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L'ouvrage Translanguaging and Epistemological Decentring in Higher Education and Research a été publié par Multilingual Matters en 2023 sous la direction de Heidi Bojsen, Petra Daryai-Hansen, Anne Holmen et Karen Risager. Ce livre rassemble dix chapitres écrits par des autrices et auteurs qui étudient l’impact du translangage et du décentrement épistémologique sur l’apprentissage et la recherche dans différents contextes linguistiques et régionaux. Le translangage est une nouvelle expression peu répandue, mais qui s’utilise pour désigner la pratique de plusieurs langues dans un même contexte et pour valoriser les connaissances linguistiques des chercheurs et chercheuses et des personnes apprenantes. Le décentrement épistémologique consiste à critiquer la vision hégémonique de la connaissance en valorisant la diversité et la complexité des savoirs.

Cet ouvrage met donc en lumière le fait que le translangage et le décentrement épistémologique peuvent améliorer l'apprentissage et la recherche dans des contextes universitaires multilingues et interculturels. Il couvre les réalités universitaires multilingues et interculturelles en Afrique, en Amérique du Nord, en Asie et en Europe.

L’ouvrage commence par une introduction (chapitre 1) de Bojsen, Daryai-Hansen, Holmen et Risager intitulée « The Nexus of Translanguaging and Epistemological Decentring in Higher Education and Research ». Elle présente les objectifs des chapitres, qui incluent la création et l’utilisation flexible des ressources linguistiques disponibles. Le but est de décentrer les perspectives épistémologiques dominantes dans l’enseignement supérieur et la recherche et de démontrer comment le translangage peut faciliter l’insertion, la diversité, la popularisation et le changement des pratiques pédagogiques et scientifiques. Les autrices explorent ensuite la relation entre le translangage et le décentrement épistémologique dans l’enseignement supérieur et la recherche. Cette relation se réfère à la façon dont les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche exploitent les langues dans leurs pratiques. Elle se caractérise par le fait que le translangage peut favoriser le décentrement épistémologique en donnant aux acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche la possibilité de se familiariser avec d’autres modes de connaissance et de communication du monde.

Le chapitre deux intitulé « Translanguaging, Epistemological Decentring and Power: A Study of Students’ Perspectives and Learning » (Bojsen) s’intéresse aux perspectives et aux apprentissages des étudiants et étudiantes en lien avec le translangage, le décentrement épistémologique et le pouvoir. Il explore les méthodes pour motiver les étudiants à faire appel à leur langue maternelle et à s’initier au translangage pour améliorer leur apprentissage et leur compréhension de la matière. Ce chapitre montre que le rapport du pouvoir social est un facteur clé des concepts qui varie selon les situations. L’autrice utilise les concepts de Bakhtine pour identifier la relation de pouvoir comme étant une tension entre différents centres et pour établir comment les étudiantes et étudiants vivent cette tension comme, à la fois, une force centrifuge qui vise à diversifier les langues et une force centripète qui tend à les unifier dépendamment de leur position en tant qu’apprenants. Elle se réfère aussi aux idées de Glissant sur la poétique forcée, qui impose une langue dominante, et la poétique libre, qui valorise la diversité linguistique. Elle s’appuie ensuite sur la notion de linguaculture de Risager, ensemble des valeurs et des pratiques culturelles associées à une langue, pour rendre compte des dynamiques à l’oeuvre. Ces dynamiques sous-tendent les concepts développés, et présentent comment les mettre en application dans l’enseignement supérieur et la recherche pour que les étudiants et étudiantes puissent les utiliser afin de développer une compréhension plus approfondie de leur place dans le monde universitaire.

Le chapitre trois : « More Languages for More Students: Practice, Ideology and Management » (Marta Kirilova, Anne Holmen et Sanne Lars) est une analyse des pratiques, des idéologies et de la gestion du multilinguisme dans des universités en Finlande, en Suisse et au Danemark fondée sur des données qualitatives et quantitatives. Il présente une étude sur la politique linguistique de l’Université de Copenhague, qui montre que l’internationalisation du monde universitaire engendre des problèmes de politique linguistique pour plusieurs universités situées au sein de pays où l’anglais n’est pas la langue dominante tout en mettant en place une stratégie multilingue visant à promouvoir l’usage de plusieurs langues par la population étudiante. Il s’intéresse particulièrement à la question du décentrement de l’anglais, qui est souvent perçu comme la langue dominante dans le monde universitaire.

Le chapitre quatre, intitulé « Glimpses Into the “Language Galaxy“ of International Universities: International Students’ Multilingual and Translanguaging Experiences and Strategies at a Top Finnish University », est écrit par Deborah Charlotte Darling et Fred Dervin. Il traite du multilinguisme dans les universités internationales et de la capacité des étudiants et étudiantes à mobiliser plusieurs langues en fonction des contextes. Il montre comment cela favorise l’internationalisation des universités et la formation d’une identité plurilingue. Il étudie les expériences et les stratégies multilingues et translingues des étudiantes et étudiants internationaux dans une université finlandaise, en utilisant une méthode narrative.

Intitulé « Fostering Students’ Decentring and Multiperspectivity: A Cross-Discussion on Translanguaging as a Plurilingual Tool in Higher Education » (Petra Daryai-Hansen, Danièle Moore, Daniel Roy Pearce et Mayo Oyama), le chapitre cinq présente une conversation entre quatre chercheurs sur l’emploi du translangage comme ressource plurilingue pour motiver les étudiants et étudiantes au décentrement et à la multiperspectivité dans l’enseignement supérieur, en se basant sur des exemples tirés de leurs propres domaines de recherche au Canada, au Danemark, en France et au Japon.

Le chapitre six, « Teaching the Conflicts in American Foreign Language Education » (Rutie Adler, Annamaria Bellezza, Claire Kramsch, Chika Shibahara et Lihua Zhang), analyse les oppositions entre les méthodes classiques et novatrices de l’enseignement des langues étrangères aux États-Unis, en mettant l’accent sur les concepts de culture, de communication et de compétence interculturelle, et en suggérant des voies pour une pédagogie critique et décentrée. Il compare les expériences de quatre professeurs de langues étrangères de l’UC Berkeley qui traitent de divers conflits dans leurs cours de mandarin, d’hébreu, de japonais et d’italien. Le résultat de cette comparaison est la remise en question des normes et des pratiques traditionnelles de l'enseignement des langues étrangères face à des approches innovantes.

Dans le chapitre sept intitulé « On Matrouzity : Translanguaging and Decentring Plurilingual Practices in Morocco », Heidi Bojsen, Joshua Sabih et Khalid Zekri analysent le matrouz, un genre poétique oral qui mêle l’arabe et le berbère, comme un exemple de translangage et de décentrement des pratiques plurilingues au Maroc, à partir de données ethnographiques et multimodales. Ils étudient également la notion de « matrouzité » comme une forme artistique et plurilingue du Maghreb et suggèrent de la transposer à d’autres contextes, en se référant à des travaux d’étudiants danois sur leur apprentissage des langues étrangères.

Dans le chapitre huit, intitulé « Foreign Language Learning “in the Wild“ and Epistemological Decentering », Louise Tranekjaer explore les défis et les opportunités de l’apprentissage et de l’enseignement des langues étrangères fondés sur la pratique, en utilisant une approche décentrée. Elle examine les impacts du décentrement épistémologique et de l’apprentissage culturel sur les personnes apprenantes. Elle confronte les expériences d’étudiants et étudiantes qui apprennent et utilisent l’espagnol comme langue étrangère au Costa Rica et au Danemark, en se basant sur leurs essais.

Chapitre neuf : « Strategies of Decentring in Translingual Research: Reflections on a Research Project » par Karen Risager. Dans ce chapitre, l’autrice réfléchit sur les stratégies de décentrement utilisées dans un projet de recherche translingue traitant des discours sur la diversité culturelle au Danemark, en examinant les défis et les opportunités liés à la traduction, à l'interprétation et à la représentation des données multilingues.

Le chapitre dix, intitulé « Student Testimonies : Translanguaging and Epistemological Decentring from a Student Perspective » Bojsen et al. présentent les témoignages de six étudiants qui ont participé à un projet de recherche multilingue sur les représentations du monde dans les manuels scolaires de langues en mettant en évidence les bénéfices et les difficultés qu’ils ont rencontrées. Il illustre les effets du translangage et du décentrement sur la motivation, l’engagement, la créativité et la sensibilité interculturelle des étudiants et étudiantes.

Ce livre présente une analyse diversifiée et polyglotte du translangage comme une pratique socioépistémologique qui interroge les rapports de pouvoir et de différences culturelles et linguistiques dans le milieu universitaire et scientifique. Le translangage consiste à utiliser toutes ses ressources linguistiques pour communiquer et apprendre en s’appuyant sur des données variées, provenant surtout des expériences vécues par les étudiants et étudiantes, mais aussi des témoignages des chercheurs et des enseignants.

Malgré la richesse du traitement du sujet abordé et des divers concepts présentés, le livre gagnerait en concision. De fait, sa longueur et sa densité peuvent le rendent difficile à suivre et à synthétiser. Il aurait été intéressant, pratique et utile qu’il propose des solutions concrètes et universelles face aux problèmes que posent le translangage et le décentrement épistémologique dans l’enseignement supérieur et la recherche. L’ouvrage aurait pu tenir compte des conséquences possibles du translangage et du décentrement épistémologique, telles que : le trouble, le mécontentement, l'opposition ou le refus et l'exclusion des points de vue des personnes apprenantes, des enseignants et enseignantes et des équipes de recherche qui ne pratiquent pas ou n’aiment pas le translangage et le décentrement épistémologique, ou qui ont des points de vue divergents ou contraires à ceux des auteurs.

Très instructif, l’intérêt de ce livre réside dans le fait qu’il traite d’un sujet d’actualité essentiel pour les étudiantes et étudiants qui souhaitent s’exprimer dans les langues où ils se sentent à l’aise et pour l’évolution de l’enseignement supérieur et la recherche. Il offre une structure claire et cohérente, qui introduit le sujet en présentant l’ordre des chapitres et en retraçant brièvement l’histoire du translangage et son rapport avec l’épistémologie. Le livre est caractérisé par sa clarté et sa lisibilité qui stimulent une lecture facile et plaisante. Par ailleurs, il apporte des éléments de réflexion et d’action pour les acteurs de la sphère universitaire qui souhaitent mettre en oeuvre des pratiques de translangage et de décentrement épistémologique dans leurs contextes spécifiques et qui veulent participer au débat scientifique concernant les langues et les savoirs dans l’enseignement supérieur et la recherche.