sa fille, était aussi très déprimée. Monica fut alors hospitalisée dans un état de retrait relationnel avec refus du contact, évitement du regard, absence de jeu et de vocalisations, immobilité, et anorexie avec retard staturo-pondéral et développemental sévère. Elle présentait une angoisse nette devant l’étranger et un état que l’on décrirait maintenant comme un attachement désorganisé [16]. Cependant, Monica va manifester un attachement de plus en plus net vis-à-vis de son médecin. Son évolution ultérieure, suivie par G.L. Engel pendant 25 ans, favorisée par les changements d’attitude de sa mère envers elle, sera plutôt positive. Cette observation va dans le sens des capacités de récupération importantes (de résilience) après un épisode dépressif majeur de la petite enfance si les conditions étiologiques changent.

Selon G.L. Engel et A.H. Schmale [20], la réaction de conservation-dépression-retrait de l’énergie serait un processus défensif de base pour conserver l’énergie dans les situations critiques. S. Fraiberg [21] avait décrit un mécanisme de défense analogue, le figement, observé dès l’âge de trois mois chez des enfants soumis à des situations relationnelles très pathologiques. S. Menahem [22] a décrit deux cas de retrait intense chez des enfants avec retard de croissance sévère. On a vu que le retrait est un élément majeur de la réponse du bébé de deux à trois mois à l’altération de la relation qui se produit lors de l’expérience du visage immobile, ou en clinique lors de la dépression maternelle. Le comportement de retrait est aussi l’un des plus stables, malgré les changements majeurs qui se produisent dans les trois premières années de la vie. Le comportement de retrait relationnel précoce est donc un signal d’alarme important. Le retrait intervient dans de nombreuses situations psychopathologiques précoces, de façon manifeste ou accessoire, qu’il s’agisse d’un trouble relationnel ou d’un trouble organique, comme dans la douleur intense et durable [23] (Figure 1).

Figure 1

Le retrait relationnel dans la psychopathologie précoce.

Le retrait relationnel dans la psychopathologie précoce.

Du fait de l’absence de critères validés et d’outils d’évaluation fiables, la dépression précoce est rarement prise en compte dans les systèmes actuels de classification diagnostique. Cette situation a conduit au concept de réaction de retrait relationnel durable, concept à la fois plus large, plus opérationnel et plus en amont que celui de la dépression précoce. Le retrait relationnel pourrait être la forme précoce de la dépression et le mode d’entrée dans celle-ci. Le retrait relationnel précoce durable est ainsi un symptôme que l’on observe constamment dans certains syndromes spécifiquement observés chez le bébé, ou qui fait partie du tableau clinique dans d’autres. En ovale jaune sont indiquées les situations où le retrait est un élément constant du tableau clinique : dépression, autisme, douleur intense durable, troubles de l’attachement de type désorganisé, conséquences des troubles sensoriels (vue, audition). En ovale vert, les situations où le retrait apparaît sans être constant.

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Ainsi, le retrait apparaît-il comme une part importante du répertoire comportemental du jeune enfant et comme un signal d’alarme qu’il est crucial de percevoir tôt, et de ne pas banaliser. Le retrait relationnel pourrait être la forme précoce de la dépression et le mode d’entrée dans celle-ci. N’ayant pas trouvé dans la littérature d’instrument de mesure du retrait relationnel chez le jeune enfant avant 2 ans [24], nous en avons donc construit un, l’échelle « alarme détresse bébé ».

Construction et validation de l’échelle « alarme détresse bébé » (ADBB)

L’échelle a été construite en recherchant les items les moins sensibles au développement et les plus facilement repérables lors d’un examen pédiatrique de dépistage, comme en centre de Protection Maternelle et Infantile (PMI). L’échelle comporte 8 items cotés de 0 à 4 : (1) expression du visage ; (2) contact visuel ; (3) activité corporelle ; (4) gestes autocentrés ; (5) vocalisations ; (6) vivacité de la réponse à la stimulation ; (7) capacité d’entrer en relation ; (8) capacité à attirer l’attention. La note « normale » est de 0 et la note maximum de 32. Les items suivent l’ordre adopté par un professionnel entrant en contact avec un nourrisson : expression du visage, contact visuel, activité corporelle (tête, tronc et membres), gestes d’autostimulation et activités des doigts. Ces éléments proviennent des descriptions faites par R. Spitz de la dépression anaclitique [1] et de celles d’enfants carencés en institution, quant à leur niveau d’expression vocale, de vivacité de la réponse à la stimulation, de capacité d’entrer en relation avec l’autre, et de la capacité d’attirer et de conserver l’attention (qui mesure en fait l’effort que doit faire l’observateur pour garder son attention centrée sur le bébé). L’examen pédiatrique, riche en stimulations variées assez intenses et relativement brèves survenant dans un ordre assez constant, permet d’évaluer le niveau de la réponse du bébé [25].

L’étude de validation a été faite dans le service de PMI de l’Institut de puériculture de Paris, entre 1997 et 1998, sur 60 enfants âgés de 2 mois à 2 ans [25, 26]. L’étude a concerné tous les nouveaux consultants éligibles (enfants bien portants, non prématurés). L’âge de 2 mois à été choisi comme limite inférieure pour éliminer toute influence périnatale. Les enfants ont été cotés de manière indépendante par un expert (A. Guedeney), par le pédiatre et par la puéricultrice. L’échelle s’est montrée facile à utiliser en pratique clinique. Il suffit de cinq minutes après un examen pédiatrique pour que le pédiatre ou un observateur cotent ce qui s’est passé au cours des multiples stimulations que reçoit le bébé dans cette situation. Une bonne corrélation a été obtenue entre le pédiatre et la puéricultrice quand ils cotent indépendamment le niveau de retrait de l’enfant. Une note seuil de 5 et au-dessus donne la meilleure sensibilité (0,82) et la meilleure spécificité (0,78) vis-à-vis du niveau de risque pour le développement, évalué à l’aide des critères de M. Choquet et al. [27], établis dans le même arrondissement parisien, en 1982. L’échelle a une bonne cohérence interne (Cronbach à 0,83). L’échelle peut aider à dépister un trouble sensoriel, ou de communication, à travers le retrait qu’elle met en évidence. Ainsi, lors de cette étude, nous avons pu détecter une amblyopie chez un enfant de 7 mois, et voir son retrait relationnel disparaître rapidement avec le port de lunettes et la stimulation.

Utilisation, applications et développements

L’échelle nécessite un entraînement pour être utilisée. Il faut notamment se familiariser avec ses principes de construction et de validation. Des instructions de cotation sont disponibles auprès de A. Guedeney, dans un dossier de formation publié par les Cahiers de la Puéricultrice [28] et dans des cassettes vidéo d’entraînement et un film de présentation, ainsi que sur un site Internet (www.adbb.net)[3] [29].

L’échelle peut être utilisée de façon systématique, pour tous les enfants d’un âge donné, ou de manière spécifique pour répondre à une inquiétude concernant un enfant. Si un niveau de retrait supérieur à la valeur seuil est noté par un observateur entraîné, il faut vérifier que ce niveau est retrouvé à un autre examen, une à deux semaines plus tard. On recherche alors la cause de ce retrait, et on précise s’il est généralisé à toutes les relations ou spécifique à une seule, ce qui orienterait vers un trouble relationnel.

Diverses applications ont été faites en clinique et en recherche. L’échelle est a priori utile dans l’évaluation des pathologies parentales, dépression post-natale en premier lieu, mais aussi dans les unités mère-bébé. Elle peut être utile en Centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP), dans le suivi des pathologies liées à la prématurité et aux maladies génétiques. L’échelle a montré la même note seuil de 5 et au-dessus dans diverses études, et a pu être comparée favorablement à des instruments de référence (pour plus de précisions, voir [30-35])[3].

Conclusions

L’échelle ADBB permet d’évaluer le retrait relationnel chez le bébé, ce qui en fait un instrument privilégié de détection d’une symptomatologie d’alarme importante, intervenant dans de nombreuses situations psychopathologiques précoces dont elle peut faciliter l’investigation.