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Les cellules vivantes sont constituées d’un grand nombre de molécules qui forment des réseaux fonctionnels d’interaction. Certaines de ces molécules s’organisent en assemblages supramoléculaires que l’on appelle « organites ». Le noyau, qui contient l’information génétique stockée dans la molécule d’ADN, des vésicules, qui servent à transporter des matériaux entre les milieux intracellulaire et extracellulaire, le cytosquelette, qui sert à organiser l’espace cellulaire et permet aux cellules de prendre des formes variées, de bouger et de se diviser.
Cette organisation de la matière vivante pose un problème fondamental: comment l’ensemble des molécules chimiques qui composent les cellules (protéines, acides nucléiques, lipides, etc.) interagissent-elles pour donner naissance à ces structures cellulaires qui acquièrent non seulement des formes dynamiques complexes, mais aussi des comportements spécifiques? Cette question est véritablement fondamentale car, en y répondant, on donne un début de réponse à une autre question philosophique qui préoccupe chacun d’entre nous: comment la rencontre d’un oeuf et d’un spermatozoïde peut-elle conduire à la formation d’un être humain capable de se mouvoir, de penser et, terme ultime, d’exercer son libre-arbitre?
Actuellement, les biologistes cellulaires font des progrès considérables dans ce sens. Après la découverte de l’ADN, du code génétique et du contrôle de l’expression génique (le principe de l’opéron), il semblait que nous ayons compris ce qu’était l’essence de la vie. On en avait compris un gros morceau, mais pas tout, bien sûr. Le dogme qui a émergé à cette époque était le suivant: l’information linéaire stockée sous la forme d’un alphabet chimique dans le génome est traduite en protéines qui ont une forme géométrique en trois dimensions. Ces protéines ont des activités diverses de catalyse, mais aussi des propriétés d’auto-assemblage qui permettent la formation de structures de grande taille. Il semblait donc raisonnable d’expliquer la forme des organites cellulaires à partir de la forme des protéines. C’était un peu trop simple. Premièrement, on commence à réaliser que l’information stockée dans le génome n’est pas aussi rigidement inscrite que cela. Il y a des gènes en morceaux et des gènes « baladeurs ». Deuxièmement, on s’aperçoit que la complexité d’un organisme n’est pas directement proportionnelle au nombre de gènes qu’il possède et, troisièmement, que la forme des cellules ne provient pas seulement d’interactions strictes et géométriques entre les molécules qui la constituent, mais que la plupart des formes des organites et des cellules émergent d’interactions hautement dynamiques entre un grand nombre de composants cellulaires. Il en découle que la connaissance du génome, de la forme et de la fonction des protéines ne permet pas nécessairement de prédire tout ce que leurs interactions vont produire.
En biologie, comme en physique, nous entrons dans « la fin des certitudes », comme l’a si bien exprimé Prigogine. Il nous faut décrire comment un grand nombre de molécules, dont chacune a des propriétés remarquables et hautement spécifiques, interagissent de façon dynamique pour donner naissance à des structures supramoléculaires ayant des formes reproductibles et des comportements spécifiques. Mais on ne peut pas prédire les propriétés du tout à partir des caractéristiques individuelles des composants.
L’espoir est de découvrir les principes fondamentaux qui rendent compte de l’ordre qui émerge de cette complexité. On n’en est pas encore là, mais on commence au moins à décrire et analyser la dynamique de l’organisation cellulaire. Ce numéro de médecine/sciences contient des articles qui sont de bons exemples de cette nouvelle approche du vivant. Catherine Dargemont (p. 1237 de ce numéro) explique comment certaines molécules sont localisées plutôt dans le noyau cellulaire que dans le cytoplasme, et inversement. En effet, dans une cellule eucaryote, les protéines sont synthétisées dans le cytoplasme et les ARN sont transcrits à partir de l’ADN dans le noyau. Noyau et cytoplasme sont séparés par une enveloppe percée de trous très spéciaux (les pores nucléaires) qui fonctionnent un peu comme une barrière asymétrique permettant le transport de molécules du noyau vers le cytoplasme et inversement. On aurait pu croire simplement que certaines molécules restent dans le noyau parce qu’elles « collent » aux chromosomes ou à d’autres protéines nucléaires, et inversement pour les molécules cytoplasmiques. En fait, le tri sélectif qui s’opère entre ces deux compartiments est fondé sur un gradient dynamique d’une petite protéine (Ran) qui existe sous deux états. Un état riche en énergie (Ran-GTP) et un état moins énergétique (Ran-GDP). Cette protéine est sous sa forme riche en énergie dans le noyau et pauvre en énergie dans le cytoplasme. C’est en fin de compte ce gradient énergétique qui est lu inversement par les molécules qui préfèrent l’environnement nucléaire et celles qui préfèrent l’environnement cytoplasmique. Donc, au-delà de la spécificité, un gradient d’énergie peut jouer un rôle important dans l’organisation cellulaire. C’est d’autant plus frappant que les molécules nucléaires et cytoplasmiques ne cessent de voyager entre les deux compartiments. Il s’agit donc d’un système hors équilibre thermodynamique: de l’énergie est dissipée en permanence pour maintenir des espèces moléculaires dans deux compartiments distincts. La spécificité du tri vient de la spécificité des molécules sur lesquelles agit le gradient d’énergie.
Ce qui est vrai dans une cellule ayant un noyau intact l’est aussi lorsque l’enveloppe nucléaire disparaît pendant la division cellulaire. Pendant cette période, il s’agit d’assembler le fuseau mitotique. Cette machine, faite de fibres asymétriques (les microtubules), permet de distribuer les chromosomes aux deux cellules filles. Le gradient de Ran-GTP existe toujours autour des chromosomes mitotiques. Mais, cette fois, ce gradient d’énergie est utilisé pour localiser l’assemblage des microtubules strictement autour des chromosomes et pour déterminer la forme et l’organisation du fuseau. Rafael Carazo-Salas et Stéphane Brunet (p. 1219 de ce numéro) expliquent et discutent cette question. L’assemblage du fuseau est un autre excellent exemple de l’émergence d’une forme ayant une fonction extrêmement précise (la ségrégation des chromosomes) à partir du comportement dynamique et collectif d’un grand nombre de molécules. En effet, bien qu’un fuseau puisse exister pendant plusieurs heures, chaque fibre à l’intérieur du fuseau a une durée de vie de l’ordre de la minute. Il faut donc que cette dynamique soit contrôlée et que des molécules spécifiques maintiennent les microtubules organisés en fuseau. À nouveau, il s’agit d’une structure dissipative dont la morphogenèse fait intervenir des gradients d’énergie et des interactions transitoires entre un grand nombre de molécules ayant des propriétés dynamiques et géométriques sophistiquées. Ces questions sont traitées par Isabelle Arnal et al. (p. 1257 de ce numéro).
Il faut évidemment que la transcription des gènes qui codent pour toutes ces molécules soit réglée, et en quelque sorte adaptée, à l’état physiologique global d’une cellule à chaque instant. Au-delà du principe de l’opéron développé à partir d’observations et d’expériences effectuées sur des bactéries, il semble que, chez les organismes plus complexes comme les mammifères, la régulation de la transcription fasse intervenir l’état dynamique des chromosomes et même leur organisation spatiale dans le noyau. Là encore, un état transcriptionnel donné dépend de l’ensemble de la physiologie de la cellule, et donc de beaucoup plus de facteurs que d’un seul signal ou d’une seule molécule. Il existe bien sûr des molécules spécifiques impliquées dans la régulation de l’expression génétique, mais leur activité semble largement dépendre de l’ensemble du contexte cellulaire. Ces questions fascinantes seront largement discutées par Frédéric Pâques et Thierry Grange (p. 1245 de ce numéro).
Finalement, la dynamique du génome se manifeste également sur une échelle de temps entièrement différente au cours de l’évolution. L’évolution implique de nombreux remaniements chromosomiques et l’on pense que des fragments d’ADN (éléments transposables) jouent un rôle important dans ces remaniements. On ne connaît pas grand-chose des mécanismes impliqués dans la dynamique des génomes au cours de l’évolution. Ce que l’on apprendra au niveau cellulaire peut permettre de mieux comprendre, à terme, ce processus important. En attendant, la découverte des éléments d’ADN mobiles, discutés par Dorothée Huchon et al. (p. 1276 de ce numéro), éclaire d’un jour nouveau les études sur la dynamique des génomes en relation avec l’évolution.