Corps de l’article

Introduction

La Cour suprême du Canada devrait rendre sous peu une nouvelle décision[1] au sujet d’une violation de l’article 2(d) de la Charte canadienne des droits et libertés[2]. Dans l’attente de cette décision, on peut se demander si la Cour poursuivra la construction de la définition de la protection constitutionnelle de la liberté d’association dans la même voie que celle empruntée lors de sa dernière décision en la matière, soit la décision Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assnc.Colombie-Britannique[3]. Dans cette décision, la Cour modifia drastiquement la portée de la liberté d’association sous l’article 2(d) de la Charte en accordant une protection constitutionnelle au droit au processus de négociation collective. Renversant sa jurisprudence antérieure, selon laquelle la portée de la liberté d’association n’incluait ni le droit de grève ni le droit à la négociation collective, la Cour invoqua, parmi d’autres motifs, le droit international du travail[4]. Elle rejeta ainsi la définition de la liberté d’association élaborée dans ses premières décisions interprétant l’article 2(d) de la Charte et donna pour la première fois un ton différent au dialogue entre le Canada et l’Organisation internationale du travail (OIT) en acceptant de définir la liberté d’association en fonction des obligations internationales contractées par le Canada en matière de liberté syndicale.

Ayant pour objectif de mieux saisir l’impact de la décision BC Health Services au niveau du dialogue entre le Canada et l’OIT en matière de liberté d’association, le présent article vise à situer la décision par rapport à l’évolution de ce dialogue depuis l’adoption de la Charte. Cette analyse permettra non seulement de déterminer dans quelle mesure le Canada a respecté ses obligations internationales en matière de liberté syndicale au fil des ans et d’évaluer de quelle façon la décision BC Health Services a modifié la position du Canada à ce sujet, mais également de faciliter la réflexion quant au sort désormais réservé au droit de grève. En effet, alors que la Cour a renversé sa jurisprudence antérieure en ce qui concerne la protection constitutionnelle du droit à la négociation collective, le droit de grève demeure exclu d’une telle protection et cette exclusion n’a, à ce jour, pas encore fait l’objet d’une remise en question[5].

L’article présente une rétrospective du dialogue entre le Canada et l’OIT orienté autour de deux thèmes fondamentaux de la liberté syndicale, soit le droit à la négociation collective et le droit de grève. L’article porte, d’une part, sur les procédures de mise en oeuvre des traités élaborées à l’OIT, en particulier celle des plaintes à l’organe de contrôle nommé Comité de la liberté syndicale (CLS)[6] et, d’autre part, sur la position soutenue par le Canada en matière de protection du droit à la négociation collective et du droit de grève, fondée sur l’interprétation de la Charte par la Cour. Pour favoriser la compréhension de l’évolution du dialogue, l’article procède de façon chronologique. La première section porte sur la période suivant immédiatement l’adoption de la Charte, alors que la Cour rendait ses premières décisions en la matière (I). Les décisions de la Cour (I.A) seront mises en parallèle avec les obligations internationales du Canada, selon la définition de la liberté syndicale de l’OIT (I.B), et avec les conclusions et recommandations du CLS au sujet des lois contestées dans les décisions de la Cour (I.C). Ensuite, la discorde, entrainée par la position du Canada fondée sur les décisions de la Cour et s’étalant sur une vingtaine d’années, entre le Canada et l’OIT fera l’objet de l’analyse de la deuxième section (II). Les propos seront illustrés par deux séries de cas du CLS, l’une liée à la négociation collective (II.A) et l’autre liée à la grève (II.B). Puis, la troisième section sera consacrée à l’impact de la décision Dunmore sur le dialogue entre le Canada et l’OIT (III). Enfin, la dernière section offrira une analyse des motifs de la Cour basés sur le droit international du travail dans la décision BC Health Services et un aperçu des conséquences de cette décision sur les relations entre le Canada et l’OIT (IV).

Avant d’entamer l’analyse, nous désirons faire quelques commentaires sur l’utilisation du terme « jurisprudence » dans le présent article pour désigner le corpus de conclusions et recommandations du CLS. Nous entendons cette expression dans un sens large. Au-delà du fait que le CLS est défini comme un organe quasi-judiciaire à l’OIT, le fonctionnement du CLS et sa façon de rendre ses conclusions et ses recommandations nous permettent d’en conclure ainsi[7]. Tout d’abord, le CLS utilise ses rapports précédents pour guider ses conclusions ultérieures. À la lecture des rapports du CLS, cette utilisation d’énoncés de principes précédents est flagrante. Cette attitude s’explique sans doute par un souci d’assurer la légitimité de la procédure. Elle a de plus le mérite de permettre une continuité et une cohérence entre les rapports. Les États membres et les parties visées peuvent « s’attendre » à un certain résultat selon les faits en cause. Une plus grande clarté des normes se dégage, clarifiant ainsi leurs droits et obligations et favorisant la justice. Ensuite, les conclusions du CLS forment un ensemble de principes cohérents, qui ont une force de persuasion significative et qui sont colligés tant dans les rapports que dans un recueil en facilitant la recherche. Il en résulte une tendance des parties à citer les conclusions de cas précédents à titre de référence pour influencer le CLS quant au sort de leur propre plainte. Dans ce contexte, l’ensemble des conclusions et recommandations du CLS ressemble à ce qu’on nomme « jurisprudence » dans notre droit interne. Sans que l’organe de contrôle soit obligé d’appliquer le précédent, il doit néanmoins le considérer et celui-ci aura une influence sur son interprétation du cas étudié[8].

I. La source des positions divergentes du Canada et de l’OIT au lendemain de l’adoption de la Charte : la trilogie et la décision TNO de la Cour suprême du Canada

A. Les décisions de la Cour suprême du Canada à l’origine de la position du Canada

En 1987, la Cour rendit les premières décisions sur l’interprétation de l’article 2(d) de la Charte nouvellement adoptée. Il s’agit des décisions AFPCc.Canada[9], Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alberta)[10] et SDGMRc.Saskatchewan[11], désignées comme la « trilogie ». Ces affaires soulevèrent toutes la question de l’inclusion du droit de grève dans la protection constitutionnelle de la liberté d’association. De façon incidente, la protection du droit à la négociation collective fut également discutée. Ce n’est toutefois qu’en 1990 que ce point fut précisé dans la décision Institut professionnel de la Fonction publique du Canadac.Territoires du Nord-Ouest (Commissaire)[12]. Dès ses premières interprétations, la Cour adopta une définition restrictive de la liberté d’association, excluant de la protection constitutionnelle tant le droit de grève que celui à la négociation collective.

Tout d’abord, la Cour refusa de reconnaître une spécificité à la liberté d’association dans le contexte des relations de travail. Elle considéra que la liberté d’association vise non seulement les syndicats, mais toute une gamme d’associations ayant divers objets et activités poursuivant des objectifs très variés. Par conséquent, on ne pouvait prétendre que le droit de grève et le droit à la négociation collective étaient des activités essentielles aux « associations »[13].

En outre, la Charte étant encore « jeune », la Cour se révéla préoccupée par la déférence judiciaire envers le pouvoir législatif et soucieuse de ne pas usurper ses pouvoirs[14]. Elle exprima sa crainte de judiciariser les débats entourant les relations de travail et souligna que ce n’était pas le rôle des tribunaux de faire ces choix[15]. Selon la Cour, il convenait au contraire d’éviter d’intervenir dans un domaine législatif quand aucun droit spécifique ne se trouvait dans la Charte et que le seul fondement de garantie constitutionnelle du droit en cause était implicite[16]. Il s’agissait plutôt là du rôle des assemblées législatives et du Parlement librement élu[17].

La Cour retint donc la définition suivante de la liberté d’association à la lumière de la décision de la Cour dans l’Affaire de l’Alberta :

[L]a liberté de travailler à la constitution d’une association, d’appartenir à une association, de la maintenir et de participer à ses activités licites sans faire l’objet d’une peine ou de représailles[18], ainsi que la protection accordée à l’exercice collectif des droits protégés lorsqu’ils sont exercés par un seul individu[19].

L’analyse de la Cour en matière de liberté d’association, dans le domaine du travail, était donc axée sur l’individu et non sur le groupe[20]. Les auteurs Christian Brunelle et Pierre Verge retiennent des conclusions de la Cour de l’époque qu’une « distinction entre l’activité associative, en soi, et les buts de l’association » était faite[21]. Ainsi, la liberté d’association protégeait uniquement l’aspect collectif de l’activité et non l’activité en elle-même[22]. Par conséquent, la liberté d’association appartenait à l’individu et non aux groupes formés grâce à l’exercice de cette liberté[23]. En excluant ainsi toute dimension collective, il devenait manifeste pour la Cour que le droit de grève n’était pas inclus dans la protection prévue à l’article 2(d) de la Charte puisqu’il ne s’agissait pas d’une activité licite pouvant être exercée par un individu[24].

Par le refus de conceptualiser la liberté d’association en matière de relations de travail et par la priorité accordée à la liberté de l’individu plutôt qu’à celle du groupe, la définition restrictive de la liberté d’association adoptée par la Cour s’inscrivait dans la philosophie individualiste et libérale de l’époque. C’est de cette même philosophie que sont issus les droits de la personne de la première génération.

À l’époque de l’élaboration de la Charte, les textes internationaux concernant les droits de la personne ont influencé les auteurs de celle-ci. En particulier, c’est le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[25], dans lequel la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association sont reconnues séparément[26], qui fut utilisé[27]. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques est l’un des deux pactes de mise en oeuvre de la Déclaration universelle[28]. Il fut prévu que cette déclaration serait mise en oeuvre par deux instruments distincts : le premier traitant des droits civils et politiques, soit le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le second concernant les droits économiques, sociaux et culturels, soit le Pacte international relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels[29]. Les deux pactes furent adoptés le 16 décembre 1966[30].

Ainsi, les droits civils et politiques, auxquels on réfère comme étant de la première génération de droits, et les droits économiques, sociaux et culturels, auxquels on réfère comme étant de la seconde génération de droits, sont dissociés. Cette catégorisation des droits de la personne entre la première et la seconde génération de droits s’expliquait historiquement par la division bipolaire de l’échiquier international : d’un côté se trouvait le bloc de l’ouest, défenseur de la première génération de droits de la personne et de la tradition dite de l’individualisme libéral ; de l’autre côté se trouvait le bloc de l’est, défenseur de la seconde génération de droits de la personne et de la tradition dite du collectivisme social[31].

La Cour retint que la Charte s’intéressait en premier aux droits politiques, individuels et démocratiques[32]. Elle ne s’intéressait pas aux droits économiques, sauf à quelques rares exceptions. Aussi, puisque la Cour était d’avis que les syndicats étaient avant tout préoccupés par l’intérêt économique de leurs membres, elle retint que conférer implicitement des droits constitutionnels spécifiques aux syndicats irait à l’encontre de l’esprit général de la Charte[33].

Comme l’expliquent les auteurs Brunelle et Verge, il existe une différence fondamentale entre la liberté d’association et la liberté syndicale :

Le fossé observé entre la liberté constitutionnelle d’association et la liberté syndicale s’explique en bonne partie par les objectifs distincts que la jurisprudence attribue à l’une et l’autre de ces grandes libertés. Tandis que la première tend à favoriser, de façon générale, l’épanouissement et l’accomplissement personnels chez l’individu, la seconde présente un caractère fonctionnel en ce qu’elle vise essentiellement à redresser l’inégalité de pouvoir, notamment économique, qui prend racine dans nos sociétés[34].

Or, ces auteurs expliquent que ces distinctions prennent justement racine dans le type d’instruments qui enchâssent les droits en question. En effet, la liberté d’association appartient à la première génération de droits de la personne, soit les droits civils et politiques. La liberté syndicale origine plutôt de la seconde, soit les droits économiques, sociaux et culturels.

Ainsi, en retenant que la Charte se préoccupait davantage des droits de la première génération, il était logique que la Cour choisisse une conception individualiste des droits et libertés qui y sont protégés et exclut du même souffle le droit de grève de cette protection. Ce faisant, aucune attention ne fut portée aux obligations internationales qu’avaient le Canada en matière de liberté syndicale, telle que définie par l’OIT. Pourtant, au moment de l’adoption de la Charte, le Canada était membre de l’OIT depuis de nombreuses années[35]. Il s’était à ce titre engagé au respect des normes élaborées par l’organisation en matière de liberté syndicale.

B. Les obligations internationales du Canada

Précisons d’emblée que l’obligation du Canada de protéger la liberté syndicale, telle qu’entendue par les organes de contrôle de l’OIT, existe sans égard à sa ratification des conventions spécifiques sur le sujet[36]. En effet, contrairement à la Charte, dans laquelle la liberté d’association est un droit fondamental parmi d’autres de même importance, la liberté syndicale apparaît comme une des libertés les plus importantes dans la Constitution de l’OIT, constituant un moyen privilégié d’atteindre les objectifs de l’organisation, soit la paix et la justice sociale. De plus, le fonctionnement même de l’organisation tripartite est tributaire d’une protection adéquate de la liberté syndicale et de la négociation collective, qui permet un véritable dialogue entre les intervenants et un équilibre des forces entre les groupes d’intérêts.

Cette place de choix attribuée à la liberté syndicale dès l’adoption de la Constitution de l’OIT[37] fut confirmée lors des amendements à la Constitution faite par la Déclaration de Philadelphie en 1946, puis par l’élaboration de conventions spécifiques, les Conventions n° 87 et 98, adoptées respectivement en 1947 et 1948[38]. De plus, preuve additionnelle de l’importance accordée à cette liberté, un organe de contrôle fut créé spécialement pour contrôler l’application des normes et principes de la liberté syndicale : le CLS[39]. Ultérieurement, lors de l’adoption de la Déclaration de 1988[40], les Conventions n° 87 et 98 sur la liberté syndicale furent consacrées comme conventions fondamentales, réitérant ainsi l’importance de ce principe. Enfin, au moment de l’adoption de la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable établissant les objectifs stratégiques globaux autour desquels devront s’orienter les travaux de l’organisation en vue de réaliser sa mission, la liberté syndicale fut reconnue comme particulièrement importante pour la réalisation de ces objectifs[41]. Il s’ensuit que par son adhésion même à l’OIT, tout État s’engage à respecter le principe de la liberté syndicale, au même titre que les autres principes fondamentaux contenus dans la Constitution de l’organisation[42].

Ainsi, le consentement d’un État membre visé par une plainte à ce que le cas soit examiné par le CLS n’est pas nécessaire. Le fait que l’État membre visé par une plainte ait ou non ratifié les Conventions no87 et 98 importe peu, car l’examen de la plainte doit suivre son cours dans tous les cas jugés recevables. À ce sujet, notons que dès 1960, le CLS confirma l’obligation du Canada de se soumettre à un tel examen malgré sa non-ratification de certaines des conventions sur la liberté syndicale. Il le fit à l’occasion d’une plainte contre le Canada impliquant les principes énoncés dans les Conventions n° 87 et 98, toutes deux non ratifiées à l’époque[43].

Le CLS réitéra l’obligation du Canada, comme membre de l’OIT, de respecter les principes de la liberté syndicale malgré sa non-ratification de la Convention n° 98 à l’occasion d’une plainte plus récente, soit le Cas no 1055[44]. Alors que le Canada, dans sa réponse à une plainte visant l’Alberta, déclarait qu’il ne ferait pas référence à la Convention n° 98 puisqu’il ne l’avait pas ratifiée, le CLS rappela que c’est en vertu de son adhésion même à l’organisation que le Canada s’est engagé à respecter la liberté syndicale. La qualité de membre du Canada permit au CLS de procéder, malgré la non-ratification de la convention en question[45].

Or, la liberté syndicale telle que définie par l’OIT comprend tant le droit à la négociation collective que le droit de grève. Contrairement à la Charte, qui énonce uniquement la « liberté d’association » sans plus de précision, le droit à la négociation collective est reconnu sans équivoque dans les instruments de l’OIT comme élément intrinsèquement lié à la liberté syndicale. Il a été explicitement reconnu dès l’adoption de la Constitution de l’OIT, en 1919, et réitéré ensuite en 1944, à l’occasion de la Déclaration de Philadelphie[46]. Puis en 1998, lors de l’adoption de la Déclaration de 1998, le droit à la négociation collective, en même temps que le principe de la liberté syndicale, a été reconnu comme un des droits fondamentaux parmi ceux dont l’OIT fait la promotion. De même, dans la Déclaration de 2008, il est non seulement précisé que la liberté syndicale permettra l’atteinte des objectifs stratégiques de l’organisation, mais la reconnaissance effective du droit à la négociation collective est également explicitement mentionné. De plus, le droit à la négociation collective fait l’objet de plusieurs instruments de l’OIT qui en prescrivent les pourtours, selon les contextes dans lesquels il s’applique et les travailleurs qu’il vise[47]. Parmi ces instruments, le plus important et le premier traitant de droits substantifs concernant la négociation collective est la Convention n° 98.

Puisque le droit à la négociation collective est expressément reconnu par les instruments de l’OIT, la définition de la négociation collective ainsi que de la convention collective est également prévue. L’article 2 de la Conventionn° 154 sur la négociation collective définit la négociation collective comme 

toutes les négociations qui ont lieu entre un employeur, un groupe d’employeurs ou une ou plusieurs organisations d’employeurs, d’une part, et une ou plusieurs organisations de travailleurs, d’autre part, en vue de :

  1. fixer les conditions de travail et d’emploi, et/ou ;

  2. régler les relations entre les employeurs et les travailleurs et/ou ;

  3. régler les relations entre les employeurs ou leurs organisations et une ou plusieurs organisations de travailleurs[48].

De façon générale, dans les instruments de l’OIT, on retient que la négociation est « l’activité ou le processus qui a pour but la conclusion d’un accord ou d’une convention collective »[49]. La convention collective s’entend quant à elle de

tout accord écrit relatif aux conditions de travail et d’emploi conclu entre, d’une part, un employeur, un groupe d’employeurs ou une ou plusieurs organisations d’employeurs, et, d’autre part, une ou plusieurs organisations représentatives de travailleurs[50].

La Convention n° 98 délimite les principales caractéristiques de la négociation collective. L’objet de la négociation, et conséquemment celui de la convention qui en résulte, est d’encadrer les conditions d’emploi des travailleurs visés ainsi que les relations entre les employeurs et les travailleurs visés par la négociation. En outre, la force obligatoire des conventions collectives ainsi que le principe de primauté de la convention collective sur tout contrat individuel de travail, à l’exception des clauses du contrat individuel plus favorables à l’employé que celles de la convention collective, ont été reconnus[51]. La notion de consultation, également utilisée dans les instruments de l’OIT ainsi que par ses organes de contrôle, est plus large que celle de négociation collective. Elle vise des questions plus générales de politique socio-économique, de mise en oeuvre de plans de développement économique et social, etc[52].

De ce droit explicite dans les instruments normatifs de l’OIT, l’interprétation des organes de contrôle, au gré des plaintes dont ils ont été saisis, a permis d’élaborer les coordonnées que doit respecter la négociation collective pour être viable, efficace et capable de s’adapter au milieu et aux changements économiques, politiques et sociaux :

Les coordonnées dont il est question, à savoir : le principe de l’indépendance et de l’autonomie des parties ; l’exigence de négociations libres et volontaires ; l’effort, dans le cadre de différents systèmes de négociation collective, visant à réduire au minimum la possible ingérence des autorités publiques dans les négociations bipartites ; la primauté donnée aux employeurs et à leurs organisations et aux organisations syndicales en tant que sujet de la négociation, conservent leur valeur depuis l’adoption de la convention (n° 98) sur le droit d’organisation et de négociation collective, 1949, malgré les transformations radicales qui, depuis lors, se sont produites dans le monde[53].

En outre, il est primordial d’insister sur le fait que ce droit appartient aux organisations de travailleurs, et non aux travailleurs à titre individuel[54]. Cette dimension collective du droit à la négociation collective émane du texte même de la Convention n° 98 qui l’établit :

Des mesures appropriées aux conditions nationales doivent, si nécessaire, être prises pour encourager et promouvoir le développement et l’utilisation les plus larges de procédures de négociation volontaire de conventions collectives entre les employeurs et les organisations d’employeurs d’une part, et les organisations de travailleurs d’autre part, en vue de régler par ce moyen les conditions d’emploi [nos italiques][55].

Par ailleurs, afin de réaliser leur objectif de promotion et de défense des intérêts des travailleurs par la négociation collective, les organisations de travailleurs doivent être indépendantes. Elles ne doivent pas, notamment, être sous le contrôle de l’employeur. Elles doivent de plus être en mesure d’organiser leurs activités sans intervention des autorités publiques qui limiteraient ce droit ou entraveraient son exercice légal[56]. À titre d’exemples d’interventions proscrites et fréquemment alléguées dans les plaintes concernant le Canada, mentionnons :

[L]a fixation unilatérale [par la législation ou les autorités] du niveau de négociation ; l’exclusion de certaines matières du champ de la négociation ; l’obligation de soumettre des accords collectifs à l’agrément préalable des autorités administratives ou budgétaires ; le respect des critères préétablis par la loi, notamment en matière salariale ; et l’imposition unilatérale des conditions de travail[57].

Notons également que l’intervention des autorités dans l’application des conventions collectives en vigueur, telle la suspension ou l’interruption de contrats librement négociés ou la prorogation de conventions collectives arrivées à terme, est également proscrite[58].

Ces deux éléments, indépendance et non-intervention des autorités publiques, sont liés au caractère volontaire des négociations, aspect considéré comme essentiel par l’OIT[59]. Le modèle de négociation collective prévu à l’échelle nationale ne doit donc pas impliquer le recours à des mesures de contrainte qui auraient pour effet d’altérer ce caractère comme par exemple des mesures obligeant les parties à négocier avec une organisation déterminée ou encore à négocier sur des sujets précis[60].

Dans un même ordre d’idée, l’arbitrage obligatoire[61], constituant une des mesures d’intervention des autorités publiques les plus radicales, est contraire au principe du caractère volontaire de la négociation collective[62]. Par conséquent, sauf dans quelques cas précis, l’imposition d’une telle mesure est interdite. Les exceptions à ce principe sont le cas de l’administration publique, en contexte de crise nationale aiguë et dans le cas des services essentiels[63]. De plus, dans le cas exceptionnel où il devient évident que seule une intervention des autorités publiques en ce sens peut permettre de sortir de l’impasse dans lesquelles les parties se trouvent, le CLS a accepté l’imposition d’un arbitrage obligatoire[64].

Si le droit à la négociation collective n’est pas absolu[65], il a été interprété par les organes de contrôle de façon généreuse[66], tout comme le droit de grève, bien que ce dernier n’ait jamais été explicitement prévu dans les instruments de l’OIT. En effet, contrairement au droit à la négociation collective, les instruments de l’OIT sont silencieux quant au droit de grève. Pourtant, tant le CLS que le CEACR interprétèrent les instruments de l’OIT comme garantissant la protection du droit de grève[67]. Dès la deuxième réunion du CLS, ce dernier reconnut le droit de grève comme étant un des éléments essentiels de la liberté syndicale[68]. Dans le rapport de la réunion suivante, le CLS souligna qu’il est reconnu dans 

la plupart des pays que le droit de grève constitue une arme légitime à laquelle les syndicats peuvent recourir pour défendre les intérêts de leurs membres tant que ce droit s’exerce d’une manière pacifique et en tenant dûment compte des restrictions imposées à titre temporaire[69].

De plus, cette même année, le CLS décida que le silence des conventions sur la liberté syndicale à propos du droit de grève n’interdisait pas la reconnaissance de ce droit. Au contraire, le CLS réitéra que ce droit était généralement accordé aux travailleurs et à leurs organisations afin de défendre leurs intérêts économiques et sociaux[70]. Alors que dans les premiers cas, l’interprétation du CLS se limitait à énoncer que le droit de grève était généralement reconnu par les États, le CLS en vint enfin à plutôt promouvoir une telle reconnaissance en soutenant que le droit de grève devrait être reconnu généralement par les États[71]. C’est dans le Cas n° 148, concernant la Pologne, que cette approche devint apparente. Le CLS revint d’abord sur ses énoncés des cas précédents concernant le droit de grève, rappelant ainsi qu’il avait « [d]ans plusieurs cas, [...] reconnu l’importance du droit de grève en termes généraux »[72]. Puis, le CLS recommanda au Conseil d’administration « d’exprimer l’espoir que le gouvernement polonais envisagera les mesures à prendre pour traduire ces principes dans les faits »[73]. Par la suite, le CLS prit fermement la position selon laquelle la liberté d’association et le droit de grève étant liés, les allégations de violations du droit de grève devaient être examinées par lui dès que la liberté syndicale était mise en cause[74].

À la même période, soit en 1959, la CEACR retint une position similaire. Selon la commission, l’interdiction aux travailleurs de faire la grève, au-delà de celle visant les fonctionnaires publics, risquait de constituer une limitation importante des possibilités d’action des syndicats. Or, cette interdiction allait à l’encontre de l’article 8(2) de la Convention n° 87 prévoyant que : « [l]a législation nationale ne devra porter atteinte ni être appliquée de manière à porter atteinte aux garanties prévues par la présente convention »[75].

Depuis cette première prise de position, à l’occasion de la première étude d’ensemble de la CEACR au sujet de la liberté syndicale, la commission a systématiquement confirmé et même renforcé cette position. Dans toutes les études d’ensemble qui ont suivi, soit en 1973, en 1983 ainsi que la dernière en 1994, la CEACR a pris position en faveur de la reconnaissance du droit de grève comme moyen essentiel dont disposent les travailleurs afin de promouvoir et défendre leurs intérêts économiques et sociaux[76]. Cette interprétation des conventions sur la liberté syndicale par la commission est basée sur un raisonnement s’articulant :

[A]utour du droit reconnu aux organisations de travailleurs et d’employeurs d’organiser leur activité et de formuler leur programme d’action, dans le but de promouvoir et défendre les intérêts de leurs membres (art. 3, 8 et 10 de la Convention n° 87)[77].

Selon la commission, la promotion et la défense des intérêts des travailleurs, se trouvant à la base même de la définition de ce qu’est une organisation (article 10 de la Convention n° 87), « supposent des moyens d’action par lesquels ceux-ci peuvent exercer des pressions pour faire aboutir leurs revendications »[78]. La CEACR, tenant compte du fait que la grève constitue un des moyens d’action essentiels dans le cadre d’une relation économique classique, estime que l’expression « programme d’action », retrouvée à l’article 3 de la Convention n° 87, comprend la grève :

[C’est] ce qui l’a amenée très tôt à considérer que le droit de grève est un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour promouvoir leurs intérêts économiques et sociaux.

[...]

Selon la commission, la grève fait partie des ces activités découlant de l’article 3[79].

Ainsi, depuis 1958, l’inclusion du droit de grève dans la protection de la liberté syndicale ainsi que la compétence du CLS quant aux allégations de violation du droit de grève sont bien établies. Au fil des rapports qui suivirent, le CLS définit la portée de cette protection. La CEACR retint sensiblement la même protection et les mêmes définitions. Sans proposer une présentation exhaustive de la jurisprudence de l’OIT en matière de droit de grève, nous porterons notre attention sur les éléments pertinents dans le contexte de notre analyse comparative avec la jurisprudence de la Cour[80].

Tout d’abord, tout comme le droit à la négociation collective, le droit de grève reconnu tant par le CLS que par la CEACR n’est pas un droit absolu[81]. Non seulement certaines exceptions au droit de grève, quoique limitées, sont-elles reconnues, mais il est de plus possible d’encadrer ce droit par une réglementation qui impose des modalités ou des restrictions dans son exercice. En outre, dans le contexte d’une crise nationale aiguë, il est possible d’imposer une interdiction générale au droit de grève, pour une durée limitée[82]. Le CLS et la CEACR réfèrent dans ces cas à des circonstances exceptionnelles, telles un coup d’État donnant lieu à la proclamation de l’état d’urgence[83].

La protection du droit de grève reconnue par l’OIT ne vise pas uniquement les grèves ayant pour objectif immédiat l’obtention de meilleures conditions de travail. Elle admet également les grèves ayant un objectif plus large et visant la « recherche de solutions aux questions de politique économique et sociale et aux problèmes qui se posent à l’entreprise, et qui intéressent directement les travailleurs »[84]. Cependant, la protection exclut les grèves purement politiques[85].

Les conditions préalables encadrant l’exercice du droit de grève sont admissibles en autant qu’elles n’aient pas en pratique pour conséquence d’empêcher le recours à la grève[86]. Par exemple, le CLS a déclaré admissible l’exigence d’épuiser des procédures en conciliation, médiation ou en arbitrage volontaire avant de pouvoir recourir à la grève, dans la mesure ou ces procédures sont rapides, impartiales et appropriées[87].

Des exceptions au droit de grève visent certaines catégories de travailleurs. Premièrement, la Convention n° 87, de laquelle découle la reconnaissance de ce droit, exclut expressément les membres de la police et des forces armées[88]. De plus, il est possible de restreindre, voire d’interdire, le recours à la grève des travailleurs des secteurs des services essentiels et de certains fonctionnaires publics, soit ceux exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’État[89]. À ce sujet, des précisions s’imposent. En ce qui concerne les fonctionnaires publics, le critère à retenir pour déterminer dans un État précis qui est fonctionnaire public n’est pas la loi en cause. Il s’agit plutôt d’évaluer la nature des fonctions des travailleurs en cause[90]. Ainsi, s’il est possible d’interdire le recours à la grève aux fonctionnaires des ministères, du pouvoir judiciaire ou des départements comparables, il n’est pas possible de le faire pour le personnel des entreprises publiques, tels le personnel enseignant, celui des établissements bancaires, celui du secteur du transport, etc.

Par ailleurs, tant le CLS que la CEACR préviennent de la nécessité, dans le cas d’une restriction ou d’une interdiction licite du droit de grève, de fournir des garanties compensatoires aux travailleurs visés[91]. Il s’agit en fait de fournir aux travailleurs des moyens alternatifs de défendre leurs intérêts professionnels et socio-économiques en raison de leur empêchement à recourir au moyen ultime : la grève[92]. Ces moyens alternatifs consistent en « des procédures de conciliation et d’arbitrage appropriées, impartiales et expéditives, aux diverses étapes desquelles les intéressés devraient pouvoir participer, et dans lesquelles les sentences rendues devraient être appliquées entièrement et rapidement »[93].

Un des points centraux des conclusions du CLS, concerne le sujet du droit de grève. En effet, le CLS énonce sans équivoque que le droit de grève appartient non seulement aux travailleurs, mais surtout aux organisations de travailleurs[94]. Il n’impose toutefois pas l’obligation aux États d’exiger que le droit de grève soit le privilège unique des syndicats. Par contre, il permet aux États d’en décider ainsi en prévoyant qu’une grève ne puisse être déclenchée que par une organisation syndicale[95]. La CEACR retient également que le droit de grève est un droit collectif en énonçant qu’il

fait partie des activités découlant de l’article 3 ; il s’agit d’un droit collectif exercé, en ce qui concerne les travailleurs, par un regroupement de personnes qui décident de ne pas travailler pour faire aboutir leurs revendications [nos italiques][96].

Quant à la possibilité de déclarer une grève comme étant « illégale », le CLS souligne que cette décision ne devrait pas appartenir au gouvernement, mais plutôt à un organe indépendant des parties et jouissant de leur confiance[97]. Ainsi, l’imposition d’un arbitrage obligatoire visant à mettre fin à un conflit de travail, par exemple par une loi de retour au travail, dans les situations où le droit de grève ne peut en principe être restreint ou interdit[98], est inacceptable[99].

Par ailleurs, la CEACR accepte le principe de la paix syndicale pendant la durée de la convention collective[100], tel qu’il existe en droit canadien. Par contre, la loi doit prévoir un mécanisme de règlement des griefs, individuels ou collectifs, pendant la durée de la convention collective, qui soit impartial et rapide[101].

Enfin, tant le CLS que la CEACR reconnaissent l’importance de la protection contre les actes de discrimination antisyndicale. Nul personne participant à une grève ou l’ayant déclenchée ou ayant tenté de la déclencher ne doit faire l’objet de sanctions pour ce fait[102]. La CEACR fait valoir que

[l]a protection accordée aux travailleurs et aux dirigeants syndicaux contre les actes de discrimination antisyndicale constitue un aspect capital du droit syndical, puisque de tels actes peuvent aboutir dans la pratique à une négation des garanties prévues par la convention n° 87[103].

La protection contre les actes de discrimination antisyndicale, prévue à la Convention n° 98, vise donc en même temps le droit d’organisation et le droit à la négociation collective, élaborés dans la Convention n° 98, et le droit de grève, issu de la Convention n° 87 selon l’interprétation des organes de contrôle[104].

Tel que démontré précédemment, la définition de la liberté syndicale de l’OIT, notamment l’inclusion du droit de grève et du droit à la négociation collective dans la protection garantie, diffère considérablement de celle donnée à la liberté d’association au Canada par la Cour dans ses premières décisions. La liberté d’association au sein de la Charte et la liberté syndicale au sein des conventions de l’OIT n’avaient pas du tout la même importance. La première est prévue dans un texte, certes influencé par le droit international, mais auquel la préférence est donnée aux droits de la personne de la première génération. En privilégiant ainsi les droits civils et politiques, qui se souciaient davantage de la protection de l’individu et de sa liberté, le droit de grève et le droit à la négociation collective ont été écartés. Ce faisant, le Canada était loin de respecter ses obligations internationales en matière de liberté syndicale. Celle-ci, issue plutôt de la seconde génération de droits de la personne, donne la prédominance aux droits collectifs. Si la protection de l’individu est importante, elle passe par le respect de l’égalité entre les individus et la dimension collective de la liberté d’association y est primordiale. Dans ce contexte, la liberté syndicale apparaît comme la première des libertés à protéger, celle qui permet d’atteindre les autres.

Cette différence initiale fondamentale aide à mieux comprendre le traitement réservé à cette liberté, par la Cour d’une part et par le CLS de l’OIT d’autre part. Elle permet également d’anticiper le difficile dialogue entre le CLS et le Canada survenu dans les vingt-cinq dernières années précédant la décision BC Health Services, dialogue faisant l’objet de l’analyse présentée dans les prochaines sections.

C. Conclusions et recommandations du CLS quant aux lois contestées devant la Cour suprême du Canada dans la trilogie

Certaines des lois en cause dans la trilogie firent également l’objet d’une analyse par le CLS lorsqu’il fut effectivement saisi[105]. Ayant en tête d’une part les conclusions de la Cour quant à ces lois et d’autre part les obligations internationales du Canada en matière de liberté d’association, il est peu surprenant de constater que les conclusions particulières du CLS dans ces cas diffèrent pour la majeure partie de celles de la Cour.

La loi fédérale concernant les restrictions salariales dans le secteur public, objet de la décision dans l’Affaire AFPC, fut soumise à l’examen du CLS dans le Cas n° 1147[106]. L’AFPC, accompagnant d’autres syndicats, logea sa plainte le 8 juillet 1982[107]. Les principales violations alléguées par l’AFPC portaient sur la limitation du droit à la négociation collective quant à la rémunération, dont la définition dans la loi était très englobante[108]. Non seulement le droit à la négociation collective au sujet de la rémunération fut supprimé pour une période de deux ans, mais cette décision du gouvernement fut prise sans consultation des organisations de travailleurs. De plus, la loi avait pour effet de remplacer des augmentations salariales conclues entre les parties. L’AFPC souligna ensuite l’effet limitatif de la loi sur le droit de grève par sa combinaison à la loi générale encadrant les relations de travail dans la fonction publique : le droit de grève était interdit pour la durée de prorogation des conventions collectives[109].

Le CLS reconnut que la loi en cause restreignait la négociation collective pour les agents publics fédéraux pour une période de vingt-quatre mois. Par contre, il accepta l’argument du gouvernement selon lequel, en certaines circonstances exceptionnelles liées à un plan de stabilisation économique, il est possible de prendre des mesures restreignant la négociation collective. De telles actions doivent toutefois être exceptionnelles, être prises en raison de leur caractère indispensable, être assorties de garanties suffisantes pour protéger le niveau de vie des travailleurs et être en vigueur pour une période de temps raisonnable[110]. Le CLS ne recommanda pas de modification à la loi compte tenu des facteurs suivants : le gouvernement invoquait de telles mesures économiques comme étant indispensables, la loi avait une durée limitée de deux ans, elle prévoyait des augmentations salariales, même si elles étaient liées à des pourcentages fixés avec de possibles exceptions (et la preuve fut faite par le gouvernement qu’il y en avait eues) et elle permettait la négociation collective sur les autres sujets, le CLS ne recommanda pas de modification à la loi. Il retint surtout que des mesures étaient prévues dans la loi pour protéger le niveau de vie des travailleurs concernés. Il choisit d’exprimer « l’espoir que le gouvernement suivra la situation de près et qu’il tiendra des négociations et des consultations avec les syndicats intéressés en vue d’assurer que tout effet négatif de cette législation sera surmonté »[111].

Par contre, en ce qui concerne le remplacement des plans de compensation déjà conclus, le CLS refusa leur acceptation et recommanda des consultations entre les parties pour déterminer dans quelle mesure ces accords pouvaient être mis en oeuvre dans le cadre de la Loi sur les restrictions salariales du secteur public[112].

Enfin, en ce qui concerne le droit de grève, le CLS rappela que pour la fonction publique, il pouvait faire l’objet de limites, à condition que des procédures alternatives de règlement des différends soient disponibles. En prévoyant la possibilité de recourir à la médiation, dans le cas où une demande d’exception était formulée en vertu de la loi et que les négociations à cet égard n’auraient pas abouti à une solution, le CLS considéra que la loi était valide à ce niveau. Il prévint toutefois qu’il restait à voir si en pratique cette procédure serait efficace et il pria le gouvernement de s’assurer que les demandes seraient examinées de façon complète et de bonne foi[113].

À la lecture des conclusions du CLS, on constate que la plainte était davantage orientée vers des allégations touchant à la restriction du droit à la négociation collective que les limites au droit de grève. Ces allégations diffèrent de celles présentées à la Cour quelques années plus tard où, au contraire, le litige porta plutôt sur la violation du droit de grève.

Par ailleurs, on peut se questionner face à l’attitude plutôt conciliante du CLS quant à l’adoption par le Canada de la Loi sur les restrictions salariales du secteur public, surtout à la lumière des commentaires du CLS qui furent formulés dans les cas ultérieurs contre le Canada. Dans sa réponse à la plainte, le Canada souligna l’adoption d’une nouvelle Charte, reconnaissant « la liberté syndicale comme un droit fondamental de tous les Canadiens, droit sur lequel le gouvernement n’a pas empiété et n’empiétera pas »[114]. Nous doutons que cet argument ait eu un quelconque impact sur la décision du CLS, qui ne l’a même pas repris dans ses conclusions. Nous pensons plutôt que les conclusions du CLS sont teintées par le fait que le rythme de dépôt des plaintes contre le Canada invoquant le même type de violations à répétition n’avait, à ce moment, pas encore atteint une ampleur dérangeante. L’argument du Canada, quant aux mesures économiques nécessaires, était encore crédible aux yeux du CLS. De plus, la limite dans le temps de la loi signifiait encore quelque chose (ce qui n’est plus vrai lorsqu’on se trouve face à la xième loi du genre adoptée après l’arrivée du terme de la précédente, le caractère temporaire des mesures devenant suspect)[115].

En ce qui concerne le droit de grève, certaines limites s’appliquaient puisqu’il s’agissait de travailleurs de la fonction publique, telles que présentées dans les paragraphes précédents. À ce niveau, le raisonnement du CLS, bien que très différent de celui de la Cour, n’eut pas pour conséquence une conclusion irréconciliable, au contraire. Toutefois, la condition énoncée par le CLS pour que le droit de grève puisse être limité, à savoir qu’une procédure alternative permettant aux organisations de défendre les intérêts des travailleurs qu’elles représentent, est essentielle. Cette conclusion ne se retrouve évidemment pas dans le jugement de la Cour. Or dans les plaintes ultérieures concernant la fonction publique, on peut observer que c’est un problème récurrent où là encore la crédibilité des arguments de défense du Canada diminue au fil des violations répétées et de l’absence de démonstration d’efficacité dans les faits de ces procédures. Le CLS se fera plus insistant pour obtenir l’information nécessaire à son évaluation de l’efficacité des procédures alternatives invoquées par le gouvernement[116].

Dans l’Affaire de l’Alberta, une des lois en cause est la loi concernant les relations professionnelles dans la fonction publique. Elle fut soumise à l’examen du CLS dans le Cas n° 1247[117]. L’AUPE déposa une plainte contre le Canada, le 1er novembre 1983, invoquant des violations liées à la restriction du droit à la négociation collective et à l’interdiction du droit de grève. Les conclusions du CLS firent suite à la mission d’information de 1985 de l’OIT opérée au Canada. Ainsi, le CLS connaissait mieux la situation au Canada, bénéficiait d’une vue d’ensemble de la situation et commençait à dégager certains types de violations récurrentes.

Le CLS conclut que la loi en question posait problème à divers égards et recommanda plusieurs modifications. Ces modifications visaient la définition, jugée trop large, des fonctionnaires publics touchés par l’exclusion à la négociation collective et l’interdiction du droit à la grève à toute une gamme d’employés de l’État. Au sujet de l’exclusion à la négociation collective, le CLS rappela que seuls ceux commis à l’administration de l’État pouvaient faire l’objet d’une telle exclusion. Les modifications avaient également pour objectif de faire préciser la portée des dispositions prévoyant la suppression des cotisations syndicales sur les salaires en cas de grève illégale et la définition de grève illégale, le tout à l’aide de discussions et de consultation avec les syndicats. C’est cette dernière violation qui retient davantage notre attention compte tenu que c’est elle qui fit également l’objet de l’analyse par la Cour.

Le CLS nota que l’article 93 de la loi en question en cause interdisait la grève aux agents de l’administration provinciale. Le gouvernement, pour justifier cette interdiction totale des grèves dans la fonction publique provinciale, souligna que les travailleurs en question étaient étroitement liés à ceux qui fournissaient des services essentiels, au point qu’il était nécessaire de les traiter de la même façon. Tout d’abord, le CLS rappela que la grève est un des « moyens essentiels dont les travailleurs disposent pour défendre leurs intérêts professionnels »[118]. De plus, dans le cas de restrictions au droit de grève, il est important de distinguer entre les entreprises publiques réellement essentielles et les autres, en fonction de la définition des services essentiels, présentée dans les pages précédentes. Par ailleurs, même au sein d’une entreprise essentielle, il est important de se pencher sur le travail de chaque employé visé. Le CLS nota que dans le cas particulier des employés d’hôpitaux, l’exclusion globale pour tous les employés était inadéquate. L’exclusion ne devait viser que les employés fournissant des services essentiels au sein des hôpitaux et non les aides cuisiniers, les portiers, les jardiniers, etc[119].

À ce titre, les conclusions du CLS étaient complètement opposées à celles de la Cour. Alors que la Cour jugea valide les dispositions de la loi interdisant la grève à toute une gamme de travailleurs, le CLS recommanda au gouvernement de la modifier.

Quant aux travailleurs fournissant des services essentiels pour lesquels l’interdiction du droit de grève était jugée valide, le CLS rappela la nécessité, dans de tels cas, de prévoir des mécanismes alternatifs leur garantissant des moyens pour défendre leurs intérêts[120]. Compte tenu que le système prévu par la loi en cause, soit l’arbitrage, établissait l’exclusion de certaines questions pouvant être soumises à l’arbitrage, le CLS jugea que le mécanisme alternatif était insuffisant[121]. À ce sujet, la réflexion de la Cour n’y touchait pas en raison de sa réponse à la question de la possibilité même d’interdire le droit de grève aux travailleurs visés par la loi.

Ce cas illustre bien les différentes approches du CLS et de la Cour et les solutions irréconciliables qui en résultent. De plus, dans la trilogie et l’affaire TNO, on constate que la Cour ne s’attarda pas à la jurisprudence du CLS qui n’en faisait même pas mention. De la même manière, des conclusions du CLS, on retient qu’il souligna avec raison, puisque c’est le Canada qui contracte des obligations envers l’OIT et non l’inverse, qu’il n’était pas lié par les décisions de la Cour en matière de liberté d’association :

Le comité relève enfin que la Cour suprême du Canada a statué en 1987 que la loi constitutionnelle ne garantit pas le droit de grève [...] Le comité a le plus grand respect pour les jugements du plus haut tribunal du Canada, mais souligne qu’il s’agit ici d’un forum différent, et qu’il a pour mandat d’évaluer, dans le but de faire une recommandation au Conseil d’administration, si certaines situations de fait ou des lois sont conformes aux principes de la liberté syndicale établis par les conventions internationales[122].

Dans un second cas, le CLS rappela à nouveau au gouvernement canadien, quelques années plus tard, que les décisions des cours internes n’ont pas d’incidence sur ses conclusions, sous réserve de l’information pertinente qui peut s’y trouver[123]. Dans ce contexte, force est de constater que les éléments de discorde étaient en place.

II. L’irritation grandissante de l’OIT face à l’attitude du Canada (1982 à 2001)

En près de vingt ans, le nombre de plaintes contre le Canada a augmenté d’une façon significative. De la création du CLS à l’adoption de la Charte, soit environ trente ans, seize plaintes ont été déposées, soit l’équivalant d’une plainte aux deux ans. Par contre, de 1982 à 2001, cinquante-neuf plaintes ont été déposées, soit une moyenne de trois plaintes par année[124]. Certains facteurs peuvent être avancés pour expliquer en partie cette accélération : méconnaissance initiale de la procédure de plainte disponible ; incertitude des organisations des travailleurs quant à la direction que prendrait le CLS dans son interprétation des conventions sur la liberté syndicale et constat graduel que la portée accordée par le CLS à la protection de la liberté syndicale est large ; meilleure compréhension des organisations de travailleurs du fonctionnement des mesures de contrôle d’application des normes au sein de l’OIT et de l’impact que peuvent avoir les statistiques strictement quantitatives, d’où un gonflement peut-être artificiel à l’occasion du nombre de plaintes[125] ; contexte politique et économique canadien, alors que le libre-échange est à la mode et que des tentatives de réduire l’appareil étatique sont nombreuses, tentatives qui visent principalement le secteur public, ne laissant d’autre choix aux organisations syndicales que de se tourner vers d’autres tribunes plus favorables à leur cause que les instances politiques et juridiques internes de l’époque[126]. Sans prétendre avoir dressé une liste exhaustive, ces facteurs sont plutôt des pistes d’explication. La volonté des organisations de travailleurs d’utiliser le moyen de pression offert par le biais du CLS, entre autres par la publicité entourant ses rapports et la mauvaise presse ainsi faite au Canada au sein de l’OIT, se dégage du constat de l’accélération du rythme de dépôt et de l’augmentation du nombre de plaintes. Peut-être pouvons-nous ajouter à cette liste la volonté de faire reconnaître les obligations internationales du Canada et d’aligner l’interprétation des cours de justice canadiennes, quant à la Charte, sur les principes de liberté syndicale dégagés par le CLS.

Quelles que soient les raisons en cause, elles mèneront à plusieurs vagues de plaintes contre le Canada au CLS. La majorité de ces plaintes concernent des limitations au droit de grève et au droit à la négociation collective introduites par des dispositions législatives, dans de nombreux cas touchant les secteur public ou parapublic, ou l’exclusion de catégories de travailleurs des systèmes de relations de travail mis en place par la législation. De façon plus précise, les violations alléguées sont les suivantes :

  • loi mettant fin à un conflit de travail et imposant un retour au travail[127] ;

  • interdiction du recours à la grève (loi adoptée non pas pour mettre fin à un conflit de travail, mais plutôt pour prévoir une interdiction d’un éventuel recours à la grève)[128] ;

  • restrictions de la portée d’une négociation collective, autres que celles concernant la rémunération[129] ;

  • imposition d’une prorogation ou d’une suspension d’une convention collective (en tout ou en partie) ou imposition de certaines dispositions ajoutées à une convention collective, surtout en matière de rémunération (fixation unilatérale de salaires, de restrictions ou d’augmentations salariales)[130] ;

  • modification unilatérale du niveau de négociation ou de la composition des unités de négociation[131] ;

  • exclusion de travailleurs[132] ;

  • quelques rares cas concernent quelques autres sujets variés[133].

De façon générale, on remarque un durcissement progressif dans le ton adopté par le CLS face aux violations constatées. Si au départ il se contentait de relever la violation et d’attirer l’attention du gouvernement sur les principes précis devant être respectés, il réagit avec le temps au constat répétitif de violations similaires. Face à l’absence d’amélioration ou, pire, de volonté d’amélioration, il en vient à adopter des termes plus sévères quant à la nécessité de modifier l’attitude ou les lois en cause. Les excuses avancées par le Canada, souvent liées aux contraintes budgétaires ou autres difficultés économiques ou aux impacts néfastes importants pouvant résulter d’une grève dans certains secteurs, sont de moins en moins acceptées et ne suffisent plus à apaiser l’inquiétude du CLS face aux violations répétées des principes de la liberté syndicale.

Pour illustrer cette évolution du discours du CLS adressé au Canada, nous avons choisi deux séries de cas, l’une relative à des restrictions à la négociation collective, l’autre relative à l’interdiction du recours à la grève.

A. Négociation collective

L’exemple relatif aux restrictions à la négociation collective commence par le Cas n° 1616 visant le gouvernement fédéral. Cette plainte, déposée le 20 décembre 1991, allégua la violation du droit à la négociation collective et du droit de grève en raison de l’imposition d’une loi mettant fin à une grève et limitant les augmentations salariales dans le secteur public fédéral pour les années subséquentes. Bien que le CLS connaissait que le gouvernement devait être convaincu de la nécessité d’agir en raison de difficultés économiques, il rappela que de telles mesures de stabilisation économique ne pouvaient se prendre sans condition :

[U]ne telle restriction devrait être appliquée comme une mesure d’exception, limitée à l’indispensable, elle ne devrait pas excéder une période raisonnable et elle devrait être accompagnée de garanties appropriées en vue de protéger le niveau de vie des travailleurs[134].

À la lumière de son examen des dispositions législatives limitatives, le CLS, bien que concluant à des « restrictions sérieuses pour une période de deux ans », retint que « certaines dispositions sont prises pour protéger le niveau de vie des travailleurs, notamment ceux ayant les revenus les plus modestes » [135]. De plus, le CLS, constatant que le recours à ce type de loi était régulier au Canada, souligna que « le recours répété à de telles restrictions législatives de la négociation collective ne peut, à long terme, qu’avoir un effet néfaste et déstabilisant sur le climat de relations professionnelles »[136]. Il termina son examen en regrettant que le gouvernement n’ait pas privilégié la négociation collective pour régler les conditions de travail de ses fonctionnaires et en formulant l’espoir qu’à l’avenir, à l’expiration de la loi, d’autres solutions, favorisant la négociation collective et la consultation des travailleurs et de leurs organisations, seraient retenues[137].

Les conclusions du CLS dans le Cas n° 1616 étaient davantage orientées vers l’avenir, encourageant le Canada à l’adoption d’une approche plus respectueuse de la liberté syndicale, que vers une condamnation.

Or quelques années plus tard, le 10 février 1994, une seconde plainte visant exactement la même loi fut déposée par le même syndicat. Elle fit suite à la prorogation, par le gouvernement, de la loi en cause dans le Cas n° 1616 pour deux années supplémentaires. Cette plainte donna lieu au Cas n° 1758[138]. Cette fois, le ton du CLS monta.

Tout d’abord, cette nouvelle plainte s’inscrivait dans un contexte de vingt autres plaintes déposées depuis octobre 1991. Ces plaintes avaient toutes pour

caractéristique commune d’avoir trait à des reports d’augmentation, des réductions ou des gels de salaires dans la fonction publique et à des restrictions du droit des fonctionnaires de négocier collectivement dans ces diverses juridictions, mesures parfois accompagnées d’une interdiction de grève[139].

À l’égard de la violation particulière en cause dans le Cas n° 1758, le CLS, après avoir souligné les antécédents de ce cas, soit le Cas n° 1616 et ses conclusions et recommandations formulées à cette occasion, avoua

profondément regretter que le gouvernement n’ait pas mis en oeuvre les recommandations qu’il avait formulées mais qu’il a, une fois de plus, imposé de sérieuses restrictions à la négociation collective dans la fonction publique en gelant de nouveau unilatéralement les salaires[140].

Face à l’argumentation du gouvernement, qui invoquait essentiellement les mêmes moyens de défense que ceux soulevés dans le cadre du Cas n° 1616, le CLS rappela à nouveau que des mesures de stabilisation économique ne sont acceptables qu’exceptionnellement et à certaines conditions. Aussi, la prorogation de la loi en cause pour deux années supplémentaires ne pouvait être assimilable à une mesure d’exception[141].

Dans ce contexte, et considérant en particulier que la loi ne fournissait cette fois aucune garantie afin de préserver le niveau de vie des travailleurs visés et qu’elle avait un effet négatif sur celui-ci, le CLS exprima sa « profonde préoccupation de ce que le gouvernement [ait] fréquemment recours à de telles limitations législatives au niveau de la négociation collective »[142].

Le CLS conclut de nouveau avec une lueur d’espoir. Cependant, cette fois, il le formula de façon plus précise et y ajouta de la fermeté : « Le comité exprime le ferme espoir que le gouvernement va permettre un retour intégral à la négociation collective normale dans la fonction publique »[143]. Il recommanda de plus que des mesures appropriées, adoptées en consultation avec des organisations de travailleurs, afin d’approfondir le dialogue au sujet d’un mécanisme satisfaisant de règlement de différends permettant d’éviter l’imposition unilatérale par voie législative de conditions de travail, soient prises[144]. Encore une fois, cet espoir fut déçu. Une troisième plainte fut déposée peu de temps après, soit le 6 octobre 1994[145], concernant le même dossier. Elle donna lieu au Cas n° 1800. Énumérant essentiellement les mêmes constatations, le CLS ajouta cependant un point important :

Le comité estime que le nombre élevé de plaintes déposées au cours de ces dernières années révèle des difficultés profondes et sérieuses pour aboutir à des accords sur la détermination des conditions d’emploi dans le secteur public au Canada, tant au niveau fédéral que dans différentes provinces[146].

Compte tenu de ces difficultés sérieuses, le CLS suggéra l’assistance technique de l’OIT pour aider le Canada à trouver des solutions qui soient dans le respect de la liberté syndicale[147].

En conclusion, le CLS ne se contenta pas cette fois d’exprimer son espoir pour le futur. Il adopta en plus une expression plus proche d’une condamnation : « Le comité doit, à nouveau, profondément déplorer que le gouvernement n’ait pas mis en oeuvre les recommandations qu’il avait formulées lors de ses examens antérieurs »[148]. De plus, « [i]l prie instamment le gouvernement de prendre les observations en considération »[149].

Enfin, dans le cadre d’une nouvelle plainte déposée le 20 octobre 1995 visant le gouvernement fédéral, le Cas n° 1859, le CLS exprima ses regrets face à l’absence de mise en oeuvre de ses recommandations faites dans les Cas n° 1616, 1758 et 1800[150]. Le Cas n° 1859, visant une loi différente (la loi en cause prive les employés des bénéfices de dispositions négociées sur la sécurité d’emploi pour une période de trois ans), ne sembla pas susciter autant de réaction du CLS que le Cas n° 1800[151]. Cependant, puisque cette plainte lui permit de constater que sa recommandation quant à l’établissement d’une procédure volontaire de règlement des différends, satisfaisante pour toutes les parties et bénéficiant de la confiance de celles-ci, n’avait pas été suivie, elle fut l’occasion pour le CLS d’attirer l’attention du gouvernement sur l’importance de ce type de mécanisme :

Comme une telle procédure aurait pu contribuer à éviter le présent conflit et à améliorer l’ensemble du climat des relations professionnelles, le comité invite à nouveau instamment le gouvernement à envisager sérieusement l’adoption de procédures de conciliation, de médiation et d’arbitrage indépendant et volontaire qui jouissent de la confiance des parties intéressées[152].

Face à l’absence de changement apparent du côté canadien, le CLS réitéra sa suggestion au gouvernement canadien d’avoir recours à l’assistance de l’organisation sous forme de mission consultative[153]. Cette proposition resta lettre morte.

B. Grève

1. Le CLS

Le second exemple de cas est lié à l’imposition de lois forçant le retour au travail des travailleurs dans le secteur de l’enseignement en Ontario. Ces lois de retour au travail ne sont pas les premières à être adoptées au Canada[154]. Au moment de la première plainte en question, déposée le 14 mai 1999 et donnant lieu au Cas n° 2025, le CLS ne s’était encore jamais prononcé au sujet d’une loi forçant le retour au travail des travailleurs de ce secteur. Toutefois, il avait déjà eu de nombreuses occasions pour se prononcer sur les lois forçant le retour au travail d’une part, et sur le secteur de l’enseignement d’autre part. De plus, s’agissant de l’implication de la province de l’Ontario, le CLS nota « avec une préoccupation profonde » que cette plainte s’inscrivait dans un contexte de réforme législative ayant fait l’objet de nombreuses plaintes soulevant des violations des principes de la liberté syndicale et pour lesquelles le CLS avait systématiquement souligné les incompatibilités avec la liberté syndicale[155].

De façon plus précise, la loi mettait fin à une grève légale débutée trois semaines auparavant dans huit conseils scolaires. La loi prévoyait également la nomination d’un arbitre pour trancher les questions encore en litige, soit par l’accord conjoint des parties, soit par le ministre, à la demande d’une des parties. Aucune consultation n’avait été effectuée avant l’adoption de la loi[156].

Après avoir noté que quelques mois plus tôt, le CLS s’était penché sur un cas impliquant ce type de loi dans le secteur postal fédéral[157], il rappela son commentaire au sujet de la nature essentielle du droit de grève : « [L]e droit de grève est un des moyens légitimes et essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour défendre leurs intérêts économiques et sociaux »[158]. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que dans des cas exceptionnels et limités. Le CLS rappela de plus que l’enseignement et l’éducation ne sont pas des services essentiels et n’entrent dans aucune des catégories d’exception. Ainsi, les travailleurs de ce secteur devraient jouir du droit de grève, et ce, même s’il peut en résulter des conséquences indésirables[159]. Par conséquent, le CLS pria le gouvernement de « prendre des mesures raisonnables de nature à garantir que les enseignants de l’Ontario soient autorisés à exercer leur droit de grève et de s’efforcer d’éviter à l’avenir le recours à l’adoption de législations sur le retour au travail »[160].

Au sujet de la procédure d’arbitrage établie par la loi, le CLS retint que chaque partie pouvait unilatéralement la déclencher. Aussi, elle ne pouvait être qualifiée de volontaire. Or, sauf dans les cas de services essentiels, le recours à l’arbitrage obligatoire en cas d’impasse dans les négociations ne respectait pas le principe de négociation volontaire. Le CLS pria donc le gouvernement de s’assurer, pour le futur, que la procédure en question soit réellement volontaire[161]. En ce qui concerne la consultation avec les syndicats visés, bien que le CLS reconnut que le gouvernement avait conduit une consultation générale auprès des organisations de travailleurs, aucune consultation spécifique liée à l’adoption de la loi forçant le retour au travail n’avait eu lieu. Or le CLS rappela qu’il était important de tenir de telles consultations. Il pria le gouvernement de s’assurer, à l’avenir, d’en tenir de bonne foi avant l’adoption d’une telle loi[162]. Plutôt que de suivre les recommandations du CLS, le gouvernement de l’Ontario adopta à nouveau une loi forçant le retour au travail, afin d’interrompre une grève dans le secteur de l’enseignement. Il le fit à peine plus d’un an après l’émission du rapport du CLS concernant le Cas n° 2025. Cette nouvelle législation fit également l’objet d’une plainte, déposée le 3 juillet 2001, qui donna lieu au Cas n° 2145[163].

Les allégations soulevaient des violations identiques : une loi imposant le retour au travail alors qu’une grève légale se déroulait ; l’imposition d’un processus d’arbitrage obligatoire afin de trancher les questions en litige ; aucune consultation des organisations de travailleurs avant l’adoption de la loi en question[164]. Tout en notant, « avec une inquiétude croissante », la ressemblance frappante avec le Cas n° 2025 et « [t]out en soulignant la gravité de ces violations, le [CLS] juge inutile de réitérer l’ensemble de ses commentaires et recommandations, dont la plupart sont également applicables ici, mutatis mutandis »[165]. En outre, le CLS rappela que ces plaintes s’inscrivaient dans un contexte de réforme législative faisant l’objet de nombreuses plaintes au CLS pour lesquelles chacune des incompatibilités avec les principes de la liberté syndicale avaient été soulignées[166]. Dans ce contexte :

Le comité insiste sur la gravité de la situation et souligne que le recours répété à des restrictions législatives de la liberté syndicale et de la négociation collective ne peut, à terme, qu’avoir un effet préjudiciable et déstabilisant sur les relations du travail, car il prive les travailleurs d’un droit fondamental et d’un instrument de défense et de promotion de leurs intérêts socio-économiques[167].

Aussi, le CLS suggéra « encore une fois » le recours à l’assistance technique de l’organisation[168].

Ces illustrations permettent de voir le resserrement dans les conclusions du CLS ainsi que leur suivi face aux violations et aux mesures réparatrices exigées au Canada. À mesure que le temps passait, le ton montait et la pression faite sur le Canada pour provoquer un changement dans l’attitude et l’adoption des modifications législatives recommandées était de plus en plus grande. En outre, ces illustrations permettent de voir que la pression exercée par le CLS prit la forme d’une recommandation maintes fois répétée de recourir à l’assistance technique de l’organisation.

En 1985, à la suite de la constatation d’un problème général quant à l’application de certains des principes de la liberté syndicale, une première mission consultative fut proposée par l’OIT au Canada, qui l’accepta. Cette mission faisait suite à quatre plaintes (Cas n° 1172 (Ontario), Cas n° 1234 (Alberta), Cas n° 1247 (Alberta), Cas n° 1260 (Terre-Neuve)) et fut proposée afin de permettre la meilleure compréhension possible du contexte, dans lequel les dispositions législatives soulevant le débat avaient été adoptées. L’idée était de faire la lumière sur les elements tant legislative que factual, dont certains aspects plus officieux composant ce contexte. Les lois en cause visaient toutes des restrictions au droit à la négociation collective dans la fonction publique, qui avaient été adoptées par le gouvernement comme voix de solution à la lutte contre l’inflation de l’époque.

Par la suite, alors qu’à nouveau le CLS nota que le même type de violations revenait régulièrement, l’idée d’une seconde mission consultative fut lancée. Dès 1995, le CLS recommanda au Canada une mission en vue de l’aider à trouver des solutions aux problèmes récurrents qui soient respectueuses des principes de la liberté syndicale. Cette proposition fut faite en de nombreuses occasions jusqu’à la fin de cette décennie[169]. L’offre d’assistance technique, proposée souvent sous forme de mission consultative, ne visait pas uniquement la solution de cas individualisés, comme en 1985, mais s’inscrivait plutôt dans une approche plus globale et préventive. Cette fois, par contre, le Canada l’ignora et n’y donna aucune suite.

2. La CEACR

En complément aux examens effectués par le CLS, la CEACR, pour les aspects législatifs sur lesquels son attention fut attirée par le CLS, adopta une attitude semblable à celle du CLS face à ces plaintes de plus en plus nombreuses. Tout en reprenant un examen systématique des différentes incompatibilités entre les lois canadiennes en cause et les principes de la liberté syndicale, la CEACR tenta au fil de ses rapports d’obtenir la collaboration du Canada afin qu’il procède aux modifications législatives prescrites ainsi que d’obtenir l’information requise pour ses examens. Si l’information fut en général fournie, les modifications législatives recommandées furent pour leur part, dans la majorité des cas, ignorées.

Bien que la CEACR apparaisse comme un moyen de contrôle complémentaire, on doit souligner que le ton employé par celle-ci ne monte pas de la même façon que celui du CLS. Cependant, la pression vient de la répétition, inlassable et systématique, de la liste des modifications et informations demandées, rapport après rapport[170]. Une impression de surveillance constante et d’impossibilité de fuite se dégage de ses nombreuses interventions répétées.

Devant le manque apparent de volonté d’apporter les changements nécessaires, alors que le non-respect généralisé de certains des principes de la liberté syndicale devenait flagrant, le cas du Canada fut inscrit pour discussion à la Commission d’application des normes de la Conférence internationale du travail de 1999[171]. Les cas discutés par la Commission d’application des normes viennent des observations formulées par la CEACR. Celle-ci procèda à l’examen juridique et technique des documents et des informations reçus par les gouvernements en conformité avec la procédure régulière de contrôle de l’application des conventions ratifiées. Une fois le rapport de la CEACR terminé, le bureau de la Commission d’application des normes[172] choisi, parmi la centaine d’observations de la CEACR, entre vingt et quarante cas qui seront discutés par la Commission d’application des normes[173].

À titre d’exemple de critères guidant la sélection des cas individuels, citons ceux retenus par le groupe des travailleurs :

[L]a nature des observations de la commission d’experts ; la présence d’une note de bas de page dans le rapport de la commission d’experts priant le gouvernement de fournir des informations complètes à la Conférence ; la qualité et la portée des réponses fournies par le gouvernement et reproduites dans le rapport ou, au contraire, l’absence de réponse de la part du gouvernement ; les discussions et conclusions de la présente commission au cours de ses sessions précédentes ; les commentaires reçus des organisations internationales de travailleurs comme la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et la Confédération mondiale du travail (CMT), ou de la part des organisations d’employeurs et de travailleurs au niveau national ; les rapports des autres organes de contrôle de l’OIT et d’autres organisations internationales ; les derniers développements sur le terrain. Enfin, le dernier critère est constitué par les déclarations des membres travailleurs à l’occasion de l’adoption de la liste l’année précédente. Il s’agit des pays et des cas au sujet desquels les membres travailleurs ont demandé à la commission d’experts d’inclure des commentaires dans son rapport de telle sorte que la Conférence et la présente commission soient en mesure de les examiner, si des progrès réels n’étaient pas intervenus entre-temps[174].

La Commission d’application des normes est tripartite et la discussion se fait en plénière[175]. C’est aux côtés des cas du Bangladesh, du Cameroun, de l’Éthiopie, du Guatemala, du Myanmar, du Swaziland et du Venezuela[176] que le cas du Canada fut discuté en 1999. Le gouvernement concerné est ainsi prié d’exposer en séance publique la situation de l’application de la convention dans son État[177]. L’objectif de ces discussions n’est pas la condamnation de l’État dont le cas est étudié. Il s’agit plutôt d’une occasion additionnelle, au sein de l’organisation, de favoriser la communication entre les divers groupes la composant ainsi que l’échange d’informations quant à la façon dont un État particulier accomplit ses obligations résultant d’une convention. En ce sens, la conclusion de la discussion par la Commission, qui exprima « l’espoir que le gouvernement fournisse un rapport détaillé à la commission d’experts sur les mesures concrètes prises en vue de mettre la législation et la pratique en pleine conformité avec la convention »[178] n’a rien de surprenant. Et ce, malgré la présentation du Canada qui, tout en soulignant qu’il reconnaissait l’importance de respecter « les principes de l’OIT sur le droit d’organisation et la négociation collective, et de protéger les droits des travailleurs »[179], justifia sa position par le rôle des gouvernements élus devant prendre des décisions et exercer leurs responsabilités pour le bien-être de l’ensemble de la population. Il souligna ainsi que dans les « sociétés démocratiques, les gouvernements ont le mandat et le devoir de réconcilier des intérêts légitimes mais divergents, ainsi que des demandes contradictoires, afin d’assurer le bien-être maximum de la société »[180].

Cependant, il est manifeste que le simple fait d’être sélectionné pour les fins de cette discussion a pour effet de mettre de la pression sur l’État en question de par la mauvaise attention qui en résulte. À ce titre, les commentaires du représentant travailleur de la Grèce sont éloquents :

Le Canada devrait faire tout ce qui est possible pour mettre sa législation en conformité avec la convention afin à tout le moins d’éviter la situation embarrassante avec laquelle il se trouve aujourd’hui et la mauvaise publicité qu’il en tire[181].

Par conséquent, tout en permettant un échange entre les membres, en particulier en fournissant un forum privilégié au membre représentant les travailleurs du Canada aux fins de s’adresser directement au représentant du gouvernement du Canada avec témoins et en l’appuyant quant à la nécessité de procéder à des modifications législatives, cette discussion constituait en même temps un moyen de pression supplémentaire.

À la lumière tant des conclusions du CLS au gré des plaintes visant le Canada et de la constatation par les différents organes de contrôle de l’OIT de la violation par le Canada de ses obligations internationales en matière de liberté syndicale, force est de conclure de la façon suivante : la protection accordée par la Charte à la liberté d’association, telle qu’interprétée par la Cour à cette époque, ne correspondait pas à la liberté syndicale de l’OIT. En outre, soulignons les commentaires du CLS quant à la non-nécessité de conférer une protection constitutionnelle aux principes de liberté syndicale qu’il énonce. Dans le Cas n° 1951, les plaignants alléguaient l’absence de protection constitutionnelle des droits de grève et de négociation collective en raison de l’interprétation de la Charte par la Cour[182]. Ils alléguaient aussi la violation, par le Canada, des normes et principes de la liberté syndicale énoncés par l’OIT en raison de son omission d’amender la Constitution. En réponse à ces allégations, le gouvernement approuva l’interprétation de la liberté d’association adoptée par les tribunaux canadiens. Il souligna que rien dans les conventions de l’OIT n’indiquait que ces droits doivent être énoncés dans la Charte. De plus, il remit en cause la question de l’inclusion même du droit de grève dans ces principes :

Le gouvernement observe ensuite qu’il convient de remarquer qu’aucune convention de l’OIT ne comporte de référence expresse à un « droit de grève ». Donc, les plaignants ont demandé au Canada une protection qui n’est pas conforme à ses obligations internationales[183].

Face à ce débat, le CLS trancha en déclarant que « la protection constitutionnelle de ces droits n’est pas obligatoire »[184]. Cependant, il souligna du même souffle qu’il considérait que tant le droit à la négociation collective que le droit de grève « font partie intégrante des principes de la liberté syndicale »[185].

Cette conclusion est étonnante. D’une part, le CLS tient en principe compte des particularités du fédéralisme, en distinguant dans ses examens les juridictions, fédérales ou provinciales, visées par les plaintes. Bien qu’il énonce que c’est le Canada qui est responsable internationalement de veiller au respect des obligations contractées, on voit par le traitement des plaintes que l’origine juridictionnelle de la plainte a son importance dans la sévérité des conclusions et recommandations prononcées[186].

Pourtant, en même temps, le CLS ne semble pas soucieux de l’impact que ce système a sur l’incorporation des normes internationales en droit canadien et de l’importance de la Constitution, notamment de la Charte, dans ce contexte. Dans un système fédéral comme celui du Canada, les traités internationaux ne sont pas immédiatement incorporés dans le droit interne par la simple adhésion du Canada. Une loi d’incorporation est nécessaire. Une fois la loi incorporant les dispositions d’un traité adoptée, celle-ci n’aura pas, en cas de conflit de lois, une valeur supérieure à toute autre loi canadienne. Par ailleurs, les tribunaux canadiens hésitaient à donner une valeur autre qu’interprétative au droit international du travail lorsqu’il n’a pas fait l’objet d’une loi d’incorporation. Or, lorsqu’une loi limitant le droit à la négociation collective ou imposant le retour au travail est adoptée, elle est du même niveau hiérarchique que celle établissant le régime des relations de travail et protégeant habituellement ces droits. La loi limitative claire ne nécessite pas une interprétation quant à l’intention du législateur au sujet de la limitation des droits de négociation collective ou de grève. Elle prime. Dans ces cas, à moins de reconnaître la suprématie du droit international du travail dans certains domaines, elle semble de peu d’utilité. C’est pour cette raison que la non-reconnaissance de la liberté syndicale, au sens préconisé par l’OIT, dans la protection accordée par l’article 2(d) de la Charte pose problème. En l’absence de cette protection constitutionnelle, l’expérience a montré que les restrictions à ces droits, allant à l’encontre des principes de l’OIT, sont fréquentes.

De plus, la compétence face à l’adoption de cette loi est fonction du partage des pouvoirs prévu dans la Constitution canadienne[187]. En matière de relations de travail, le gouvernement fédéral n’a de compétence que pour ses propres employés de la fonction publique, les employés d’entreprises fédérales (liées à des activités de nature interprovinciales, internationales ou nationales) ainsi que dans le cas exceptionnel d’une crise nationale aiguë ou d’urgence[188]. Les provinces sont compétentes dans tous les autres cas. Par conséquent, en matière de liberté d’association, plus souvent qu’autrement, le gouvernement fédéral aura tendance à se déresponsabiliser en soulignant que c’est la province qui est compétente en la matière et, qu’en l’absence d’une protection constitutionnelle, cette dernière est souveraine et peut légiférer comme elle l’entend.

Par conséquent, en droit canadien, la position du CLS équivalait dans les faits, durant de nombreuses années, à la non-reconnaissance des droits de grève et de négociation collective dans de nombreuses situations, et ce, durant de nombreuses années. À ce titre, l’auteure Fudge soulignait que la trilogie et l’affaire TNO eurent pour effet de « reinforced the tendency in neo-liberal politics to treat unions as coercive monopolies rather than democratic organizations and to treat worker’s rights as special interests rather than fundamental human rights »[189]. Cette tendance se poursuivit malgré un premier changement, trop subtile pourtant, dans le discours de la Cour en matière de liberté d’association.

III. Un rapprochement insuffisant : les suites de la décision Dunmore (2001 à 2007)

En 2001, l’occasion fut donnée à la Cour de revoir sa définition de la liberté d’association et d’amorcer un rapprochement entre les notions de liberté d’association et de liberté syndicale. Un groupe de travailleurs du secteur agricole en Ontario contestaient l’adoption d’une loi, la Loi de 1995 modifiant des lois en ce qui concerne les relations de travail et de l’emploi[190], qui a eu pour effet d’abroger une loi antérieure, la Loi de 1994 sur les relations de travail dans l’agriculture[191], prévoyant un régime de relations de travail pour les travailleurs agricoles et leur permettant de se syndiquer. La Loi de 1995 avait pour effet de replacer le cas des travailleurs de l’agriculture dans le système légal général des relations de travail en Ontario, qui lui excluait depuis 1943 les travailleurs agricoles. Après avoir essuyé un rejet de leur demande à la Cour d’appel de l’Ontario, les travailleurs portèrent leur cause en appel devant la Cour supreme du Canada. La Cour distingua cette affaire d’une précédente, l’affaire Delisle[192], en soulignant que dans le cas sous étude l’exclusion du régime de protection des relations de travail en cause était une exclusion totale[193].

La Cour analysa d’abord la portée de l’article 2(d). À cette fin, la Cour repris la conception retenue par le juge McIntyre dans la trilogie et y ajouta un quatrième principe, énoncé par le juge Sopinka dans l’affaire TNO :

[P]remièrement, l’al 2 d) protège la liberté de constituer une association, de la maintenir et d’y appartenir ; deuxièmement, l’al. 2 d) ne protège pas une activité pour le seul motif que cette activité est un objet fondamental ou essentiel d’une association ; troisièmement, l’al. 2 d) protège l’exercice collectif des droits et libertés individuels consacrés par la Constitution ; et quatrièmement, l’al. 2 d) protège l’exercice collectif des droits légitimes des individus[194].

La Cour en déduisit que la question soulevée par le litige devait être formulée ainsi : « [L]’État a-t-il empêché l’activité en raison de sa nature associative, décourageant ainsi la poursuite collective d’objectifs communs? »[195].

La Cour innova en ajoutant un nouvel élément à cette analyse élaborée dans les décisions antérieures. Le critère en quatre volets élaboré antérieurement apparu insuffisant, car il ne permettait pas d’y inclure les activités qui sont de nature collective et qui ne peuvent donc pas exister au niveau individuel[196]. Ce faisant, la Cour conféra pour la première fois un caractère collectif à la liberté d’association[197]. De plus, la Cour ajouta que cette dimension collective était compatible avec l’évolution du droit international des droits de la personne, telle qu’illustrée par la jurisprudence des organes de contrôle de l’OIT qui ont maintes fois interprété le droit syndical comme un droit collectif[198].

Tout en innovant grandement, par la reconnaissance de la dimension collective de la liberté d’association et par l’importance apportée à la jurisprudence de l’OIT en cette matière, la Cour n’alla pas jusqu’à remettre en question le refus d’inclure dans la protection constitutionnelle les droits de négociation collective et de grève. Elle ne renversa donc pas sa jurisprudence antérieure, mais tenta plutôt d’ajouter un nouvel aspect à l’analyse. Ainsi, la démarche établie dans les décisions antérieures, en vue de faire reconnaître une violation à la liberté d’association, permettait à un « demandeur de démontrer que l’activité collective est autorisée pour des individus afin d’établir que sa réglementation vise en fait l’association comme telle »[199]. Cependant, la Cour alla plus loin puisque selon l’interprétation qu’elle proposa, dans le cas où le demandeur ne pouvait faire cette première preuve, il pourrait toujours en apporter une autre. Il lui faudrait alors « établir, directement ou par inférence, que le législateur a ciblé une activité associative en raison de son caractère concerté ou associatif »[200].

Ensuite, la Cour se posa la question de la responsabilité de l’État à la lumière de cette liberté d’association nouvellement définie. Elle accepta l’idée qu’il puisse y avoir des cas où l’exclusion d’un régime légal équivaut à une entrave manifeste à l’exercice réel d’une liberté garantie, mettant en cause la responsabilité de l’État[201]. Afin de déterminer si une telle exclusion est problématique au regard de la Charte, elle élabora un test en trois temps. Tout d’abord, les arguments sur la non-inclusion doivent reposer sur des libertés fondamentales garanties par la Charte et non sur l’accès à un régime légal précis[202]. Ensuite, l’État peut se voir imposer une obligation positive de protéger l’exercice d’une liberté fondamentale[203]. Au sujet de la possibilité d’imposer une obligation positive à l’État, la Cour se tourna à nouveau vers la jurisprudence de l’OIT, concluant que cette idée est compatible avec le droit international[204]. Il est alors nécessaire de démontrer que l’exclusion entraîne « l’impossibilité d’exercer la liberté fondamentale en cause et non pas simplement le droit revendiqué de bénéficier de l’application d’une loi »[205]. L’exclusion du régime légal doit avoir pour conséquence une entrave « substantielle » à l’exercice de l’activité protégée par l’article 2(d). Enfin, on doit se demander si « l’État peut vraiment être tenu responsable de toute incapacité d’exercer une liberté fondamentale »[206].

Sans protection légale de la Loi de 1994, les travailleurs agricoles étaient essentiellement dans l’incapacité d’exercer leur liberté d’association[207]. La Cour retint que l’exclusion des travailleurs agricoles accroissait considérablement la difficulté inhérente à l’exercice de leur liberté d’association. Par conséquent, ce sont les actions de l’État, en abrogeant la loi et en prévoyant une exclusion de ces travailleurs dans une autre loi, qui contribuèrent considérablement à entraver l’exercice de leur liberté syndicale[208]. En outre, la Cour considéra que l’atteinte à la liberté d’association des travailleurs résultant des actions de l’État n’était pas minimale. En effet, si elle accepta les objectifs soulevés par le gouvernement, soit la protection du caractère familial des exploitations familiales dans le domaine de l’agriculture, et les moyens retenus pour mettre en oeuvre les objectifs présentés, la Cour conclut que l’exclusion totale des travailleurs était trop générale[209]. Si un problème pouvait être montré en ce qui concerne les fermes familiales, c’est-à-dire la difficulté d’inscrire ces enterprises dans le cadre général des relations de travail compte tenu de la nature particulière de ce type d’entreprise et des liens étroits entre les « employeurs-entrepreneurs » et « travailleurs », ce problème ne pourrait avoir pour consequence l’exclusion de tous les travailleurs agricoles, même ceux travaillant dans des entreprises autres que ces fermes familiales. En outre, cette difficulté ne pouvait justifier le refus aux travailleurs agricoles de tous les aspects du droit d’association, seulement certains pouvant poser problème dans ce cadre d’exploitation particulière[210]. La Cour conclut donc à l’invalidation de la Loi de 1995 et à la nécessité de prévoir un régime de protection pour les travailleurs agricoles[211].

Dans le cadre de la décision Dunmore, en reconnaissant une dimension collective à la liberté d’association et en acceptant la possibilité d’imposer à l’État une obligation positive de protéger l’exercice d’un droit fondamental, la Cour quitta la théorie liée à la première génération de droits de la personne pour se rapprocher de la seconde. En effet, les droits économiques, sociaux et culturels sont pour la majorité liés à des droits collectifs commandant une intervention positive de l’État en vue de leur protection[212]. Enfin, la Cour accepta pour la première fois l’idée que non seulement la liberté de se joindre à un syndicat, mais également la liberté de participer à certaines de ses activités sont fondamentales[213]. Ce faisant, la Cour prit appui sur la jurisprudence de l’OIT de façon significative[214]. Toutefois, bien qu’elle mentionna l’existence du Cas n° 1900, cas dont les faits soulevés étaient en partie les mêmes que ceux à l’origine de l’affaire Dunmore, elle ne retint pas spécifiquement les conclusions du CLS[215] au sujet de cette plainte.

Les plaignants dans le Cas n° 1900 contestaient également la validité de la Loi de 1995. La contestation visait non seulement les travailleurs agricoles, mais aussi les employés domestiques et certains membres de professions libérales (architectes, dentistes, arpenteurs-géomètres, avocats et médecins). Le CLS conclut que la Loi de 1995 avait pour effet l’exclusion du régime de protection légale des relations de travail de certaines catégories de travailleurs (ceux énumérés) contrairement au principe de non-discrimination en matière syndicale[216]. Ce faisant, les travailleurs ainsi exclus ne bénéficiaient d’aucune protection relative au droit de grève[217]. De plus, il en résulta l’absence de toute obligation légale de négociation de la part des employeurs[218]. Enfin, la Loi de 1995 annulait des conventions collectives en vigueur, violant ainsi le principe de la libre négociation collective volontaire[219] ainsi que des accréditations syndicales. Le CLS résuma ainsi ses conclusions :

Le comité estime donc que l’absence d’un mécanisme légal de promotion de la négociation collective et l’absence de mesures précises de protection contre la discrimination antisyndicale et l’ingérence de l’employeur dans les activités syndicales constituent un obstacle à l’un des principaux objectifs visés en garantissant la liberté syndicale, à savoir la constitution d’organisations indépendantes capables de conclure des conventions collectives[220].

À la lecture de la décision de la Cour, il semble que sans avoir été explicitement citées, les conclusions du CLS l’ont influencée. De toute manière, tel que mentionné dans les paragraphes précédents, la Cour s’est clairement référée au droit international de la personne et aux principes de liberté syndicale développés par l’OIT. Cette décision marqua une nouvelle tendance de la cour de tenir compte, aux fins de son interprétation, des décisions de l’OIT.

À la suite de l’affaire Dunmore, on ne pouvait toujours pas conclure que la liberté d’association à la canadienne et la liberté syndicale de l’OIT étaient des synonymes. Toutefois, le nouveau discours de la Cour permit à de nombreux auteurs, ainsi qu’aux organes de contrôle de l’OIT, d’espérer des changements à venir dans l’attitude du gouvernement canadien[221]. De plus, dans la mesure où la Cour cita la jurisprudence de l’OIT aux fins d’interprétation de la Charte, il lui devenait difficile de continuer à séparer la liberté d’association de la négociation collective[222], voire même du droit de grève[223]. En effet, comment la Cour pourrait-elle expliquer un éventuel choix à la pièce entre les obligations internationales auxquelles le Canada est lié en matière de liberté d’association auprès de l’OIT, en acceptant certaines de celles-ci et en rejetant d’autres[224]. Cette décision de la Cour dans Dunmore s’inscrivait dans une logique de rapprochement entre le droit du travail et les droits de la personne[225]. Dans ce contexte, la constitutionnalisation des droits de négociation collective et de grève devenait possible.

Par contre, non seulement la Cour confirmat-elle ses décisions antérieures quant à l’exclusion du droit de grève et du droit à la négociation collective, ce qui en soi est un facteur important d’entrave au changement, mais en plus elle limita clairement l’application de ses « innovations » en faisant ressortir le caractère exceptionnel des faits en cause. Afin de ne pas contredire les décisions antérieures de la cour, la Cour prit soin de distinguer le fait de « faire des revendications à l’employeur », activité qu’elle protège dans le cas des travailleurs agricoles, de la négociation collective, qui avait été officiellement exclue du champ de protection de l’article 2(d)[226]. En outre, l’obligation positive de l’État de protéger certaines catégories de travailleurs en apportant des mesures correctrices à une certaine situation dépendait de la qualification des travailleurs en question. Pour en bénéficier, ils devraient être vulnérables et se trouver face à un contexte où la majorité des autres travailleurs de la juridiction en cause bénéficiait d’une protection par la législation du travail encadrant à l’accès à la négociation collective[227]. La qualification même de travailleurs « vulnérables » aurait pu être prétexte à distinguer une nouvelle affaire de l’affaire Dunmore, limitant davantage sa portée[228].

Par conséquent, la décision Dunmore ne fut pas suffisante pour occasionner un changement d’attitude de la part du gouvernement. La réponse du gouvernement de l’Ontario fut éloquente. À titre de mesure de correction, l’AEPA fut adoptée. Cette loi correspondait à l’interprétation la plus restreinte des principes minimaux énoncés par la Cour à titre de guide dans les motifs du juge Bastarache, rendus au nom de la majorité[229]. Établissant une reconnaissance minimale des droits des travailleurs de l’agriculture, l’AEPA comportait de nombreuses exceptions. Aussi, cette loi fit l’objet d’une nouvelle contestation constitutionnelle aussitôt adoptée, contestation qui échoua en première instance[230]. L’absence de changement dans l’attitude du gouvernement de l’Ontario dans ce cas d’espèce et, de façon plus générale, du gouvernement fédéral dans ses représentations auprès de l’OIT, le Canada continuant d’ignorer ses obligations internationales dans de nombreux cas[231], fut l’occasion d’une augmentation encore plus prononcée des reproches des organes de contrôle de l’OIT face au Canada.

En effet, à la suite de l’affaire Dunmore, les organes de contrôle de l’OIT mirent peu de temps à souligner cette décision de la Cour. La CEACR fit état de cette décision dès son rapport suivant concernant le Canada, soit en 2002[232]. Le CLS fit de même dès sa rencontre suivante, en mars 2002[233]. Dans le cadre d’une autre plainte mettant en cause la violation des principes de la liberté syndicale concernant l’interdiction du droit d’organisation à certaines catégories de travailleurs, le CLS cita même la décision Dunmore en réponse aux commentaires du gouvernement canadien quant à son attente d’une décision judiciaire sur les faits en cause dans la plainte contre lui. Il le fit en exprimant l’espoir « que le tribunal provincial compétent tiendra compte des principes de la liberté syndicale dans sa décision sur ces questions comme l’a fait la Cour Suprême du Canada dans l’affaire Dunmore »[234].

Malheureusement, ces mêmes organes de contrôle firent rapidement le constat qu’à la suite de la décision de la Cour, l’attitude du Canada en son forum ne changea pas[235]. Au contraire, le dialogue avec le gouvernement au sujet de certaines des provinces en était à un point mort, alors que celles-ci manifestaient tacitement ou carrément explicitement leur intention de ne pas apporter les mesures correctrices recommandées par le CLS ou la CEACR à la suite de l’analyse des plaintes contre le Canada.

Par exemple, quant aux faits même en cause dans le Cas n° 1900, ceux ayant également donné lieu à l’affaire Dunmore, le CLS apprit du gouvernement qu’il n’avait aucune intention d’étendre les conclusions de la Cour aux autres catégories de travailleurs visés dans le Cas n° 1900, puisque la décision de celle-ci ne visait que les travailleurs agricoles. De plus, les mesures correctrices envisagées par le gouvernement étaient strictement limitées aux conclusions de la Cour et n’englobaient aucunement les recommandations du CLS :

Le gouvernement affirme que la décision de la Cour suprême du dans l’affaire Dunmore entraîne l’extension de quelques protections législatives aux travailleurs agricoles garantissant leur droit de former des associations, mais n’exige pas de les inclure dans un régime complet de négociation collective. Le gouvernement ajoute que cette décision concerne uniquement les travailleurs agricoles et qu’il n’envisage aucun amendement législatif pour les autres catégories de travailleurs concernés par ce cas ; il répète qu’il existe des raisons légitimes d’exclure certains travailleurs du régime général légal de négociation collective puisque la législation promulguée à l’origine pour les établissements industriels n’est pas toujours adaptée aux lieux de travail non industriels[236].

En plusieurs autres occasions, l’Ontario montra son détachement face à l’OIT. Le suivi imposé par le CLS dans le Cas n° 1951, concernant le retrait des droits d’organisation des directeurs et directeurs-adjoints dans les écoles, l’illustre bien[237]. Dans cette affaire, alors que le CLS avait clairement émis des recommandations quant à la nécessité de procéder à des modifications législatives, et ce, dès novembre 1998, aucune réponse satisfaisante du gouvernement ne fut donnée. Après de nombreux rappels par le CLS au gouvernement, le gouvernement de l’Ontario répondit enfin en octobre 2002 « qu’il maintient sa position, que les tribunaux canadiens ont toujours confirmée, et qu’aucun amendement législatif n’est prévu ou envisagé à cet égard »[238].

Non seulement le gouvernement refusa d’adopter les mesures correctrices recommandées par le CLS dans certains cas, mais il continua d’adopter des lois forçant le retour au travail alors que cet outil avait été clairement dénoncé par le CLS dans les cas ne faisant pas l’objet des exceptions définies par lui. C’est ainsi qu’à nouveau, une loi forçant le retour au travail dans le secteur de l’enseignement fut adoptée et donna lieu au Cas n° 2305. Dans cette situation, le CLS ne s’exprima pas en des termes équivoques :

Le comité déplore profondément que le gouvernement ait décidé, pour la troisième fois en quelques années (sept. 1998, nov. 2000 et juin 2003), d’adopter une telle loi de circonstance, qui crée une situation où les établissements d’enseignement et les travailleurs de l’éducation ont en théorie un droit légal, qui leur est cependant dénié dans la pratique dès qu’ils veulent l’exercer.

[...] Le comité note une fois de plus que les atteintes à la liberté syndicale dans le cas présent sont une quasi-répétition de celles qu’il a examinées ces dernières années. Par ailleurs, ces atteintes ont donné lieu à une longue série de réformes législatives en Ontario, dans chacune desquelles le comité a constaté des incompatibilités avec les principes de la liberté syndicale (cas no 1900, 308e rapport ; cas no 1943, 310e rapport ; cas no 1951, 311e et 316e rapports ; cas no 1975, 316e rapport ; cas no 2025, 320e rapport). Le comité souligne une fois encore la gravité de la situation et insiste sur le fait que le recours répété à des restrictions législatives de la liberté syndicale et de la négociation collective ne peuvent, à long terme, qu’avoir des effets préjudiciables et déstabilisants sur les relations professionnelles, puisque les travailleurs se trouvent ainsi privés d’un droit fondamental et d’un moyen essentiel de défendre et de promouvoir leurs intérêts économiques et sociaux[239].

Face à une quasi rupture de dialogue entre le gouvernement et l’OIT, le CLS, une fois de plus, proposa le recours à l’assistance technique du BIT[240]. Dans le cas de l’Ontario, ce ne fut qu’avec un changement de gouvernement, à la suite d’élections provinciales, qu’une reprise d’un véritable dialogue eut lieu, tant entre les partenaires sociaux au sein de la province, qu’entre le gouvernement et les organismes de contrôle de l’OIT. Cependant, ce changement n’équivalut pas à une mise en oeuvre totale et systématique des recommandations du CLS.

D’autres provinces présentèrent des refus ou des omissions similaires de mettre en oeuvre les recommandations du CLS. Il en fut ainsi de la Colombie-Britannique. En réponse aux conclusions du CLS à la suite d’une plainte d’imposition de conditions de travail par voie législative et de restriction au droit de grève, même de législation de retour au travail pour certains employés, dans les secteurs de la santé et de l’éducation, plainte ayant donné lieu aux Cas n° 2166, 2173, 2180 et 2196[241], le gouvernement faisait savoir qu’il ne prévoyait pas modifier ni abroger les législations en cause, contrairement aux recommandations du CLS. Cette prise de position du gouvernement, réconforté par la décision de la Cour supreme de la Colombie-Britannique ayant confirmé la validité constitutionnelle des lois en cause, était intervenue après de nombreux rappels de la part du CLS déclarant attendre les développements dans le dossier quant à la mise en oeuvre de ses recommandations. La réaction du CLS trahit son impatience face au non-respect du Canada de ses obligations :

Le comité regrette profondément que le gouvernement n’ait pas, à ce jour, communiqué d’autres informations sur les mesures prises pour donner suite aux recommandations du comité. [...] Le comité rappelle que lorsqu’un État décide d’adhérer à l’Organisation internationale du Travail, il s’engage à respecter les principes fondamentaux définis dans la Constitution et dans la Déclaration de Philadelphie, y compris les principes de la liberté syndicale. [...] Le comité doit rappeler au gouvernement fédéral du Canada que les principes de la liberté syndicale devraient être intégralement appliqués sur l’ensemble de son territoire[242].

L’absence de réponse aux rappels du CLS quant à sa demande d’obtenir de l’information sur les développements d’un dossier et sur les moyens utilisés pour mettre en oeuvre ses recommandations était également fréquente. Par exemple, le Québec, dans le Cas n° 2257, était resté silencieux à ce chapitre, après avoir mentionné la formation d’un comité d’étude de la question, et ce, malgré plusieurs rappels en ce sens par le CLS. Ce dernier, s’impatientant du manque de mesures correctrices concrètes, fit clairement savoir au gouvernement que la mise sur pied d’un comité d’étude n’était pas suffisante :

34. Le comité prend note de ces informations. Soulignant que les problèmes sous-jacents à cette plainte remontent au début des années quatre-vingt (voir l’annexe de la décision, 335e rapport, novembre 2004), le comité veut croire que les travaux du comité interministériel auront maintenant progressé de façon substantielle. Le comité compte fermement que les propositions de suivi du comité interministériel tiendront pleinement compte de ses recommandations antérieures et du respect des principes de la liberté syndicale en la matière[243].

Or malgré plusieurs rappels subséquents du CLS et des années écoulées, aucune nouvelle communication à ce sujet n’a été envoyée au CLS par le gouvernement avant 2009.

Dans ce contexte, le Canada fut à nouveau pointé du doigt au sein de l’OIT en étant placé sur la liste des discussions de cas individuels de la Commission d’application des normes pour une seconde fois en cinq ans. De cette discussion, retenons que la Commission d’application des normes souligna l’existence de nombreux problèmes toujours pendants nécessitant la modification de plusieurs lois pour garantir la mise en oeuvre des recommandations de la CEACR. À ce titre, la Commission d’application des normes exprima « le ferme espoir que dans un proche avenir le gouvernement prenne toutes les mesures nécessaires pour garantir pleinement à tous les travailleurs les droits consacrés par la convention »[244]. En complément à ce souhait, la Commission d’application des normes rappela au gouvernement « la possibilité d’avoir recours à l’assistance technique de l’OIT afin de favoriser la mise en oeuvre de la convention »[245]. Ainsi, l’offre d’une assistance technique apparue à nouveau. Si elle fut faite de manière moins systématique que quelques années auparavant[246], elle fut faite à l’occasion d’une discussion en plénière, bénéficiant d’une grande publicité, face à de nombreux observateurs, dont plusieurs ONG en plus des membres de l’organisation. La CEACR, en écho à cette discussion en plénière, ne fit aucun commentaire ni observation autre que de rappeler, elle aussi, l’offre d’assistance technique de l’organisation[247], lui donnant ainsi un poids additionnel.

L’année suivante, devant l’absence de réponse à cette offre d’assistance ainsi que de tout progrès quant à la mise en oeuvre de mesures correctrices des violations de la liberté syndicale constatées par le CLS et la CEACR, dans les cas lui ayant été renvoyés, la CEACR adopta un ton plus sévère. Cette fois, la CEACR procéda à l’analyse détaillée de chacune des violations répertoriées au cours des dernières années. Elle accompagna son analyse d’un regret devant l’absence de modifications et l’apparente volonté, de ne pas apporter les correctifs, exprimée par plusieurs des provinces en cause. La CEACR mit l’emphase sur ses demandes, qui furent détaillées et indiquées de la façon la plus systématique et claire possible, correspondant à chacune des violations notées précédemment à l’aide de la mise en forme même de ses commentaires. Elle utilisa pour la première fois des caractères gras pour chacune de ses conclusions et demandes[248]. Les années suivantes, la CEACR, et par voie de conséquence la Commission d’application des normes, restèrent silencieuses au sujet du Canada[249].

Ainsi, malgré l’affaire Dunmore, de nombreuses plaintes continuèrent d’être déposées contre le Canada auprès du CLS. De 2002 à juin 2007, dix-huit nouvelles plaintes ont été déposées, pour une moyenne de trois par année. Ceci équivaut au rythme de dépôt des plaintes observé avant que la Cour ne rende sa décision dans l’affaire Dunmore. De plus, les plaintes concernaient les mêmes types de violation qu’avant, dont l’origine était toujours législative. Notons simplement que les plaintes visant l’exclusion de travailleurs des régimes de protection ou le retrait de certains droits de liberté syndicale à certaines catégories de travailleurs furent proportionnellement plus nombreuses qu’avant, alors que c’était plutôt les violations liées aux restrictions à la négociation collective, en particulier l’imposition de conditions de travail par voie législative, qui revenaient à ce moment le plus fréquemment. De façon plus précise, les violations alléguées étaient :

  • une loi mettant fin à un conflit de travail et imposant un retour au travail[250] ;

  • l’interdiction du recours à la grève (loi adoptée non pas pour mettre fin à un conflit de travail, mais plutôt pour prévoir une interdiction d’un éventuel recours à la grève)[251] ;

  • l’imposition d’une prorogation ou d’une suspension d’une convention collective (en tout ou en partie) ou encore l’imposition de certaines dispositions ajoutées à une convention collective, surtout en matière de rémunération (fixation unilatérale de salaires, de restrictions ou d’augmentations salariales)[252] ;

  • la modification unilatérale du niveau de négociation ou de la composition des unités de négociation[253] ;

  • l’exclusion de travailleurs[254] ;

  • quelques rares cas concernaient quelques autres sujets variés[255].

Au lendemain de l’affaire Dunmore, le changement de direction entrepris dans le discours de la Cour s’avéra trop timide pour constituer une indication claire aux gouvernements fédéral et provinciaux d’une nouvelle attitude à adopter. À la lumière des cas déposés ultérieurement au CLS et des commentaires des organes de contrôle de l’OIT dans les années suivant cette décision de la Cour, on peut conclure que jusqu’à la décision BC Health Services, la définition par la Cour de la liberté d’association ne permit pas au Canada de respecter ses obligations internationales en matière de liberté syndicale. La liberté d’association de la Charte et la liberté syndicale de l’OIT n’étaient toujours pas des synonymes. Une nouvelle intervention de la Cour s’avérait nécessaire pour effectuer un véritable rapprochement entre les deux conceptions et favoriser un meilleur respect par le Canada de ses obligations internationales.

IV. Un véritable dialogue s’engage entre l’OIT et le Canada : le changement de ton apporté par la décision BC Health Services

Avant d’être présentés devant la Cour, les faits mis en cause dans l’affaire BC Health Services firent l’objet de plusieurs plaintes devant le CLS. Les conclusions et recommandations du CLS furent rendues avant la décision de juin 2007, dans les Cas n° 2166, 2173, 2180 et 2196. Les propos du CLS quant à ces plaintes s’intégrèrent dans le message global envoyé au Canada : un changement était nécessaire[256].

Ces quatre cas furent traités ensemble par le CLS puisqu’ils visaient tous la province de la Colombie-Britannique et avaient été reçus en l’espace de quelques mois (de la fin décembre 2001 à la mi-mai 2002). Ils concernaient une série de mesures législatives visant les secteurs de l’éducation et de la santé. Au sujet du secteur de la santé, les mesures reprochées au gouvernement canadien impliquaient une intervention législative dans le processus de négociation collective[257]. Plus précisément, quelques années auparavant, la Colombie-Britannique, aux prises avec de grands problèmes dans son système de santé liés aux coûts d’exploitation du système, décida d’adopter une loi pour corriger la situation. La loi visait à réduire ces coûts, en facilitant une gestion efficace des effectifs dans le secteur de la santé sans diminuer le salaire des travailleurs et en permettant aux employeurs de réorganiser l’administration des effectifs et de restructurer la prestation des services. Compte tenu de la structure sectorielle de la négociation collective dans le système de santé de la province de la Colombie-Britannique en ce qui concerne la santé, la réforme législative visait tant les secteurs public que privé.

La loi Health and Social Services Delivery Improvement Act[258] avait pour effet d’invalider d’importantes dispositions de conventions collectives en vigueur et d’interdire toute négociation collective sur certaines questions[259]. Elle visait soit à mettre un terme à une grève légale, soit à imposer des taux salariaux et des conditions de travail, soit à délimiter le champ de la négociation collective, soit à restructurer le processus même de la négociation[260]. De façon plus précise, c’est dans le Cas n° 2180 que la LHSSDI[261] était contestée. Il s’agissait de la même loi qui fit ensuite l’objet de la contestation constitutionnelle dans l’affaire BC Health Services. Les mesures en cause dans ces plaintes avaient toutes été adoptées par le gouvernement sans consultation préalable adéquate auprès des organisations de travailleurs[262], malgré l’importance de ce principe, répétée maintes fois par le CLS[263]. Le CLS, face aux allégations et à la réponse du gouvernement, rappela l’effet préjudiciable de ce genre de mesures soulignant que 

cela peut saper la confiance des salariés dans la valeur de l’appartenance à un syndicat, les membres ou les adhérents potentiels étant ainsi incités à considérer qu’il est inutile d’adhérer à une organisation dont le but principal est de représenter ses membres dans les négociations collectives, si les résultats de ces dernières sont souvent annulés par voie législative[264].

Au sujet de l’imposition d’un retour au travail par voie législative, le CLS mentionna que les employés visés par la loi étaient des employés de services essentiels. Le gouvernement pouvait donc adopter une telle loi. Par contre, il rappela que dans ces cas, le gouvernement devait en même temps fournir des procédures compensatoires « appropriées, impartiales et expéditives, telles que des procédures de conciliation et d’arbitrage, aux diverses étapes desquelles les intéressées devraient pouvoir participer »[265]. Par conséquent, il y avait eu à cet égard aussi violation des principes de la liberté syndicale.

Enfin, le CLS souligna la décision Dunmore de la Cour. Il exprima l’espoir que le tribunal canadien compétent alors saisi du litige, la Cour suprême de la Colombie-Britannique à ce moment, « tiendra compte des principes de la liberté syndicale dans sa décision sur ces questions, comme l’a fait la Cour suprême du Canada »[266]. Or on le sait maintenant, il a fallu attendre que la Cour soit elle-même saisie de l’affaire pour que les principes de la liberté syndicale véhiculés par l’OIT soient retenus dans la décision.

En conclusion, le CLS fit les recommandations suivantes :

  • modifier la législation afin de s’assurer que les travailleurs jouissent de garanties adéquates afin de compenser la limitation de leur droit de grève ;

  • adopter une approche souple et modifier éventuellement les dispositions pertinentes de la loi afin que les parties à la négociation puissent modifier contractuellement les conditions de travail imposées par la législation ;

  • tenir des consultations approfondies et détaillées avec les organisations représentatives des travailleurs, sous les auspices d’un médiateur neutre et indépendant, afin d’examiner les questions de négociation collective.

Le CLS avait également demandé au gouvernement de s’assurer à l’avenir de respecter l’autonomie des partenaires à la négociation en parvenant à des accords négociés et de s’abstenir d’avoir recours à des accords imposés par voie législative ainsi que de tenir des consultations appropriées avec les organisations représentatives des travailleurs lorsque leurs droits à la liberté syndicale et la négociation collective risquent d’être mis en cause[267].

Bien que les conclusions du CLS visaient exactement la même loi et que l’explication du gouvernement pour justifier l’adoption de cette loi était similaire[268], elles ne furent pas mentionnées de façon spécifique dans la décision de la Cour. Par contre, la Cour choisit tout de même d’utiliser la jurisprudence de l’OIT d’une manière inédite. Sans reprendre une analyse détaillée de la décision BC Health Services maintes fois commentées depuis sa diffusion, il est essentiel de souligner les aspects qui suivent du raisonnement de la Cour quant à ses motifs basés sur le droit international du travail[269].

À ce sujet, la Cour conclut que « les accords internationaux auxquels le Canada est partie reconnaissent que le droit des syndiqués de participer à des négociations collectives bénéficie de la protection accordée à la liberté d’association »[270]. Par conséquent, la Cour souligna qu’« [i]l est donc raisonnable d’inférer que l’article 2(b) de la Charte confère au moins le même degré de protection à ce droit »[271]. En concluant de cette façon, la Cour se trouvait non seulement à rejeter sa jurisprudence antérieure, mais également à placer à l’avant-scène la fameuse dissidence du juge Dickson dans la trilogie en l’adoptant. La Cour référa spécifiquement à la déclaration du juge Dickson selon laquelle la Charte devrait garantir un niveau de protection au moins aussi grand que celui garanti par les instruments internationaux ratifiés par le Canada[272]. On se souviendra que dès 1987, le juge Dickson résumait ainsi le droit international devant guider l’interprétation de la Charte :

Le trait le plus saillant des instruments portant sur les droits de la personne [...] est le lien étroit qu’établit chacun d’eux entre la notion de liberté d’association et l’organisation et les activités des syndicats. À titre de partie à ces instruments sur les droits de la personne, le Canada est conscient de l’importance que revêt la liberté d’association pour le syndicalisme et a souscrit à l’obligation internationale exécutoire de protéger dans une certaine mesure les libertés d’association des travailleurs au Canada. Les deux pactes des Nations unies portant sur les droits de la personne comportent une protection expresse de la formation et des activités des syndicats, sous réserve de limites raisonnables. En outre, il existe un consensus manifeste au sein des organes décisionnels de l’OIT suivant lequel la convention no 87 ne se borne pas uniquement à protéger la formation des syndicats mais protège leurs activités fondamentales, soit la négociation collective et le droit de grève[273].

Considérant les conclusions auxquelles était parvenu le juge Dickson quant à l’état du droit international devant guider l’interprétation de la Charte, on comprend qu’il ait conclu à l’époque que la protection constitutionnelle de la liberté d’association garantie par l’article 2(d) de la Charte devait inclure le droit à la négociation collective et le droit de grève.

Dans ses motifs concernant le droit international du travail, la Cour utilisa trois instruments internationaux ratifiés par le Canada : le Pacte sur les droits économiques et sociaux, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention n° 87. Elle a souligné que

[l]’interprétation de ces instruments, au Canada et à l’étranger, permet non seulement de confirmer l’existence d’un droit à la négociation collective en droit international, mais tend également à indiquer qu’il y a lieu de reconnaître ce droit dans le contexte canadien en vertu de l’al. 2d)[274].

Elle nota que tant l’article 8(1) du PIDESC (droit des syndicats de fonctionner librement), l’article 22(1) du PIDCP (liberté d’association avec d’autres, y compris le droit de former et de joindre des syndicats) que la Convention n° 87 ont été interprétés comme protégeant le droit à la négociation collective[275]. La Cour rappela que le juge Dickson avait fondé son raisonnement sur la Convention n° 87 pour retenir le principe voulant que la capacité de

la liberté de constituer et d’organiser des syndicats doit, même dans le secteur public, comprendre la liberté d’exercer les activités essentielles des syndicats, telles la négociation collective et la grève, sous réserve de limites raisonnables[276].

Au sujet de la Convention n° 87, la Cour orienta son attention vers l’interprétation de ces normes retenue par les divers organes de contrôle de l’OIT, en particulier celle du CLS, du CEACR et de la Commission d’enquête, en reconnaissant que la jurisprudence de ces organes fut décrite comme étant la « pierre angulaire du droit international en matière de liberté syndicale et de négociation collective »[277]. Tout en les considérant non contraignantes, la Cour déclarait qu’« elles clarifient la portée de l’article 2(d) de la Charte tel qu’il est censé s’appliquer à la négociation collective »[278]. S’autorisant à utiliser cette jurisprudence dans l’interprétation qu’elle devait fournir de la protection de la liberté d’association garantie par l’article 2(d), la Cour cita ensuite la revue produite par des membres du personnel de l’OIT résumant les principes concernant la négociation collective[279], principes perçus par la Cour comme étant « certains des principes les plus pertinents du droit international [en matière de négociation collective] » [notre traduction][280] .

Il est important de souligner que bien que les motifs de la Cour aient été explicitement orientés vers les instruments ratifiés par le Canada, tel que l’avait fait le juge Dickson par le passé, la Cour a dans les faits tenu compte de la jurisprudence en partie liée à des conventions non ratifiées par le Canada, soit celle relative à la Convention n° 98. Or, la validité des motifs de la Cour ne devrait pas être remise en cause sur cette base. À ce sujet, rappelons notre raisonnement, exposé en première partie de ce texte, concernant les obligations du Canada relatives à la liberté syndicale, même en ce qui concerne les conventions non ratifiées. Il aurait sans doute été bénéfique en vue d’applications futures de l’article 2(d) de la Charte que la Cour se fonde explicitement sur la Convention n° 98, en discutant ouvertement de cette question. Néanmoins, ses conclusions, même en étant fondées en grande partie sur la Convention n° 98, ne devraient pas être contestées en raison de l’omission du Canada de ratifier cette convention[281].

En conclusion, la Cour nota la cristallisation d’un consensus international quant à la signification de la liberté d’association dans la Déclaration 1998. Elle souligna que, la Charte étant un document vivant devant évoluer avec la société et répondre aux situations et besoins actuels des Canadiens, ce sont les engagements de droit international actuels qui sont importants. Par conséquent, bien que la Déclaration fut adoptée en 1998, elle est pertinente. C’est l’état actuel de la pensée internationale au sujet des droits humains qui doit fournir une source persuasive d’interprétation de la Charte[282].

Conclusion : Et le droit de grève ?

Le renversement de jurisprudence entraîné par la décision BC Health Services emporta un changement significatif dans le discours de la Cour en matière de liberté syndicale et marqua une nouvelle étape dans le dialogue entre le Canada et l’OIT. Dès son rapport suivant la décision, la CEACR nota avec intérêt la décision de la Cour, en particulier le fait que celle-ci ait invoqué la jurisprudence du CLS au soutien de ses motifs[283]. Le CLS fit de même alors qu’il assurait le suivi de la plainte ayant donné lieu à un des cas liés à la décision BC Health Services, soit le Cas n° 2173[284]. Bien que dans plusieurs cas la législation canadienne demeure non conforme aux principes de la liberté syndicale, le ton des organes de contrôle est redevenu plus conciliant[285]. À titre d’exemple, dans le Cas n° 2257 mentionné précédemment, la pression baissa d’un cran alors que le CLS conclut plus doucement qu’il ne l’avait fait en 2006 :

Le comité veut croire que les travaux du comité interministériel auront maintenant progressé de façon substantielle. Le comité s’attend à ce que les propositions de suivi du comité interministériel tiennent pleinement compte de ses recommandations antérieures et du respect des principes de la liberté syndicale en la matière et prie instamment le gouvernement de préciser les progrès réalisés et de lui fournir tout rapport élaboré à cet égard[286].

En outre, le CLS s’est même déclaré satisfait de la législation adoptée par le gouvernement en réponse à la plainte des plaignants dans un des autres cas en « suivi » au CLS[287]. De plus, depuis la décision BC Health Services, seulement trois plaintes ont été déposées au CLS[288].

Non seulement la pression exercée sur le Canada par l’OIT est-elle moindre, mais en plus, des motifs de la Cour concernant le droit international du travail, on peut conclure que la jurisprudence du CLS sera désormais utile pour interpréter le droit à la négociation collective nouvellement constitutionnalisé. À titre d’exemple, tel que l’indiquait Fudge, la Cour s’est référée aux principes de l’OIT sur la négociation collective alors qu’elle tentait de déterminer le contenu du devoir de négocier de bonne foi, devoir qualifié de « notoriously vague and indeterminate »[289]. En effet, seule la jurisprudence de l’OIT, parmi le droit international invoqué par la Cour, nous permet de comprendre la question de la négociation collective sous sa dimension « qualitative », entraînant l’idée d’un devoir de négocier de bonne foi[290]. C’est le rôle du CLS et des autres organes de contrôle de l’OIT de clarifier la formulation laconique de la dimension « fonctionnelle » de la liberté syndicale, ce qu’elles ont fait de manière circonstanciée[291]. Les cours ne devraient pas se retenir de suivre l’exemple de la Cour puisque la jurisprudence du CLS constitue « an integral part of international law, and has acquired a high degree of prestige and respect »[292].

Dans le même ordre d’idée, cette décision favorise l’utilisation de la jurisprudence du CLS pour permettre d’interpréter le droit à la négociation collective tout en évitant de le faire équivaloir au droit à un régime particulier de relations du travail ou à une méthode spécifique de négociation. Dans BC Health Services, la Cour a pris soin d’éviter d’entraîner la constitutionnalisation de l’ensemble d’un régime spécifique de relations du travail par sa décision, énonçant explicitement cette préoccupation[293]. Cependant, le risque de parvenir à un tel résultat existe[294]. Le fait d’assurer un plein respect des obligations internationales du Canada à la lumière de la jurisprudence du CLS pourrait permettre d’éviter ce risque en aidant les cours à conceptualiser la liberté d’association dans son application concrète au Canada, tout en gardant en tête que cette liberté peut être conceptualisée dans le cadre de régimes juridiques différents et tout en étant tout de même considérée comme « protégée ». Par exemple, tel que le note Verge, l’affirmation du principe de l’autonomie collective par le CLS[295] ne l’a pas empêché de permettre différents régimes juridiques ou cadres de représentation et de négociation collective, à la condition que ces régimes soient fondés sur des critères objectifs d’application[296]. En d’autres mots, la jurisprudence du CLS nous permet d’imaginer ce qui peut exister autrement afin de prévenir les cours de considérer la constitutionnalisation du droit au processus de négociation collective comme équivalant à la constitutionnalisation du régime de relations de travail du modèle « Wagnerien » dans son ensemble[297].

La prochaine décision de la Cour permettra de connaître la volonté de la Cour de confirmer la « voix » empruntée lors de la décision BC Health Services en matière d’interprétation de la liberté d’association au Canada.

Par contre, même en confirmant cette nouvelle voix, la prochaine décision de la Cour ne réglera pas la question de l’inclusion du droit de grève dans la protection constitutionnelle de la liberté d’association puisque a priori la question soulevée dans le litige présenté à la Cour ne mettait pas en cause ce droit. La question de l’inclusion du droit de grève demeure ouverte.

À la lumière de la décision BC Health Services, on peut se demander dans quelle mesure les motifs au soutien du refus de protéger constitutionnellement le droit de grève, établis dans la trilogie de 1987 et suivis depuis dans la jurisprudence ultérieure, ont été rejetés en même temps que la Cour l’a fait pour ceux concernant l’exclusion du droit de négociation collective. Dans le jugement, les juges insistaient sur le fait que le litige en cause ne concernait pas le droit de grève, mais uniquement le droit à la négociation collective[298]. De plus, ils écartaient la protection d’un résultat à la négociation collective. Selon la protection accordée au droit au processus de négociation collective, il n’est pas nécessaire que celle-ci aboutisse[299]. On pourrait donc prétendre qu’il n’est pas nécessaire de garantir le recours à des moyens précis permettant de faire aboutir les négociations collectives dans le cas d’impasse, tel le recours à la grève. Les juges de la Cour se sont-ils laissés une porte de sortie pour ne pas devoir reconnaître le droit de grève comme inclus à l’article 2(d) de la Charte en distinguant entre le droit à la négociation collective et le droit de grève? Nous croyons que cette position serait très difficile à soutenir. Tout d’abord, le raisonnement sur lequel se base le rejet des motifs de la trilogie et de l’affaire TNO au sujet du droit à la négociation collective, tel que nous l’avons analysé dans la première partie, devrait également s’appliquer au rejet de ces mêmes motifs en ce qui concerne le droit de grève[300].

Ensuite, maintenant que la Cour a pleinement reconnu l’importance des principes de la liberté syndicale véhiculés par l’OIT et les obligations internationales du Canada qui en découlent, il serait inacceptable de ne reconnaître qu’une partie de ces principes et d’en ignorer l’autre. Autrement dit, la Cour ne pourra commencer à choisir à la pièce les principes dont elle se servira dans ses interprétations ultérieures pour façonner le droit interne. Or, à la lumière de notre analyse de la définition de la liberté syndicale par l’OIT, il est clair que le droit de grève a été reconnu par les organes de contrôle de l’OIT comme faisant partie de la protection de la liberté d’association. Le CLS l’a répété à maintes reprises dans des plaintes concernant le Canada. De plus, en raison de l’adhésion du Canada à la Déclaration de 1998 et du très large consensus qui est attaché aux droits et principes qu’elle reconnaît, il sera dorénavant beaucoup plus difficile pour la Cour de prétendre que « le droit à la négociation collective et le droit à la grève n’ont pas encore atteint le statut de droits fondamentaux au Canada »[301], contrairement à la position de la Cour adoptée dans la trilogie de 1987[302]. En effet, les droits et principes reconnus dans la Déclaration de 1998 ne sont pas « devenus » avec la Déclaration, on retient plutôt que

[l]eur prééminence résulte de l’objet sur lequel ils portent et du fait qu’ils sont déjà reconnus comme fondamentaux à l’intérieur et à l’extérieur de l’OIT. En d’autres termes, les droits fondamentaux ne sont pas fondamentaux parce que la Déclaration le dit, mais la Déclaration le dit parce qu’ils le sont[303].

Aussi, à moins de soutenir que le consensus international à l’égard de ce droit est équivoque contrairement à la situation du droit à la négociation collective et de se servir de l’argumentation du groupe des employeurs mis de l’avant à l’OIT[304], la Cour devra reconnaître le droit de grève comme faisant partie de la définition de la liberté d’association.

Enfin, soutenir l’argumentation d’une distinction entre les droits de grève et de négociation collective en raison du silence des instruments au sujet du droit de grève n’est pas souhaitable. Dans le contexte de la mondialisation actuelle, il est essentiel de trouver des moyens de protéger les droits des travailleurs et assurer une représentation juste de ceux-ci par les rapports collectifs de travail. Ceci a pour but d’éviter l’érosion de leurs droits et, ultimement, l’érosion de leurs conditions de travail et de vie créée en raison du déséquilibre de plus en plus grand entre les groupes d’intérêts. Il est nécessaire de rechercher des solutions pour préserver l’équilibre entre le développement économique et le développement social, objectif au coeur de la mission de l’OIT. Nous espérons que la Cour sera soucieuse de ne pas écarter aussi rapidement qu’elle ne l’avait fait en 1987 le droit de grève de la liberté d’association. Au contraire, consciente du contexte économique mondial actuel, octroyant une place plus importante au droit international du travail et suite au pas de géant franchi à l’occasion de l’affaire BC Health Services, elle devrait être prête à ouvrir la porte à la protection constitutionnelle du droit de grève. Évidemment, cette protection ne sera pas illimitée. Il sera nécessaire d’en circonscrire soigneusement la portée, comme la Cour l’a fait pour le droit au processus de négociation collective. La définition de la portée que cette protection devrait garantir est trop complexe pour se régler en quelques phrases. Elle pourrait faire l’objet d’une nouvelle étude fort pertinente.