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I.
L’ouvrage rédigé par Christophe Jamin et Fabrice Melleray s’intitule Droit civil et droit administratif : dialogue(s) sur un modèle doctrinal[1]. Il s’agit d’une correspondance entre deux professeurs français : l’un de droit privé, l’autre de droit public. Il se compose d’envois électroniques : un commerce savant hors le mouvement des postes. Deux voix, deux pensées et deux traditions s’y donnent à lire à propos de l’histoire de deux disciplines juridiques : le droit civil et le droit administratif. Cette correspondance était dès l’origine destinée à être publiée sous la forme d’un livre. À faire corps. Voilà qui est fait.
D’emblée, une idée s’impose, trahissant une impression de lecture. Cette correspondance est intempestive. Alors qu’agacés par le tournant global (prononcer « global turn » en bon français), la plupart des juristes locaux travaillent pour déconstruire ce qu’en droit la nation est, afin de dépasser un flot de pensées stato-centrées et se débarrasser de clivages familiers (par exemple, droit civil/common law), lire cette correspondance invite à interroger la complexité de leurs origines — de notre identité. L’ouvrage rappelle ainsi aux juristes français qu’une fraction (la moitié!) de celles-ci est toujours pour chacun d’eux dans l’ombre. Qu’un clivage traverse, transperce même, leur propre culture. L’ouvrage invite chaque juriste à découvrir un autre lui-même, un autre en lui-même : celui qui, au-delà d’une invisible frontière, le regarde, le lit parfois et pourtant ne le comprend pas toujours. Parcourir cette correspondance autorise les juristes français à saisir une tradition toujours pensée par moitié. Et, y parvenant, d’être étrangers à eux-mêmes. Cela permet aussi d’éclairer une sorte d’inconscient collectif français. Un inconscient qui n’est pas l’infantile en nous — l’enfance du droit. Mais plutôt (en songeant aux mots de Bourdieu lus par Pierre Bergounioux[2]) une histoire commune présente dans la structure objective des individus parlant et pratiquant le droit ainsi que dans leur subjectivité. La correspondance Jamin-Melleray informe (de) cette histoire. Elle la donne à lire.
La lire donc. Et immédiatement discerner une hypothèse formulée par ses auteurs :
[M]ême si [les] points de départ ne sont pas tout à fait identiques [...], ni leurs thématiques [...] ou leurs références intellectuelles [...], [l]es manières de penser [des civilistes et des administrativistes] ont quelque chose en commun qui s’ordonne autour d’un certain primat de la technique et de la systématisation, de l’exclusion du politique et d’une méfiance à l’égard des sciences sociales[3].
Une telle hypothèse localise les « manières de penser » des juristes par rapport à l’action politique et au champ scientifique. Elle fait ainsi apparaître un « modèle » qui est, en France, le modèle doctrinal[4]. Un modèle dont le récit est livré en trois épisodes : sa construction (des débuts de la IIIe République au milieu des années 1930); son déploiement (des années 1930 aux années 1970) et enfin sa possible remise en cause (depuis les années 1970). Avant d’exposer une telle hypothèse, de la discuter et ainsi d’aller au coeur de la correspondance, il faut, s’attardant sur sa forme, dire sur deux ou trois choses.
En premier, évoquer son écriture. Les matériaux utilisés sont les textes des civilistes et des administrativistes : ceux d’universitaires et de praticiens, souvent importants, reconnus, qui, durant ces trois périodes, ont « produit un discours savant sur le droit ». L’échange épistolaire s’inscrit ainsi dans une littérature. On est alors frappé par l’érudition de ses auteurs. Chaque courrier, appelant réponse, converse avec une multitude d’autorités. Le sous-titre de l’ouvrage prend tout son sens : un dialogue se noue entre les deux épistoliers (leur « correspondance » à proprement parler) et chacune de leur lettre tisse des liens avec un vaste corpus savant (traités, manuels, articles de mélanges, articles de revue, notes et commentaires sous arrêts, thèses, monographies, conclusions d’avocat généraux, etc.). L’addition des courriers compose finalement un récit de la pensée juridique française — ou même parfois, plus largement, une histoire des relations entre droit civil et droit administratif. De lettre en lettre, de question en réponse, d’affirmation en hésitation, de convergence en désaccord, l’histoire intellectuelle et politique d’une communauté se découvre. Une histoire à la surface de laquelle une pâte humaine, des passions, des luttes et de la chair affleurent. Trois ou quatre générations de savants prennent ainsi vie et parole. Bref, lisant cette correspondance, l’unité du modèle doctrinal dépeint par les auteurs se donne à voir; un modèle qui se nourrit de citations, de références, de mythes et d’anecdotes; un modèle qui offre logiquement un horizon de sens à ceux-ci, sans les éclipser, au plus grand plaisir du lecteur.
Compte tenu de la méthode choisie, un certain nombre de postulats ne sont pas discutés dans l’ouvrage : un récit n’est pas une enquête sociologique ni un travail d’archives. Ainsi, les auteurs ne s’interrogent pas sur le principe même d’une comparaison entre les travaux de la doctrine en droit administratif et en droit civil. Il n’est pourtant pas certain, tout du moins lors de la première période évoquée (début de la IIIe République — 1930), que les deux littératures soient comparables. D’un côté, il y a des textes appliquant un langage hérité du droit romain (le droit civil) grâce auquel depuis le XIe siècle l’Occident nomme les choses du droit — une dogmatique au sens fort du terme. De l’autre se trouve une technique dérivée de ce langage (exceptions par rapport à un principe) : des instruments et institutions mobilisés par un juge spécial afin d’assurer progressivement que l’administration soit bonne. Ajoutons que d’un côté et de l’autre de la Seine, « les questions posées ne sont pas les mêmes ». Toutefois, en dépit de ces objections, la correspondance parvient à montrer que, dans l’application et l’étude du droit, une méthode proche s’impose. Elle en saisit la réalité à travers un « modèle » qu’elle nomme « doctrinal » et à laquelle elle donne forme — à ce propos, l’usage des tableaux, réduisant une réalité complexe en quelques signes, est particulièrement utile. Partant, il n’est pas simplement question pour Christophe Jamin et Fabrice Melleray de mesurer l’existence de ressemblances (et de dissemblances) culturelles, esthétiques et idéologiques entre doctrines privatiste et publiciste. Leur correspondance saisit plus largement des représentations, des opérations et des instruments communs, sans occulter les différences, employés par les juristes dans l’application et la connaissance du droit. Elle offre ainsi à voir, tout à la fois, un processus qui autorise les juges à rendre des décisions hors tout mobile politique apparent. Mais aussi un procédé légitime de connaissance de ces décisions permettant aux universitaires et aux praticiens, dans l’ordre administratif et civil, de rendre compte avec autorité de ce qu’est le droit sans appliquer les règles des sciences sociales. Bivalent (principe d’action et règle de compréhension), ce modèle est aussi interdisciplinaire, embrassant l’art civiliste et administratif. Il appartient à ce que nous pourrions nommer une théorie du droit français, une théorie à l’équilibre entre une pensée politique du droit et une épistémologie de la science juridique.
En l’espèce, cette théorie est l’exposition littéraire de pratiques savantes. C’est-à-dire d’un récit qui, par un choc en retour, légitime de telles pratiques. Ceci posé, allons plus loin en nous intéressant à l’intrigue d’un tel récit. Selon ses auteurs, comme nous l’avons déjà dit, les pratiques savantes des juristes reposent sur le « primat de la technique »[5]. En prenant le risque de simplifier à l’extrême la riche et subtile correspondance entre Christophe Jamin et Fabrice Melleray, de la trahir même, essayons d’abord de comprendre ce qu’il faut entendre par là.
II.
Le contexte dans lequel s’affirme le « primat de la technique » est celui de la première période — un moment de doute vis-à-vis de la loi, de l’État et de la République[6]. On y assiste à la montée en puissance de l’autorité des interprètes au détriment du législateur et de l’administration. L’empire de la technique (la correspondance parle d’« emprise de la technique »[7], de « paradigme de la technique »[8] ou encore de « tournant techniciste »[9]) peut alors être présenté comme une réponse aux objections politiques et scientifiques (B) élevées dans le sillage de l’avènement de la jurisprudence (A).
A.
Dès les premières pages de la correspondance, un personnage incontournable entre en scène : la jurisprudence; elle sera l’une des héroïnes du récit : d’abord « expression du droit vivant » puis « part pathologique du droit »[10]. Une héroïne dont la particularité est d’avancer masquée. Son corps de papier camoufle les êtres de chair qui, derrière son confortable paravent, agissent : disent, écrivent ce que doit être le droit, le font évoluer. La correspondance permet d’entrevoir une telle arrière-scène; et, ainsi, de deviner les acteurs réels de la transformation du droit : de quoi celle-ci est faite.
Reprenons deux ou trois idées banales afin d’installer le décor. L’avènement de la jurisprudence correspond à un enrichissement des sources du droit; de toutes ses sources : matérielles comme formelles. Avec elle, le discours doctrinal trouve un souffle nouveau, une légitimité inédite. Prenant pour objet les considérants du Conseil d’État et les attendus de la Cour de cassation afin de les systématiser, de les exposer dogmatiquement (découvrir les principes), la doctrine entremêle son discours à l’évolution sociale. Elle inscrit son propos technicien dans l’air de son temps. La force de son logos se conjugue avec celui de l’histoire. Très concrètement, les juges (administratifs comme judiciaires), accomplissant leur tâche quotidienne, offrent une matière d’encre changeante, échos des cahots sociaux, prête à l’interprétation. Quant au travail des juristes, demeurant identique à celui qu’il a toujours été, il se métamorphose pourtant. Des genres littéraires nouveaux sont inventés. Apparaissent des arrêtistes et des ouvrages consacrés aux « Grands arrêts », d’abord en droit civil (sous la direction de Henri Capitant en 1934[11]); ils axiomatisent un droit mouvant, laissant penser à l’apparition d’un judge-made law français[12]. Avant l’âge de la jurisprudence des arrêts, l’interprète était tourné vers le passé : il nourrissait une discussion savante avec Papinien, Ulpien, Pothier ou les rédacteurs des codes; il se trouve maintenant projeté dans un monde nouveau : un univers savant fabriqué à partir d’une conversation avec ceux qui, blessés, floués, victimes, débiteurs malheureux, formulent des griefs, des recours et des pourvois.
La lecture de la correspondance permet de voir la théorie de la jurisprudence se construire en stéréo. Et ainsi de mesurer les influences souterraines exercées afin qu’une telle transformation se produise. On apprend alors que « la rénovation du droit civil, la façon de l’appréhender, voire de l’enseigner, tiendrait en partie à la concurrence nouvelle du droit public en général »[13]. Plus loin, on s’étonne de constater la proximité des mots et des programmes décrits dans la préface de certaines de leurs oeuvres par des auteurs tels que Laferrière (administrativiste) ou H. Capitant (civiliste); propos et projets qui entrent en résonnance avec ceux que formule A. Esmein (historien du droit et constitutionnaliste) dans l’article inaugural de la Revue trimestrielle de droit civil[14]. On constate aussi des différences entre les « communautés » civilistes et administrativistes. Le droit administratif est historiquement jurisprudentiel. À défaut de disposer d’un code à commenter, d’un texte à respecter, les publicistes échappent au tourment du « conflit des interprétations » : nul ne leur demande de choisir entre un procédé respectueux du Code (l’école dite de l’exégèse) et de nouvelles méthodes s’en affranchissant (méthodes historiques, libre recherche scientifique, interprétation sociologique, méthode comparatiste, etc.). Toutefois, en dépit de cette différence, la construction de la doctrine administrative se nourrira de matériaux de même nature que la pensée civiliste : des matériaux puisés dans la culture juridique allemande (Jellinek, Laband ici; Jhering, Savigny là), même s’il s’agit de les critiquer et non sans certaines hésitations au tournant de la Grande Guerre; des matériaux imprégnés des leçons de la sociologie naissante (Duguit, Hauriou ici; Saleilles là). Les civilistes et les administrativistes chemineront ainsi, chacun à leur façon, prenant la jurisprudence pour principal objet, au coeur des mêmes territoires entre politique et technique; entre conceptualisme et réalisation du but social.
À ce point, ce que la correspondance permet de percevoir est ce qui se produit dans la coulisse — si l’on peut dire. En droit administratif comme en droit civil, l’interprète prend la première place et ne la lâchera plus. Cet interprète est un professeur. Il peut aussi être un avocat. Mais il est d’abord un juge (tout au long de la correspondance, les variations sur l’autorité du juge méritent d’être méditées, du juge « réputé pour son conservatisme » au « juge rouge »[15]). Apparaît ici une nouvelle différence entre monde civil et univers administratif : le Conseil d’État n’a pas le même rôle que la Cour de cassation. Il n’est pas simplement l’interprète de la loi, tant on comprend qu’il n’y a pas, lors de la première période, grand-chose à interpréter (« des législations éparses et de[s] réglementations parcellaires »); il assure l’éminente fonction de surveiller l’administration (il est aussi, par ailleurs, le conseil du gouvernement). Ajoutons que les professeurs de droit administratif partagent leur magistère savant avec les conseillers d’État. Mais qu’ils ne peuvent pas partager la dignité du Conseil afin de contrôler l’administration. Entièrement absorbés par l’interprétation de la loi, les professeurs de droit privé, quant à eux, ne supporteront pas la concurrence d’une telle « doctrine organique » : « chez les civilistes » en effet « la doctrine a fini par [se] confondre avec la doctrine universitaire ». Ce qui change beaucoup de choses. Dans tous les cas, un type d’interprète non authentique (comme le dirait un kelsénien) existe. Il appartient soit à la doctrine praticienne (pour la nommer ainsi), soit à la doctrine universitaire (la « doctrine des professeurs »), soit, enfin, à la doctrine organique (pour le droit administratif). L’addition de ces interprètes (et de leur production littéraire) est, selon les conceptions nouvelles, la doctrine et elle fait la jurisprudence (en la décrivant, elle la fait exister). Notre expression est cependant hâtive : les analyses présentées dans l’ouvrage sont plus subtiles. Elles rapprochent et distinguent les relations qu’entretiennent la doctrine et la jurisprudence en droit civil et en droit administratif — ainsi un publiciste dirait plutôt, citant Rivero, que la doctrine est « née sur les genoux de la jurisprudence »[16], ce qui est, me semble-t-il, une question de point de vue. Au-delà des formules, pour chaque matière, usant de nombreux exemples, la correspondance détaille et nuance le « regard » que la doctrine porte sur la jurisprudence et inversement; elle expose le dialogue (ou l’absence de dialogue) qui se noue entres elles. Finalement, saisies de la sorte, par le biais de l’histoire et celui de la comparaison, les catégories « doctrine » et « jurisprudence », qui structurent pourtant l’édifice théorique du droit français, paraissent poreuses, indécises et terriblement fragiles.
Politiquement, ce conglomérat d’individus (la jurisprudence et la doctrine) semble l’instrument d’un double projet d’évolution des formes du droit. D’une part, la question sociale impose aux civilistes la constitution d’une « théorie juridique des rapports sociaux », plus ou moins conservatrice. Nous sommes avant les années 1930, l’air civiliste n’est pas encore, tant s’en faut, celui de la mise en forme de « la liberté individuelle ». Il le deviendra : traversant le siècle passé, la « théorie juridique des rapports sociaux » changera de couleur, mais c’est une autre histoire. D’autre part, la nécessité de contrôler l’action des pouvoirs publics inscrit le modèle doctrinal naissant dans l’élaboration d’une théorie juridique française de l’État puis, plus modestement, d’une théorie de l’action de celui-ci. Il s’agit alors pour les administrativistes d’« encadrer l’intervention de l’État à l’heure ou la République s’affermit »[17]; de soumettre l’administration au droit — ce qui n’est pas si simple dans un pays « drogué à l’État »[18]. Techniquement, au « terme d’une véritable épopée jurisprudentielle »[19] le contrôle des actes unilatéraux de l’administration sera ainsi (mais imparfaitement) assuré. Philosophiquement, l’importance prise par la jurisprudence (et la doctrine) n’est évidemment pas anodine. Elle trouble la perception de l’origine du droit : s’agit-il d’un texte? Est-ce l’histoire? Le peuple? La société? Toutefois, le renversement n’est pas complet. Le rôle acquis par l’interprète laissera toujours à la loi sa place — les préventions exprimées à propos du contrôle de sa constitutionalité en témoigneront longtemps. Coexiste alors, d’une façon paradoxale, apparemment contradictoire, le projet de mettre un terme au règne exclusif de la loi (pour des mobiles divers : limiter les excès du parlementarisme, revenir sur la radicalité de la codification, promouvoir une sorte de Juristenrecht, etc.) avec la nécessité de respecter sa dignité ainsi que celle du législateur. On veut aller, selon une formule célèbre, qui emprunte tant à Jhering qu’à Saleilles, « au-delà » de la loi, mais « par » la loi. La jurisprudence est l’instrument d’un tel accommodement, d’un tel dépassement mesuré. Elle offre sa matière aux constructions juridiques, permettant l’exposition d’une sorte de partie générale à la française, qui précède l’inventaire du droit législatif spécial — ainsi dans les introductions au droit. S’écrivant au flanc de la loi, le droit jurisprudentiel est, comme celle-ci, une source du droit, une source complémentaire et nécessaire. Une source qu’on hésite pourtant parfois à qualifier ainsi; il faut dire que le légicentrisme influencera longtemps la pensée et l’imagination de certains civilistes. Au vrai, deux « imaginaires » et deux « esthétiques » coexistent alors : celui du Code, servant d’horizon primitif aux civilistes, et celui de la jurisprudence, habitant depuis le début les pensées des administrativistes. En y réfléchissant, on mesure ce que la pensée d’un juriste d’aujourd’hui doit à ces imaginaires. En sa culture, ces esthétiques se mélangent : la règle de droit et le jugement sont les deux « phénomènes juridiques » « primaires » et « irréductibles » (nous empruntons ici les mots de Carbonnier[20]). Plus de deux siècles après la codification, il s’agit de la double modalité d’existence du droit français.
B.
Le travail des interprètes, ainsi affranchi de l’empire de la loi (ou ne souffrant pas de sa pesanteur), doit affronter une objection cruciale et logique dans une société démocratique. Elle tient à sa légitimité politique, à la peur du « gouvernement des juges » (pour reprendre l’expression utilisée par Lambert en 1921[21]). Nous dirions volontiers, proposant une lecture de différentes lettres échangées, qu’une telle objection appellera une double réponse.
(i) Afin d’y répondre, une distinction ferme entre droit et politique (qui, me semble-t-il, prolonge la séparation entre droit et philosophie) est posée. Elle s’incarne dans la montée en puissance de la « technique », dans le renforcement de son emprise : tel est le « tournant techniciste » (qui peut aussi s’expliquer par la mise en place d’un concours d’agrégation, par la spécialisation, etc.)[22]. Placer la technique (l’art du droit pratiqué par les juristes afin de le réaliser) au coeur du discours des juristes permet en effet, tout en insistant sur la neutralité de l’interprète, d’imaginer limiter son pouvoir de décision. Telle est l’une des utilités des « théories générales », des « principes » ou des « systèmes ». Un droit technicien assure une « police » discursive « des solutions déviantes » (Yves Gaudemet cité par la correspondance[23]). Il suppose une application formelle (logique) du droit. Et s’impose ainsi à l’arbitraire du juge et, si cela se peut, à celui du législateur. L’intérêt de cette méthode est ainsi de « produire de l’objectivité » donc de la légitimité. La forme technicienne est celle que doit respecter toute décision entendant être juridique; c’est-à-dire revêtue de l’autorité du droit. Toutefois, la médaille a son revers : la mise en oeuvre d’une telle méthode n’est pas sans présenter des imperfections; son excès d’abstraction, son éloignement de la réalité des faits sociaux seront souvent critiqués.
(ii) Dans le prolongement de cette distinction, une seconde idée apparaît, qui accentue encore la neutralité et l’autorité du juriste. Et qui permet, au passage, d’avoir égard aux faits économiques et sociaux. À l’heure où les sciences sociales fleurissent, certains juristes nourrissent en effet le projet de les connecter à la technique juridique. Pour le dire simplement, il s’agit d’enrichir la technique, devant répondre aux « nécessités sociales », en recourant aux sciences du social. En clair, la technique juridique devient l’instrument de réalisation du but social.
Toutefois, chemin faisant, la lecture de la correspondance permet de mesurer combien un tel programme, celui du « moment 1900 », s’avérera impraticable. Les juristes ne vont pas devenirs sociologues ou économistes; ils ne se résoudront pas à s’éloigner de la pratique quotidienne du droit qu’il faut enseigner, qu’il faut pratiquer : les conseillers d’État sont dans la machine étatique; certains professeurs de droit consultent et plaident. Ils n’accepteront donc pas d’abandonner leur « trésor scientifique » : « l’autonomie du droit » est un bien trop précieux. Et lorsqu’ils le feront, cela sera d’une manière souvent rhétorique, afin de tempérer l’application de la jurisprudence des concepts par la prise en compte des intérêts, du « but social » et de l’équité. Ainsi, à la différence de ce qui se produira, au même moment, aux États-Unis d’Amérique, la pensée juridique française n’abandonnera pas le « formalisme juridique ». Elle ne connaîtra pas ce qu’on nomme le « tournant réaliste » et laissera le « réalisme juridique » au rang des doctrines exotiques, simple objet d’étude pour les théoriciens du droit. Autrement dit, les « faiseurs de système » l’emporteront. Et leur victoire sera totale : tant du côté des civilistes (malgré Demogue) que de celui des publicistes (malgré Chenot)[24]. Elle sera durable aussi, en dépit des imperfections d’un droit technicien : les constructions juridiques sont toujours en retard sur l’évolution sociale et politique. On s’habituera donc à vivre des « crises » comme celle de la notion de « contrat », celle du « service public » ou plus largement celle de la signification du « droit administratif »[25]. Une telle réussite intellectuelle aura, elle aussi, son revers. Les facultés de droit s’isoleront. Elles s’appauvriront (avec le départ des politistes, des économistes). Et les « grands juristes » ne seront jamais considérés comme des « figures intellectuelles ».
Au positivisme scientifique (le positivisme que tout le monde connaît hors les facultés de droit) les juristes opposeront donc un « positivisme techniciste » (figure typiquement juridique de la science si l’on veut), un « positivisme de métier ». C’est-à-dire l’usage d’une technique (un art) qui se trouve doublement bornée : tantôt par la politique, à laquelle elle est irréductible (l’une détermine la fin, l’autre est le moyen), tantôt par les sciences sociales (« vraies sciences » juridiques par rapport à un art; disciplines portant un regard extérieur sur le droit; mais auxiliaires de ce dernier : comme la sociologie ou la linguistique, servant à la confection des lois). À ce propos, la correspondance donne d’ailleurs un exemple particulièrement éclairant d’un tel arpentage du savoir juridique en parlant de la réception (il faudrait dire de l’instrumentalisation) de la Théorie pure du droit de Kelsen par Marcel Waline et Charles Eisenmann[26]. Du côté des publicistes, la Théorie pure sera ainsi employée afin de rompre avec l’héritage de Duguit et Hauriou. Sous la plume des premiers, elle sert en effet à affranchir, en même temps, la science du droit de la sociologie ou de l’histoire (manière Hauriou) et de la philosophie ou du « moralisme » (façon Duguit)[27]. La part qui revient en propre aux juristes peut ainsi demeurer la technique juridique — même si cela n’a rien à voir avec une quelconque recherche de pureté de la science…
* * *
Après avoir expliqué comment s’est construit un tel « modèle doctrinal », la correspondance expose son « déploiement » entre les années 1930 et 1970[28], puis, s’intéressant à la période qui débute au début des années 1970, s’interroge sur sa « remise en cause »[29]. Sont alors évoquées les évolutions capitales des sources formelles du droit (constitutionnalisation, codification du droit administratif, décodification puis recodification du droit civil, européanisation, déclin de l’État-nation, globalisation, etc.); en toile de fond, on mesure l’influence des évènements historiques des dernières décennies (avènement et chute du régime de Vichy, succession des Républiques, décolonisation, évolutions sociales des années 1960–1970, augmentation du nombres de femmes dans les professions judiciaires, explosion du nombres d’étudiants dans les amphithéâtres de licence, etc.). À ce point, l’ouvrage passionnera évidemment tous ceux qui ont goût pour l’histoire de la pensée juridique. Il en enrichit incontestablement le récit. Mais ce n’est pas tout. Conformément à leur hypothèse, les auteurs de la correspondance s’attachent à montrer les conséquences de tels bouleversements (institutionnels, politiques, historiques) sur les interprètes du droit et leurs méthodes d’interprétation — sur ce qu’ils nomment « le modèle doctrinal ».
Partant, comme nous l’avons dit, l’ouvrage présente une histoire contemporaine de la théorie française de l’interprétation, de son apogée à sa remise en cause. Embrassant de tels horizons, un grand nombre de questions sont évoquées. Ainsi, parmi bien d’autres, celle de la concurrence entre la Cour de cassation et le Conseil d’État à propos de la défense des libertés individuelles, qui apparaît comme une clé de compréhension de certaines controverses actuelles — et montre combien le juge judiciaire éveille parfois les soupçons de la doctrine administrative. Encore, celle des manoeuvres des hautes juridictions afin d’exercer un pouvoir dans un ordre juridique bouleversé — entre « guerre » et « dialogue des juges ». De même, se trouvent présentées les stratégies « disciplinaires » des civilistes afin de lutter, à partir des années 1920, contre « la toute-puissance de l’État » : certains défendront alors l’idée de l’avènement de « droits mixtes » (droit médical, droit du travail, droit des affaires, etc.); d’autres avanceront, afin d’assurer « la défense » d’un droit civil « en crise » qu’il est « en quelque sorte par nature un droit au service des libertés individuelles » [italiques dans l'original][30], ce qui, plusieurs années plus tard, ne sera pas sans conséquences sur le « modèle doctrinal » lui-même; nous allons revenir sur cette question cruciale. Se trouve encore présentée la politique expansionniste du Conseil d’État alors que le « néo-libéralisme » l’emporte, au tournant du siècle, à propos du contentieux du droit de la concurrence. Par ailleurs, les analyses portant sur les civilistes des années 1980–1990 semblent déterminantes afin de comprendre l’état de la science juridique actuelle, « l’éthos civiliste ». Comme le sera le rôle de leur successeur dans le processus de réforme nationale du droit civil — contre l’européanisation du droit —; nous allons aussi revenir sur ce point. On peut encore noter les développements relatifs aux modes de recrutement des universitaires ou à l’enseignement du droit qui éclairent l’évolution contemporaine des méthodes d’interprétation du droit.
III.
À ce propos, la correspondance entre Christophe Jamin et Fabrice Melleray ouvre d’importantes voies pour l’étude de la pensée juridique. Il est malheureusement impossible, ici, de rendre justice à l’extrême richesse de l’ouvrage exposant le devenir du « modèle doctrinal » — nous ne pouvons sur ce point qu’inviter à sa lecture. Reste à discuter, en adoptant un point de vue plutôt civiliste, la thèse qui forme le coeur du dialogue Jamin-Melleray : l’idée selon laquelle il existerait un modèle doctrinal technicien (A) aujourd’hui menacé (B).
A.
Si l’on n’en saisit pas l’exacte portée, il est possible de penser le « primat de la technique » décourageant, désespérant même. À l’extrême, il semble n’offrir aux juristes qu’une grande et belle boîte à outils et les laisser, devenant des sortes de machines à dire le droit, en proie à des doutes vertigineux — désemparés devant la question de la justice. Et à moins de marier maîtrise technicienne et ascèse scientifique, il pourrait même encourager une forme d’incrédulité, un nihilisme parfois : une attitude mercenaire qui, favorisée par l’appât du gain, irait finalement assez bien avec l’air d’un temps furieusement marchand, bassement matérialiste. Qu’importe la fin! À bien réfléchir, de telles affirmations sont exagérées. Elles méconnaissent la portée axiologique du modèle doctrinal. Le « primat de la technique » ne veut évidemment pas dire que, dans les sciences juridiques, la technique l’emporte seule (encore faut-il s’entendre sur ce qu’est la technique et comment, par exemple, elle se distingue des questions de forme, d’esthétisme ou de style). Bien au contraire : la question des intérêts et celle des valeurs n’ont jamais cessé d’habiter la conscience de la plupart des civilistes et des administrativistes (c’est, pour les premiers, le thème de la Règle morale dans les obligations civiles[31]).
Même dans un système juridique technicien, la technique n’est pas tout — c’est ainsi pour son formalisme que Maury critique Kelsen dans les années 1920[32]. Elle demeure un moyen au service d’une fin; une fin qu’elle porte en sa forme, en tant que dogmatique. Une fin qu’il n’est alors plus nécessaire d’interroger afin de déterminer, au cas par cas, la solution juridique correcte. On peut imaginer qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le tournant techniciste est précisément remâché en ce sens. La « faillite de l’État républicain » et les « mésaventures du positivisme »[33] laisseront d’indélébiles tâches — il faut lire les pages passionnantes que consacrent Christophe Jamin et Fabrice Melleray à ce moment dramatique de l’histoire de la doctrine juridique[34]. Compte tenu des circonstances, avançons qu’alors trois idées renforcent et enrichissent le modèle doctrinal. (1) La technique n’est pas condamnée en tant que telle — la lecture de la correspondance suggère qu’elle n’est pas condamnable. (2) Le formalisme qui lui est inhérent peut même apparaître comme un rempart à l’arbitraire politique — corrélativement, un certain nombre de théories et d’auteurs seront un temps disqualifiés, comme, nous semble-t-il, le décisionnisme. (3) Toutefois, il n’est plus (moralement) possible d’oublier qu’un tel formalisme est consubstantiel à une dogmatique (juridique) et ainsi à une axiologie. À ce propos, après la Seconde Guerre mondiale, le renouveau de l’approche technicienne trouvera d’ailleurs une illustration éclatante avec la formulation de « principes juridiques »; c’est-à-dire celle d’un instrument technique « consubstanti[el] à toute civilisation »[35].
L’existence d’un lien entre technique et valeurs rassurera les contempteurs du positivisme le plus abstrait. Il oblige aussi à faire un constat. Défendre la technique, c’est, pour certains, voter une nouvelle fois, à coup de propositions juridiques, pour les valeurs qui l’habitent. La technique n’est donc jamais neutre. Tout au contraire : l’emploi de l’argument technicien (per argumentum a technica) est, comme chacun le sait, l’une des armes habituelles de la lutte pour la défense des valeurs de l’ordre social existant. Dans le détail, chaque institution juridique est ainsi susceptible de se métamorphoser en argument conservateur. Et toutes ou presque le seront durant le XXe siècle : la responsabilité individuelle contre la solidarité sociale; le libre contrat contre l’étatisation de l’économie puis contre la protection de la partie faible; le mariage entre un homme et une femme contre l’union libre et le mariage homosexuel; la propriété individuelle contre toute conception partageuse, etc.
B.
Pour cette raison, l’absence de neutralité de la technique juridique pose un problème notable dans une société où coexistent plusieurs cultures, croyances et traditions, lorsqu’afin d’en tenir compte, la politique législative et la jurisprudence ne font plus coïncider une conception du bien avec le contenu de la loi ou de son interprétation. On parle alors en droit civil de « désengagement juridique » (pour employer une expression empruntée à Carbonnier[36]). Ce qui correspond à un renouvellement fondamental des conceptions sociales et juridiques datant des années 1960. Or, un tel « pluralisme normatif »[37], qui s’appuie sur la sociologie, s’oppose au « droit dogmatique » qui repose sur une « conception essentiellement moniste »[38]. Corrélativement, la réification ou l’essentialisation des catégories juridiques dont nous venons de parler permettra toujours à une partie des interprètes de limiter le recul de l’impérativité, de l’exclusivité et de l’uniformité des règles de droit — et ainsi de combattre l’évolution sociale et celle des moeurs. Une autre façon de dire cela est d’affirmer, à la suite de Max Weber[39], Lambert[40] ou Ripert[41], que les juristes sont des conservateurs; des conservateurs de métier, ajouterait Hayek[42]. Pour cette raison d’ailleurs, le discours technicien fait depuis longtemps l’objet de soupçons. Ainsi que l’écrivait Philippe Rémy dans cette Revue en 1986 : « le nouveau juriste soupçonnera alors le vieux civiliste de vouloir tout simplement cacher qu’il cherche à légitimer l’ordre social existant »[43].
Il ne faut sans doute pas surestimer le poids de cette objection. D’une part, elle ne se pose pas dans les mêmes termes aux spécialistes de droit administratif, toutefois méfiants à l’endroit du « pluralisme normatif ». D’autre part, en droit civil, une lecture pluraliste de la technique juridique est envisageable : certains civilistes ont d’ailleurs travaillé la théorie du droit civil en ce sens (Cornu, par exemple); une telle lecture, débarrassant la pensée juridique de ses oripeaux jacobins, offrirait à la technique juridique le rôle d’une sorte de grammaire (qui exprime et limite la volonté politique) propre à une société plurielle; une grammaire qui, par exemple, pourrait, multipliant les modèles légaux, faire une plus large place à la liberté, aux dispositions supplétives de volonté, aux normes non-juridiques, aux pouvoirs du juge chargé de l’individualisation du droit. Une grammaire qui ne renoncerait pourtant pas à déterminer des principes de justice, c’est-à-dire un régime impératif.
C’est bien encore de pluralisme dont il est question à propos d’une autre menace affectant le modèle doctrinal — un modèle lié depuis le XVIe siècle à une conception moniste du droit. Tout part d’un « tremblement de terre » situé dans l’ordre des sources du droit; un bouleversement qui provoque de graves répliques quant aux méthodes d’interprétation. La montée des droits fondamentaux est l’une des formes juridiques du bouleversement des sources du droit : elle est portée par la vague d’européanisation et de constitutionnalisation du droit. Elle a pour conséquence d’installer, au nom des droits et libertés fondamentaux, le juge et les juristes tout en haut de la hiérarchie des normes. Leur juridiction s’étend ainsi « au-dessus de la loi »[44]; sur la loi même et sur l’action de l’État. Au nom des droits, il devient possible de sanctionner la loi — ce qui apparaît inouï et scandaleux aux héritiers du légalisme, de la codification ou du culte de l’État; aux mêmes motifs, il devient aussi possible de sanctionner l’administration — ce qui trouble une tradition respectueuse de l’administration; une tradition faisant du juge administratif le « gardien de l’intérêt général ».
Or, une telle remise en cause s’accompagne d’un bouleversement des méthodes d’interprétation. La question n’est plus d’appliquer la loi aux faits en dégageant des principes susceptibles de s’agréger en système jurisprudentiel; elle devient, au cas par cas, celle de la mise en oeuvre d’une balance des intérêts. La discussion de la politique, des intérêts et des valeurs, s’invite alors devant le juge ainsi que, plus largement, dans le discours des juristes, qui ne peuvent demeurer étroitement techniciens. La crise est sans doute, tout du moins chez les civilistes, plus grave qu’on pouvait l’imaginer. Une sorte de « machine à détruire (pulvériser) la cohérence et la systématicité du droit »[45] s’est mise en route. Fragmenté par les pluralismes, le masque du personnage de la jurisprudence ou de la doctrine se déchire : trop de voix s’expriment derrière elles. L’arrière-scène que nous évoquions plus haut se trouve offerte aux yeux de tous : des femmes et des hommes qui, au nom de leurs convictions personnelles ou de leurs intérêts propres, y exercent le pouvoir du droit. Un tel spectacle pourrait faire perdre à la parole doctrinale toute autorité. La force interne des discours formels est-elle autre chose qu’une belle histoire pour les enfants sages ? Le doute est permis. Au nom d’une épistémologie rédemptrice, il peut alors être tentant pour les juristes universitaires d’entrer dans l’ordre de la science — de quitter l’empire technicien constitué au siècle dernier pour rejoindre le royaume de la (vraie) science (un royaume richement doté par les fonds de recherches). Ou alors, ce qui revient parfois au même, d’essayer de produire un discours critique, de produire une véritable jurisprudence critique en s’appuyant, le cas échéant, sur des expériences académiques contestataires plus anciennes (par exemple le mouvement d’inspiration marxiste critique du droit ou encore les Critical Legal Studies étasuniennes).
Alors, faut-il dire bye-bye (toujours en bon français) au modèle doctrinal? Doit-on plus gravement annoncer la « mort du droit civil » ? Disons que la doctrine (ici, les professeurs de droit civil), sans renoncer à son magistère technique affaibli, a cherché à conserver de l’influence. Elle a même, comme la correspondance Jamin-Melleray le relève, développé ces dernières années une activité politique intense, un « activisme professoral », débordant le strict cadre de sa vocation technique. C’est ainsi afin de limiter les conséquences d’une européanisation du droit privé, mais aussi afin de rationaliser un droit en voie de décodification avancée (du fait de l’inflation législative et d’une jurisprudence parfois imprévisible) que certains civilistes influents ont contribué avec succès à la réécriture des titres III et IV du Livre 3 du Code civil (le droit des obligations) ainsi qu’à la création d’un Livre 4 (le droit des sûretés) du Code civil. Une telle refondation nationale du droit civil dit quelque chose du devenir du modèle doctrinal. Elle révèle d’une part que l’autorité du savoir doctrinal s’exerce d’abord (et encore) sur des questions jugées techniques — l’influence des juristes contemporains est encore bornée par le « tournant techniciste ». Elle montre encore que les alliances changent. Les professeurs de droit civil, sous la férule des bureaux des ministères, participent aujourd’hui largement à la recodification; ils grignotent ainsi, au flanc du pouvoir, un peu d’influence; gagnant quelques centimètres de la place occupée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par un corps de légistes formés aux sciences sociales — les fonctionnaires sortant des écoles d’administration comme l’ENA; dans le même temps, ils délaissent un peu la jurisprudence que certains d’entre eux jugent d’ailleurs sévèrement (la conception « contentieuse » du droit[46], un « droit aristocratique »[47]). Devenant supplétif du législateur, la doctrine civiliste continuera-t-elle à exercer son magistère? L’exemple plus ancien de Carbonnier ou de Cornu peut évidemment le laisser espérer. Sans toutefois qu’on puisse comparer l’oeuvre des professeurs de droit d’aujourd’hui, collaborant à un mouvement de préservation de certains îlots d’intégrité nationale[48] et celui de leurs devanciers oeuvrant à la « révolution tranquille du droit civil »[49]; c’est-à-dire à une puissante redéfinition de la pratique et de la théorie législative.
Par comparaison, dans un contexte proche (celui de l’européanisation, de la constitutionnalisation, mais aussi celui de la codification de la jurisprudence administrative), la question de la remise en cause du modèle doctrinal ne se pose pas dans les mêmes termes pour les publicistes. Ce modèle semble bien plus solide : « le droit administratif français […] n’est clairement plus celui de Laferrière et d’Hauriou, mais on peut tout de même continuer (ou à tout le moins la plupart des auteurs considèrent qu’ils peuvent continuer) à l’étudier de la même manière que Laferrière et Hauriou! »[50] dit ainsi l’un des épistoliers. Cela s’explique peut-être par la « solidité » du Conseil d’État, par sa capacité de « résilience ». Mais aussi parce que la doctrine organique y a une place centrale : de là, elle peut influencer la confection de la loi, y compris civile, ainsi que son interprétation, s’agissant du droit administratif. Ce qui, assurant la stabilité d’un modèle, pose, dans une démocratie représentative, de graves problèmes politiques et institutionnels.
* * *
Quoi qu’il en soit, à condition de limiter notre propos à l’étude d’un modèle intellectuel (le modèle doctrinal), à son positionnement dans le champ scientifique et dans l’ordre politique, à s’intéresser à son devenir. À condition, encore, de convenir que cette question n’est pas exactement la même que celle qui consiste à évaluer la puissance respective des institutions regroupant certains interprètes du droit (le Conseil d’État, la Cour de cassation, les universités) et celle des individus ou des groupes d’individus qui les composent (les conseillers d’État, les conseillers à la Cour de cassation, les maîtres de conférences et les professeurs des universités). Un constat s’impose : un tel modèle (même si cela n’est pas toujours perçu identiquement chez les civilistes et les administrativistes) est menacé par les métamorphoses continues de son objet. Cet objet se fractionne dans sa forme (ses sources) et dans son contenu (ses valeurs). Le temps n’est plus celui d’une « conception moniste » posant le droit comme un « bloc sans fissure », un « tout homogène », « comme un reflet de la monarchie absolue et de l’État jacobin »[51] (nous empruntons encore à Carbonnier). À une époque où l’unité et la normativité de la loi (pour le dire ainsi) sont contestées, le discours savant qui en est la modalité d’existence (son élément technique) est logiquement menacé; sa place dans l’ordre des savoirs est, par suite, moins assurée; ses mobiles politiques sont suspectés ; son autorité, ainsi, se corrompt. Reste une idée ou plutôt une hypothèse de travail : compte tenu des relations silencieuses et subtiles que ce discours entretien avec les valeurs (des valeurs qui s’entrechoquent dans nos sociétés plurielles), la dogmatique juridique a peut-être la force d’aider à lier ce qui semble aujourd’hui se déliter — après tout, elle a prêté sa forme à bien des projets politiques (du socialisme au libéralisme) et économiques (de l’interventionnisme au libre marché) et sa vocation est depuis toujours de permettre la réalisation d’intérêts ou de principes opposés. Alors que nous vivons sous l’empire de la « condition anarchique », il y a peut-être là, sous nos yeux, une réponse à la question de savoir « comment lier une société qui ne tient à rien »[52]. Ou au moins, les outils pour le penser. L’écriture doctrinale peut, dans le sillage de la juridicisation du social et du politique, apparaître comme l’une des forces assurant l’institution, la cohésion et l’intégration de la société. Survient alors une nouvelle question. À laquelle les professeurs de droit habitant la tradition civiliste ont le devoir de répondre : celle de la vocation de la science du droit dans une société pluraliste. Même si cette question n’est pas nouvelle, la réponse à lui apporter n’est pas assurée.
Parties annexes
Notes
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[1]
Paris, Dalloz, 2018.
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[2]
Voir Pierre Bergounioux, Faute d'égalité, Paris, Gallimard, 2019 à la p 26.
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[3]
Jamin et Melleray, supra note 1 à la p VIII.
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[4]
Voir ibid.
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[5]
Ibid.
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[6]
Voir ibid aux pp 1–56.
-
[7]
Ibid à la p 39.
-
[8]
Ibid à la p 259.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Ibid aux pp 50–51.
-
[11]
Voir Henri Capitant, Les grands arrêts de la jurisprudence civile – supplément au Cours élémentaire de droit civil français d’Ambroise Colin et H. Capitant, 1ère éd, Paris, Dalloz, 1934.
-
[12]
Sur ce thème, il faut lire au Law Journal de l’Université de Toronto en 1936 la recension des Grands arrêts de la jurisprudence civile de Capitant par Mignault (voir Pierre-Basile Mignault, « Les grands arrêts de la jurisprudence civile. Par H. Capitant. Paris : Librairies Dalloz. 1934. Pp. xxiii, 571. » (1935–1936) 1 UTLJ 392).
-
[13]
Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 3.
-
[14]
Voir Adhémar Esmein, « La jurisprudence et la doctrine » (1902) 1 RTD civ 5.
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[15]
Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 51.
-
[16]
Ibid à la p 17, citant Jean Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif » (1955) 9 Études et Documents du Conseil d’État 27 à la p 30.
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[17]
Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 9.
-
[18]
Ibid à la p 152.
-
[19]
Ibid à la p 31.
-
[20]
Voir Jean Carbonnier, Droit civil, vol 1 : Introduction, Paris, Presses universitaires de France, 2002 à la p 23.
-
[21]
Voir Édouard Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis. L’expérience américaine du contrôle de la constitutionnalité des lois, Paris, Giard, 1921.
-
[22]
Voir Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 29.
-
[23]
Ibid à la p 35, citant Yves Gaudemet, « Pour une nouvelle théorie générale du droit des contrats administratifs : mesurer les difficultés d’une entreprise nécessaire » (2010) 2 RDP 313.
-
[24]
Voir Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 95.
-
[25]
Ibid aux pp 81–89.
-
[26]
Voir ibid à la p 37.
-
[27]
Voir ibid.
-
[28]
Ibid aux pp 57–133.
-
[29]
Ibid aux pp 135–217.
-
[30]
Ibid à la p 210.
-
[31]
Georges Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, 4e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1949.
-
[32]
Voir Jacques Maury, « Observations sur les idées du professeur H. Kelsen » (1929) 49 R critique législation & jurisprudence 537.
-
[33]
Danièle Lochak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme » dans CURAPP, dir, Les usages sociaux du droit, Paris, Presses universitaires de France, 1989, 252. Voir aussi Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 67.
-
[34]
Voir Jamin et Melleray, supra note 1 aux pp 66–76.
-
[35]
Georges Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1955 aux pp 343–45.
-
[36]
Jean Carbonnier, Essais sur les lois, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1995 à la p 119.
-
[37]
Jean Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, Presses universitaires de France, 2004 à la p 315.
-
[38]
Ibid à la p 18.
-
[39]
Voir Max Weber, Sociologie du droit, 2e éd, Paris, Presses universitaires de France, 2013 aux pp 280–82.
-
[40]
Edouard Lambert, « Préface » dans Emmanuel Lévy, La vision socialiste du droit, Paris, Marcel Giard, 1926 à la p XII.
-
[41]
Georges Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1954 à la p 8.
-
[42]
FA Hayek, Law, Legislation and Liberty: A New Statement of the Liberal Principles of Justice and Political Economy, Londres (R-U) et New York, Routledge, 2013 à la p 63.
-
[43]
Philippe Rémy, « Les civilistes français vont-ils disparaître? » (1986) RD McGill 152 à la p 157.
-
[44]
Philippe Rémy, « La part faite au juge » (2003) 107:4 Pouvoirs 22 aux pp 33–35.
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[45]
Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 210.
-
[46]
Voir ibid aux pp 5, 111.
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[47]
Voir ibid à la p 137.
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[48]
Voir ibid à la p 169.
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[49]
Gérard Cornu, Droit civil : introduction au droit, 13e éd, Paris, Montchrestien, 2007, n° 301.
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[50]
Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 209.
-
[51]
Jean Carbonnier, Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, 10e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2014 à la p 19.
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[52]
Frédéric Lordon, La condition anarchique, Paris, Seuil, 2018 à la p 11.