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[J]e constate que les aspects du patrimoine et des bibliothèques comme indices de vitalité n’ont pas été considérés au même titre que les indices démographiques et géographiques, par exemple. Il est clair qu’avec l’évolution des communautés, et de notre compréhension collective de ce qui favorise leur vitalité, notre définition de la vitalité communautaire doit aussi évoluer. [...] Cette réflexion sur la vitalité mémorielle est, à bien des égards, un travail de pionnier, mais elle est aussi très importante, car elle profitera à long terme aux communautés de langue officielle en situation minoritaire.

Raymond Théberge, commissaire aux langues officielles du Canada, 20 mai 2021

Les propos de Raymond Théberge cités en exergue sont tirés de son mot de bienvenue prononcé lors de la conférence nationale Archives et bibliothèques dans les communautés de langue officielle en situation minoritaire – Enjeux et devenir, tenue en mai 2021. Le constat que dresse ainsi le commissaire aux langues officielles est plus que clair. Se référant à la recherche que nous avons menée sur la vitalité mémorielle (Roy, 2021), il lance alors un appel à revoir les paramètres de cette vitalité pour accorder un rôle plus significatif à la mémoire, une dimension négligée jusqu’ici.

Mais alors, pourrait-on dire, comment cet aspect significatif de la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM) a-t-il pu être laissé pour compte jusqu’à nos jours? Il nous faut d’abord revenir sur la genèse, tant conceptuelle que politique, du concept de vitalité pour pouvoir, dans une approche renouvelée, y intégrer la dimension mémorielle.

Pour ce faire, nous présenterons d’abord un tableau d’ensemble de l’évolution historique du concept de vitalité à partir de la double perspective de la recherche, d’une part, et de son cadre politique, d’autre part. Ensuite, nous examinerons les différents angles d’analyse utilisés pour caractériser ce concept, qu’il s’agisse de la vitalité ethnolinguistique, de la complétude institutionnelle, de l’ancrage géographique ou des pôles culturels. Suivront un bilan des recherches en ce qui concerne l’inscription dans le temps des CLOSM et, enfin, une présentation sommaire du concept de vitalité mémorielle.

1. Un regard sur l’évolution du concept de vitalité

Le concept de vitalité est depuis plus de 40 ans au coeur des travaux sur le devenir des CLOSM. Or, pour en saisir l’évolution, il faut considérer ses composantes en tenant compte à la fois de la recherche universitaire, des politiques publiques telles qu’exprimées dans les rapports parlementaires, des lois et des documents ministériels, ainsi que du cadre législatif.

Depuis longtemps, la question de la disparition des communautés francophones en milieu minoritaire a suscité des réflexions sur la manière de quantifier l’assimilation linguistique. En conséquence, les premiers travaux visant une mesure scientifique de cette transformation, menés par Richard Arès dès les années 1950, s’appuient sur les données de recensement, notamment les données sur les usages linguistiques et la citoyenneté. Cette démarche sera poursuivie à partir des années 1970 notamment par le statisticien Charles Castonguay (1994) et comprendra une série de profils démolinguistiques provinciaux réalisés par Dallaire et Lachapelle (1990).

Parallèlement, cette approche fondée sur les pratiques langagières se trouve au coeur des politiques canadiennes : la perspective préconisée lors de l’adoption de la Loi concernant le statut des langues officielles du Canada, dite Loi sur les langues officielles (LLO), en 1969, est de favoriser une approche individuelle plutôt que communautaire. Comme le mentionne Serge Rousselle, la version initiale de la LLO « s’articule uniquement autour des droits individuels, sans aucune mention des collectivités » (2011, p. 105; voir aussi Dorais et al., 2018). Certes, une disposition prévoit l’établissement de « districts bilingues », comme le recommandait la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, dite Commission Laurendeau-Dunton, mais cette disposition ne sera pas appliquée, se trouvant en porte-à-faux avec l’insistance sur les droits individuels et étant également confrontée à des réticences administratives (Bourgeois, 2014).

À la fin des années 1970, on assiste à la mise en place d’approches nouvelles qui proposent d’utiliser plutôt le concept de vitalité ethnolinguistique en lieu et place de celui d’assimilation. Ce sont les travaux de Giles et al. (1977) qui sont pionniers à cet égard. Pour ces auteurs, la vitalité linguistique est essentiellement déterminée par les pratiques langagières d’un groupe, celles-ci étant soutenues notamment par la démographie et les institutions communautaires. Certes, on insiste toujours sur la langue, mais dans un contexte communautaire.

Le débat sur ce qu’est la vitalité sera relancé avec l’adoption, en 1988, de modifications à la Loi concernant le statut et l’usage des langues officielles du Canada (LLO). En effet, dans l’objectif de soutenir le développement des minorités francophones et anglophones, on y insère l’article 41, qui prévoit que le « gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne ». Comme le signale Rousselle, cet objectif ainsi que l’ensemble des changements apportés « dénote[nt] une volonté expresse d’appuyer le développement des minorités de langue officielle et la dualité linguistique du pays, [en accordant] une importance directe à l’aspect collectif de ces droits, une nouveauté au pays » (2011, p. 107). D’ailleurs, le secrétaire d’État d’alors, Lucien Bouchard, l’exprime clairement en Chambre le 20 juillet 1988, déclarant :

L’article 41 énonce toute la portée des intentions gouvernementales. Il assigne au gouvernement fédéral l’obligation de favoriser l’épanouissement des minorités linguistiques, d’appuyer leur développement et de promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage de l’anglais et du français. Cette notion d’épanouissement des minorités linguistiques, c’est la première fois qu’on la retrouve dans un texte de loi.

cité dans Asselin, 2001

Dès lors, le concept d’épanouissement, traduit par vitality dans la version anglaise de la LLO[1], quoiqu’il reste non défini, trouve maintenant un ancrage juridique. Pourtant, celui-ci demeure plutôt symbolique, car l’article 41 n’entre en vigueur que six ans plus tard. De plus, comme cet article n’impose aucune obligation et ne crée aucun droit, la pression s’accentue pour que le gouvernement fédéral améliore le soutien offert à la vitalité des CLOSM et qu’il précise ce que signifie cette vitalité. Outre des études, notamment celle de Michel O’Keefe (2001), des rapports (Commissariat aux langues officielles, 1996; Comité mixte permanent des langues officielles, 2000), de même qu’un jugement de la Cour d’appel en 2004 (Cour d’appel fédérale, 2004) suscitent le dépôt de différents projets de loi.

Ce n’est finalement qu’en 2005 que des dispositions exécutoires sont ajoutées à la LLO, imposant « aux institutions fédérales de veiller à ce que soient prises des mesures positives pour mettre en oeuvre cet engagement », soit celui de « favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et [d’]appuyer leur développement » ([Loi modifiant la Loi sur les langues officielles (promotion du français et de l’anglais], 2005, ch. 41[2]) ce qu’est cette vitalité et d’en établir les paramètres. Parmi ces travaux, notons ceux de Jean-Pierre Corbeil et al. (2006) ainsi que le rapport du Comité permanent des langues officielles (2007).

C’est toutefois le chantier sur la question lancée par le Commissariat aux langues officielles (CLO), et réalisé entre 2006 et 2010, qui se démarque. Tout d’abord, l’étude de Marc L. Johnson et Paule Doucet (2006) fait le point sur la question de la vitalité en s’appuyant sur une revue de la littérature, une vingtaine d’entrevues et la tenue d’un forum en septembre 2005. Si le document porte particulièrement sur les aspects démolinguistiques, les auteurs tentent tout de même de dresser la liste des principaux facteurs favorisant cette vitalité et suggèrent la mise en place d’indicateurs propres à la mesurer, sans toutefois en proposer comme tels. Y donnant suite, le CLO lance un programme de recherche-action pour « mieux saisir les aspects pratiques de l’évaluation de la vitalité communautaire » à partir d’analyses sur le terrain de communautés ou de groupes de communautés. Déployé en trois phases successives, ce programme de recherche-action porte sur les communautés francophones des villes de Winnipeg, de Sudbury et d’Halifax (2006-2007), les communautés anglophones de la ville de Québec, des Cantons-de-l’Est et de la Basse-Côte-Nord (2008) et, enfin, à Calgary (Alberta), en Colombie-Britannique et parmi les communautés rurales francophones en Saskatchewan (2010). Ces études cherchent à définir concrètement une mesure de cette vitalité à partir de différents indicateurs possibles. Un modèle logique est élaboré à partir d’une analyse du milieu et se traduit en un certain nombre de résultats attendus, accompagnés chacun de trois ou quatre indicateurs pour lesquels on définit des sources de données.

Par la suite, la Direction générale des Programmes d’appui aux langues officielles (DGPALO) de Patrimoine canadien entreprend, en 2010, l’élaboration d’un Cadre de référence sur la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire (Patrimoine canadien, 2012). Construit à la lumière d’une recension de littérature et après consultation de quelques experts, le Cadre vise à faciliter la prise en compte des facteurs de vitalité dans la planification ministérielle. L’objectif est donc de fournir un guide pratique, afin de « favoriser les interventions qui présentent un plus grand potentiel de retombées pour la vitalité des communautés en tenant compte des besoins à combler et des problématiques exposées » (Patrimoine canadien, 2012, p. 2). La validité du Cadre est confirmée lors de l’évaluation horizontale de la Feuille de route pour la dualité linguistique 2008-2013. À cette occasion, le Cadre est soumis à l’examen d’un groupe d’experts de la vitalité pour validation, ainsi que validé sur le terrain dans neuf CLOSM en 2012 et en 2016.

Le Cadre vise à cerner les dynamiques sociolinguistiques et démographiques de la vitalité de la communauté. Il comprend une quinzaine d’énoncés de facteurs « qui contribuent à la vitalité », y compris le sentiment d’appartenance des membres de la CLOSM; la gouvernance communautaire; la capacité éducative, culturelle et institutionnelle; les rapports avec la majorité; le renouvellement démographique et démolinguistique, et la capacité de s’inscrire dans un environnement linguistique plus vaste. Pour chacun, un certain nombre de caractéristiques et d’indicateurs sont proposés. Le document sert alors de référence aux organismes pour les guider dans leurs demandes de subvention.

Parallèlement à cette opérationnalisation du concept, dont les auteurs reconnaissent toutefois en 2018 que l’« application concrète [des modèles de vitalité] reste à faire au niveau du développement des politiques et de la livraison des programmes d’appui aux langues officielles » (Patrimoine canadien, 2012, p. 15) la recherche universitaire se poursuit. Si le Cadre reste lié à cette approche ethnolinguistique, on assiste à l’exploration d’autres dimensions de la vitalité. Comme on le verra, un facteur de vitalité demeure absent...

2. Un panorama des études sur la vitalité

Comme le signalent tant Mathieu Wade (2020) que Richard Y. Bourhis et al. (2019), les études sur ce qu’est ou serait la vitalité des CLOSM s’étalent sur plus de 40 ans. Une somme considérable de travaux se sont déployés sur divers axes, qu’il s’agisse des pratiques langagières, des institutions, de l’espace ou de la culture (dans ce dernier cas, comprise plutôt comme sa dimension artistique). Cette effervescence est remarquable pour deux raisons : d’une part, parce que ce que l’on entend par « vitalité » s’élargit au fil du temps et que, d’autre part, malgré quelques mentions ici et là, l’inscription dans le temps de ces communautés, leur historicité, est demeurée pratiquement ignorée...

Mais avant d’examiner en détail la place de la mémoire dans la vitalité des CLOSM, un petit tour de jardin des dimensions étudiées s’impose.

2.1. La dimension ethnolinguistique

Les pratiques langagières ont longtemps été considérées comme l’indicateur premier de la vitalité des communautés, les chercheurs s’appuyant sur les statistiques pour décrire le déclin ou l’assimilation du Canada français, notamment. Or, les années 1970 voient se diffuser le concept de « vitalité ethnolinguistique », proposé par Giles et al. (1977). Selon ce concept, « [p]lus la vitalité d’une communauté linguistique est forte, plus elle a de chances de survivre et de s’épanouir en tant que collectivité autonome en présence des autres communautés linguistiques avec lesquelles elle est en contact » (Bourhis et Landry, 2012, p. 24). Le concept est repris et développé plus avant dans les années 1980 par les travaux de Réal Allard et Rodrigue Landry, qui, selon Landry et al., ont élaboré un modèle conceptuel qui « décrit les liens regroupant la vitalité ethnolinguistique communautaire, les vécus langagiers des membres de la communauté et le développement psycholangagier de ces derniers en contexte bilingue » (Landry et al., 2005, p. 9). Dans les années qui suivent, on ajoute au modèle proposé initialement des variables structurelles propres à soutenir la vitalité linguistique de la communauté, des facteurs associés à la démolinguistique, au soutien institutionnel et au statut social.

Comme le souligne Wade (2020), le concept de vitalité ethnolinguistique devient la base d’un programme normatif qui se traduit par des indicateurs[2]. Or, le défi encore là est de définir les contours de cette vitalité. Dans le document de travail de 2012, on reconnaît que les modèles de vitalité développés jusqu’alors « révèlent une complémentarité d’approches propre à leur champ d’études », mais qu’« aux fins de notre exercice, le concept de vitalité ethnolinguistique est probablement celui le plus approprié lorsqu’on aborde la dimension collective de la vitalité des CLOSM » (Patrimoine canadien, 2012, p. 15).

Si la réflexion a certes évolué, élargissant au fil du temps le concept initial (voir infra), il n’en demeure pas moins que, en insistant sur la dimension linguistique comme critère premier, ces approches « réduisent le sujet à son identité linguistique » (Wade, 2020, p. 261). Concluant son bilan critique sur cet enjeu, Wade formule une autre critique à l’égard de ces approches :

[Elles] isolent aussi, chez l’individu, devenu ayant droit, le rapport à la langue pour en faire l’objet naturel et exclusif de l’enquête. On tend en effet à se focaliser sur l’attachement à la langue française et à l’identité francophone au détriment des autres types d’attachement [...] On en sait très peu sur les pratiques des membres des communautés francophones, sur les luttes dans lesquelles ils s’engagent, les passions qui les animent, les valeurs qu’ils défendent.

2020, p. 263

Or, s’il est une question qui a été ignorée au cours de ces années, c’est bien comment l’inscription dans le temps des CLOSM est facteur d’enracinement. Et le plus étrange est pourtant que, dès l’étude de Giles et al., on reconnaissait que le passé pouvait être symboliquement mobilisateur et qu’en conséquence le nombre et l’importance des références au passé favorisent la solidarité du groupe et, par le fait même, sa vitalité (1977, p. 310-311). Cette dimension est pratiquement passée inaperçue depuis, bien qu’abordée partiellement dans l’étude de Johnson et Doucet (2006). Aussi n’est-il pas étonnant qu’après avoir examiné 40 ans d’études sur la vitalité, Bourhis et al. suggèrent de porter attention, comme piste de développement ultérieur, aux enjeux de mémoire. Ils écrivent :

Personal and collective representations of the history of ingroup vitality contribute to shared narratives and collective memories, which in turn provide minority and majority language groups the basis for experiencing commonality, cohesiveness, belonging, and solidarity, each contributing to ingroup identification [...] How such sociohistorical capital of own group vitality is used by minorities and majorities as mobilizing tools for improving objective group vitality and for launching intergroup negotiations and struggles is another promising avenue of further research.

2019, p. 10-11

2.2. La dimension institutionnelle

Dans le cadre d’une approche fondée par les pratiques langagières, la dimension institutionnelle est importante[3]. Comme le soulignent dans leur bilan Cardinal et Léger, le concept de complétude institutionnelle s’attarde aux conditions de pérennisation d’une communauté en considérant que « le fait de détenir des institutions – une école, un hôpital, un journal ou un théâtre – est considéré comme une condition qui contribue à l’épanouissement des minorités » (2017, p. 3). De fait, élaboré par Raymond Breton dans les années 1960 pour les communautés immigrantes, c’est au cours des années 1980 que le concept trouve son application « dans le contexte de l’émergence du champ de recherche sur la francophonie canadienne » (Cardinal et Léger, 2017, p. 5). La recherche va d’ailleurs se poursuivre jusque dans les années 2010 (Aunger, 2010).

Par ailleurs, le concept devient un outil pour les communautés francophones en milieu minoritaire, qui vont l’utiliser pour favoriser une prise en charge des institutions par la communauté, notamment en étant popularisé par Roger Bernard (Thériault, 2014, p. 26). Il est mobilisé dans le cadre du conflit au sujet de l’hôpital Montfort, où la Cour donnera raison au plaignant en soulignant que « les institutions sont essentielles à la survie des collectivités culturelles. Elles sont beaucoup plus que des fonctions de services. Elles sont des milieux linguistiques et culturels qui fournissent aux personnes les moyens d’affirmer et d’exprimer leur identité culturelle » (citée dans Thériault, 2014, paragr. 26). La complétude institutionnelle devient alors une arme juridique, soulevée dans pas moins de sept causes (Chouinard, 2016).

Le concept fait également irruption dans le domaine des politiques publiques. Intégré notamment dans le Cadre de référence (Patrimoine canadien, 2012), il a été incorporé récemment dans la réglementation associée à la Loi sur les langues officielles. En effet, en vertu de la partie IV de la LLO, le gouvernement du Canada doit définir les zones où son offre de services est bilingue. Pour ce faire, le Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation des services (1991) introduit le concept de « demande importante », laquelle est déterminée par une série de formules statistiques (Hudon, 2016, p. 3). C’est sur cette base que quatre projets de loi sont déposés au Sénat entre 2011 et 2016 (S-220 en 2011, S-211 en 2013, S-2015 en 2013 et S-209 en 2016), qui exigent, pour définir le niveau de services, l’inclusion de critères qualitatifs, dont la « vitalité institutionnelle ». Pour la marraine du projet, la sénatrice Maria Chaput, « c’est la présence d’une école qui est l’indicateur le plus important d’une communauté jouissant d’une vitalité et d’une viabilité à long terme » (citée dans Hudon, 2016, p. 7). Ce n’est finalement qu’en 2018 qu’on envisage d’intégrer le concept au règlement révisé, car « l’ajout du critère de vitalité communautaire est une mesure qualitative qui fera en sorte qu’un bureau offre des services bilingues lorsqu’une école de langue minoritaire se situe sur le territoire qu’il dessert » (Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, 2018). Une disposition en ce sens est adoptée dans la nouvelle version du Règlement (2019, art. 5[6] [d1.1]).

Mais peut-être vaut-il mieux revoir le tout. C’est du moins ce que propose Joseph Yvon Thériault, qui a posé un regard critique sur le concept de complétude institutionnelle. Pour lui, la diffusion du concept dans les milieux politiques minoritaires dans les années 1990 et 2000 appelle à une relecture. Il situe l’enjeu dans l’opposition entre deux visions différentes, soit la « représentation nationalitaire » d’une part et la « représentation ethnique » d’autre part. Si la première « va particulièrement insister sur la dimension mémorielle, historique de son identité » et est plus directement politique, la seconde est de nature plutôt utilitaire et « vise à aménager une intégration avec la société globale ». Pour lui, « [e]n empruntant la perspective à la sociologie ethnique (américaine) et surtout en transformant le concept en action, les utilisateurs minoritaires de l’idée de complétude institutionnelle ont ainsi participé à transformer la “nation” canadienne-française en “ethnie” franco minoritaire » (Thériault, 2014, paragr. 30, 31 et 32).

Pour notre part, ce qui nous intéresse ici est dans quelle mesure ce concept intègre le rapport à la mémoire et à l’histoire. Certes, l’idée de complétude institutionnelle est utile pour définir une offre de services bilingues en intégrant la présence d’institutions dans la mesure de la vitalité. Or, comme on l’a vu, on a beaucoup insisté sur les établissements scolaires ou de santé, alors qu’on fait très peu référence à la culture et, comme le mentionne Thériault, qu’on fait l’impasse sur l’ancrage mémoriel, qui demeure limité à la performance langagière et à son encadrement, fût-il institutionnel.

2.3. La dimension spatiale

Les liens sociaux se tissent et se perpétuent dans des espaces et sur des territoires qui nous rappellent incessamment que, selon le mot de Maffesoli, 2003, « le lieu fait lien ».

Landry et al., 2005, p. 13

Si la langue a longtemps été considérée comme le vecteur principal – sinon le seul – d’identité et de vitalité, le besoin d’intégrer d’autres composantes de la vie communautaire se manifeste dès les années 1970. Ainsi, dans son étude de la communauté de Saint-Boniface, Driedger (1979) souligne l’importance de la référence spatiale partagée pour le maintien de la communauté. Une thèse qui étudie les conséquences du zonage sur cette même communauté est même déposée (Gauthier, 1986).

La dimension spatiale revient à l’honneur au cours des années 1990, sous deux aspects particuliers. En premier lieu, en lien avec l’approche ethnolinguistique, on s’intéresse au paysage linguistique. On s’intéresse alors à la présence dans l’espace public de la langue minoritaire (Landry et Bourhis, 1997; Boudreau et Dubois, 2005).

C’est cependant dans une approche plus vaste du rapport au territoire que s’inscrivent les travaux d’Anne Gilbert, qui met de l’avant les concepts de réseau et d’espace pour mieux appréhender le dynamisme des communautés (Landry et al., 2005, p. 10). Avec son équipe, Gilbert entend examiner « l’enjeu du développement des communautés francophones et de leur épanouissement dans le contexte des lieux et des espaces dans lesquels elles évoluent, c’est-à-dire, là où s’élaborent, au quotidien, les rapports constitutifs de la minorité » (Gilbert et al., 2005, p. 51). On veut également mieux caractériser cette présence (Langlois et Gilbert, 2006) en adoptant un modèle environnemental.

Le projet de recherche lancé par Langlois et Gilbert, intitulé Vitalité communautaire des minorités francophones, s’appuie sur le constat que peu de travaux de recherche ont jusqu’alors porté sur le contexte géographique en y associant « les réflexions concernant l’identité, les pratiques et les comportements linguistiques ainsi que les réflexions concernant les ressources institutionnelles dont bénéficient les membres de ces communautés, le poids des nombres et le statut de la langue » (« Concepts et méthode », 2006). Dans une approche dynamique, on entend :

saisir l’effet qu’exercent le milieu et les réseaux sur la vitalité communautaire des minorités francophones, mieux cerner le rôle de l’environnement dans les dynamismes à l’oeuvre dans leur développement et mieux comprendre comment le milieu intervient dans les relations qui unissent leurs membres entre eux ainsi que dans leurs rapports à la majorité.

« Concepts et méthode », 2006

Le projet consiste à faire une analyse détaillée de l’espace habité de 30 communautés dans six provinces (Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard, Ontario, Manitoba, Saskatchewan, Alberta). Pour chaque communauté, un rapport détaillé est produit et inclut un sommaire historique; des données linguistiques, démographiques et socioéconomiques; une analyse du fait français dans l’espace, notamment institutionnel, et de son statut local; les organisations, et les pratiques et perceptions individuelles.

Le chantier de recherche donne lieu à un ouvrage (Gilbert, 2010a) qui reprend les articles publiés dans le cadre du projet ainsi que quelques études de cas. Gilbert conclut d’ailleurs que « notre analyse ne laisse aucune équivoque. La vitalité des minorités francophones est étroitement liée au milieu dans lequel elles évoluent » (2010b, p. 387), bien que « l’effet de milieu s’atténue lorsqu’il s’agit des motivations et des identités qui alimentent les pratiques linguistiques » (p. 388). En somme, note-t-elle, le capital territorial serait assez mince, compte tenu du peu d’usage des possibilités offertes par la géographie (espace, paysage, environnement et réseaux) pour leur épanouissement.

Ce constat est en quelque sorte repris dans un plus récent bilan sur la conception d’« espaces francophones ». Reprenant notamment les pistes lancées par Mathieu Wade (2018), Éric Forgues et al. constatent en effet :

Les francophones hors Québec en sont venus à se concevoir comme des communautés qui luttent pour maintenir, consolider, élargir et contrôler leurs espaces sans référence explicite à une nation ou à un territoire qui lui serait rattaché. Détachée de leur socle national ou territorial, l’appartenance à ces espaces peut alors se définir en fonction des compétences linguistiques des individus et du choix qu’ils font d’y utiliser la langue française.

2020, p. 40

Est-il possible d’aller au-delà de ce constat ? Une chose est certaine, l’articulation du territoire avec la mémoire devient un mode d’ancrage potentiel. C’est du moins ce que Gilbert note en toute fin de la conclusion de son chantier de recherche. Elle écrit :

Le patrimoine francophone est quasi absent [des territoires des communautés], comme aurait pu le démontrer une étude centrée davantage sur l’espace matériel que sur les pratiques et représentations qu’il encadre. Ainsi, la mémoire des communautés francophones est davantage historique que géographique. Or, l’appartenance a besoin d’enracinement, d’une mémoire des lieux et des espaces. Un important travail en ce sens est en train de se faire dans plusieurs localités du pays.

2010b, p. 399

Malgré l’ampleur de la recherche où l’angle géographique a été largement abordé, la présence du patrimoine y demeure toutefois limitée, comme le reconnaît Gilbert, qui écrivait :

Toute la question du patrimoine n’a pas vraiment été intégrée à la réflexion que j’ai faite sur la vitalité des communautés francophones. C’est un oubli d’autant plus affligeant que celui-ci compte beaucoup dans le sens d’appartenance des francophones qui habitent notamment les villes. Ils restent souvent attachés à des quartiers qu’ils ont par ailleurs désertés, à cause de leur mémoire des lieux et des espaces qu’ils habitaient autrefois.

Communication personnelle, 10 avril 2019

En somme, liant temps et espace, la mémoire collective devient lieu d’ancrage tant symbolique que matériel, pour autant qu’on considère l’inscription dans le temps comme significatif...

2.4. La dimension culturelle

Une société n’est jamais en meilleure santé que ne l’est son expression culturelle.

Laflamme et al., 2018, p. 11

Un autre aspect qui a fait l’objet de recherches sur sa corrélation avec la vitalité des communautés francophones concerne la culture. Dès 2007, le Comité permanent des langues officielles requiert une action plus conséquente en ce domaine. Dans son rapport La parole aux communautés : nous sommes là! La vitalité des communautés de langues officielles en situation minoritaire, il souligne que « le domaine des arts et de la culture était, avec les médias, l’autre grand absent du Plan d’action pour les langues officielles. Or, il constitue sans contredit un élément essentiel de la vitalité des communautés » (Comité permanent, 2007, p. 156). Aussi n’est-il pas étonnant qu’il recommande

Que les arts et la culture soient considérés comme des éléments essentiels de la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire, que cela se reflète dans les suites à donner au Plan d’action pour les langues officielles, et que Patrimoine canadien ajoute un financement adéquat des projets artistiques et culturels et des infrastructures correspondantes [...].

p. 158

La réponse du gouvernement est alors plutôt sibylline, ciblant essentiellement les programmes en arts et culture, mais sans mentionner la dimension historico-patrimoniale (Gouvernement du Canada, 2007).

Au cours des années qui suivent, la Fédération culturelle canadienne-française (FCCF) s’intéresse à l’apport de la culture à la vitalité. Sous ses auspices, une recherche est lancée en 2013 avec la collaboration de l’Université Laurentienne pour dégager les déterminants de la vitalité à partir du concept de pôles culturels. Pour ce faire, l’analyse a porté sur 20 communautés, cherchant à distinguer parmi elles les divers niveaux et facteurs de vitalité. Un premier rapport de recherche a été publié en 2016 (Boissonneault et Laflamme, 2016), suivi d’un rapport final en 2018 (Laflamme et al., 2018).

À partir du constat que « la corrélation est forte entre socialité et arts, entre pérennité sociale et activité artistique » (Laflamme et al., 2018, p. 11), les auteurs entendent comprendre les facteurs qui distinguent les communautés dynamiques sur le plan artistique des autres, en s’appuyant sur les considérations suivantes :

[...] l’avenir de toute communauté dans la postmodernité est lié à la quadruple relation des représentations identitaires, des expressions culturelles, des pratiques artistiques et des pratiques médiatiques. Plus la société est minorisée – plus elle est marginalisée par son statut minoritaire –, plus les représentations identitaires sont en proie aux expressions culturelles, aux pratiques artistiques et aux pratiques médiatiques qui trouvent leur essence à l’extérieur.

Laflamme et al., 2018, p. 11

Pour ce faire, ils étudient le rapport qu’entretient la francophonie minoritaire avec sa culture, prenant comme point de départ études et statistiques, auxquelles se rajoute une enquête combinant questionnaires et entretiens. Six disciplines artistiques sont retenues pour l’étude, soit les arts médiatiques, les arts visuels, la chanson et la musique, la danse, la littérature et l’édition ainsi que le théâtre, dont les pratiques sont analysées dans 20 communautés. L’équipe procède d’abord à une analyse statistique de corrélation entre les communautés choisies et les données relatives aux pratiques retenues, puis procède à 64 entrevues. Cette démarche permet non seulement de catégoriser les 20 pôles culturels analysés, mais aussi de suggérer une modélisation des facteurs propres à la vitalité culturelle franco-minoritaire.

Cette démarche a sans doute eu comme conséquence une meilleure reconnaissance de la place de la culture – mais pas de l’histoire et du patrimoine – dans la vitalité, comme en témoignent les plus récents plans d’action gouvernementaux Feuille de routepour les langues officielles (Gouvernement du Canada, 2013), suivi du Plan d’action pour les langues officielles 2018-2022 : Investir dans notre avenir (Gouvernement du Canada, 2018). Cette volonté d’élargir la définition du concept de vitalité est également revenue lors des consultations sur le renouvellement de la loi, en 2019. En effet, dans le bilan des consultations, on souligne que les participants ont rappelé :

[...] la protection et la promotion des communautés de langue officielle en situation minoritaire sont d’abord et avant tout un projet culturel dont s’est dotée la société canadienne. On souligne qu’il faudrait, entre autres, spécifier dans le préambule de la Loi que les arts et la culture sont essentiels à la vitalité de ces communautés et y traiter de l’importance de protéger les institutions culturelles canadiennes.

Patrimoine canadien, 2019, p. 25

En somme, si on convient de mieux soutenir la culture, la définition de cette culture reste ambivalente. Certes, comme le mentionnent Laflamme et al., « tout ce qui est culture franco-minoritaire n’est pas linguistique : la constituante linguistique n’est pas la totalité de la spécificité d’une minorité francophone; il faut y ajouter, entre autres, des valeurs, une historicité, un rapport à l’environnement » (2018, p. 12). Pourtant, lorsqu’on observe les pratiques culturelles examinées dans cette étude, la référence à l’historicité et, partant, à une définition plus « anthropologique » de la culture – et donc de la mémoire – ne demeure qu’ébauchée.

3. Élargir le concept de vitalité à sa dimension temporelle

La Loi est plus qu’une loi, elle renferme un projet de société. Ainsi, la prochaine mouture de son texte devrait travailler de façon plus explicite à la promotion de la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Cela porte à réfléchir sur les façons de mesurer la vitalité. Le recours à la recherche serait nécessaire pour mieux mesurer cette vitalité. 

Patrimoine canadien, 2019, p. 29

Au fil du temps, comme on vient de le voir, la notion de vitalité, d’abord essentiellement vue comme ethnolinguistique, c’est-à-dire principalement sinon uniquement associée à la présence et à la pratique de la langue, s’est élargie et complexifiée, incorporant d’autres facteurs, notamment le cadre institutionnel, le territoire et les arts. Par contre, malgré une reconnaissance publique de plus en plus grande de l’importance de l’identité et de l’imaginaire, les études sur la vitalité ont laissé une place congrue à l’histoire, au patrimoine et à la mémoire. En effet, si cette dimension est mentionnée à quelques reprises tout au long de la discussion, elle n’est pas pour autant vraiment considérée : par exemple, le rapport de consultation sur la modernisation de la LLO ne fait mention du patrimoine que pour parler du patrimoine linguistique autochtone (Patrimoine canadien, 2019, p. 33-34). Or, cela a nécessairement des répercussions sur les communautés et le soutien qui peut leur être accordé.

3.1. Une absence : l'articulation entre mémoire et vitalité

[L]e patrimoine est aussi intimement lié à notre identité que l’est la langue française. L’un sans l’autre, c’est comme la lumière sans le soleil. La langue française est valorisée parce qu’elle nous est commune, mais le patrimoine nous est essentiel parce qu’il dit ce que nous sommes dans le temps long de l’histoire. 

Joyal et Lambert, 2021

Dans le cadre du débat sur la langue française au Québec, la lettre ouverte citée ci-haut soulignait comment la mémoire et le patrimoine sont indissolublement associés aux pratiques langagières. Si c’est vrai au Québec, c’est certainement le cas pour les CLOSM.

Pourtant, la plus grande partie des études sur la vitalité ont accordé une place plutôt limitée au patrimoine, à l’histoire et à la mémoire. Outre quelques réflexions mentionnées précédemment (voir Bourhis et al., 2019; Gilbert, 2010b; Giles et al., 1977; Laflamme et al., 2018; Thériault, 2014), le rapport Johnson-Doucet (2006) constitue une exception notable. Les auteurs reconnaissent ainsi l’importance de la manière dont les communautés s’inscrivent dans le temps, c’est-à-dire comment elles perçoivent leur passé et leur devenir, un aspect crucial en ce qui concerne leur adaptation et leur projection dans l’avenir. De fait, écrivent-ils, certains « s’attendent à ce que la survie des minorités se campe dans la préservation de leurs traits culturels, d’autres à ce que les collectivités minoritaires construisent leurs propres significations culturelles » (2006, p. 28). En ce sens, les approches du passé « s’inscrivent dans un spectre qui va du repli sur l’histoire identitaire fondatrice à l’ouverture sur l’histoire créatrice » (Johnson et Doucet, 2006, p. 16). Les auteurs notent également :

[...] la mise en valeur des ressources patrimoniales des CLOSM semble négligée par le secteur des arts et de la culture, ainsi que par les différents niveaux de gouvernements [sic]. Il n’existe pas d’état de la situation ni de réseau pancanadien d’intervenants dans le secteur patrimonial du côté de la francophonie canadienne. Au Québec cependant, les organismes du patrimoine se sont rassemblés au sein du Quebec Anglophone Heritage Network.

2006, p. 28

Pourtant, en dernière analyse, les auteurs insistent surtout sur le lien entre le tourisme et les manifestations patrimoniales : davantage associée à la dimension économique de la vitalité, la mémoire demeure un épiphénomène, de sorte que la question de l’apport global de la mémoire à la vitalité demeure ouverte.

Reflet de l’insertion croissante de la culture dans la réflexion sur la vitalité, quelques études sur le terrain vont intégrer, dans leur inventaire des ressources, un certain intérêt pour l’histoire et le patrimoine. C’est le cas notamment de l’étude sur la communauté anglophone des Cantons de l’Est (Commissariat aux langues officielles, 2008). Pourtant, le modèle de vitalité proposé dans ce rapport pour le secteur des arts et de la culture établit bien huit résultats attendus, mais aucun n’est directement lié au domaine du patrimoine ou de la mémoire. En fin de compte, seules quelques études en ont fait état directement ou indirectement, mais sans aller plus loin dans la réflexion. Or, comme le soulignent tant Bourhis et al. (2019) que Gilbert (2010b), la dimension mémorielle, généralement absente des études, devrait cependant faire partie de la réflexion contemporaine sur la question.

Si les études sur la vitalité ont fait relativement peu de cas de l’histoire et de la mémoire des CLOSM, la recherche historique et patrimoniale est par contre foisonnante. Plusieurs travaux en histoire, en sociologie ou en sciences humaines se sont penchés sur l’histoire, la mémoire ou le patrimoine des CLOSM, mais la plupart, sinon la totalité, portaient généralement sur la relation histoire/mémoire ou sur une forme particulière d’expression de cette mémoire[4]. Par contre, l’articulation entre ces recherches et la vitalité est demeurée ténue. Le défi est non seulement de documenter cette relation au passé, mais également de voir comment elle contribue de manière décisive à leur épanouissement; en somme, d’articuler mémoire et vitalité. Pour ce faire, un regard différent sur l’apport de la mémoire au présent et au devenir de ces communautés doit être proposé.

Les raisons de cette absence de considération pour le rôle de la mémoire et de l’inscription dans le temps des CLOSM ne peuvent, faute de déclaration explicite, être clairement énoncées. Trois facteurs pourraient fournir un début d’explication. Tout d’abord, il faut noter que les chercheurs qui ont étudié la vitalité proviennent surtout de disciplines comme la psychologie, la sociolinguistique et la sociologie, et que leurs champs d’intérêt n’englobaient pas nécessairement la mémoire sociale/collective. Ensuite, du côté de l’histoire, les historiens se sont intéressés aux faits du passé, mais peu à la mémoire et au patrimoine. En effet, la relation histoire/mémoire a suscité d’importants débats dans la communauté des historiens, plusieurs soutenant une mise à distance, alors qu’aujourd’hui on considère davantage cette relation comme dialogique. De plus, ceux-ci se sont peu intéressés aux théories de la vitalité : la principale étude sur le patrimoine a été réalisée par deux sociologues (Johnson et Doucet, 2006). Enfin, sur un plan politique, la perception de cet ancrage mémoriel aurait pu être vue comme une affirmation passéiste et nationaliste d’un Canada français, une perspective qui refléterait une méconnaissance des dynamiques tant des communautés elles-mêmes que du rôle positif de cette insertion des CLOSM dans la durée[5].

3.2. S’inscrire dans le temps : la vitalité mémorielle

Seule l’inscription dans le temps de nos actions, rencontres, vécus, leur donne du sens et fait repère. De là découle la capacité d’anticiper et de penser ses actes dans du collectif, d’en évaluer les conséquences. Ce sont les conditions premières d’accession à une position transcendant l’individu et le faisant entrer dans l’humanité.

Goetgheluck et Conrath, 2012, p. 3

La dimension temporelle d’une communauté est sans aucun doute une composante déterminante de son identité, un enracinement propre à consolider son tissu social. Or, pour comprendre cet apport de la mémoire à la vitalité, il faut l’aborder comme un écosystème de références au passé, au sein duquel une communauté évolue. C’est ainsi que notre rapport (Roy, 2021) en est venu à proposer le concept de vitalité mémorielle comme fondement conceptuel de la place de la mémoire et du patrimoine dans l’épanouissement des CLOSM.

Certes, la mémoire collective a engendré une explosion de recherche ces dernières années, devenant même un champ d’études en soi, les Memory Studies. Il n’entre pas dans le cadre du présent article de faire le point sur l’ensemble de cet immense chantier aux multiples ramifications et perspectives, mais notons que notre approche s’inspire des travaux de Paul Ricoeur et de Marie-Claire Lafabre (voir Roy, 2021, p. 11-12). Pour Ricoeur en particulier (2000), il importe d’analyser la dynamique globale de l’actualisation du passé dans le présent d’une société, y voyant une relation dialogique et non hégémonique entre histoire et mémoire. Cette approche sociétale du rapport au temps et du travail de mémoire a bien sûr été soutenue par différents chercheurs, principalement en sociologie, car en définitive ce travail de mémoire permet à une société de s’inscrire dans le temps et, ce faisant, contribue à la dynamique et à l’enracinement de la communauté.

Proposant une approche globale de la mémoire comme un écosystème d’inscription dans le temps des communautés et de leurs membres, le concept de vitalité mémorielle se distingue ainsi de la plupart, sinon de la totalité, des travaux qui se sont intéressés jusqu’ici à la mémoire et à son apport à la vitalité. En effet, c’est au creux des rapports sociaux que se manifeste la vitalité d’une communauté : comme le mentionne Gilbert, la vitalité « correspond aux relations qui se tissent entre les membres et la communauté née de leur solidarité, à la faveur des organisations dont elles se sont dotées, dans les milieux qu’elles occupent et qu’elles contrôlent » (2010b, p. 384). Or, ces relations ne peuvent se concevoir sans cette historicité, qui constitue un élément clé des représentations identitaires. L’inscription dans le temps se manifeste alors dans une vaste gamme de pratiques mémorielles qui, considérées d’un même tenant, permettent de définir la vitalité mémorielle. Observable à la présence du passé dans les différents domaines de la vie collective d’une communauté, elle traduit dans le présent les expériences communes de ses membres à travers le temps. Si la vitalité mémorielle découle de la capacité de la communauté minoritaire de s’afficher comme distincte, elle en supporte également l’affirmation.

L’approche adoptée considère la mémoire comme un écosystème culturel permet d’examiner, de manière dynamique, les diverses formes de rappels du passé dans le présent de ladite communauté, qui agissent souvent en interaction tout en touchant à plusieurs aspects. Par exemple, la préservation d’archives témoigne du passé du groupe mais aussi en supporte l’expression par le biais de publications historiques, d’expositions in situ ou virtuelles, de sites Web, etc. Cadre de référence dans lequel s’inscrivent les récits individuels, qui en retour contribuent à la mémoire commune, l’écosystème mémoriel est évolutif, intégrant les changements dans les représentations collectives du passé, par exemple par l’intégration des femmes, des minorités, etc. Ces repères témoignent alors du passé de multiples façons dans l’environnement ainsi que dans les institutions, pratiques et productions culturelles. Le patrimoine, qui englobe les traces laissées par le passé, qu’elles soient matérielles, immatérielles ou documentaires, joue ainsi un rôle significatif dans l’actualisation de la vitalité mémorielle.

Cela dit, afin d’éviter toute confusion, il faut distinguer les concepts utilisés et les apports respectifs des uns et des autres. Ainsi, le modèle de l’écosystème mémoriel s’appuie sur les définitions suivantes :

  • L’historicité est considérée comme l’inscription de la communauté dans le temps, en permettant l’insertion de rappels du passé dans le présent, et ce, dans une perspective de durée, à la fois regard sur le passé et projection vers l’avenir.

  • Le patrimoine englobe les traces laissées par ce passé, qu’elles soient matérielles, immatérielles ou documentaires.

  • L’histoire est un savoir construit à partir d’une recherche fondée sur une méthodologie scientifique, qui porte sur ce passé et informe la communauté. Cette recherche peut être universitaire ou encore citoyenne.

  • La mémoire est formée de l’ensemble des diverses manifestations du rappel du passé dans le présent d’une communauté. Elle s’exprime de multiples façons et comporte des interactions complexes. Il en résulte un récit plurivoque et généralement partagé.

  • La vitalité mémorielle, quant à elle, exprime la force et la diversité avec lesquelles s’exprime la mémoire d’une communauté dans un espace réel et symbolique déterminé. Observable à la présence du passé dans les différents domaines de la vie collective d’une communauté, elle témoigne du lien communautaire qui en assure la vitalité et elle contribue à le consolider.

3.3. Les caractéristiques de la vitalité mémorielle

Tout d’abord, précisons que, pour dresser de manière exploratoire les caractéristiques de la vitalité mémorielle, en plus d’avoir fait une revue extensive de la littérature sur les concepts de mémoire et de vitalité, nous nous sommes attardé aux différentes études réalisées sur le terrain pour définir des indicateurs de vitalité : au total, une douzaine de rapports sur 68 communautés examinées s’intéressaient peu ou prou à l’apport de la mémoire (Roy, 2021, p. 14-15). Il en a résulté une caractérisation de la vitalité mémorielle se déployant sur deux plans : les domaines dans lesquels elle s’exprime et les caractéristiques générales de son expression.

En ce qui a trait aux domaines d’expression, la vitalité mémorielle se manifeste dans trois ensembles de composantes dont l’identification servira, in fine, à qualifier la vitalité mémorielle. Le premier groupe concerne le paysage culturel, qui comprend les éléments associés aux traces du passé dans le paysage de la communauté. Ces manifestations mémorielles dans le paysage peuvent être héritées du passé, comme dans le cas du patrimoine bâti, ou résulter d’aménagements contemporains, comme c’est le cas pour les repères commémoratifs. Dans cet ensemble se trouvent, par exemple, les bâtiments ou les aménagements du paysage, les désignations toponymiques, les monuments et plaques commémoratifs, l’art public commémoratif ou les dispositifs d’interprétation in situ. Y est associé tout ce qui soutient cette dynamique patrimoniale, dont les associations de défense du patrimoine bâti.

Un second ensemble regroupe les éléments associés à l’histoire, qui incorpore la recherche historique et le discours sur le passé sous toutes ses formes. Cela comprend d’abord les oeuvres d’histoire, tant monographies, synthèses que revues d’histoire, qu’elles soient le fruit d’universitaires ou de citoyens. On y trouve aussi les autres composantes du patrimoine (mobilier, documentaire et immatériel) et leur mise en valeur par des expositions, ainsi que les institutions qui réalisent celles-ci. On y trouve également peu ou prou d’institutions culturelles vouées ou contribuant à la conservation de cette mémoire par des collections d’archives ou muséales, par exemple. Cela comprend également les sociabilités qui contribuent à l’actualisation du passé, que ce soit par la participation à des organisations telles que des sociétés historiques ou des groupes de danse traditionnelle, ou encore à des activités à caractère historique ou commémoratif, dont des célébrations d’anniversaire.

Enfin, le dernier ensemble de composantes de la vitalité mémorielle concerne la production culturelle et englobe les différents rappels du passé dans les oeuvres et performances artistiques. Il inclut les institutions ou les associations qui valorisent ces éléments de la culture ou qui y donnent accès, qu’il s’agisse de bibliothèques ou encore de réseaux ou d’associations littéraires ou artistiques. Il comprend également les activités à caractère culturel comme les festivals et autres manifestations qui présentent, en tout ou en partie, un rappel du passé.

Il faut par la suite caractériser cette vitalité. Selon les observations faites jusqu’ici, on peut relever six attributs qui permettent de qualifier et de déterminer la force d’expression de cette mémoire. Il s’agit de :

  • La multiplicité des manifestations mémorielles : On peut parler de multiplicité lorsque des activités mémorielles se manifestent sous diverses formes et abordent de multiples sujets au sein et à l’extérieur de la communauté. En somme, la multiplicité reflète la richesse du passé actualisé par divers moyens et abordant différents thèmes dans le présent d’une collectivité.

  • L’intensité de l’expression mémorielle : On peut considérer l’intensité comme une caractéristique lorsque des activités ou des expressions de mémoire sur un sujet particulier se manifestent de diverses façons et produisent un effet de réverbération. Ce peut être, par exemple, un festival avec une exposition et la publication d’un ouvrage.

  • La diversité des expressions de mémoire : La diversité se remarque lorsque la mémoire collective d’une communauté témoigne de la diversité (provenance ethnique, groupes sociaux, etc.) au sein de la communauté.

  • L’ouverture ou fermeture sur l’avenir : Le regard sur la mémoire est souvent coloré par le regard que l’on porte sur le devenir de la communauté. Ce trait se retrouve lorsque des expressions de mémoire traduisent des perspectives différenciées du devenir de la communauté, qui peuvent être plus ou moins fermées – ou ouvertes – sur l’avenir.

  • Le partage de l’héritage : Il s’agit de l’adhésion ou de la connaissance de cet héritage partagé. Cette reconnaissance symbolique est le fait de la communauté elle-même, mais aussi de la majorité dans laquelle elle évolue.

  • Le niveau de vitalité mémorielle : Les caractéristiques ci-haut permettent, en fin de compte, de définir un niveau de vitalité mémorielle, allant de faible à fort, permettant ainsi de comparer les différentes communautés et d’identifier les meilleures pratiques.

En somme, pour appréhender globalement la mémoire d’une communauté, il faut d’abord s’appuyer sur un ensemble de définitions qui permettent de distinguer les apports des uns et des autres. La vitalité mémorielle d’une communauté se manifeste dans un ensemble de domaines de la vie de société et comporte un certain nombre de caractéristiques.

4. Conclusion

Étant donné que très peu d’études s’interrogeaient sur l’apport du patrimoine et de la mémoire à la vitalité des CLOSM, nous avons démontré l’importance de son intégration dans la réflexion future sur cette vitalité. Certes, tout n’a pas été dit, loin s’en faut. En effet, une étude sur le terrain qui adopterait une approche multidisciplinaire de la mémoire en y intégrant les apports de plusieurs disciplines, notamment la géographie, l’histoire, la littérature, la sociologie et les sciences politiques, devrait permettre sans aucun doute de valider et d’enrichir ce concept inédit[6].

En effet, si la vitalité des CLOSM ne peut se résumer qu’à la dimension ethnolinguistique, les élargissements subséquents du concept aux dimensions institutionnelle, territoriale et artistique n’ont pas davantage fait de place à la nécessaire inscription des CLOSM dans le temps. En ce sens, le concept de la vitalité mémorielle est une contribution aux débats théoriques et scientifiques sur ce qu’est la vitalité ainsi que la manière de la mesurer.

Le concept est également novateur par son approche englobante de la mémoire. En abordant les multiples manifestations de la mémoire comme un ensemble écosystémique de références au passé qui permet à la communauté de s’inscrire dans le temps, le concept de vitalité mémorielle favorise la prise en compte de l’ensemble des interactions liées à la mémoire du groupe. Une telle approche sociétale de l’historicité, une démarche novatrice dans les études de la mémoire, est d’intérêt non seulement pour développer un nouveau cadre d’analyse qui permette de mieux comprendre le développement des CLOSM, mais également pour comprendre, pour toute communauté, comment la mémoire joue un rôle marquant dans son devenir.

Bref, un chantier qui mérite d’être poursuivi.