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La question de la capacité d’une entreprise à s’approprier les bénéfices de ses innovations est une problématique classique (Teece, 1986) qui reste d’actualité aujourd’hui (Teece, 2018). En effet, les capacités des droits de la propriété intellectuelle (PI) à protéger contre l’imitation ou la diffusion illégale tendent à se réduire dans de nombreux secteurs, soit en raison de l’utilisation croissante de technologies systémiques, qui entraînent une forte interdépendance technologique entre les acteurs (Grindley & Teece, 1997; Hall & Ziedonis, 2001), soit parce que le partage de contenu est facilité par les technologies numériques (Le & Pénin, 2017).

Le secteur du logiciel open source est un cas emblématique de cette tendance. Parti d’un mouvement de partage largement fondé sur la gratuité, celui du logiciel libre, ce mouvement s’est élargi, notamment avec le tournant « open source » institué par Raymond[1]. Dès lors, à côté de business models (ou BM) largement fondés sur le bénévolat et le don, se sont multipliés les projets reposant sur une recherche plus classique de profit (pour une synthèse récente, voir Charleux, 2019). Mais comment s’approprier les bénéfices d’un produit librement copiable et dont la diffusion n’est, en outre, pas freinée par les frontières entre pays ?

Si les travaux menés sur ce sujet ont déjà fourni des réponses relativement précises, les descriptions des business models restent largement concentrées sur le modèle de revenu et sur la captation de la valeur plus que sur sa création. Bien que cette concentration soit légitime dans un contexte d’appropriabilité au sens de Teece (1986) particulièrement faible, elle conduit à négliger les interactions entre création et captation de valeur.

Cet article vise à montrer comment la marque joue un rôle central, à l’articulation entre création et captation de valeur, dans le cas d’un éditeur de logiciels open source. La marque est parfois mentionnée comme un élément du business model des éditeurs open source mais rarement étudiée en profondeur. Nous montrons qu’elle est un instrument clé de la captation de valeur, mais aussi qu’elle peut être un des piliers d’un système plus large. Elle permet de tirer le meilleur parti d’une communauté de développement tout en respectant pleinement les principes de l’open source. Nous nous appuyons pour cela sur une étude de cas approfondie.

Nous commençons par revenir sur le concept de business model, la manière dont il s’articule avec le modèle « Profiting From Innovation » de Teece (1986) et son intérêt pour l’étude du secteur open source. Nous présentons également les éléments essentiels sur la marque qui ont servi de guide à l’étude empirique. Nous exposons ensuite la méthodologie mobilisée et les principaux résultats de l’étude de cas avant de les discuter à la lumière du corpus de connaissances actuel sur le sujet.

Business model, open source et marque : des relations à approfondir

Le BM, un concept particulièrement pertinent pour étudier le secteur open source

Le concept de business model, qui a véritablement émergé au cours des années 1990, a mis quelque temps à se stabiliser : des débats ont eu lieu sur ses fonctions (Shafer et al., 2005), voire sur sa pertinence (Porter, 2001). Cela peut s’expliquer par le fait que les chercheurs se sont emparés de ce nouveau concept en partant de perspectives très différentes (Al-Debei & Avison, 2010, Wirtz et al., 2016) et en l’adaptant aux spécificités de leur projet de recherche (Zott et al., 2011). Cependant, une étude bibliométrique récente a nuancé ce dernier point (Maucuer & Renaud, 2019). Quelles que soient les causes de cette apparente hétérogénéité, le concept semble converger sur au moins trois points : il est une représentation des activités de l’entreprise (Wirtz et al., 2016), il a pour but la création et la captation de valeur (Teece, 2010) et il repose sur un agencement d’éléments interagissant de manière systémique (Bolton & Hannon, 2016, Kulins et al., 2016, Rezazade Mehrizi & Lashkarbolouki, 2016). Cet agencement permet de relier des éléments stratégiques et organisationnels d’une entreprise (Saebi & Foss, 2015). Les éléments en question varient d’un auteur à l’autre, mais comportent tout de même une base commune (Wirtz et al., 2016).

La création de valeur et la captation d’une part suffisante de cette dernière pour assurer la viabilité économique d’une activité font partie de ces éléments communs. Ainsi, Teece (2010, p. 173) caractérise-t-il le BM comme la définition de la manière dont une entreprise crée et délivre de la valeur à des clients, et convertit ensuite les paiements reçus en profits[2].

Kortmann & Piller (2016, p. 90) définissent la création de valeur comme la transformation de ressources en valeur pour le client à travers des activités d’innovation, de fabrication et de distribution. La captation[3] de la valeur, quant à elle, représente le paiement que le client effectuera en échange des bénéfices (subjectifs) attendus de l’acquisition des biens et services qui résultent du processus de création de valeur. Chesbrough et al. (2018) mettent l’accent sur la répartition de la valeur entre les acteurs tout en élargissant sa définition pour inclure la valeur d’usage et non la seule valeur d’échange. Ainsi, la création de valeur est définie comme la tentative d’un acteur d’augmenter la valeur d’un produit ou service tandis que la captation de valeur est définie comme le processus par lequel il essaie d’en obtenir un retour sur investissement (financier ou non). Dans la suite de l’article, nous reprendrons cette distinction, mais nous nous concentrerons particulièrement sur la dimension financière de la valeur.

La répartition de cette dernière peut être modifiée par le développement de pratiques d’open innovation, de nature à réduire la différenciation des produits. La littérature sur les business models l’intègre à travers le concept d’open business model (Chesbrough, 2006). Au premier abord, ce concept correspond parfaitement à l’open source, d’ailleurs cité comme exemple d’adaptation des BM à un système ouvert dans cet ouvrage séminal (ibid., p. 42-48). Pourtant, dans le cas des logiciels open source, la participation des contributeurs externes à un projet à la captation de valeur n’a rien d’automatique. Or, s’il n’existe pas de définition stabilisée et consensuelle d’un business model ouvert, les auteurs l’associent généralement à une ouverture non seulement au niveau de la création, mais aussi de la captation de valeur : « we understand open business models as a subclass of business models in which collaboration of the focal firm with its ecosystem is a decisive or novel element of value creation and capturing » (Frankenberger et al., 2014, p. 175). Kortmann & Piller (2016, p. 92) précisent même : « Independent firms employ closed business models, even if they co-create value with customers and suppliers, but without letting them participate in value capture. » Même si cela peut paraître paradoxal, les BM open source ne sont pas toujours ouverts au sens de la littérature sur les open business models. C’est pourquoi, si nous utilisons certains des apports de ce courant, nous nous référerons à un cadre d’analyse théorique plus général : le modèle « Profiting From Innovation » (désormais PFI).

Teece a en effet proposé un modèle permettant de déterminer dans quelle mesure un innovateur sera à même de capter les bénéfices d’une innovation (Teece, 1986). Ce modèle stipule que la capacité d’un innovateur à capter ces bénéfices dépend de deux facteurs : 1°) sa capacité à protéger son innovation de l’imitation, traduite par le terme de régime d’appropriabilité[4], soit par les droits de la propriété intellectuelle, soit grâce à la complexité intrinsèque de la technologie; 2°) des actifs complémentaires détenus par l’entreprise.

Ce modèle nous semble particulièrement pertinent pour étudier l’utilisation de la marque dans le contexte du logiciel open source. En effet :

  • Il est centré sur la problématique de l’appropriation des bénéfices de l’innovation, cruciale dans le cas de l’open source, comme nous le montrons ci-dessous, mais aussi plus généralement dans le cadre des systèmes d’innovation ouverts (Chesbrough et al., 2018);

  • Il s’articule autour de deux concepts particulièrement intéressants pour nous : le régime d’appropriabilité, qui permet de relier le cas de l’open source aux situations très fréquentes où les droits de la propriété intellectuelle ne constituent pas des barrières efficaces à l’imitation et celui d’actif complémentaire, qui intègre potentiellement les marques.

En effet, la littérature sur les business models dans le monde de l’open source est essentiellement focalisée sur la captation de valeur via une analyse du modèle de revenu des principaux acteurs (Charleux, 2019). Le tableau 1 en reprend les principaux éléments.

Tableau 1

Eléments clés du modèle de revenu des éditeurs open source

Eléments clés du modèle de revenu des éditeurs open source

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Cette focalisation sur les sources de revenu s’explique sans doute par le régime d’appropriabilité particulièrement faible qu’engendre l’application des principes de l’open source.

Le premier facteur influençant le régime d’appropriabilité est, comme nous l’avons vu, la possibilité de protéger ses innovations par des instruments légaux (Teece, 1986). Il serait certes simplificateur de dire que les entités porteuses des projets open source renoncent à l’utilisation des droits de la propriété intellectuelle. Si elles refusent effectivement d’utiliser les brevets, elles ne renoncent pas à leurs droits d’auteur. En fait, elles s’appuient sur ces derniers pour éviter que des individus ou des entreprises ne respectant pas leurs règles s’approprient le résultat de leur travail (Mouakhar & Tellier, 2017). On ne renonce ainsi à ses droits que si le licencié s’engage à respecter les principes de l’open source. Néanmoins, on voit que ces droits ne sont pas exercés pour exclure les concurrents en général, mais uniquement ceux qui ne respectent pas les règles de l’open source.

L’autre facteur qui influence le régime d’appropriabilité est la complexité intrinsèque de la technologie (Teece, 1986, 2006). Un logiciel peut certes être plus ou moins complexe et certaines entreprises peuvent développer une stratégie délibérée de complexification de leur code pour le rendre moins accessible (Lisein et al., 2009). Cependant, les règles de l’open source impliquent l’accès libre au code source du logiciel, qui est en principe documenté et qui est beaucoup plus simple à analyser que le langage machine généré après compilation (von Hippel & von Krogh, 2003). Le fondement inaltérable de l’open source est en effet que le code source est visible et modifiable (West & Gallager, 2006). Cela limite considérablement la protection liée à cette complexité.

D’après le modèle PFI, ces entreprises ne peuvent donc s’appuyer que sur la maîtrise d’actifs complémentaires pour s’approprier une partie de la valeur créée par leurs innovations. Là encore, la situation apparaît plutôt difficile. Des actifs complémentaires classiques comme les installations de production (peu spécifiques ici) ou l’accès aux réseaux de distribution (facilité par l’Internet) ont un faible impact, y compris à une échelle internationale.

Dahlander (2005) considère la base d’utilisateurs comme l’un de ces actifs complémentaires. Mais sa constitution nécessite justement le plus souvent de proposer une version gratuite du logiciel pour assurer une diffusion plus large. Nous retrouvons donc ici une version de la tension paradoxale entre appropriabilité et adoption (West, 2003), que l’on va retrouver sous d’autres termes chez différents auteurs (Shapiro & Varian, 1999, Corbel, 2005, Somaya, 2012).

Dahlander & Wallin (2006) élargissent ce concept d’actif complémentaire aux communautés de programmeurs. Si les communautés peuvent jouer le rôle d’actif complémentaire, il semble que ce soit à condition de respecter suffisamment les principes fondamentaux de l’open source, donc de maintenir un régime d’appropriabilité faible. La gestion du développement et des relations avec des communautés open source reste donc complexe (Dahlander & Magnusson, 2008). Ces communautés acceptent l’émergence de formes d’autorité, mais en conservant des mécanismes démocratiques (O’Mahony & Ferraro, 2007). Cela rend difficile la maîtrise d’une large communauté par une entreprise.

Un autre actif complémentaire intéressant est la réputation. Celle-ci a potentiellement un double rôle dans l’open source. Le plus évident est celui de la captation de valeur. Si plusieurs entreprises proposent le même produit (ici le logiciel de base), la réputation jouera un rôle particulièrement déterminant pour les départager. Comme nous l’avons vu, les recherches sur les business models dans le domaine de l’open source montrent que, pour l’essentiel, ces modèles cherchent à contourner la faiblesse du régime d’appropriabilité, soit en réintégrant des blocs propriétaires qui bénéficient, eux, d’un régime d’appropriabilité fort (Harison & Koski, 2010), soit en vendant autre chose que le logiciel. Dans les cas où le logiciel lui-même n’est pas protégé, c’est-à-dire quand on veut rester proche des principes fondamentaux de l’open source, on voit que l’entreprise va chercher à capitaliser sur sa contribution au logiciel pour vendre des prestations associées : la réputation joue nécessairement un rôle central dans ce type de stratégie.

Mais la réputation pourrait également jouer un rôle en matière de développement des produits et donc de création de valeur, notamment si elle permet d’attirer de bons développeurs. Il existe en effet des complémentarités potentielles entre la réputation d’un projet et celle de ses contributeurs. Cela est vrai qualitativement, via ce que Lerner et Tirole (2002) regroupent sous le vocable de « signaling incentive » (« career concern » et « ego gratification »). Mais également, comme l’indiquent les mêmes auteurs, quantitativement : « To have an ‘audience’, programmers will want to work on projects that will attract a large number of other programmers. » (Lerner & Tirole, 2002, p. 214).

La marque est le droit de propriété intellectuelle qui encapsule en quelque sorte la réputation de l’entreprise. Elle pourrait donc constituer un actif complémentaire permettant d’articuler création et captation de valeur. Étrangement, si elle est régulièrement citée dans des travaux sur l’open source, son rôle dans le BM des acteurs du secteur — et notamment des éditeurs, particulièrement concernés par ces problématiques d’appropriation — n’est pas approfondi dans la littérature.

La marque : un actif complémentaire clé ?

Il n’est pas dans l’objet de cet article de proposer une revue de littérature complète sur les marques et leur management. Il existe de nombreux travaux en marketing sur le sujet. Les questions de recherche qui peuvent s’y rapporter sont nombreuses : on en trouvera un panorama dans Keller & Lehmann (2006).

Les travaux s’intéressant explicitement aux liens avec le business model sont déjà nettement moins nombreux et ceux qui sont centrés sur les questions d’appropriation de la valeur créée encore moins. Citons toutefois les recherches de Jayachandran et al. (2013) sur la manière de créer de la valeur avec ses marques via les licences ou l’étude de Desyllas & Sako (2013) sur l’utilisation de la marque avec d’autres droits de PI pour capter la valeur d’une innovation de business model. Enfin, les réflexions approfondies sur les interactions entre les deux sont rares et se concentrent principalement sur des domaines où la marque joue un rôle particulier, notamment le secteur du luxe, ou des entreprises qui ont rencontré des problématiques de repositionnement (Logman, 2021).

Nous avons identifié très peu de travaux traitant de l’utilisation des marques dans le monde de l’open source. O’Mahony (2003) mentionne explicitement l’utilisation des marques dans ce type de projet. Toutefois, il ne se situe pas dans une perspective de captation de la valeur mais traite des moyens utilisés par les communautés open source pour éviter que leurs travaux ne soient repris par des entreprises qui ne respectent pas leurs valeurs et pratiques. Le dépôt de marques permet de bien distinguer le projet lui-même de ceux qui s’appuient sur le code produit sans en faire partie et de préserver la réputation du projet[5]. À l’inverse, les travaux qui s’intéressent explicitement à la captation de la valeur dans les projets open source laissent de côté la marque pour s’intéresser davantage au brevet, au droit d’auteur, au secret, aux avantages du pionnier et aux actifs complémentaires (Dahlander, 2005). Pourtant, ce dernier note, dans le cas de MySQL, que cette entreprise a une stratégie de franchise permettant à ses partenaires d’utiliser la marque (Dahlander, 2005, p. 272) et, dans le cas de SOT, que sa distribution Linux est un outil marketing pour la faire connaître (ibid., p. 276). Il est donc dommage que l’auteur n’ait pas cherché à explorer davantage la manière dont la marque pourrait s’articuler avec les autres droits de PI qu’il cite. Pykäläinen (2007) indique également que si brevet et secret ne s’appliquent pas au monde de l’open source, le droit d’auteur, les marques et le savoir-faire sont par contre utilisables dans un tel contexte. Cependant, il n’approfondit pas la manière dont ces derniers pourraient être utilisés dans une optique de création et/ou de captation de valeur.

Bien que nous n’ayons pas trouvé de publication étudiant de manière approfondie comment la marque peut aider à capter la valeur dans le cadre d’un régime d’appropriabilité faible, quelques recherches se sont intéressées à des aspects particuliers de la marque dans l’open source. Ainsi, Choi et al. (2015) montrent que l’adhésion à l’idéologie de l’open source et l’identification au produit favorisent une attitude loyale vis-à-vis d’un logiciel. Ils encouragent chez les utilisateurs « passifs » (qui ne codent pas et ne fournissent pas une assistance technique) des comportements d’implication dans la communauté, dont celui d’adopter plus facilement les produits proposés sous la même marque (user-brand extension). Il est donc possible d’imaginer l’émergence de « communautés de marques » dans l’open source. Or, Schau et al. (2009) ont analysé comment les communautés de marque, par leur fonctionnement, créaient de la valeur non seulement pour les consommateurs mais aussi pour les entreprises qui commercialisent les produits et services associés à cette marque. Certes, Cromie & Ewing (2009) ont montré que les communautés open source se créaient avec des caractéristiques très différentes des communautés de marque (pas de séparation producteur/consommateurs, communauté qui préexiste au produit et à la marque, contrôle du produit par la communauté), mais ce lien potentiel entre marque et communauté amène à voir la marque comme un élément pouvant se positionner à l’articulation entre la création de valeur et sa captation.

C’est cette articulation que nous nous proposons d’examiner à travers l’étude du cas d’un petit éditeur open source qui a mis la marque au coeur de sa stratégie.

Méthodologie

Design de la recherche

La recherche à l’origine du corpus de données mobilisé ici avait au départ une problématique assez large portant sur la manière dont les projets open source s’organisaient pour tenter d’assurer leur pérennité (Kadji Ngassam, 2015). La marque a émergé de manière inductive comme un outil stratégique, en particulier dans le cas d’un éditeur de logiciels open source, Xwiki.

Ce dernier cas s’avérait particulièrement intéressant du point de vue de la problématique développée ici. D’une part, du fait du caractère délibéré de la stratégie suivie; d’autre part, parce qu’il s’agit ici d’une entreprise à but lucratif pour laquelle la question de la captation de valeur se pose de la même manière que pour un éditeur de logiciels propriétaires, tout en respectant scrupuleusement les principes de l’open source.

S’appuyer sur le cas d’un éditeur permet également d’être clair sur la conception de la création et de la captation de valeur. Nous nous situons bien ici dans le cadre d’une approche de type valeur d’échange et non de type valeur d’usage : l’éditeur va engager des dépenses pour réaliser un logiciel dont il espère ensuite tirer des revenus (même si ce n’est pas directement en le vendant, comme nous l’avons vu). Cela permet de lever une ambiguïté fréquente dans les recherches les processus d’innovation ouverts (Chesbrough et al., 2018).

Collecte des données

Nous avons, dans le cadre de cette démarche, mobilisé plusieurs sources d’information, dont la principale est constituée des récits de membres de la direction, de partenaires et de membres de la communauté d’Xwiki. Les données ont été collectées par l’un des auteurs en deux phases. La première phase s’est déroulée sur une durée de cinq ans (entre novembre 2010 et décembre 2015) en combinant collecte de données secondaires et entretiens semi-directifs (Kadji Ngassam, 2015). Le suivi du cas a été continu sur cette période, ce qui n’exclut évidemment pas des périodes de collectes de données plus intensives. Même si, faute d’une immersion au quotidien, on ne peut pas parler d’une étude de cas longitudinale (Leonard-Barton, 1990), cette première phase en a suivi les principes essentiels (voir notamment Pettigrew, 1990, 1997).

Une deuxième phase de collecte a été réalisée sur une période de deux ans (entre septembre 2018 et décembre 2020) avec pour but principal de vérifier que les résultats obtenus lors de la première phase étaient toujours valables et d’approfondir le rôle de la marque.

Au total, 22 entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 90 minutes ont été menés auprès de parties prenantes du projet (17 ont été effectués en face en face et 5 par téléphone, Zoom ou Skype). Les acteurs interviewés correspondent aux différents profils que l’on retrouve au sein des projets et communautés Open source (voir tableau 2).

Tableau 2

Caractéristiques des personnes interviewées

Caractéristiques des personnes interviewées

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Ils ont ensuite été retranscrits au fur et à mesure de leur réalisation de façon à permettre l’évolution du questionnement (Creswell, 2007). La multiplicité des acteurs interviewés pour chaque cas limite les risques de biais (Eisenhardt & Graebner, 2007). Le guide d’entretien (fourni en annexe 1) était conçu dans une optique de compréhension des différentes représentations des acteurs interviewés concernant la création collective, la valorisation et la captation de la valeur. La question du rôle de la marque a été abordée de manière plus explicite dans les entretiens de la deuxième phase.

Ces entretiens ont été combinés à la participation à 7 évènements et à l’analyse de 55 documents et rapports, l’ensemble représentant plus de 450 pages d’informations que nous avons pu croiser (voir tableau 3). Ainsi, grâce à cette multitude de sources de données (Eisenhardt, 1989), nous avons pu ne prendre en compte les informations que lorsqu’elles apparaissaient dans au moins deux de nos différentes sources. La collecte d’informations secondaires a été particulièrement tournée vers la reconstitution de la succession des faits même si elle pouvait aussi comporter des prises de position de tel ou tel acteur du projet étudié.

La deuxième phase de collecte de données s’est traduite par l’analyse de 28 documents supplémentaires (interviews disponibles en ligne, rapports d’activité, analyses des contributions en code Xwiki sur des plateformes open source telles que GitHub, différents prix et distinctions obtenus par le projet Xwiki, commentaires et réactions des utilisateurs et contributeurs sur les forums communautaires) permettant de reconstituer la trajectoire de l’entreprise depuis 2015. Enfin, pour approfondir la problématique spécifique du rôle de la marque, des entretiens supplémentaires ont été menés avec des développeurs de la communauté open source Xwiki, dont certains sont également salariés de l’entreprise Xwiki SAS, avec un guide d’entretien intégrant cette fois une thématique et des questions de relance portant spécifiquement sur le rôle de la marque (voir annexe 1).

Traitement des données

La plupart des entretiens ont fait l’objet d’une retranscription intégrale. Toutefois, dans trois cas, notre interlocuteur a refusé d’être enregistré. Dans ce cas, les propos de l’interlocuteur ont été reconstitués de la manière la plus fidèle possible, puis soumis à sa validation. L’ensemble des textes ainsi réunis a ensuite fait l’objet d’une analyse thématique.

Comme le proposent Allard-Poesi et al. (2007), nous avons réalisé un codage principalement émergent et utilisé une approche a posteriori pour analyser nos données. Notre grille d’analyse n’était pas complètement définie au départ. Elle a été élaborée et complétée au fur et à mesure de l’analyse des verbatims. Cette démarche s’est appuyée en partie sur des catégories construites par les acteurs du terrain afin d’accroître l’originalité de notre codage (Bandeira de Mello & Garreau, 2011). Toutefois, notre créativité est restée volontairement limitée de manière à garder le niveau le plus élevé possible de rigueur et d’objectivité (Alvesson & Sköldberg, 2000). Par ailleurs, dans l’optique d’appréhender le dynamisme des projets étudiés ou dans une optique de triangulation avec les propos de nos interlocuteurs, nous avons complété par des mesures quantitatives lorsque cela était possible.

Le logiciel NVivo 10 a été utilisé pour aider à structurer cette grande masse de données. Ce codage a posteriori s’est déroulé en trois principales étapes. Dans un premier temps, nous avons dressé un arbre de codage à trois niveaux à partir de notre cadre théorique. Cette première étape, qualifiée de tree node dans le logiciel NVivo, nous a permis de regrouper les données sur l’usage du droit de marque dans les phases de création, de partage et de captation de valeur au sein de notre étude de cas. Par la suite, nous avons fait ressortir des éléments contextuels propres à chaque cas (codage libre). Enfin, dans la troisième étape, nous avons effectué un certain nombre de calculs de fréquences et de cooccurrences pour vérifier que des éléments revenant fréquemment ne nous avaient pas échappé dans le cadre de l’analyse qualitative.

Huberman & Miles (1991, p. 107) préconisent que 5 à 10 pages des premières transcriptions soient recodées séparément par plusieurs membres de l’équipe de recherche et de reproduire ce procédé jusqu’à atteindre les 90 % d’accord à la fois inter et intracodeur. Un premier double codage sur 4 entretiens dépassant 90 % d’accord a été effectué à l’issue de la première phase de collecte des données. Un deuxième double codage, par une troisième personne (le coauteur), a été effectué sur le contenu de 10 entretiens et une émission de radio qui abordait en grande partie les mêmes thèmes. Le taux d’accord s’élève à 94 %.

Tableau 3

Répartition et temporalité des données collectées

Répartition et temporalité des données collectées

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Résultats

Positionnement stratégique et business model

Xwiki SAS, créée en 2004, édite une plateforme collaborative en open source destinée aux entreprises et organisations. Elle offre des fonctionnalités d’édition collaborative et de structuration de l’information, tout en facilitant la connexion avec le système d’information de ses utilisateurs. La figure 1 représente la manière dont l’entreprise indique se positionner sur le marché.

Figure 1

Représentation du positionnement de Xwiki sur le marché

Représentation du positionnement de Xwiki sur le marché
Source : Xwiki SAS

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La dimension internationale joue un rôle non négligeable dans la stratégie d’Xwiki. Du côté de la demande, l’entreprise cherche à pousser son logiciel sur la zone géographique la plus large possible. Les logiciels bénéficient en effet d’économies d’échelle importantes (hormis la traduction, une diffusion plus large ne coûte quasiment rien, l’essentiel des coûts étant fixes) et d’externalités de réseau directes (Katz et Shapiro, 1985) en raison de l’importance de la communauté d’utilisateurs et de développeurs (la diffusion d’un logiciel incite au développement de modules supplémentaires qui augmentent sa valeur d’usage).

Du côté des coûts, elle a délocalisé une partie de ses développements en propre dans des pays à coût moins élevé que ceux de la France, son pays d’origine. En 2019, sur 41 salariés, 17 étaient localisés en France, 18 en Roumanie, 3 en Algérie (deux pays où l’entreprise a ouvert des filiales), 2 en Inde et 1 en Chine.

Pour autant, elle utilise son ancrage européen comme un argument. Cela est illustré par le titre d’un atelier proposé par Ludovic Dubost, le fondateur et principal actionnaire de Xwiki SAS : « Êtes-vous condamnés à collaborer via un cloud fermé et américain ? Libérez-vous avec nos solutions collaboratives Open source, made in France & Europe »[6].

Bien que Xwiki SAS soit une entreprise à but lucratif, elle s’efforce de respecter scrupuleusement les principes de l’open source, sans adopter les stratégies visant à renforcer le régime d’appropriabilité identifiées par exemple par Lisein et al. (2009).

Une entreprise qui respecte pleinement les principes de l’open source

Le fonctionnement de ce projet et de l’entreprise associée reflète la vision et les valeurs de son initiateur. Cette philosophie se retrouve notamment dans le choix d’appuyer le développement des activités de l’entreprise Xwiki SAS sur une communauté d’utilisateurs et de contributeurs indépendants (tableau 4).

Dans le but de répondre aux exigences des contributeurs et de respecter les valeurs de l’open source, l’entreprise Xwiki SAS a précisé sur sa plateforme collaborative xwiki.org des règles et principes de gouvernance de la communauté et du code source. Cette volonté de respecter les principes éthiques de l’open source a ainsi permis à cette entreprise de recevoir en décembre 2018 le « Best Open and Ethic Business Award » par le Conseil National du Logiciel Libre (CNLL). Lors d’un discours pour célébrer ce prix, le fondateur de l’entreprise Xwiki SAS a énuméré certains éléments qui selon lui justifient cette reconnaissance du CNLL (voir tableau 5).

Tableau 4

Caractéristiques l’entreprise Xwiki et de sa communauté [7]

Caractéristiques l’entreprise Xwiki et de sa communauté 7

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Tableau 5

Les pratiques d’Xwiki en matière d’éthique open source

Les pratiques d’Xwiki en matière d’éthique open source

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La valeur d’échange créée dans le cadre de ce projet est liée au développement du code source, mais aussi aux différentes activités annexes telles que les traductions et les actions de dissémination (communication, distribution, vulgarisation). Elle est communautaire et indépendante de tout actionnariat financier comme l’explique le fondateur : « aujourd’hui nous ne sommes pas contre la notion d’investissement mais nous voulons que ce soient des investissements qui ne remettent pas en cause le contrôle que les employés ont sur la société. Les employés actionnaires d’Xwiki sont des personnes attachées aux valeurs de l’open source. »

Une maîtrise du coeur du logiciel

La base de code source produite dans la partie communautaire du projet Xwiki sert de socle aux produits et services vendus par l’entreprise Xwiki SAS. Cette dernière a plusieurs façons de capter la valeur produite par les membres de sa communauté open source. Bien que le code source soit ouvert et librement accessible à tous, l’entreprise Xwiki a mis en place des mécanismes liés à la gouvernance de la communauté qui ont pour but de lui permettre de s’approprier l’essentiel de la valeur développée par cette dernière. C’est ainsi qu’obtenir un « droit de commit »[8] dans le « coeur » du projet a volontairement été rendu compliqué. Cela permet aux committers déjà présents, qui sont pour la plupart aussi salariés et/ou actionnaires d’Xwiki, d’intervenir, de développer des compétences autour du code et, de cette façon, d’être cités massivement comme contributeurs principaux. Cela mettra l’entreprise Xwiki SAS en pole position lorsqu’il s’agira de profiter de cette notoriété pour vendre des services, du support et des développements spécifiques. De plus, l’entreprise s’arrange pour recruter la plupart du temps les développeurs de la communauté qui ont fait preuve de leur talent. Cela permet à Xwiki SAS de s’assurer le contrôle des compétences sur le code du projet Xwiki.

L’entreprise et la communauté sont en principe séparées : « Bien que le nom soit le même, en termes d’organisation la communauté et l’entreprise sont distinctes. La communauté est gérée de façon indépendante. Les employés d’Xwiki sont de simples participants. Dans tout ce qui est produit sur la communauté, le nom Xwiki SAS n’apparaît que comme contributeur, comme sponsor. » Mais dans les faits, comme l’indique l’un des développeurs de la communauté Xwiki, le projet communautaire est dépendant de l’entreprise Xwiki SAS : « Si demain la société Xwiki venait à périr alors il y aurait effectivement des problèmes au niveau du logiciel en lui-même parce que la plupart des contributeurs de la communauté sont des employés de Xwiki qui sont payés en l’occurrence par Xwiki, pour pouvoir faire des améliorations sur le produit. »

La figure 2 illustre cette concentration relative des contributions au coeur du logiciel.

Figure 2

Les principaux contributeurs au coeur du logiciel

Les principaux contributeurs au coeur du logiciel
Source : Contributeurs

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Si cet aspect n’est pas directement cité par les personnes interrogées dans le cadre de cette recherche, ce type de situation (une entreprise qui s’appuie sur une communauté qu’elle maîtrise en grande partie mais qui dépasse tout de même le cadre de ses salariés) permet aussi de mettre en avant une concordance des buts entre l’entreprise et les contributeurs bénévoles concernant le développement de la marque (voir tableau 6). Les deux ont tout intérêt à voir s’accroître la notoriété de la marque en question, à y voir rattachée une image positive et donc à y contribuer activement. La marque est à la fois un enjeu de captation de la valeur pour l’entreprise et d’accroissement de leur renommée pour les contributeurs bénévoles, créant ainsi une communauté d’intérêt entre ces deux catégories d’acteurs.

Tableau 6

Les types de membres de la communauté Xwiki

Les types de membres de la communauté Xwiki

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L’enjeu ici se trouve donc dans la capacité à promouvoir le logiciel, à le faire connaître, à encourager les contributions, ceci tout en gardant le leadership. Mais cela implique de contrôler la marque attachée au logiciel et au projet…

Le rôle clé de la marque

La marque est clairement perçue par les dirigeants de l’entreprise comme le moyen clé de capter la valeur créée par ce projet. L’extrait suivant est explicite sur cette motivation : « si nous arrivons à rendre notre logiciel leader, oui nous aurons des concurrents mais en même temps notre logiciel sera tellement demandé que ceux qui ont le leadership sur le développement [et] le contrôle de la marque seront très demandés. »

La marque est bien perçue comme une source potentielle d’avantage concurrentiel, à travers sa notoriété : « Xwiki dès son lancement a fait le choix du modèle open source pour pousser au maximum le label et la marque Xwiki, se faire une large communauté et ainsi capter de la valeur en vendant des services ou des produits complémentaires au produit de base qui, lui, est en open source. Cette démarche a donné une certaine notoriété à l’entreprise Xwiki dans le vaste mouvement open source. »

C’est aussi tout simplement un argument de vente :

[…] maintenant un argument que nous utilisons souvent est cette garantie à long terme et les perspectives que nous pouvons offrir aux utilisateurs et clients d’Xwiki. Nous leur indiquons que, si aujourd’hui avec une centaine de clients nous arrivons à financer les développements d’Xwiki au niveau où ils les considèrent déjà comme concurrentiels face à des offres d’entreprises dont les comptes sont en milliards, alors à eux de voir ce que le logiciel Xwiki pourra être avec des milliers ou dizaines de milliers de clients. C’est ça un argument fort du [logiciel] libre. Et pour que ce soit possible il faut que nous gardions un oeil sur la marque Xwiki.

Cette volonté de maîtrise se traduit ici très concrètement par le fait que c’est le dirigeant lui-même (et non la société) qui détient le nom de marque Xwiki.

L’association de termes « contrôle », « garder », « appartient » à celui de « marque » dans les calculs de cooccurrence atteste de cette volonté de contrôle, même si ces termes sont moins utilisés que celui de communauté (voir figure 3).

Figure 3

Termes les plus souvent associés à la marque

Termes les plus souvent associés à la marque

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Cette configuration en termes de détention de la marque semble être acceptée par la communauté :

C’est un contrat social que nous avons avec notre communauté. Nous sommes les principaux sponsors de la communauté et le fait de détenir le droit sur la marque est une nécessité en matière de pérennité. De plus, nous ne violons aucune règle et principe fondateur de l’open source. Sinon la communauté nous l’aurait déjà fait savoir. C’est ainsi que nous ne subissons presque pas de forks. Les développeurs et quiconque le souhaite peut utiliser notre code source, le vendre, le modifier, mais pas exploiter le nom Xwiki dans le cadre d’une activité commerciale. C’est comme ça.

Le fait de détenir la marque en propre rend aussi plus compliqué le développement de forks, le groupe « dissident » devant alors construire de toutes pièces une nouvelle marque : « Si je me fâche avec les employés qui sont les développeurs de la communauté, ils peuvent partir, mais ils peuvent créer Xwiki 2 avec une marque différente parce qu’ils n’ont pas la marque. »

Sa notoriété est même un levier potentiel vis-à-vis de cette même communauté : « La plupart des développements sont motivés par la volonté d’appartenir à une communauté et oeuvrer pour une oeuvre commune. Pour eux, la notoriété et la diffusion du label et projet Xwiki est une forme de récompense. »

Cette acceptation par la communauté ne va pas de soi. Deux des personnes interrogées ont d’ailleurs émis des doutes sur la pérennité d’un tel dispositif, dont l’un de manière tranchée : « Par contre chez Xwiki comme je l’ai dit tout à l’heure, le risque de pérennité du projet est à voir. Car les contributeurs un jour ou l’autre vont délaisser le projet principal dont le droit de marque est détenu par les fondateurs. Car c’est légitime de ne pas vouloir travailler pour le bénéfice personnel des fondateurs. » Cela donne d’autant plus d’importance aux pratiques visant à faire bénéficier les principaux contributeurs du succès de l’entreprise (recrutement des meilleurs contributeurs, actionnariat salarié). Le tableau 7 synthétise les éléments clés de la stratégie de Xwiki en termes de captation de valeur.

Tableau 7

Captation de la valeur issue de la communauté Xwiki

Captation de la valeur issue de la communauté Xwiki

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Discussion

L’étude du cas Xwiki complète la littérature sur le business model dans l’industrie du logiciel open source d’une part en montrant que la marque peut constituer un élément central du BM d’un éditeur de logiciel open source et, d’autre part, en permettant de mieux appréhender, dans ce contexte, l’articulation entre création et captation de valeur.

La marque est certes régulièrement citée dans les travaux portant sur le BM des entreprises du secteur du logiciel libre (voir par exemple Dahlander, 2005 ou Pykäläinen, 2007) mais la manière dont elle peut contribuer à la captation de valeur n’y est pas étudiée en profondeur. Cela pourrait s’expliquer par le fait que l’attention des chercheurs se porte naturellement sur les possibilités qu’offre la marque pour renforcer le régime d’appropriabilité, du fait notamment de l’influence du modèle PFI sur ce type d’analyse. Dans son article d’origine, Teece (1986, p. 287) cite, outre la nature de la technologie, trois « instruments légaux » déterminant le régime d’appropriabilité : les brevets, les droits d’auteur (copyrights) et les secrets d’affaires (trade secrets). Dans l’article rétrospectif qu’il écrit en 2006, il cite également les marques (trade marks) (Teece, 2006, p. 1134). Cette vision est reprise par certains chercheurs comme Hermelinna-Laukkanen & Ritala (2012) : « The different mechanisms range from formal mechanisms including intellectual property rights (IPRs such as patents and trademarks) […] » (Hermelinna-Laukkanen & Ritala, 2012, p. 1042). Une bonne partie de la littérature sur les BM dans l’open source insiste sur les moyens mis en oeuvre par les entreprises de l’open source pour renforcer ce régime d’appropriabilité (Lisein et al., 2009, Casadus-Masanell & Llanes, 2011). Or, si certaines stratégies consistent en effet à importer certains des principes du monde propriétaire, conduisant à une certaine « élasticité » du terme d’open source (O’Mahony, 2007), d’autres entreprises, dont Xwiki est un bon exemple, vont rester attachées aux principes de l’open source (Mouakhar, 2012, Mouakhar & Tellier, 2017). Une telle analyse de la marque sous l’angle unique de son effet sur le régime d’appropriabilité risque de conduire à ignorer les cas où l’entreprise accepte de composer avec un régime d’appropriabilité faible.

Cependant, d’autres contributions de Teece mettent en avant la réputation comme un actif complémentaire (Teece, 1992). Or, la réputation d’une entreprise est largement véhiculée par ses marques. De même, certains auteurs considèrent la marque (« brand ») comme un actif complémentaire (Henkel, 2006, p. 956; Fischer & Henkel, 2013, p. 328). Le cas Xwiki se situe clairement dans cette perspective. Renonçant à créer des barrières à l’accès de son logiciel, le dirigeant de l’entreprise — qui insiste fortement sur le respect scrupuleux des principes de l’open source — indique explicitement que la réputation de son entreprise est le moyen qui permettra de vendre des prestations complémentaires. Dès lors, c’est bien la maîtrise de cet actif complémentaire qui devient centrale dans sa stratégie. Cela se traduit d’une part par une maîtrise des contributions de la communauté, visant à associer Xwiki aux principales avancées sur le logiciel et, d’autre part, par un contrôle au plus haut niveau (par le dirigeant lui-même) de la marque qui véhicule cette réputation.

Cette étude de cas permet de nuancer les conclusions de Lisein et al. (2009) qui semblent indiquer que les business models viables dans le monde de l’open source conduisent à renoncer à certains de ses principes (complexification délibérée du produit, système clos, comportement de passager clandestin) et donc, in fine, à renforcer le régime d’appropriabilité. Il est également possible de concentrer sa stratégie sur la maîtrise d’actifs complémentaires, et notamment de la marque. L’étude de cas nous permet d’identifier plus clairement les principaux leviers mobilisables dans un tel contexte. Il s’agira alors à la fois de maîtriser le vecteur de diffusion de la réputation (donc la marque en tant que droit de propriété intellectuelle) et la réputation elle-même, fortement liée aux contributions au logiciel. Ce dernier point touche également à la création de valeur, faisant de la marque un outil d’articulation entre création et captation de valeur.

L’autre point qui ressort de l’étude du cas Xwiki est en effet la cohérence du système mis en place par son dirigeant pour simultanément conserver le contrôle de cet actif clé qu’est la marque, lui donner de la valeur et créer une communauté d’intérêt autour d’elle. D’un côté, il s’assure d’une maîtrise de la marque elle-même en s’en assurant la propriété personnelle, de l’autre, il fait en sorte qu’une amélioration de la réputation du logiciel et de l’entreprise qui est associée bénéficie à tous. Le lien entre le logiciel et l’entreprise est renforcé par un système de contrôle assez serré des droits de commit qui s’assure que le groupe des développeurs autorisés à effectuer des modifications dans le « coeur » du logiciel est constitué principalement de salariés de l’entreprise. La communauté d’intérêt est renforcée par de réelles perspectives d’embauche pour les contributeurs actifs et par un système d’actionnariat salarié qui associe les salariés au succès de l’entreprise. En effet, bien que ne se concrétisant pas fréquemment dans la réalité, l’obtention d’opportunités professionnelles est souvent citée parmi les motivations extrinsèques expliquant la participation aux projets open source (Meissonier et al., 2010). Le fait que les attentes puissent ici se concrétiser dans une proportion non négligeable est de nature à entretenir le cercle vertueux qui se met en place. Cela permet également de relier réputation collective et réputation individuelle, l’une alimentant l’autre, ce que ne fait étrangement pas O’Mahony (2003) lorsqu’il étudie ces problématiques de réputation collective.

On se rapproche alors d’un raisonnement en termes de « valeur RH » tel qu’il est proposé par Charleux (2019). Cette dernière montre que les entreprises de services numériques qui contribuent à des logiciels open source valorisent fortement la présence de certains de leurs salariés dans les niveaux élevés de la « hiérarchie » des contributeurs. Une approche qui s’applique à des entreprises dont l’objet n’est pas d’éditer des logiciels mais de les adapter et les mettre en place chez des clients s’applique a priori parfaitement à un éditeur de logiciels dont le modèle de revenu est largement calqué sur celui de ces entreprises de services.

D’un point de vue conceptuel, il est intéressant de noter que, en résistant à la tentation d’intégrer des aspects propriétaires dans son modèle open source, contrairement à beaucoup d’acteurs (Lisein et al., 2009), Xwiki applique aussi les principes d’un BM ouvert, à savoir associer des acteurs externes non seulement à la création de valeur mais aussi à sa captation (Kortmann & Piller, 2016).

La figure 4 résume l’articulation entre business model et marque telle qu’elle ressort de notre étude de cas.

L’un des prolongements possibles de cette recherche serait d’approfondir le lien entre la marque et les autres actifs complémentaires des entreprises du monde du logiciel libre. L’actif complémentaire qui semble être le plus crucial est la communauté associée à un projet (Dahlander, 2005; Dahlander & Wallin, 2006). Le cas Xwiki illustre très bien les stratégies mises en oeuvre pour en assurer une certaine maîtrise. L’internationalisation de l’entreprise vient d’ailleurs complexifier cette relation : d’un côté, le fondateur cherche manifestement à associer sa marque à un ancrage européen, de l’autre, il cherche à développer une communauté internationale, ce qui lui permet ensuite d’embaucher des salariés dans des pays à plus faible coût de main-d’oeuvre. Le choix de la Roumanie peut de ce point de vue être interprété comme un moyen de concilier les deux.

Figure 4

Articulation entre BM, PFI et marque

Articulation entre BM, PFI et marque

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Le cas Xwiki illustre également une tentative de mise en place d’une interaction synergique entre marque et communauté. Dans ce cas, le fait que le dirigeant adhère réellement aux principes de l’open source rend acceptable aux yeux de la communauté la répartition des droits. Dès lors, chacun a tout intérêt à ce que la marque Xwiki gagne en notoriété et véhicule une image positive du projet. Cela est évidemment vrai pour l’initiateur du projet, propriétaire de la marque, mais aussi pour l’entreprise et ses salariés (dont une proportion non négligeable est aussi actionnaire), comme pour les simples contributeurs qui verront leur participation au projet d’autant plus valorisée que ce dernier est connu et reconnu. Cette relation entre réputation individuelle et réputation collective semble être au coeur de l’articulation entre création et captation de valeur.

Creuser davantage ces interactions entre communauté et marque nous paraît être un prolongement potentiellement intéressant de cette recherche. En effet, l’importance de la marque étant apparue en cours d’étude, l’appréhension de la marque par les communautés de contributeurs n’a pas été particulièrement creusée lors des premiers entretiens.

Par ailleurs, les communautés d’utilisateurs ont été peu interrogées. Il s’agit là de deux limites de notre recherche appelant des prolongements. Cela permettrait de mieux comparer le comportement des communautés d’utilisateurs à celui des communautés de marque (Schau et al., 2009, Parmentier, 2015), dans le prolongement des travaux de Choi et al. (2015). Il serait aussi intéressant de faire le lien entre la manière dont les communautés perçoivent la propriété d’une marque ainsi que ses éventuels changements et les différentes dimensions de la valeur d’une marque (brand equity) identifiées dans la littérature en marketing (Aaaker, 1996, Zahoor & Qureshi, 2017). Kortmann & Piller (2016) soulignent d’ailleurs l’importance des communautés de consommateurs dans la mise en oeuvre de business models ouverts.

Conclusion

Alors que les liens entre marque et innovation semblent soulever un intérêt croissant (voir par exemple, Conley et al., 2013, de Vries et al., 2017, Flikkema et al., 2019), notre recherche propose une contribution originale permettant d’approfondir les relations entre marque et captation, mais aussi création de valeur.

Le cas Xwiki montre en effet qu’il est possible de mettre en place une stratégie fondée sur le respect strict des principes de l’open source (donc acceptant pleinement un régime d’appropriabilité particulièrement faible), mais aussi sur une réelle maîtrise de deux actifs complémentaires clés : la marque et la communauté de développeurs.

L’ensemble forme un système cohérent :

  • le respect des principes de l’open source légitime le recours à des contributions indépendantes;

  • la marque est l’instrument principal de captation de valeur (la réputation de l’entreprise lui permet d’être sollicitée en premier pour des développements ou services spécifiques liés à son logiciel);

  • cette réputation bénéficie également aux contributeurs, qui peuvent par ailleurs espérer devenir salariés puis actionnaires de l’entreprise, participant alors directement au partage de la valeur créée.

La valeur d’usage créée par la communauté est ainsi transformée en valeur d’échange (Chesbrough et al., 2018).

Dès lors, si cette recherche présente des limites liées à la mobilisation d’un cas unique et au caractère émergent de l’importance de la marque, ces dernières ouvrent également des voies de recherche prometteuses, notamment sur le rôle de la marque dans les relations entre l’organisation leader d’un projet open source et sa communauté de développeurs.

Ces résultats peuvent d’ailleurs dépasser le cadre du seul secteur des logiciels open source. Dans l’étude de cas de la stratégie d’ouverture du leader mondial des jeux de rôle réalisée par Demil et Lecocq (2014), la question de la marque est à la fois très présente dans les objectifs affichés (« The ultimate goal was to establish ‘d20’ as a recognizable trademark, like ‘VHS’ or ‘DVD’ », ibid., p. 96) et pas étudiée en tant que telle : il est simplement indiqué que les marques et logos restent propriété de l’éditeur, Wizards of the Coast, et doivent être systématiquement apposés sur tous les produits édités sous la nouvelle licence ouverte proposée par ces derniers (Lecocq et Demil, 2006, p. 894-895). Nous espérons donc avoir posé une première pierre dans la construction d’une compréhension approfondie de cette relation entre marque et BM dans le cadre plus général d’un régime d’appropriabilité affaibli.

De même, après avoir constaté un manque d’attention envers les questions de création et de captation de valeur dans la littérature sur l’innovation ouverte, Chesbrough et al. (2018) appellent explicitement à s’intéresser à la question du rôle des actifs complémentaires : « Moreover, examinations of the role of complementary assets as isolating mechanisms for value capture are required (Teece, 1986). » (Chesbrough et al., 2018, p. 936). Notre recherche, en positionnant clairement la marque comme un actif complémentaire clé, et en identifiant des mécanismes managériaux par lesquels des dirigeants, en contexte de régime d’appropriabilité faible, peuvent créer des synergies entre création et captation de valeur, apporte une réponse à cet appel.