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Face aux défis de la transition écologique et sociale et de la transformation numérique, les processus de construction d’innovation sociale (IS) nécessitent la coopération d’acteurs aux positions, motivations et intérêts très diversifiés, voire divergents. Ces acteurs se regroupent souvent en collectifs structurés sous des formes relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS), tels que des Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), des associations ou des Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Ces formes d’organisation permettent d’intégrer une grande diversité de parties prenantes, aussi bien des personnes morales - organisations de l’ESS, entreprises à but lucratif, laboratoires universitaires, collectivités publiques – que des personnes physiques intéressées par le projet.

Ces collectifs d’ESS semblent ainsi particulièrement adaptés à ce que soulignent Richez-Battesti et Vallade (2009) à savoir que parmi les éléments distinguant l’innovation sociale de l’innovation technologique, le processus est central, à la fois en matière d’apprentissage collectif et organisationnel, d’engagement et de participation des parties prenantes, de médiation et de gouvernance. Les travaux basés sur l’écologie créative (Florida 2002; Cohendet & Simon, 2008) insistent sur le rôle fondamental des structures de l’ESS présents dans le middleground, considéré comme un niveau de transition, à l’interface entre l’underground (zone de créativité) et l’upperground (niveau d’application économique de l’idée), favorisant la diffusion de la créativité. Les structures de l’ESS seraient des collectifs engagés jouant un rôle d’intermédiaires pour diffuser l’innovation sociale mais seraient surtout le support de leur production (Muller, 2021). Les travaux sur l’IS abordent ainsi souvent la question de la gouvernance et de la soutenabilité du modèle mais peu de travaux abordent les supports, en particulier numériques, de la production de l’innovation sociale. Comme le souligne Muller (2021), les innovations sociales, pour passer de l’underground à l’upperground doivent faire l’objet d’un travail de traduction au sens de Callon (1986). Des recherches déjà réalisées montrent que des objets-frontières (Star & Griesemer, 1989) existent au sein des projets d’innovations sociales tels que le service civique dans les collectivités territoriales (Becquet & Boubal, 2013) ou une charte de développement durable dans des stations de montagne (Bocquet & Mothe, 2019). Ces objets facilitent les traductions et la coopération entre les parties prenantes mais n’ont pas été étudiés en tant que tel comme partie prenante du processus de production des innovations sociales. Si, en général, on évoque les caractéristiques de flexibilité interprétative de l’objet-frontière, peu de travaux sont dédiés à l’infrastructure sociale c’est-à-dire l’arrière-plan contextuel de la pensée et des pratiques (Bowker & Star, 2000) dans lequel évolue l’objet-frontière.

Le suivi de la construction d’une plateforme touristique alternative, Les Oiseaux De Passage (LODP), nous a permis de mener cette recherche centrée sur le processus de production de l’IS. Cette plateforme numérique qui propose « un autre voyage », en construisant « un guide d’hospitalité d’humains à humains » représente un terrain d’étude potentiel. Sous forme de SCIC, LODP est une organisation appartenant à l’ESS dont les caractéristiques relèvent de l’IS. LODP étant en plein processus de développement, nous avons donc pu suivre la production d’une IS dans un contexte de créativité culturelle et de numérique collaboratif. La recherche propose ainsi de répondre à la question suivante : comment un objet-frontière peut-il contribuer à la production de l’innovation sociale dans un contexte d’écologie créative ? Notre papier propose en réponse une mise en perspective des travaux sur la production de l’IS et l’écologie créative avec ceux sur l’infrastructure et les objets-frontières (1). Nous présentons ensuite la méthodologie employée (2) et notre terrain LODP (3) ainsi que les résultats obtenus (4). Nous discutons enfin de la production de l’IS au regard du rôle que peut jouer l’objet-frontière en matière d’infrastructure, de relations entre underground et upperground, et de bifurcations stratégiques (5).

Objet-frontière et dynamique de la production de l’innovation sociale

Après avoir explicité les caractéristiques et les logiques de la production de l’innovation sociale, nous présenterons l’articulation entre objet-frontière et infrastructure.

Caractéristiques de la production de l’innovation sociale (IS)

En France et au Québec, deux grandes approches de l’innovation sociale se sont progressivement dégagées (Besançon et al., 2013). Celle de l’entrepreneur social en tant que réponse à un besoin social identifié, insiste sur les dimensions de leadership individuel et d’activité économique marchande (Allemand & Seghers, 2007). Celle du CRISES souligne l’ancrage commun à l’innovation sociale et à l’économie sociale (Tardif, 2005; Lévesque 2006) et se place dans une perspective institutionnaliste qui « met plutôt l’accent sur la nature collective des processus et des produits de l’innovation sociale » (Bouchard, 2011, p.6). L’IS est alors « conçue comme une coconstruction démocratique par des acteurs multiples dans un contexte et un territoire donnés » (Besançon & Chochoy, 2019, p. 46). Des travaux de ces deux auteurs (Besançon & Chochoy, 2015) on peut retenir 6 éléments caractéristiques de cette conception de l’IS : 1) « une rupture contextualisée » avec les pratiques habituelles du milieu professionnel considéré, dans ses façons de faire, de raisonner, de collaborer, d’interagir; 2) « une aspiration sociale », correspondant à une vision partagée d’un futur souhaitable, désiré, car jugé meilleur pour l’ensemble de la société; 3) « une action systémique », ayant pour ambition de transformer durablement les rapports sociaux de production, de consommation, de connaissance, de capacité d’action; 4) « un processus collectif et territorialisé », reposant sur une gouvernance élargie, horizontale et participative plutôt que sur un leadership individuel ou organisationnel, sur des procédures de structuration du travail collaboratif et sur une logique de proximité à la fois géographique, organisationnelle et institutionnelle; 5) « une économie plurielle », à la fois en termes d’acteurs hétérogènes (acteurs du privé à but lucratif ou non lucratif, acteurs publics, producteurs, consommateurs) et d’hybridation de ressources marchandes et non marchandes (redistributives et réciprocitaires); 6) « une appropriation et territorialisation », la dynamique de diffusion de l’IS progressant selon un processus non linéaire, via des canaux complexes et de façon archipelisée, et non par un changement d’échelle rapide et uniforme.

Ces caractéristiques de la production collective de l’IS conduisent à interroger l’ESS en tant que middleground.

Écologie créative et ess comme midddleground

Prolongeant la réflexion de Richard Florida (2002) sur la classe créative et son rôle sur le dynamisme économique des villes, l’écologie créative s’intéresse aux modes de transmission de la créativité, en distinguant trois strates (Cohendet & Simon, 2008). L’underground est formé d’acteurs des secteurs de la culture, de la mode, du sport ou du numérique qui peuvent se présenter à titre personnel ou en tant que participant à une organisation (associations, collectifs). Ils sont animés par la passion pour leur pratique et non par l’aspect financier, et interagissent entre eux de façon informelle. Ils expérimentent, explorent de nouvelles pratiques. L’upperground est quant à lui le niveau institué, qui est en mesure d’exploiter et de diffuser les idées créatives. Il est composé de firmes privées, centrées sur la commercialisation, mais aussi d’acteurs publics (administrations, collectivités, organismes de formation et de recherche…) qui agissent en termes de financements et d’actions de redistribution.

Le passage entre les deux niveaux est assuré par un middleground qui peut être incarné par des individus (brokers), des entreprises spécifiques ou des collectifs créatifs. « Les collectifs créatifs sont constitués par le regroupement d’un nombre restreint d’individus, réunis par le projet de créer ensemble » et « l’appartenance au collectif se fait sur la base d’une affinité autour d’un projet cognitif souvent présenté en négatif (…) contre une forme dominante ou instituée » (Simon, 2009, p.41). Muller (2021) décline ce modèle sur les processus d’innovation sociale, en soulignant que les structures d’ESS jouent souvent le rôle d’intermédiaire relevant du middleground. Elles ont la capacité de concilier logiques top-down et bottom-up, en mettant en relation des acteurs sociaux de milieux différents et en s’appuyant sur le partage de connaissances, de ressources et de prises de décision. Pour cela ces structures ont une facilité à mobiliser des acteurs variés, adaptent les réseaux sociaux, font circuler les ressources et connaissances pour monter des projets d’innovation sociale. Ces caractéristiques peuvent être mis en perspectives avec celles des objet-frontières et de l’infrastructure au sens de Star et Griesemer (1989).

Objet-frontière et infrastructure

Les projets ayant vocation à produire des innovations sociales et/ou appartenant à l’ESS évoluent dans des environnements similaires à la création du Musée d’Histoire Naturelle de Californie, cas étudié par Star et Griesemer (1989) ayant conduit à l’élaboration du cadre conceptuel de l’objet-frontière. La création de ce Musée, entre 1907 et 1939, porté par l’Université de Berkeley avait pour ambition de contribuer à la renommée de l’Université, de réaliser des études scientifiques sur les espèces, de faire connaître la faune et la flore au grand public et d’obtenir des retombées économiques. Les initiateurs du projet sont des chercheurs et des passionnés de la nature et de la biodiversité. La création du musée a donc nécessité de faire cohabiter les logiques financières, écologiques, scientifiques, éducatives et des acteurs tels que des trappeurs, scientifiques, administratifs, collectionneurs pour pouvoir ouvrir un musée au grand public. L’étude de ce musée conduit Star et Griesemer (1989) à identifier des objets, qu’ils qualifient d’« objet-frontière[1] », qui créent un espace partagé au niveau des frontières entre les différents mondes sociaux[2]. Cet objet-frontière possède une certaine flexibilité interprétative facilitant l’appropriation de l’objet : il est à la fois suffisamment robuste pour être reconnu par les différents mondes mais également suffisamment plastique, c’est-à-dire souple pour pouvoir faire l’objet d’interprétations différentes par les acteurs. Si la littérature évoque généralement l’existence d’un seul objet-frontière, les travaux de Star et Griesemer (1989) montrent qu’il s’agit plutôt d’un ensemble d’objets qui agissent dans le réseau afin d’opérer des traductions. À ce titre, ceux-ci seront classés au sein d’une typologie représentative des différents objets rencontrés : le référentiel/répertoire, l’idéal-type, l’objet aux frontières communes (ou « enveloppe » selon Trompette & Vinck, 2009) et les formes standardisées. Cette typologie montre la diversité des objets-frontières et amène à l’identification de quatre dimensions : abstraction, polyvalence, modularité, standardisation (Wenger, 2000). L’objet-frontière (Wenger, 2005) est un objet abstrait qui est reconnu par les différents mondes, sans représentation uniforme par les acteurs mais dont les frontières sont communes et connues qui facilite le dialogue autour du concept, des caractéristiques du projet et des objectifs. Ensuite, l’objet doit pouvoir répondre à des usages variés (polyvalence) et pouvoir être utilisé en tout ou partie par chaque monde (modularité). Enfin, pour rendre l’information interprétable, l’objet doit utiliser des standards utilisables et compréhensibles pour chacun des mondes. Ce sont ces quatre caractéristiques qui confèrent à l’objet-frontière la flexibilité interprétative qui est la plus mise en avant comme l’indique Star (2010) amenant les chercheurs à oublier la structure matérielle et son infrastructure.

Les travaux de Star et ses collègues Bowker et Ruhleder (Star & Ruhleder, 1996; Bowker & Star, 2000; Star, 2010) montrent la diversité des objet-frontières et la variété des infrastructures (des connaissances, de communication, sociale…) et évoquent leur cycle de vie (naissance, maturation et mort). L’infrastructure de l’objet-frontière est invisible mais « transporte un ensemble de conventions, de standards, de normes indexées à une communauté de pratiques » (Trompette & Vinck, 2009, p.5). L’objet-frontière est un outil d’analyse des processus de connexions mais également des inerties provenant des couches constituant l’infrastructure, en particulier dans un contexte d’innovation (Trompette & Vinck, 2009).

Elle est caractérisée par son encastrement dans d’autres structures, d’autres arrangements sociaux et d’autres technologies (Star & Ruhdeler, 1996; Star, 2010). Elle est transparente pour l’usager car elle représente un soutien invisible des tâches tout en ayant une certaine portée et étendue en s’inscrivant dans le temps. Elle nécessite un temps d’apprentissage qui, en se réalisant, montre l’adhésion progressive des nouveaux acteurs. L’infrastructure est influencée et influence les conventions pratiques d’usage et incorpore des normes et des standards.

L’objet-frontière agit alors comme un élément permettant les échanges entre différents mondes sociaux contribuant à modifier l’infrastructure et les mondes sociaux (Gal & al., 2005). L’infrastructure est ainsi constituée d’une multitude de couches qui évoluent au rythme des négociations et des ajustements (Star, 2010) qui se déroulent grâce à l’objet-frontière au niveau des interfaces entre les différents mondes. L’objet-frontière, pour remplir cette fonction, a pour caractéristique d’être partagé et d’avoir simultanément des éléments bien structurés et d’autres mal structurés. Il joue ainsi son rôle tant qu’il ne sera pas ajusté et adopté localement, par des administrateurs par exemple (Star, 2010), pour répondre à des besoins de standardisation. Il sera alors bien structuré et perdra sa caractéristique d’objet-frontière.

Cette approche par le prisme de l’objet-frontière, de son infrastructure et des interfaces entre mondes sociaux (issus de l’upperground et de l’underground) peut permettre d’expliquer le rôle des structures de l’ESS dans la production de l’innovation.

Les Oiseaux De Passage, plateforme coopérative d’IS touristique

Les Oiseaux De Passage (LODP) est une plateforme numérique portée par une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) de même nom, ayant pour but de proposer une autre manière de voyager. La SCIC LODP a été créée en janvier 2016 par 17 membres fondateurs, 10 personnes morales relevant de l’ESS (5 coopératives, 5 associations) et 7 personnes physiques. Elle généralise l’expérience d’une coopérative d’habitants intitulée Hôtel du Nord (HdN), créée en 2011 dans les quartiers nord de Marseille, par des artistes, des habitants, des associations, des militants politiques et syndicaux, s’inquiétant dès 1995 de la destruction d’un patrimoine présent et populaire, matériel et immatériel, non pris en compte par l’action publique (Tapas, 2021). Afin de valoriser ce patrimoine invisibilisé, HdN propose une offre d’hospitalité dans les quartiers Nord, avec des hébergements chez l’habitant, des itinéraires de visite, des événements[3]… Au milieu des années 2010, la montée en puissance des plateformes touristiques collaboratives va interroger le modèle d’HdN. Certains membres commercialisent leurs chambres sur Booking ou Airbnb dont le fonctionnement entre en opposition avec les valeurs et les principes d’hospitalité de la coopérative. Ce refus de « l’AirBNBisation » va conduire à la nécessité d’un changement d’échelle, HdN n’ayant les moyens ni humains, ni financiers, de construire sa propre plateforme.

C’est de la rencontre en juin 2014 de trois personnes[4] issues d’Hôtel du Nord, d’une agence coopérative de tourisme social et solidaire, Ekitour, dont le siège social est à Poitiers, et d’un réseau associatif Minga, promoteur d’une « économie équitable » sur le plan local et international, que va naitre LODP[5] : « Les Oiseaux De Passage est une coopérative d’entreprises du tourisme social et solidaire, d’acteurs culturels, de la société civile et d’habitants dont le but est de développer une plateforme numérique d’offres d’hospitalité et de valoriser les créations patrimoniales, culturelles, artisanales et industrielles des territoires, dans un souci de respect et de renforcement des droits humains, de l’état de droit et de la démocratie. » (Statuts, p.3).

Face au « capitalisme de plateforme », LODP s’insère dans un mouvement plus large en France de création de plateformes alternatives aux grandes plateformes internationales dites collaboratives, comme Uber, Airbnb, Blablacar... Ce contre-mouvement de « coopérativisme de plateforme » (comme Mobicoop, Coopcycle, SoTicket...), est fondé notamment sur la prévalence des liens humains, la pluralité des principes économiques, l’hybridation des ressources, la délibération collective et la conciliation de l’intérêt collectif et de l’intérêt général (TAPAS, 2021).

Les statuts précisent également que la SCIC est aussi un « laboratoire de recherche et développement au service de l’innovation sociale et de l’intérêt général (…) en lien avec la transformation des territoires », formant « un écosystème en évolution permanente nourri par des modules de recherche action continus » (Statuts, p.5).

Après une phase de workshops, de prototypage, de développement web et de test, la mise en ligne du site a lieu en 2018 d’abord sous la forme d’un blog, puis en juin 2019 d’une plateforme fédérant au départ une trentaine de communautés. Au-delà de cette « interface web des hospitalités » au design très spécifique (annexe 3), la SCIC LODP porte aujourd’hui trois autres pôles d’activités (Plan stratégique, janvier 2023) : « un laboratoire de recherche et développement », « une offre de formation et d’accompagnement » et « une école des hôtes et des hospitalités ». C’est cette dynamique créative de production collective d’IS sur 7 ans (2016-2023) que nous nous proposons d’analyser.

Méthodologie interprétative

Une démarche qualitative et plus particulièrement interprétativiste s’avère adaptée afin de mieux comprendre ce phénomène (Allard-Poesi & Maréchal, 2014) de production de l’innovation sociale.

L’étude de cas interprétative

Cette posture proche du constructivisme privilégie la compréhension et l’interprétation, on s’intéresse ainsi plus au processus et aux motivations, qu’à la finalité (Girod-Séville & Perret, 1999). L’objet de recherche est coconstruit avec les acteurs du terrain pour développer une compréhension de la réalité qu’expérimentent les acteurs, grâce notamment à des idiographies[6] (Allard-Poesi & Maréchal, 2014). C’est cette approche que nous avons mobilisée chez LODP, avec un premier chercheur impliqué[7] dans les ateliers et dans les activités de recherche de la SCIC. S’agissant du suivi d’un projet toujours en construction, l’objet de recherche a évolué. Initialement le chercheur avait été sollicité pour participer aux séminaires et apporter son expertise sur l’évolution de la plateforme, plus particulièrement sur la levée des « verrous tarifaire et relationnel » en adéquation avec les valeurs du projet. Les séminaires et des échanges réguliers avec LODP ont finalement conduit à étudier l’évolution stratégique du projet autour de la plateforme et du processus collectif de production d’innovation sociale.

L’étude de cas est indiquée dans l’approche interprétativiste, car elle permet d’observer, d’analyser et d’interpréter l’objet de la recherche. À partir de la question initiale, l’objet de cette recherche est d’utiliser des objets théoriques (objet-frontière, infrastructure), empiriques (plateforme coopérative) et méthodologiques (ateliers collaboratifs) afin de comprendre une réalité : la production d’innovation sociale. Nous avons fait le choix d’une étude de cas unique et exploratoire car la littérature et les connaissances produites restent limitées sur les processus de production d’IS. Une étude unique permet également de mieux approfondir un cas complexe et riche en observations (Miles & Hubermann, 2003). Cela se justifie également par le fait que LODP est un cas d’innovation sociale basé sur la créativité ayant comme support un outil numérique. Ce cas doit ainsi permettre de s’instruire et de réutiliser les connaissances dans des cas similaires (Yin, 2009). Pour cela, le chercheur principal a réalisé une observation participante, qui apporte une plus grande prise de recul qu’une recherche-action où le chercheur est beaucoup plus impliqué dans le processus (Allard-Poesi & Maréchal, 2014). Dans cette démarche, un deuxième chercheur est intervenu à la fin du projet en tant que chercheur non observateur et non participant pour apporter son expertise et réduire les biais liés à l’observation participante. Cette complémentarité des postures permet d’apporter de la validité au construit de la recherche, c’est à dire qu’il y a non seulement adéquation entre l’objet de recherche et la méthode mais on limite également les biais relatifs au contexte de la recherche (Thiétart, 2014).

La collecte des données

La multiplication des sources de données dans l’étude de cas de LODP a permis une collecte très riche : documentations, entretiens, observations, participations et artéfacts (Tableau 1).

Notre premier recueil de données provient de l’observation en direct des ateliers consacrés à l’évolution de la plateforme LODP vers une seconde version. Ces deux « séminaires de recherche, de développement et d’innovation » de 3 jours ont été organisés en février 2022 à Paris et en mars 2022 à La Rochelle, réunissant deux groupes différents respectivement de 35 et 40 participants. Les participants étaient des membres ou des partenaires de LODP (annexe 1), acteurs du tourisme, de la culture, de l’environnement, ainsi que des chercheurs universitaires et des voyageurs actifs sur la plateforme. Le séminaire suivait un programme précis sur 3 jours détaillé en annexe 1. En complément des séminaires, le chercheur participant a ensuite suivi plusieurs webconférences à destination des membres de LODP, dont celle sur la nouvelle offre de coopération présentée en janvier 2023 qui marque une troisième étape dans la construction de LODP. Il a aussi assisté en juin 2022 et en octobre 2023 aux AG de la SCIC LODP, tenues en distanciel.

Tableau 1

Liste des données collectées LODP

Liste des données collectées LODP

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Parmi l’ensemble des documents mis à disposition, nous avons plus particulièrement étudié les statuts de la SCIC, la monographie réalisée par le TAPAS en 2021 sur LODP, ainsi que les documents relatifs à l’organisation des ateliers et les comptes-rendus des différents séminaires et webconférences. Nous avons aussi étudié l’organisation de la plateforme, artéfact fondamental de notre recherche, avec le parcours utilisateur proposé et ses évolutions.

Enfin, nous avons réalisé des frises retraçant l’évolution de la plateforme, de la structure juridique et des ateliers, à partir des données collectées mais aussi par un entretien de confirmation et de réaction. L’entretien a été mené par les deux chercheurs avec deux membres fondateurs de LODP pour une durée de 1h15 (guide et analyses en annexe 2). Lors de cet échange, nous avons présenté notre analyse des mondes sociaux ainsi que les différentes frises que nous avons ensuite corrigées et validées. La seconde partie de l’entretien s’est focalisée sur les récits et le choix du nom de LODP. Enfin en juin 2023, une première version de cet article a été présenté en « webconférence apprenante » à une dizaine de personnes membres de « l’école des hôtes » de LODP, afin de recueillir leurs réactions.

Résultats : LODP, dynamiques d’une innovation sociale

En tant que projet, LODP est complexe : « c’est difficile de parler des Oiseaux de passage à quelqu’un qui ne nous connait pas, et même en premier entre nous. Et c’est normal depuis le début on ne fait qu’évoluer. Mais c’est important de clarifier les choses et c’est le travail qu’on a fait toutes ces années. » (Salarié-gérant LODP lors de la webconférence de présentation de l’offre de coopération pour 2023, janvier 2023). Le processus d’innovation sociale fait cohabiter plus de 300 acteurs appartenant à des mondes sociaux différents, qui participent de manières très diverses aux trois éléments constitutifs de LODP : la plateforme numérique, la SCIC et les ateliers (figure 2).

Figure 2

Frise chronologique de la plateforme/SCIC/ateliers

Frise chronologique de la plateforme/SCIC/ateliers

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Dynamique des caractéristiques de la production d’innovation sociale

LODP intègre les éléments favorisant la production d’IS selon les critères dégagés par Besançon et Chochoy (2015). En termes de rupture contextualisée, « Les oiseaux de passage c’est une approche qui plaît, mais qui est difficile à prendre en main » (participant à un workshop de réflexion stratégique, octobre 2022). LODP se « bat » avec les standards du monde du tourisme marchand pour s’en émanciper : « LODP ne doit pas être une plate-forme de réservation mais un support d’inspiration qui favorise les échanges d’Homme à Homme », « il faut intégrer des hébergements sociaux pour toucher un public défavorisé en faisant des partenariats avec les organismes types de centres sociaux » (ateliers « Facilitation de l’échange » et « Hospitalités plurielles » du Séminaire de Paris – Février 2022). Cette remise en cause du modèle des plateformes numériques touristiques traditionnelles va générer l’évolution de LODP vers un modèle original reposant sur l’interaction entre 4 pôles d’activités[8] et une absence de commissionnement sur les transactions remplacé par trois niveaux de tarification des adhésions[9].

En termes d’aspiration sociale, les échanges au sein de la SCIC et des ateliers ont permis aux acteurs de partager une vision (une société plus humaine à laquelle contribue le tourisme) et des valeurs communes (respect des droits culturels, droit à une rémunération équitable, aux vacances, à la libre circulation des personnes, à la préservation de l’environnement, au maintien d’une agriculture paysanne…) qui sont exposées sur la plateforme (rubrique Qui sommes-nous ?).

En termes d’action systémique, le lien s’est fait autour de la réaffirmation de la culture de l’hospitalité : « il s’agit de sortir de la catégorie touriste, de sortir des classements fondés sur le confort, et de rentrer plutôt sur le réconfort; de sortir de l’intermédiation pour aller vers la relation directe. Le tourisme en soi est critiqué. Il ne s’agit pas de le rendre plus solidaire ou plus éthique, il y a une volonté d’aller au-delà » (entretien fondateur LODP). On retrouve là ce que souligne Simon (2009), pour qui les « collectifs créatifs » se forment autour « d’un projet cognitif souvent présenté en négatif […] contre une forme dominante ou instituée » (p.41).

En termes de processus collectif et territorialisé, au milieu des années 1990, dans les quartiers nord de Marseille, les acteurs impliqués produisent des récits, des créations artistiques, des balades urbaines, sous la forme de huit « communautés patrimoniales » qui vont donner ensuite naissance à HDN (Tapas, 2021). Concernant LODP, le collectif d’acteurs pluriels s’est constitué progressivement et de façon participative autour de l’identification des préoccupations communes (ce qu’ils ne veulent plus), des passions communes (ce qui les rapproche) et des désirs communs (ce qu’ils veulent). En termes de diffusion par appropriation et territorialisation, la nature numérique de l’OF LODP a permis d’essaimer l’expérience marseillaise en regroupant des offres de toutes les régions de France tout en gardant cet ancrage territorial sous la forme de « communautés locales d’hospitalité ».

La caractéristique d’économie plurielle peut quant à elle être saisie par la dynamique entre mondes sociaux et par la diversité des financeurs présents tout au long du développement de la plateforme, grâce à la structuration juridique en SCIC.

Dynamiques entre mondes sociaux

L’étude de la liste des plus de 200 participants aux différentes séries de séminaires et ateliers de LODP et de leurs fonctions révèle que leur présence n’est pas réductible à un élément univoque. En premier lieu, ils ne partagent pas une même activité principale. Il y a des hébergeurs, des restaurateurs, des guides touristiques, des voyagistes, des agriculteurs, des artistes, des consultants, des architectes, des artisans, des chercheurs, des retraités, des syndicalistes... En second lieu, les quelques 70 communautés d’hospitalité (dont 7 à l’étranger) sont implantées sur des territoires aux caractéristiques très différentes, à dominante rurale, urbaine, ou péri-urbaine; sur des littoraux, en campagne, dans des métropoles ou en montagne; sur des destinations très touristiques ou sur des espaces faiblement voire pas du tout touristiques.

En troisième lieu, les acteurs ont des intérêts divergents. Tout d’abord en terme économique, l’activité affichée sur la plateforme peut être leur source de revenu principal (hébergeur ou guide professionnel), une source de revenu secondaire (particulier tenant une chambre d’hôte), ou à caractère totalement bénévole (greeter, membre d’une association culturelle ou de défense de l’environnement). Ensuite ils ont des centres d’intérêt intellectuel très diversifiés, de nature culturelle, environnementale, politique ou sociale. En quatrième lieu, ils ont des niveaux de représentation et d’implication variables. Ils sont des particuliers, des dirigeants de sociétés commerciales, d’associations ou de coopératives, des représentants de réseaux ou de fédérations.

En conséquence, pour chaque acteur, le croisement de ces caractéristiques génère des syntaxes (langages), des sémantiques (interprétations) et des pragmatiques (intérêts) particulières. Le rôle de la plateforme est ici de « parler » à tous ces mondes sociaux (en termes de compréhension) et de provoquer le dialogue qui se déroule au sein des séries d’ateliers collaboratifs. Les participants à ces ateliers peuvent être sociétaires ou non de la SCIC, membres cotisants ou non cotisants, et s’impliquer dans la durée ou ponctuellement. Ce processus collectif réflexif permet de faire évoluer la plateforme en prenant en compte la diversité des positions de chacun, de construire des propositions personnalisées d’accompagnement et de développer des actions conjointes. Un monde social, crucial, reste cependant absent, celui des touristes : « Les voyageurs, ils n’y sont pas encore. C’est un objectif depuis le début. Des Comités d’entreprise nous ont donné de l’argent, il y a eu des rencontres. C’est un objectif qui n’a pas abouti. L’idée c’était d’abord de constituer l’offre, et ensuite de travailler sur la demande, côté voyageurs, ce que l’on n’a toujours pas réussi. » (entretien fondateur LODP).

Dynamique de la plateforme

L’analyse du processus de construction de LODP (partie haute de la figure 2) montre l’existence de la nécessité d’une plateforme permettant de faire du tourisme autrement : « en fait, on voulait créer une plateforme comme les autres, mais éthique, du tourisme » (Entretien fondateur LODP). Mais LODP a aussi été créé pour tous les acteurs passionnés par leur territoire qui souhaitent partager un récit et proposer l’hospitalité : « une chambre d’hôte, c’est pour nous en fait une mise en récit du territoire » c’est-à-dire qu’« on sort du récit qui est écrit par l’institution sociale et donc c’est écrit par des habitants, des artistes, des conservateurs, par des historiens. Mais c’est co-écrit. » (entretien fondateur LODP). La mise en récit, objet d’une co-construction entre les narrateurs et les facilitateurs (designers, membres LODP) montre un changement de paradigme par rapport aux approches classiques du tourisme : « Il y a une tension entre les gens du récit et les gens du tourisme » (Entretien fondateur LODP). Les récits, étant donné leur nature, ne trouvent pas leur place sur les plateformes classiques (offices du tourisme, Airbnb) d’où l’expression d’un besoin d’un « outil pour les communautés pour pouvoir partager davantage leurs récits » (entretien fondateur LODP).

Dans un premier temps, LODP a eu du mal à s’affranchir des codes du secteur du tourisme marchand. Le premier cahier des charges (fin 2016) était assez proche d’une plateforme classique avec réservation et paiement en ligne. Pour pouvoir proposer ces éléments, la plateforme devait conserver les modalités des plateformes touristiques classiques (format, modules) et être interopérable avec les autres plateformes afin de pouvoir afficher les chambres disponibles, les équipements, les tarifs… Au lancement début 2019 avec 10 communautés test et 50 membres, la plateforme est difficile à remplir, ne permet pas de mettre en avant les récits et nécessite un accompagnement très fort par l’équipe de LODP, sans compter le coût financier lié à la gestion de données. Ces difficultés s’accroissent ensuite car le nombre de communautés et de membres augmente : 39 communautés et 190 membres en avril 2020; 80 communautés et 380 membres en décembre 2021.

Les ateliers de 2022 vont contribuer à l’évolution vers une seconde version sans module de réservation ni paiement en ligne afin de remettre au coeur de la plateforme l’hospitalité et les récits. Les codes classiques du tourisme sont donc retirés malgré les frais engagés dans le développement du module réservation et paiement. Dans sa seconde version, LODP invite au voyage : « Nous sommes des Passeurs de voyage, réunis en Communautés locales d'hospitalité. Nos guides de voyage sont des invitations à découvrir ce que l'on aime et ce que l'on souhaite partager avec vous sur nos destinations respectives. Nos hospitalités, nos créations, nos bons plans et nos récits. Bon voyage » (site web LODP, page des communautés, janvier 2023).

La page des communautés propose des images avec le territoire comme point d’entrée du guide de voyage (annexe 3). On y découvre un résumé présentant le territoire et la localisation, les passeurs de voyage et les hospitalités : hébergements (gites, chambres, auberges), activités (visites, stages, ateliers), productions (livres, circuits, guides), bon plans (location de véhicules, où manger, bars). Les hébergeurs possèdent chacun leur page descriptive avec des liens permettant de les contacter (courriel, téléphone) et de voir les disponibilités sur un lien externe pour les réservations. La plateforme ne propose donc plus la réservation immédiate mais permet de rassembler les hospitalités par territoire et facilite l’accès au contact à l’hôte.

Enfin, durant l’année 2022, les co-gérants décident de faire un tri « pour ne garder visibles que ceux qui ont bossés [sur leur page] » (AG, juin 2022). Début 2023, la plateforme ne présente ainsi plus que 45 communautés et 205 membres[10].

Dynamique de la SCIC

La plateforme LODP repose sur la SCIC LODP (partie médiane de la figure 2), reflétant les valeurs du projet et facilitatrice du processus d’innovation, comme l’exprime cet extrait du préambule des statuts : « Nous recherchons un modèle fondé sur une logique de coopération et non de prestation de service en créant un écosystème vertueux basé sur un socle de valeurs partagées et permettant le partage des responsabilités, le renforcement et l’enrichissement culturel, social et économique de l’ensemble des parties prenantes » (Statuts, p.1). Le choix en 2016 de la forme coopérative est à la fois liée à la culture des fondateurs (Ekitour est une SCOP et HDN a été créée sous la forme d’une coopérative d’habitants), et le fruit de la volonté de s’opposer à la logique capitaliste des plateformes dominantes (TAPAS, 2021).

La nature multi-partenariale de la SCIC, permet aussi de traduire juridiquement la rencontre de plusieurs mondes sociaux par l’existence de 6 catégories d’associés : « communautés d’hospitalité », « prescripteurs », « réseaux de producteurs », « communautés de voyageurs », « salariés », « autres sociétaires » (Statuts, p.9), et 3 collèges de vote : « Production », « Recherche développement », « Diffusion », disposant respectivement de 50 %, 30 % et 20 % des droits de vote (Statuts, p.12). Il n’y a cependant aucune obligation d’être sociétaire pour être présent sur la plateforme. En conséquence, le nombre de sociétaires de la SCIC a très peu évolué depuis sa création passant de 17 en 2016 à 21 en 2023. Le statut de SCIC a permis également d’accéder à une large diversité de financements. Ainsi le coût de 1,4 million d’euros de la version 1 de la plateforme (dont la moitié pour la conception et la mobilisation des usagers via les ateliers et l’autre moitié pour le développement web) a été financé en hybridant fonds propres, emprunts bancaires, crédit fiscal, subventions publiques et campagne de financement participatif.

Dynamique des ateliers

La plateforme et la SCIC sont complétés par l’organisation de séries d’ateliers collaboratifs qui soutiennent la dynamique de créativité collective (annexe 1). Ces ateliers (partie basse de la figure 2) se sont déroulés tant dans la phase de construction du projet autour de la conception de la plate-forme et de la constitution de la SCIC, que dans les phases de développement puis d’ajustements du projet jusqu’à aujourd’hui.

Les ateliers constituent une interface dans un double sens. Physiquement ils sont l’espace de regroupement temporel et géographique (ou à distance durant la période COVID) entre des participants qui pour l’immense majorité ne sont pas sociétaires de la SCIC et sont dispersés sur l’ensemble du territoire national (et pour certains à l’étranger). Ils sont aussi des moments centraux de réflexion dynamique qui font évoluer à la fois le concept, la priorisation des objectifs, le contenu de la plate-forme et les modes de cotisations. Le financement de ces ateliers (y compris les frais de déplacement des participants) par le budget R&D de la SCIC est un élément notable : « Les fonds de la recherche nous ont permis de mener plein de développements expérimentaux avec vous, sans cela nous n’aurions pas eu la capacité de passer autant de temps là-dessus » (Salarié-gérant LODP lors de la webconférence de présentation de l’offre de coopération pour 2023, janvier 2023).

La dimension créative des workshops est mise en avant. Ainsi les séminaires de février et mars 2022 étaient ainsi annoncés :

Nous allons ouvrir ensemble la boite noire du dispositif touristique. Nous expérimenterons et construirons ensemble un cosmographe, une grammaire sensible, une fabrique de communauté, un pont relationnel, une plateforme archipel, un auto-portrait, un désir d’ailleurs, un agrégateur narratif, des hospitalités plurielles et d’autres facilitateurs relationnels pour un autre voyage d’humain à humains. (…) Durant le séminaire, nous allons nous exercer à la collecte de matière sensible et à l’écriture de récit.

L’ensemble des participants étaient invités à apporter « carnets, appareils photos, pinceaux, crayons de dessin, enregistreurs sonores, caméra, instrument de musique ou tout autre chose inspirante ».

Les ateliers de LODP ont été un véritable moteur de l’évolution de la plateforme mais plus largement du fonctionnement et de la vision de LODP. Ces ateliers, ont été des lieux de rencontre et d’apprentissage contribuant à l’évolution constante de l’infrastructure de LODP par des négociations et des arrangements : réflexion sur l’architecture de la plateforme, sur l’affichage des informations et des prix des offres, sur l’expérience utilisateur, sur l’utilité du module de réservation…

Discussion : L’OF, un objet facilitant la production de l’IS

Le cas LODP amène à discuter du processus de production de l’innovation sociale : d’abord concernant la dynamique entre objet-frontière et infrastructure, puis concernant le rôle de l’objet-frontière dans la conciliation des logiques issues de l’underground et de l’upperground et enfin sur la façon dont la malléabilité de l’objet-frontière peut faciliter une réorientation stratégique du projet initial.

La dynamique des interactions entre l’objet-frontière et l’infrastructure

La plateforme LODP est le moteur de la dynamique du projet en étant un objet-frontière, à la fois concret (la plateforme), et abstrait (nom poétique, concept d’hospitalité) possédant les quatre caractéristiques déjà mentionnées (Wenger, 2000; 2005). Elle favorise le dialogue (capacité d’abstraction) entre les différents mondes sociaux grâce au choix du nom qui montre des caractéristiques de flexibilité interprétative (Star, 2010). Elle est polyvalente en permettant une diversité de types de récits (écrits, sonores, photos, clips vidéo...), en proposant des liens vers des contacts directs ou des plateformes de réservation, en servant de support à la recherche et développement... La plateforme est aussi modulable : partage des récits sans proposer d’offres d’hospitalité, présentation d’une offre d’hébergement pour en tirer un revenu, intégration d’une communauté locale… Enfin LODP est également standardisée au niveau de l’architecture du site qui est contrainte (même si co-existent un menu de tête fixe et un menu flottant), du gabarit des pages (même si les différents cartouches sont personnalisables), de l’organisation sous forme de récits, d’hospitalités et de guides de voyage.

La plateforme LODP revêt ainsi une flexibilité interprétative (nom), une matérialité (plateforme numérique) et s’appuie sur l’infrastructure (arrière-plan contextuel de la pensée et des pratiques) du projet LODP (un « autre » tourisme) qui en font un objet-frontière mouvant (Star, 2010) qui évolue en fonction des besoins de ses usagers. Les ateliers de R&D dédiés à l’évolution de la plateforme, faisant intervenir des personnes de différents mondes sociaux ont joué un rôle d’interface. La plateforme possède ainsi des éléments structurés (hospitalités, récits, guides de voyage) mais aussi mal structurés (navigation déroutante sur le site, changements multiples et fréquents de certains modules, difficultés de référencement sur les moteurs de recherche) qui lui permettent de jouer son rôle d’objet-frontière pour que les communautés coopèrent (Star, 2010).

Mais cette plateforme, et donc l’objet-frontière, n’aurait probablement pas eu cette portée et étendue sans la constitution de la SCIC qui apporte une organisation et un cadre légal, en particulier pour capter des fonds et développer la recherche sur l’innovation sociale. La SCIC est le lieu où sont actées les propositions, faites lors des ateliers et des webconférences, qui concernent l’évolution de LODP et de sa plateforme. Dans cette perspective, la SCIC constitue selon nous, une infrastructure (Star & Ruhleder, 1996; Bowker & Star, 2000; Star, 2010) mais qui ne se réduit pas à l’arrière-plan contextuel de la pensée et des pratiques. Il existe, en effet, une diversité d’infrastructures : des connaissances, de communication, sociale… (Star, 2010). Dans le cas de LODP, nous sommes face à ce qui nous semble être deux infrastructures : une infrastructure sociale LODP qui véhicule les valeurs, le nom, les différentes activités (école des hôtes et des hospitalités); et une infrastructure légale, la SCIC, qui acte les décisions et qui serait un moyen d’institutionnaliser les évolutions. Ce rôle de la SCIC n’est cependant pas partagé par l’ensemble des membres de l’école des hôtes et des hospitalités[11]. Le rôle actuel de la SCIC de support légal et de bonne gestion du projet n’est pas suffisant pour certains, dont un membre fondateur, pour qui la SCIC devrait devenir le lieu d’échange et de débats en intégrant l’ensemble des membres de la plateforme en tant que sociétaires. Néanmoins, ouvrir autant le sociétariat représente pour les autres membres fondateurs un risque politique de perte de contrôle du pilotage de la structure. L’infrastructure légale est ainsi, comme l’objet-frontière, encastrée dans l’infrastructure sociale. L’infrastructure sociale LODP, quant à elle, semble constituée d’une multitude de couches issus de deux mondes : celui du tourisme et celui des créatifs, qui évoluent au rythme des négociations et des ajustements (Star, 2010) comme en témoignent l’ajout et le retrait du module de réservation sur la plateforme, les évolutions au niveau du financement, la diffusion de la logique du récit issu du milieu créatif, et les débats sur la participation à la SCIC qui est elle-même multi-partenariale.

L’objet frontière entre logiques de l’underground et de l’upperground

L’histoire de LODP retrace celle d’un « collectif créatif » (Simon, 2009) qui remet en question la prédominance d’un modèle économique, celui du tourisme de masse et marchand, qui se fait au détriment des hospitalités. Les intentions de LODP sont de réussir à créer de la valeur sociale (l’hospitalité) tout en maintenant la création de valeur économique pour les membres qui proposent des activités lucratives (hébergements, activités). LODP diffuse la créativité (les récits, les guides de voyages, les hospitalités) issue du collectif créatif (underground) vers le monde du tourisme et ses acteurs (upperground) en faisant cohabiter leurs logiques respectives (Florida, 2002; Cohendet & Simon, 2008). En voulant changer d’échelle (passage de HdN à LODP), la structure a été confrontée à une première difficulté majeure : s’affranchir des spécificités des plateformes touristiques avec les coûts et le formatage que cela engendre. La version 1 de la plateforme était standardisée, ce qui a entrainé des tensions entre les parties prenantes (Muller, 2021) avec une perte de la logique du récit et de la philosophie initiale au profit du référencement et de l’interopérabilité. LODP a donc fait évoluer sa plateforme (version 2), cette fois au profit du récit en supprimant une des caractéristiques fortes des plateformes touristiques, le module de réservation.

LODP évolue donc pour concilier les logiques (Cohendet & Simon, 2008, Muller, 2021) grâce à l’objet-frontière (la plateforme) qui intègre les évolutions générées aux interfaces que sont les ateliers. Ceux-ci facilitent les échanges entre les mondes et contribuent au changement d’échelle en créant de nouveaux points de passage pour des mondes qui s’agrègent au fur et à mesure au projet. S’opère ainsi un processus de traduction entre les mondes et leurs logiques, porté par une structure de l’ESS, ce qui rejoint les conclusions de Muller (2021) sur le fonctionnement de l’écologie créative. Par la dynamique qu’il génère aux interfaces, soutenu et agissant sur des infrastructures, l’objet-frontière peut contribuer à produire de l’innovation sociale qui évolue dans un contexte d’écologie créative (figure 3).

Figure 3

La dynamique de production de l’IS facilitée par l’OF

La dynamique de production de l’IS facilitée par l’OF

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Au niveau de l’underground, la créativité portée par les militants, les acteurs de la culture et les hébergeurs amateurs se diffuse grâce aux évolutions de la plateforme : « la question du droit culturel et de l’importance du récit, elle est maintenant partagée par les gens du tourisme et c’était pas le cas au début » (entretien fondateurs). LODP apporte ainsi à ces acteurs un terrain de test et d’expérimentation ainsi qu’une visibilité au niveau de l’upperground. Il semble donc y avoir une création de valeur sociale significative (Muller, 2021) : LODP est très présent dans la presse, recueille des financements et des prix; les professionnels du tourisme réemploient les récits réalisés pour LODP dans leurs activités marchandes et intègrent progressivement l’hospitalité dans leur fonctionnement.

Objet frontière et bifurcation stratégique

Par nature, un processus créatif est non linéaire, difficile et incertain. Et il ne conduit pas forcément là où ces promoteurs l’imaginaient. Un processus d’innovation sociale peut connaitre une bifurcation, c’est-à-dire « un moment particulier qui implique une recomposition des ingrédients et débouche sur un changement d’orientation du processus. » (Bourbousson & Richez-Battesti, 2017). Le rapport de gérance de la SCIC présenté lors de l’AG des sociétaires d’octobre 2023 souligne que l’année 2021 a été « le pivot du passage d’une économie reposant sur les abonnements à une économie reposant majoritairement sur des opérations de R&D et le développement de prestations d’ingénierie (accompagnements, programme de recherche-actions, formations, etc.) ». En quelque sorte le processus est devenu le produit : ce qui est aujourd’hui « vendu » par LODP aux acteurs du tourisme, c’est une méthode de recherche-action conçue durant les ateliers, un savoir-faire en matière de stimulation des apprentissages individuels, collectifs, et organisationnels, et de mise en récit. La plateforme conserve quant à elle son rôle d’objet frontière, mais non plus essentiellement en vue d’une alternative aux plateformes dominantes, mais comme support de travail collaboratif, comme source d’inspiration et comme vitrine de la SCIC. L’IS se situe toujours au niveau d’un changement culturel, dans la façon de reconsidérer le tourisme, mais en agissant sur les TPE et les PME concernées et non sur les touristes eux-mêmes. En favorisant la coopération, les expérimentations et les apprentissages, LODP permet de développer les capacités dynamiques de ses membres et de ses communautés, et au-delà des territoires où ils sont implantés (Van Der Yeught & Bon, 2016), conduisant localement à la co-construction de formes originales d’hospitalités.

Conclusion

Nous avons étudié le processus de production d’une innovation sociale, LODP, émergeant d’un besoin de changer le monde du tourisme et de proposer de revenir à l’hospitalité. Tiraillés entre logique du tourisme et hospitalité, LODP a choisi l’approche de la co-construction d’une plateforme alternative et coopérative, en s’appuyant sur un processus d’ateliers créatifs.

Cette recherche menée au sein de LODP apporte des contributions sur la production de l’innovation sociale dans un contexte d’écologie créative et d’ESS. L’intégration de différents mondes sociaux dans le processus, guidés par une aspiration sociale, est facilité par la présence d’un objet-frontière qui fait cohabiter les logiques de l’underground et de l’upperground pour diffuser la créativité d’une strate à l’autre grâce à une structure de l’ESS (middleground). Pour faire cohabiter ces logiques, l’objet-frontière est en interaction, grâce à une interface, avec une infrastructure légale et une infrastructure sociale. Par son côté mouvant (éléments mal structurés et bien structurés) et sa flexibilité interprétative, l’objet-frontière est capable d’intégrer progressivement les différentes logiques des communautés pour être un support de la production collective de l’innovation sociale. Notre recherche vient aussi confirmer les travaux de Muller (2021) sur le rôle des structures de l’ESS comme médiateur et support de la production de l’innovation sociale.

L’étude étant limitée à un seul cas, LODP, dans un contexte très spécifique, celui du tourisme, nos contributions sont pour le moment exploratoires et devront également être testées sur d’autres projets afin de déterminer, au vu de la diversité des objets-frontières, si ceux-ci sont des éléments déterminants, ou bien seulement facilitants de la production de l’innovation sociale. De même, une étude sur la mise en place des arrangements institutionnels et des normes sociales par l’intermédiaire d’ateliers (Ostrom, 1990) dans les dynamiques de coopération, serait un élément à approfondir pour une autre recherche.

D’un point de vue méthodologique, nous avons fait le choix de nous concentrer sur la compréhension d’un phénomène en cours de construction, dans une démarche interprétativiste : le processus de production de l’innovation sociale. Cette méthode nous a permis de suivre l’évolution du projet LODP et plus particulièrement sa bifurcation stratégique, montrant que l’IS ne conduit pas toujours au résultat initialement prévu.

Du point de vue de la transformation sociale, nous n’avons pas étudié les impacts de cette innovation sociale sur la société. Une étude d’impacts de LODP sur les changements de vision du tourisme chez les usagers et les professionnels pourrait être une autre piste à explorer dans une prochaine recherche.

Enfin, d’un point de vue managérial, notre recherche souhaite apporter des connaissances supplémentaires sur l’innovation sociale et plus particulièrement sur son processus de production. Ainsi il nous semble intéressant d’encourager les porteurs de projet à rassembler des acteurs des différents mondes sociaux concernés par leur innovation sociale dans des activités de co-construction afin de faciliter les interactions et l’intégration des besoins des différents mondes. Cependant, ces démarches peuvent être coûteuses et longues, comme en témoigne l’expérience LODP, il est donc nécessaire de s’assurer les financements et une organisation appropriée.