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En 2022, la moitié de la population mondiale souffre déjà des conséquences du changement climatique (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat, 2022). Dans ce contexte, il est attendu des organisations qu’elles contribuent à un capitalisme responsable et s’engagent dans une transition vers un nouveau monde (Henderson, 2020; Nooyi & Govindarajan, 2020). Bien que la responsabilité sociale des entreprises (RSE) soit désormais ancrée dans la pensée dominante (Hervieux & M’Zali, 2021), les actions mises en place dans ce cadre ont leurs limites (Burger-Helmchen & Siegel, 2020), car selon Nooyi et Govindarajan (2020), cette transition reste complexe. En effet, il ne s’agit plus seulement de maximiser le profit pour les actionnaires (Friedman, 1970), ou de maintenir sa compétitivité grâce à l’innovation (Christensen, 1997; Porter & Ketels, 2003). De plus en plus de chercheurs déclarent que les organisations doivent prendre en compte leur responsabilité face aux défis mondiaux (Gond et al., 2022; Hervieux & M’Zali, 2021). Dans la suite de ce papier, nous considérons les défis mondiaux comme les problèmes et les obstacles majeurs qui affectent l’ensemble de la planète, dépassent les frontières nationales et nécessitent une action collective à l’échelle mondiale pour être résolus. Dans cette optique, les Nations Unies (2015) ont défini 17 objectifs de développement durable – dont chacun d’entre eux répond à un de ces défis mondiaux. Dans cette optique, nous comprenons par le terme de ‘transition’ le virage stratégique d’une organisation existante vers une stratégie durable orientée vers le long terme et qui lui permette d’assumer sa responsabilité face à ces défis au coeur de son activité économique. En effet, une nouvelle structure qui est créée ex nihilo peut s’appuyer sur un modèle économique qui répond dès le départ à ces nouvelles contraintes et opportunités. En revanche, cette transition est plus difficile pour les organisations déjà existantes (Nooyi & Govindarajan, 2020). Sachant que les effets néfastes du changement climatique représentent une réelle menace à envergure internationale (IPCC, 2022), les organisations partout dans le monde doivent s’adapter afin de maintenir leur activité dans le temps.

L’ensemble de ces éléments nous amènent à nous intéresser à la théorie des capacités dynamiques car celle-ci étudie les capacités d’une organisation à mobiliser et reconfigurer ses propres compétences pour répondre via l’adaptation ou encore l’innovation efficacement aux changements de l’environnement, notamment liés aux opportunités et menaces présentes à l’échelle internationale (Teece, 2007, 2018). Ainsi, nous formulons la question de recherche suivante : comment mobiliser les capacités dynamiques d’une organisation pour assurer sa transition face aux défis mondiaux ?

Dans un premier temps, définirons la théorie des capacités dynamiques pour réaliser cette transition en développant trois domaines de compétences qui ont été mis en avant par Ullah et al. (2021) comme déterminants de réussite des organisations de nos jours : (i) la performance financière – nécessaire pour mener des investissements – (ii) l’innovation – essentielle pour se démarquer face à la concurrence – et (iii) la responsabilité sociale – qui vise à apporter une réponse aux défis mondiaux. Par la suite, nous présenterons notre méthodologie de recherche. Compte tenu du caractère international du sujet, nous optons pour un échantillon d’organisations européen. Dans le cadre d’une étude qualitative, nous avons mené 82 entretiens dans 16 organisations en France, en Allemagne et en Suisse. La troisième partie résume les déclencheurs et les mécanismes identifiés qui facilitent la mobilisation de ces capacités dynamiques. Enfin, dans la discussion, nous mettons en avant le rôle clé des dirigeants et leur courage managérial, ainsi que la nécessité d’une démarche collective et de placer l’humain au coeur de la transition.

Revue de la littérature

L’accélération et l’étendue des crises mondiales montrent la fragilité de nos organisations, et le sentiment d’urgence exerce une pression accrue sur elles (Forest & Vievard, 2019; Hatchuel et al., 2021). Cette pression est apparue dès les années 1970 après les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. La tendance, à ce moment, était de se concentrer uniquement sur le rendement financier des organisations à court terme (Govindarajan, 1980). Au vu des crises actuelles, cette mesure limitée de la performance est considérée comme dépassée et excessivement simpliste (Berland et al., 2019). Les outils de gestion stratégique proposés actuellement aux managers ne délaissent pas les aspects financiers, mais suggèrent d’y inclure d’autres dimensions (Burger-Helmchen & Raedersdorf, 2018). Ceci nous amène au concept de performance globale qui permet une existence long terme aux organisations (Quairel-Lanoizelée & Capron, 2004).

Une stratégie qui s’appuie sur la performance globale

L’approche par la performance globale a émergé à la fin des années 1990 (Quairel-Lanoizelée & Capron, 2004; Renaud & Berland, 2007). Ce concept croise les aspects économiques avec la prise en compte d’une responsabilité sociale des entreprises. Ceci implique une perspective multidimensionnelle dans laquelle trois dimensions spécifiques – économique, sociale et environnementale – sont considérées simultanément. Cette approche a conduit la Commission européenne (2011) à définir la RSE comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société ». Historiquement, la vision européenne telle qu’elle avait été prononcé en 2001 (European Commission, 2001) prônait une intégration volontaire de cette responsabilité. L’approche anglo-saxonne, quant à elle, s’appuie davantage sur la responsabilité des entreprises pour des raisons éthiques (Quairel-Lanoizelée & Capron, 2004). Selon Capron (2009), il s’agit ici d’actions philanthropiques ou encore de mécénat. Elles se placent comme correctrices et réparatrices des dommages causés par l’activité économique. La vision de la Commission européenne, quant à elle, suppose le lien positif entre performance sociale et performance économique. Ainsi, les démarches permettent d’optimiser l’image de marque en répondant aux attentes des parties prenantes (Capron, 2009). Ces deux conceptions différentes sont liées aux cultures différentes des deux zones géographiques (Capron, 2006). Par contre, indépendamment des deux approches, Renaud et Berland (2007) se demandent si une telle performance globale ne serait pas un mythe ou une utopie. Ces critiques traduisent les systèmes complexes dans lesquels les organisations évoluent, ce qui met en avant la nécessité de s’adapter et donc d’innover (Bollinger et al., 2023; Héraud et al., 2019; Raedersdorf - Bollinger, 2019).

L’innovation et la RSE pour assurer une existence à long terme

De nombreuses recherches ont montré que l’investissement des organisations dans leur responsabilité sociale crée un avantage compétitif à long terme grâce à l’impact positif sur la performance (Achi et al., 2022; Bocquet et al., 2017; Lu et al., 2020). Cela provient du fait que la RSE renforce le dialogue entre les parties prenantes de l’organisation, lui permettant d’appréhender plus facilement les changements de son environnement (Lu et al., 2020; Szostak & Boughzala, 2021).

Plusieurs recherches mettent également en avant le lien positif entre la RSE et la capacité d’une organisation à innover (Bocquet et al., 2017; García-Piqueres & García-Ramos, 2020). D’un côté, la RSE facilite l’innovation en créant une contrainte qui stimule la génération de solutions innovantes (p. ex. Gangopadhyay & Homroy, 2023). D’un autre côté, l’innovation donne des solutions pour répondre aux défis sociaux et environnementaux et donc permet à l’organisation d’assumer sa responsabilité vis-à-vis de la société (Neukam & Bollinger, 2022; Szostak & Boughzala, 2021). Cette interrelation est d’autant plus intéressante dans la mesure où l’innovation elle-même assure à une organisation son existence dans le temps (Fagerberg et al., 2005) car, comme la RSE, l’innovation permet de faire face aux enjeux de notre société (Héraud et al., 2019). Elle a donc une importance significative dans la stratégie des organisations, car elle assure leur compétitivité, leurs parts de marché et leur croissance (Porter & Ketels, 2003).

Toutefois, l’innovation et notamment l’innovation technologique ont aussi une face sombre (Coad et al., 2021) et ses conséquences peuvent avoir des impacts néfastes sur la société (Brooks, 2015), les individus (Senín-Calderón et al., 2020) ou l’environnement (Kuppelwieser et al., 2019). Il en résulte que, selon Neukam et Bollinger (2022), s’appuyer exclusivement sur l’innovation et le développement technologique n’est pas suffisant pour assurer la pérennité de l’organisation. Ces auteurs mettent en avant que les deux aspects, l’innovation et la RSE, doivent être réunis pour réellement répondre aux attentes de la société. Ce virage organisationnel requiert alors de forts investissements et une modification des routines organisationnelles (Nooyi & Govindarajan, 2020). Mais la RSE reste complexe (Hervieux & M’Zali, 2021) et ces engagements ne se font pas sans difficultés (Nooyi & Govindarajan, 2020). Comme les organisations devront alors redéfinir leur modèle économique, s’adapter et se réinventer en fonction des opportunités et menaces de l’environnement, nous nous focaliserons par la suite sur la théorie des capacités dynamiques pour mener à bien ce changement organisationnel (Teece, 2007; Teece et al., 1997).

S’appuyer sur ses capacités dynamiques pour mener la transition

Plusieurs auteurs se sont servis des capacités dynamiques pour analyser comment mettre en phase la RSE et la performance de l’organisation (p.ex. Achi et al., 2022; Wu et al., 2014). Comme évoqué plus haut, les organisations sont confrontées à des défis environnementaux de plus en plus importants et leur survie dépend donc de la construction de capacités pour maintenir leur avantage compétitif (Marrucci et al., 2022). Nous nous référons ici plus spécifiquement à l’approche par les capacités dynamiques, qui, selon Teece et al. (1997, p. 516), sont décrites comme « la capacité de l’entreprise à intégrer, développer et reconfigurer ses compétences internes et externes pour faire face à un environnement qui change rapidement[1] ». Cela représente donc la capacité à transformer l’organisation continuellement pour assurer sa pérennité (Burger-Helmchen & Frank, 2011). Selon Teece (2007), ce changement nécessite trois volets spécifiques : (i) pressentir les opportunités et menaces venant du changement de l’environnement externe (sense and shape), (ii) saisir des opportunités (seize) ainsi que (iii) ré-modéliser sa base de ressources tangibles et intangibles (reconfiguration). Selon Helfat et Peteraf (2009), les capacités dynamiques ne sont pas acquises éternellement pour l’organisation et peuvent se perdre dans le temps, si elles ne sont pas mobilisées.

Wu et al. (2014) et, plus tard, Achi et al. (2022) appliquent les capacités dynamiques à la RSE pour mieux comprendre comment les organisations peuvent répondre aux nouvelles exigences externes pour assurer leur avantage compétitif. Selon Wu et al. (2014), l’objectif devrait être de trouver l’équilibre entre le bien-être public et les intérêts des organisations. Achi et al. (2022), quant à eux, se limitent à la dimension environnementale de la RSE et demandent plus de recherche qualitative pour comprendre les interrelations entre la RSE, l’innovation et la performance de l’organisation. Nous souhaitons continuer dans cette direction en considérant la RSE dans son intégralité. En nous inspirant des travaux de Bollinger et Neukam (2021) et Ullah et al. (2021), nous formulons trois domaines de compétences dans lesquels les capacités dynamiques s’expriment pour réussir la transition : (i) la performance financière (ii) l’innovation et (iii) la RSE. La figure 1 résume notre revue de littérature, montre ces trois domaines de compétences ainsi que leurs liens réciproques.

Cette figure illustre qu’en fonction du degré d’innovation, les projets innovants ne sont pas sans risques et une organisation doit prendre la décision très tôt dans le processus d’investir (ou non) dans un projet sans avoir toutes les informations disponibles (Reinertsen, 1999). Il en résulte qu’une trésorerie stable résultant d’une bonne santé financière est cruciale pour absorber les risques liés à l’incertitude et l’éventuel échec d’un projet d’innovation (Belin & Guille, 2004; Ullah et al., 2021). En outre, l’approche de la performance globale souligne le lien fort entre le volet financier et social (Elkington, 1997). Il s’agit ici d’un lien réciproque car d’un côté, la performance financière permet des actions sociales et, en même temps, la responsabilité sociale favorise la performance financière en garantissant une stabilité sur le long terme (Sahut et al., 2018; Ziolo et al., 2021). Cet axe de responsabilité sociale accroît également le potentiel d’innovation en étant une contrainte stimulante et assurant du capital humain durablement (Gangopadhyay & Homroy, 2023; Massaro et al., 2020). L’innovation, quant à elle, soutient la performance financière par la création des avantages compétitifs (Bouchard & Bos, 2006; Hamel & Pavillet, 2012). Enfin, l’innovation a le potentiel de répondre aux enjeux globaux et sociétaux, sous condition que la technologie est utilisée dans ce sens (Pappas et al., 2018; Ullah et al., 2021). Ce sont ces liens entre les trois domaines de compétences qui représentent la possibilité pour les capacités dynamiques de s’exprimer et de remodeler l’organisation.

Si l’approche des capacités dynamiques en lien avec la RSE a été utilisée auparavant, nous nous interrogeons sur la façon dont une organisation peut concrètement s’en servir pour mener la transition telle que décrite par Noory et Govindarajan (2020). En passant par les trois activités du sensing, seizing et reconfiguring, nous nous intéressons aux mécanismes qui mobilisent les trois domaines de compétences identifiées. Cela nous amène à notre question de recherche : comment mobiliser les capacités dynamiques d’une organisation pour assurer sa transition face aux défis mondiaux ?

Figure 1

Les trois domaines de compétences permettant l’expression des capacités dynamiques

Les trois domaines de compétences permettant l’expression des capacités dynamiques

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Dans la partie suivante, nous exposerons notre méthodologie qui s’appuie sur une étude de cas multiples pour répondre à cette question.

Méthodologie

Nous suivons l’appel d’Achi et al. (2022) qui demandent plus de recherches qualitatives au sujet de la RSE en phase avec l’innovation pour mieux comprendre les liens entre ces concepts. De plus, nous abordons notre question de recherche sous l’angle des capacités dynamiques. Selon Teece (2018, p. 41), les activités du sensing, seizing et reconfiguring sont des capacités « de premier ordre […] sur lesquelles le top-management doit (ou devrait) mettre le focus »[2]. Il en résulte que nous nous concentrons principalement sur le niveau de la haute direction des organisations. En même temps, Eisenhardt et Martin (2000) ainsi que Burger-Helmchen et Frank (2011) soulignent que les capacités dynamiques ont des facteurs communs importants entre les organisations qui permettent de formuler de bonnes pratiques similaires dans les positions des organisations. Même si d’autres facteurs organisationnels impactent l’application concrète de ces capacités, il est possible d’en extraire des points communs généralisables. Nous avons alors choisi une étude de cas multiples et proposons de brosser un portrait de ces organisations à un niveau macro pour identifier ces facteurs communs.

Design de la recherche

Pour notre collecte de données, nous nous appuyons sur une étude de cas multiples (Yin, 2003). En effet, les études de cas fournissent suffisamment de données pour capturer l’ensemble de la réalité organisationnelle (Eisenhardt, 1989). Ainsi, à l’instar des travaux de Meyssonier (2015), Dangereux et al. (2017) ou encore Bollinger (2020), nous avons opté pour un travail en coupe. C’est une alternative aux études longitudinales « très chronophages, aléatoires et illustratives mais peu probantes » (Meyssonnier, 2015, p. 59) et aux études quantitatives « riches en nombre mais parfois pauvres en contenu » (Dangereux et al., 2017, p. 180). Cette approche permet d’apporter des éléments qualitatifs et contextuels, souvent nécessaires à la bonne compréhension de certains choix ou pratiques. Nous avons ainsi mené 82 entretiens dans 16 organisations sur la période de juin 2020 à août 2022 (tableau 1). Ces organisations sont basées en Allemagne, en Suisse et en France. Comme la littérature distingue une vision anglo-saxonne et une vision européenne quant à la RSE, cela nous a amenés à nous focaliser sur une seule zone géographique et, donc, des pays d’Europe continentale. Le tableau suivant présente les cas étudiés, leur profil et les entretiens menées.

Nous avons une variété d’organisations tant du point de vue du secteur d’activité que du chiffre d’affaires. Nous avons principalement ciblé des personnes occupant des fonctions à responsabilités, mais dans certains cas, nous avons saisi l’opportunité d’enrichir nos données avec des entretiens supplémentaires pour mieux comprendre la perception de ces trois domaines de compétences par les employés. Le tableau 2 présente les entretiens menés selon leur fonction.

Les entretiens s’appuient sur un guide d’entretien semi-structuré pour comprendre la réalité organisationnelle telle que perçue par les acteurs (Hartwell et al., 2019). Lors de ces échanges, nous avons également collecté des documents pertinents pour comprendre les facteurs de la transition (tableaux de bord, comptes rendus de réunions, planning, présentations des projets, etc.) et des données secondaires (coupures de presse, rapports d’activité, sites internet, communications internes et externes). Des observations et des visites des locaux ont également été incluses dans nos données. Tous les entretiens ont été enregistrés et transcrits à l’aide du logiciel NVIVO. Le tableau 3 propose un aperçu de la grille d’entretien utilisée. En nous appuyant sur la revue de littérature, nous avons questionné les personnes sur les trois domaines de compétences pour comprendre leur rôle dans l’expression des capacités dynamiques et la conduite de la transition.

Analyse des données

Dans un premier temps, nous avons créé des rapports d’études individuels pour chaque organisation, dans lesquels nous avons analysé leurs activités au regard des trois domaines de compétences et leur rôle dans de la transition. Dans un second temps, nous avons effectué une analyse croisée des cas avec un processus de codage commun afin d’identifier les mécanismes sous-jacents pour ces capacités. Afin d’analyser les données collectées, nous avons opté pour une méthode d’analyse de contenu thématique avec un type de codage générique (Miles et al., 2003) sur des unités de groupe de mots. Le tableau 4 présente notre grille de codage qui distingue les catégories principales et secondaires.

Tableau 1

Présentation des cas étudiés et des entretiens menés

Présentation des cas étudiés et des entretiens menés

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Tableau 2

Présentation des entretiens menés par département

Présentation des entretiens menés par département

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Tableau 3

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Tableau 4

Tableau de codage

Tableau de codage

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Résultats

Dans cette partie, nous exposons nos données collectées dans les 16 organisations. D’abord, nous nous intéressons à l’origine de la démarche de la transition, l’élément qui a poussé l’organisation à identifier la menace venant des défis mondiaux (sensing). Ensuite, nous mettons en avant que la manière d’engager les ressources pour aborder la transition (seizing) est différente dans chaque organisation, ce qui nous amène à les classer selon trois scénarii. Enfin, nous présentons une vue d’ensemble des mécanismes identifiés dans les organisations qui favorisent, selon eux, les capacités dynamiques nécessaires pour aligner la structure organisationnelle avec ce changement et, donc, de redéfinir leur modèle économique (reconfiguring).

Le ‘sensing’ de la transition

Nous constatons que l’élément déclencheur du processus de transition dans les organisations étudiées varie considérablement. Certains cas (WATER, CARE, FLUID, DATA) sont des organisations familiales avec une culture importante et des valeurs fortes imprégnées par la famille fondatrice. Les valeurs de ces organisations familiales jouent un rôle important dans la démarche de transition. Nous observons qu’elles ont toutes un engagement à le long terme et une vision générationnelle. Cette vision les amène à identifier les menaces résultant des défis mondiaux tels que le changement climatique, les ressources limitées, les inégalités croissantes, etc. En effet, ces acteurs se définissent comme acteurs de la société au sens large : « On est une collectivité ou une communauté de gens. […] On a envie de travailler correctement, d’être correctement insérés dans la société donc on a envie de suivre ce mouvement général qui nous semble pertinent » (INT04). Elles sont conscientes de leur impact sur l’environnement, les employés, les clients et les parties prenantes. Les quatre entreprises analysées ont un lien fort avec leur patrimoine et leur histoire. Les valeurs qui en découlent ne sont initialement pas consciemment ciblées vers les défis mondiaux. Les actions ont été structurées, au fur à mesure du temps, pour réellement s’insérer dans la transition, soit par un personnel dédié à la démarche, soit par la création d’une fondation. Comme l’explique un interlocuteur de DATA : « Il y avait plein d’actions, mais rien n’était structuré. Depuis deux années, on a commencé à organiser, à structurer notre démarche RSE et on l’a mis sur trois piliers : le pilier humain, le pilier numérique responsable et puis l’environnement » (INT05).

D’autres organisations se mettent en route en réponse à des crises externes ou internes (SERVER, GOOD, MOBI, CHOCO). La Covid a été citée comme élément déclencheur dans une des organisations et les trois autres indiquent que ce sont des difficultés internes qui les ont poussés à remettre en question leur façon de faire. Cette remise en question était systématiquement accompagnée d’un changement de direction dans ces organisations. Le changement de direction a d’ailleurs été mis en avant comme démarrage de la transition dans 8 des 16 organisations, même si, dans les organisations HANDI, PARA, CABLO, INDUS et IMP, cela n’a pas été la conséquence d’une crise interne.

Seules trois des organisations observées s’inscrivent consciemment dans cette transition dès leur création pour répondre aux défis mondiaux (BIO, TRANSFO, TRANSI). Par exemple, le fondateur de BIO explique :

J’étais en quête de sens, je me demandais comment on peut faire du bien aux gens. […] Et puis j’ai quitté en 2001 2002 [employeur précédent] et j’ai commencé à travailler sur ce projet-là en me disant ‘Je peux créer une entreprise aussi, mais en commerce équitable’ […] La mission principale c’est d’être un acteur du commerce équitable, c’est d’appuyer et d’aider un maximum les familles de petits producteurs à accéder à des marchés plus rémunérateurs pour pouvoir vivre dignement de leur travail (INT01).

Le ‘seizing’ de la transition

En regardant de plus près nos 16 organisations, nous constatons que le domaine de compétences principales qui coordonne le processus de transition n’est pas systématiquement le même dans toutes les organisations. Dans 7 cas, la capacité à assumer la responsabilité sociale était en effet le fil rouge de la transition. Par contre, nous avons observé que, dans 5 des autres organisations, il s’agit de la performance financière et pour 4 la capacité à innover. Le tableau 5 classe les cas selon cette compétence principale avec les verbatim correspondants.

Tableau 5

Le ‘Seizing’ de la transition

Le ‘Seizing’ de la transition

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Ces résultats soulignent qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’aborder la transition (seizing). Il est possible de s’appuyer en premier lieu sur l’une des trois compétences et non uniquement sur la capacité à assumer sa responsabilité sociale comme on pourrait le supposer. Par contre, une fois que le processus de transition a démarré, il est nécessaire d’aligner, de renforcer et de combiner ces trois compétences pour arriver à la configuration d’un nouveau modèle économique qui réponde aux défis mondiaux. Ainsi, nous nous intéresserons par la suite plus particulièrement aux mécanismes sous-jacents qui permettent, sur la base des trois domaines de compétences identifiés, d’exprimer les capacités dynamiques en faveur de la transition (reconfiguring).

Le ‘reconfiguring’ : les mécanismes de la transition

En appliquant une analyse transversale, nous avons identifié plusieurs mécanismes pour chacun des trois domaines de compétences. Ces compétences constituent les catégories principales de notre codage. Par la suite, nous présentons ces mécanismes (issue des catégories secondaires) pour chacun des trois domaines de compétences.

La performance financière

Au sujet de la performance financière, la figure 2 montre la place importante qu’accordent nos interlocuteurs à l’humain et son lien avec cette performance

Figure 2

Résultats du codage : Performance financière

Résultats du codage : Performance financière

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Cela a été exprimé aussi bien par le lien positif entre la motivation des salariés et la performance globale de l’organisation que par une écoute renforcée des attentes des parties prenantes externes comme les clients ou les fournisseurs : « Aujourd’hui, quatre cinquièmes de nos clients sont nouveaux, mais c’est vraiment des consommateurs qui veulent donner du sens à leurs achats, qui veulent savoir d’où ça vient, comment c’est fabriqué, par qui c’est fabriqué… » (INT43). Plusieurs acteurs nous confirment que la performance financière n’est pas destinée à enrichir des actionnaires externes, mais à assurer la pérennité de l’activité dans le temps, car « pour survivre dans les crises, il faut avoir une trésorerie stable » (INT02). Ainsi, le résultat est considéré comme un moyen d’investir dans de nouveaux projets en faisant avancer la société, de répondre à des besoins clients ou encore d’assurer une indépendance financière. Comme l’explique le dirigeant de INDUS : « Ce projet [faire du profit], finalement, c’était le prix de ma liberté de bien dormir la nuit et le prix de pouvoir continuer à investir et de pouvoir faire ce que je voulais » (INT39).

Ces deux mécanismes, stabilité et indépendance, permettent à nos organisations d’être résilientes face aux crises et de donner des perspectives à long terme aux collaborateurs. Pour certaines organisations il a également été relevé la facilité de lever des fonds externes avec des arguments en phase avec la RSE. Le dirigeant MOBI explique :

On a réussi à boucler les fonds dont on avait besoin pour relancer [MOBI], car on a eu le soutien de tous les acteurs de la région, de la communauté [locale], qui nous ont accompagnés et qui ont garanti 95 % de nos emprunts bancaires. Ils ne l’auraient jamais fait s’ils n’avaient pas perçu l’impact positif du projet sur les enjeux sociaux. Ils l’ont fait justement parce qu’on avait ça au coeur (INT43).

Cela est également cohérent avec le dernier mécanisme qui souligne l’attraction de nouveaux clients en répondant à leurs besoins évolutifs.

L’innovation

L’innovation, quant à elle, a été facilitée par des dirigeants qui avaient le courage de renverser les paradigmes actuels (Figure 3).

Ce qui est décrit par un de nos interlocuteurs comme « la chasse aux idées reçues » (INT03) a été mis en avant comme mécanisme qui libère la créativité des équipes. Plusieurs interlocuteurs soulignent ce rôle crucial des dirigeants, car ils sont tenus de donner un cadre dans lequel ils souhaitent que cette transition puisse avoir lieu : « La première raison pour laquelle on s’engage en RSE, c’est que cela fait partie de la stratégie de l’entreprise et, donc, de [dirigeant]. » (INT05) Les dirigeants doivent également donner du sens à la transition. Celle-ci n’attire pas seulement des compétences, mais donne aussi du sens aux équipes, ce qui leur facilite la prise de décision de manière autonome : « L’important, pour moi [dirigeant], c’est de donner du sens. Comment donne-t-on du sens aux salariés ? C’est en leur disant que ‘moi, je ne sais pas comment faire les choses’. Moi, mon rôle en tant que dirigeant, c’est vous expliquer pourquoi il faut que les choses progressent et dans quelle direction il faut progresser » (INT03).

Un autre mécanisme qui a été relevé était l’aspect collectif de la démarche. En effet, un dirigeant seul ne peut pas mener la transition. Cette démarche collective a aussi bien un volet externe qu’interne. D’un point de vue externe, nos interlocuteurs soulignent l’importance de renforcer la collaboration avec les partenaires externes pour accéder, in fine, à des moyens plus intéressants : « J’essaie d’évangéliser même nos concurrents, car plus d’entreprises parlant le même langage, plus on a une influence sur nos consommateurs, nos partenaires pour adhérer à la démarche » (INT20). En interne, ce mécanisme est également nécessaire pour fédérer les équipes autour d’un projet commun ainsi que pour créer une culture organisationnelle qui canalise les efforts d’innovation vers un but commun : « [Les équipes] sont fières de pouvoir participer à la réinvention de produits et aussi d’un secteur autour de pratiques qui sont plus responsables et plus vertueuses. Et ils sont contents de pouvoir participer à ça. Et donc ils acceptent le changement. Il est d’autant mieux accepté que le sens est très clair, que la mission est claire. » (INT43)

Figure 3

Résultats du codage : Innovation

Résultats du codage : Innovation

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Le dernier mécanisme est à nouveau la place de l’humain : « L’innovation est notre ADN. […] Transposer [des technologies] au médico-social, cela a bien étonné les gens. […] Mon but n’est pas d’avoir moins d’humains chez nous, mais que tout l’humain puisse se consacrer aux humains et non pas à des tâches autres » (INT21). Plusieurs organisations ont témoigné que pour innover, il sera nécessaire d’avoir des équipes motivées, fédérées et alignées en termes de valeurs. Ainsi, certains acteurs ont mis en avant le bien-être des salariés en priorité avant de s’intéresser à d’autres indicateurs de performance : « L’innovation n’est pas faite pour pointer et partir, c’est un investissement personnel. Il faut s’intéresser, se passionner, être curieux, s’investir et faire preuve d’initiative. Si on n’a pas d’initiative personnelle, ce sera psychologiquement assez compliqué » (INT52). De plus, il a été souligné l’importance de mettre suffisamment de moyens à la disposition des équipes, les motiver par l’autonomie ainsi que de valoriser les compétences humaines pour les projets complexes : « On donne de l’espace aux gens en termes de matériel, d’outils intéressants, avec des missions intéressants » (INT02).

La responsabilité sociale des entreprises

Enfin, les mécanismes pour la RSE sont illustrés en figure 4.

Figure 4

Résultats du codage : Responsabilité sociale

Résultats du codage : Responsabilité sociale

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Nous y retrouvons plusieurs mécanismes qui sont en commun avec les deux autres compétences : la place de l’humain au centre, la démarche collective ainsi que le rôle du dirigeant. Leur articulation est légèrement différente par contre, car le mécanisme « placer l’humain au centre » demande ici le partage d’une philosophie commune, une valorisation de la richesse humaine ainsi que la confiance accordée aux équipes : « Il n’y a pas de ‘je’, mais que de ‘nous’ chez nous. On veut aller dans la même direction, mais pas individuellement » (INT68). Au sujet de la démarche collective, celle-ci est décrite ici plutôt par une sensibilisation de l’entourage de l’organisation à des démarches environnementales et sociales. Cela inclut les clients, les salariés, ainsi que les concurrents et fournisseurs : « Par nos gestes quotidiens, je pense qu’on peut impacter chez nos clients et faire en sorte qu’ils fassent un usage responsable du numérique » (INT04)

L’application des contraintes législatives a été également relevée comme mécanisme facilitant la démarche. Par exemple, notre interlocuteur chez IMP illustre :

[La loi] va obliger à avoir dans notre univers de la bureautique 20 % du matériel qui sera issu de l’économie circulaire. Après, le diable est dans les détails : qu’est-ce que ça veut dire un produit qui soit écologiquement responsable ? C’est là aussi où j’attends le législateur pour être beaucoup plus précis. […] En tout cas, mon travail [d’impulser l’économie circulaire] sera vraiment facilité le jour où ce sera devenu obligatoire

INT72

Au sujet du dirigeant, il a été témoigné qu’il a un rôle pivot dans la transition, car il est tenu de maintenir et assumer ses convictions même si cela se fait au détriment du profit à court terme. Par exemple, le dirigeant de l’organisation MOBI avait décidé de fermer l’intégralité de ses magasins le jour du Black Friday – le jour qui rapporte le plus de profits dans l’année aux organisations : « Il faut être prêt à renoncer et le questionnement du dirigeant est le rôle central dans l’opération [de la transition]. C’est une véritable transformation de l’entreprise et de son modèle. Et c’est forcément le dirigeant qui doit être la clé de voûte. » (INT43)

Quant au mécanisme « authenticité », plusieurs organisations ont témoigné qu’ils préfèrent mener des actions concrètes au lieu de communiquer sur ces engagements : « [WATER] fait des actions non pas pour communiquer, mais par conviction » (INT69).

Pour résumer, nous constatons que le mécanisme « placer l’humain au centre » se retrouve dans l’expression des capacités dynamiques des trois domaines de compétences. Il s’agit donc d’un mécanisme fondamental pour mener à bien la transition dans nos organisations. Deuxièmement, nous retrouvons la démarche collective ainsi que le rôle du dirigeant qui incite à l’action par un leadership affirmé comme mécanismes récurrents aussi bien dans nos trois compétences que dans plusieurs de nos cas. En même temps, nous avons identifié des mécanismes spécifiques pour chacune des trois compétences. En plus des trois mécanismes centraux, la mobilisation d’une raison d’être de l’entreprise permet de mieux innover. La création du sens et l’authenticité organisationnelle renforcent la responsabilité sociale. Et les efforts de garder l’indépendance financière, d’assurer une stabilité financière, de lever des fonds externes et d’attirer de nouveaux clients favorisent la performance financière. Dans l’ensemble, nous observons des facteurs communs pour aborder le sujet de la transition, mais nous avons également vu que les organisations ne l’abordent pas d’une manière uniforme.

Discussion

La prise de conscience de la nécessité d’une réelle transition s’accélère dans les organisations. Par exemple, la part des sociétés formalisant une démarche RSE assortie d’objectifs quantitatifs est passée de 41 % à 75 % entre 2016 et 2020 (EY France, 2020). Suite à notre étude, et, pour répondre à notre question de recherche, la figure 5 résume comment une organisation peut mener à bien cette transition. Cette figure s’inspire des travaux de Teece (2007) en mobilisant les capacités dynamiques pour assurer l’existence à long terme tout en répondant durablement aux défis mondiaux.

Par la suite, nous discutons ces trois volets des capacités dynamiques et, donc, le point de départ de la transition (sensing), la mise en route (seizing) en passant par les trois domaines de compétences clés, ainsi que les mécanismes centraux identifié pour renforcer ces derniers (reconfiguring).

L’identification des opportunités : le point de départ de la transition

Les capacités dynamiques mettent en avant le fait que, pour créer une performance à long terme, il est nécessaire d’identifier les menaces et les opportunités récurrentes (Teece, 2007). Dans nos cas, nous constatons que la transition n’est pas uniquement le résultat de la volonté de répondre aux défis mondiaux. La volonté de redynamiser une activité qui était en déclin ou un changement de direction sont aussi bien à l’origine de la démarche. Mais, indépendamment de la raison pour laquelle une organisation se lance, nos résultats suggèrent que les solutions mises en place pour faire face à une pression externe ou interne sont en phase avec l’objectif de la transition. La volonté d’assurer l’existence à long terme sous cette pression permet en même temps d’assumer la responsabilité de l’acteur face aux défis mondiaux. Cela laisse supposer que la transition est en elle-même l’opportunité pour une organisation de développer un modèle économique durable et, donc, de renforcer sa résilience. Elle permet de s’adapter et de se rétablir après des évènements perturbateurs. La mise en valeur d’une stratégie RSE devient donc le socle d’un nouvel avantage compétitif et contribue à un réel changement de paradigme.

Figure 5

Les capacités dynamiques pour mener la transition dans les organisations existantes

Les capacités dynamiques pour mener la transition dans les organisations existantes
Inspiré de Teece, 2007

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La mise en route de la transition : aligner les trois domaines de compétences

Teece (2007) explique que plusieurs approches sont envisageables pour engager les ressources au changement (seizing). Dans cette optique, notre étude montre que la façon de mener la transition n’est pas uniforme. Nos résultats suggèrent que les domaines de compétences liés à la RSE ou à l’innovation ne doivent pas obligatoirement représenter l’amorçage de la transition. En effet, nos résultats confirment que la performance financière peut également être un vecteur de la transition. Cela rejoint ainsi la notion de performance globale (Berland et al., 2019; Raedersdorf - Bollinger, 2019). Nous allons à l’encontre de l’image négative que nous pouvons avoir d’une organisation qui met en avant sa performance financière. Elle reflète les enjeux de dépasser une vision court-termiste, héritage d’une financiarisation des organisations (Friedman, 1970). Dans la mesure où les retombées positives de la RSE n’apparaissent que sur le long terme, ceux-ci sont difficilement mesurables à court terme (Gollier, 2019). Les organisations sont donc confrontées à un dilemme du rapport au temps : favoriser aujourd’hui le profit facilement mesurable ou répondre aux défis mondiaux, ce qui correspond à des problématiques de long terme qu’aucune fonction dans l’organisation n’a coutume à gérer. Toutefois, nos résultats s’alignent avec Henderson (2020) qui affirme qu’une organisation peut tout à fait être responsable et profitable sans avoir à choisir entre les deux. En prenant en compte les défis mondiaux, nos résultats montrent que les organisations engagées dans la transition augmentent l’engagement de leurs collaborateurs (Bollinger & Neukam, 2023), améliorer leur réputation, et disposent d’un argument de recrutement face à un marché de l’emploi tendu. Notre étude complète cette image en soulignant la notion d’indépendance et de stabilité financière, deux mécanismes cruciaux pour assurer la performance financière dans la durée. Nos cas sont conscients qu’ils ont besoin d’une trésorerie pérenne pour maintenir leur activité dans le temps. En phase avec Henderson (2020), nos résultats semblent confirmer que la rentabilité est ainsi une condition nécessaire pour nos organisations, mais non suffisante pour leur survie à long terme. Il sera nécessaire de s’intéresser également aux deux autres domaines de compétences. Indépendamment de l’accent initial choisi entre la performance financière, l’innovation et la responsabilité sociale, l’organisation peut réussir la transition – sous condition qu’elle aligne et combine les trois domaines de compétences dans le temps.

La redéfinition du modèle économique : trois mécanismes centraux de la transition

Une fois que l’organisation est lancée dans la transition, il est question de renforcer systématiquement les domaines de compétences identifiés auparavant. A ce but, notre étude met en avant trois mécanismes centraux : placer l’humain au centre de l’attention, choisir une démarche collective et inciter à l’action par le rôle clé des dirigeants.

Premièrement, nos résultats montrent que la redéfinition du modèle économique (reconfiguring) nécessite de ‘placer l’humain au centre’ de la démarche. Ce mécanisme a été mis en avant par la plupart de nos organisations ce qui est en phase avec le questionnement récent dans la littérature autour de la raison d’être, des valeurs et la place de ‘l’Humain’ au centre des modèles économiques (Le Morlec, 2022). Pour compléter cette discussion, nous mettons en évidence que ce positionnement de l’humain varie pour chacun des trois domaines de compétences : pour la RSE, cela nécessite de répondre aux attentes de la société (Hamel, 2020), pour renforcer l’innovation, cela concerne l’attention accordé aux collaborateurs, leur bien-être et leur motivation (Bollinger & Neukam, 2021), tandis que, pour ce qui concerne la performance financière, cela implique des interactions renforcées avec les investisseurs et actionnaires externes (Gond et al., 2022).

Deuxièmement, plusieurs organisations de notre étude ont souligné qu’elles ne peuvent pas mener la transition seules pour répondre aux besoins sociétaux. Ainsi, les organisations de notre étude confirment la nécessité d’une collaboration étroite entre acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux (George et al., 2016). En effet, la législation a pris en compte les questions environnementales et sociales à partir de la loi Grenelle 1 et 2, transposée en droit français. Ces législations sont, certes, insuffisantes aujourd’hui (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat, 2022), mais en imposant cette contrainte, nos interlocuteurs soulignent le fait que cela rend leurs actions légitimes. La législation peut ainsi être perçue comme un facilitateur de la transition (p. ex. IMP) ou encore comme une contrainte favorisant l’innovation (p. ex. GOOD). Cela rejoint la littérature existante qui suggère que la législation peut être un vecteur pour nourrir l’innovation (Gangopadhyay & Homroy, 2023; Voegtlin & Scherer, 2017). À part ce support législatif, notre étude souligne l’implication multi-niveaux au sein de l’organisation, notamment l’importance de fédérer les équipes, les partenaires, ou même la concurrence. Ce mécanisme ‘choisir une démarche collective’ est ainsi en phase avec les travaux de Hsueh (2019) qui réclame cette mobilisation multiniveaux en intégrant le niveau micro (collaborateurs), méso (l’organisation et son environnement), et macro (régulations).

Troisièmement, notre travail montre également le rôle stratégique des dirigeants. Dans plusieurs cas, ce sont ces dirigeants qui portent la transition au travers de leur leadership affirmé et qui emmènent les collaborateurs avec eux dans cette démarche. Ce positionnement renvoie au concept de courage managérial qui pousse les managers à affronter les problèmes de front pour les résoudre, tout en générant des bénéfices pour l’organisation (Detert & Bruno, 2017). Notre étude s’aligne avec ce courage managérial et, plus spécifiquement, avec le courage d’agir mis en avant par Harbour et Kisfalvi (2014). Selon les auteurs, ce courage d’agir se manifeste dans des situations ambiguës dans lesquelles les dirigeants prennent une décision selon leurs convictions, même si cela risque d’avoir un impact négatif sur leur carrière personnelle. Autrement dit, c’est ce courage d’agir qui pousse les dirigeants à affronter des situations à haut risque, si cela vaut la peine à leurs yeux. Les dirigeants courageux d’agir vont donner un cadre et les directions vers ce changement ainsi que stimuler leurs équipes continuellement en ce sens. Ils sont prêts à assumer et maintenir leurs convictions et ce même si cela implique de renoncer au profit à court terme. De plus, ils sont amenés à convaincre les actionnaires de cette vision. Dans l’ensemble, cela permet de prendre le contre-pied d’une perspective fataliste comme peut l’être la situation climatique actuelle. Les dirigeants ont un rôle actif dans la transition en incitant à l’action sous contrainte de l’incertitude sur le résultat à court terme. Dans la plupart de nos cas, cela était en même temps accompagné d’une réflexion de fond sur la raison d’être de l’organisation.

Pour terminer, nos résultats sont en phase avec les travaux de Bocquet et al. (2017) qui mettent en avant que la prise en compte de la RSE ne doit pas représenter un axe isolé, mais faire partie intégrante de la stratégie de l’organisation. Nos résultats montrent que certaines des organisations qui s’engagent dans la transition ont une démarche volontaire, mais aussi souvent radicale. Elles s’appuient sur des actions concrètes tout en soulignant des convictions clairement affichées. La mobilisation des trois domaines de compétences facilite ainsi également le dialogue entre l’ensemble des parties prenantes de l’organisation.

Conclusion

Pour faire face aux défis mondiaux actuels, les organisations sont poussées à se transformer. Cette pression sur les modèles économiques (Nooyi & Govindarajan, 2020) provient de différentes sources : les collaborateurs (Bollinger & Neukam, 2023), la société (Hamel, 2020) et les investisseurs (Gond et al., 2022). Notre étude a formulé la question de recherche suivante : comment mobiliser les capacités dynamiques d’une organisation pour assurer sa transition face aux défis mondiaux ?

Nous proposons d’examiner les leviers à la disposition des organisations pour mener cette transition vers un nouveau modèle économique. Notre revue de littérature a ainsi défini trois domaines de compétences permettant l’expression des capacités dynamiques favorisant cette transition : (i) la performance financière (ii) l’innovation et (iii) la RSE.

À l’aide d’une étude exploratoire en coupe qui s’appuie sur 82 entretiens menés dans 16 organisations en Europe, nous avons mis en évidence que, certes, les points de départs de la transition peuvent être variés. Mais ils sont souvent accompagnés d’un changement de direction, ce qui met en avant le rôle clé des dirigeants dans cette transition. Ils insufflent cette énergie de transformation et dynamisent l’organisation. Aussi, nous avons vu que la performance financière peut elle-même être un facteur clé de la transition. Toutefois, nous avons observé que l’alignement des trois domaines de compétences est nécessaire pour créer réellement un avantage compétitif. En phase avec l’approche des capacités dynamiques, nous suggérons que ces trois domaines de compétences doivent être combinés pour créer un modèle économique résilient. Dans cet objectif, nous avons identifié les mécanismes qui permettent de renforcer ces trois domaines de compétences et, donc, d’exprimer les capacités dynamiques. À part des mécanismes spécifiques pour chacun des trois domaines de compétences, nous mettons notamment en avant la place de l’humain au coeur de la transition, une démarche collective et l’incitation à l’action par un leadership affirmé en tant que mécanismes centraux de la transition.

Notre travail présente des limites qui ouvrent à autant de perspectives de recherche. Nous nous appuyons sur une étude de cas multiples d’organisations européennes, mais dans une zone géographique restreinte (France, Allemagne et Suisse). Comme la perception de la RSE peut varier selon les cultures (Capron, 2006), il sera nécessaire d’élargir l’échantillon à d’autres continents et d’autres cultures pour y observer les tendances des organisations. En même temps, notre analyse en coupe a permis de brosser un portrait assez large entre nos 16 organisations et nous avons dû faire le choix de ne pas entrer en profondeur dans chacun des cas pour une question de ressources. En phase avec Hsueh (2019), nous pensons qu’une étude à multi-niveaux sera nécessaire pour mieux comprendre les tenants et aboutissants des tendances que nous avons pu observer.

Pour conclure, notre ambition n’était pas d’offrir un outil clef en main pour permettre à une organisation de mener sa transition, mais d’apporter des pistes de réflexion sur les leviers à sa disposition pour favoriser le changement. Il sera intéressant d’investiguer plus en détail la déclinaison de la RSE au sein de la stratégie des organisations, ainsi que le rôle des dirigeants dans cette démarche pour mieux comprendre les enjeux pour les organisations.