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Les recherches empiriques sur l’entrepreneuriat féminin ont pu montrer l’importance de celui-ci dans la performance économique et sociale des États. En effet, les petites et moyennes entreprises qui représentent un secteur essentiel dans l’économie des États naissent d’une floraison de l’entrepreneuriat, et plus particulièrement de l’entrepreneuriat féminin qui y joue un rôle important (Chabaud & Lebegue, 2013). C’est le cas de l’Afrique : l’entrepreneuriat féminin y représente un véritable pilier de développement (Ouattara, 2020).

Toutefois, dans la mentalité de bon nombre de cultures africaines, dont celle de la société ouest-africaine, la femme n’est seulement perçue qu’en tant que mère et épouse, cantonnée à des activités domestiques et de reproduction (Simen & Dally Diouf, 2013). Ce n’est qu’au début du XXIe siècle que l’on a commencé en Afrique à accorder une place aux femmes chefs d’entreprises. Cette reconnaissance se traduit par l’organisation de sommets continentaux qui mettent l’accent sur le rôle qu’elles jouent dans le développement économique et sociétal de leur pays (Ntep & Zammar, 2020). Cependant, tous contextes nationaux confondus, l’impact financier des entreprises créées par des femmes demeure moindre que celui des entreprises fondées par leurs homologues masculins. Cet écart s’explique en raison de la taille et du secteur d’activités de leurs entreprises, de leur degré d’aversion au risque, et de leurs responsabilités familiales (Clark Muntean & Ozkazanc-Pan, 2015). Bien que le mariage et les enfants fassent partie des obstacles à la croissance des entreprises créées par les femmes, peu d’écrits ont été consacrés aux femmes et mères entrepreneures, toujours plus nombreuses, qui arrivent à concilier vie familiale et vie professionnelle dans les sociétés africaines subsahariennes, et ce, en dépit des stéréotypes dont elles sont l’objet (Simen & Dally Diouf, 2013). Cet état de fait entre l’essor croissant des mampreneurs en Afrique et les obstacles culturels et sociaux persistants qu’elles rencontrent offre des perspectives de recherches stimulantes dans le domaine du management et de l’entrepreneuriat en contextes africains (Kolk & Rivera-Santos, 2018; Cheriet et al., 2020), ainsi que celui de l’entrepreneuriat féminin (d’Andria & Richomme-Huet, 2012).

La mampreneur peut être définie comme une femme, qui s’identifie à la fois comme mère et femme d’affaires et impulse une organisation dont elle est propriétaire et gestionnaire, afin d’aboutir à un équilibre professionnel et privé, difficile à atteindre dans le salariat, et dont l’opportunité d’affaires est en lien généralement avec l’expérience particulière d’avoir des enfants (Richomme-Huet et al., 2013). La réalité de cette définition se constate dans le milieu entrepreneurial en Afrique subsaharienne où les femmes jouent un rôle essentiel dans les échanges commerciaux, ce qui rend vital économiquement et socialement parlant leur accompagnement (Amine & Staub, 2009; Otoo et al., 2011; Ouattara, 2020). C’est dans ce cadre que l’on assiste depuis quelques années à la création et au développement de réseaux d’affaires par et pour les femmes entrepreneures.

Ces réseaux d’affaires représentent, selon la littérature, l’une des difficultés vécues par les femmes dans le monde des affaires de par leur construction et leur utilisation (Constantinidis, 2010). En effet, plusieurs études insistent sur l’importance de ces réseaux pour l’activité entrepreneuriale, au niveau de la création, de la survie et de la croissance des entreprises (Manolova et al., 2007). Cependant, très peu d’études existent en la matière (e.g. Constantinidis, 2010; Richomme-Huet & d’Andria, 2013; Richomme-Huet et Vial, 2014), d’autant plus dans le cas du mampreneuriat. Qui plus est la question d’ouvrir la « boîte noire » de ces réseaux d’affaires (Messeghem et al. 2013) demeure. Ouvrir une telle boîte peut consister dans le fait d’explorer la façon dont le réseau est animé, la façon dont l’accompagnement qui, peut être protéiforme, y est proposé afin de répondre aux spécificités et attentes des femmes mères entrepreneures. Par ailleurs, Manolova et al. (2007) et Richomme-Huet et d’Andria (2013) appellent à la production de recherche sur les mampreneurs et leurs réseaux afin d’aboutir à un enrichissement des résultats à d’autres cultures et d’autres contextes. La prise en compte des contextes nationaux dans les sciences de gestion, et en particulier dans le domaine de l’entrepreneuriat (Kolk & Rivera-Santos, 2018), permet de se prémunir de la « tendance homogénéisante » en recherche managériale (Tsui, 2007). En ce sens, s’est développé un courant de recherche qui investit la question des spécificités du management et de l’entrepreneuriat en Afrique (Shamba, 2007; Kolk & Rivera-Santos, 2018; Cheriet et al., 2020). Aussi, en réponse à ces deux appels, la présente recherche se propose d’explorer les modalités d’animation et apports du réseau d’affaires chez les mampreneurs, dans un contexte africain de management (Cheriet et al., 2020) : celui de la Côte d’Ivoire.

Une première partie sera consacrée à la littérature sur le mampreneuriat éclairée par la question des réseaux sociaux et d’affaires, résultant dans l’idée d’explorer, en contexte, les apports et modalités d’animation du réseau d’affaires chez les mampreneurs. Une deuxième partie exposera la méthodologie et l’étude de cas retenues pour répondre aux objectifs de recherche de cet article. Dans une troisième partie, nous présenterons les résultats avant de les discuter et de conclure en dernière partie.

Le mampreneuriat investi par la question des réseaux d’affaires

L’entrepreneuriat féminin recouvre plusieurs phénomènes qui lui sont spécifiques, dont celui du mampreneuriat qui renvoie à l’entrepreneuriat des mères entrepreneures. Nous présentons dans cette première partie une revue de littérature du mampreneuriat et faisons le point sur l’état de l’art des réseaux sociaux et d’affaires dans le domaine de l’entrepreneuriat féminin, afin de mieux dégager les pistes de recherche qui restent à explorer à l’endroit de la catégorie des mampreneurs. Ensemble de pratiques récemment documentées, le mampreneuriat apparaît comme un concept international, décliné aussi bien dans des contextes nord-américains qu’européens, asiatiques, australiens ou africains. Toutefois, concernant ces derniers, les études demeurent très rares. Or, il est fort probable que les femmes entrepreneures aient des motivations et rencontrent des expériences d’entrepreneuriat différentes selon leur contexte national et leur statut social (Kolk & Rivera-Santos, 2018).

Le concept de mampreneuriat

Portant sur un phénomène émergent, les recherches sur le mampreneuriat se sont naturellement centrées en première intention sur des définitions mettant en exergue des contributions entrepreneuriales qui vont au-delà de la production de valeur purement économique (Korsgaard, 2007; Duberley & Carrigan, 2013; Richomme-Huet et al., 2013), pour les documenter ensuite dans leurs aspects pluriels (Richomme-Huet & Vial, 2017). Pratiques et appellation nées aux États-Unis dans les années 1990, le mampreneuriat résulte de la mobilisation de deux femmes, Patricia Cobe et Ellen H. Parlapiano, conjuguant respectivement leur activité de salariée en télétravail d’une maison d’édition et de journaliste freelance avec leur activité de jeunes mères (Landour, 2015). Elles décident alors de promouvoir cette activité à double statut, en institutionnalisant le terme de « mompreneur » et en le diffusant dans le monde anglophone. Ce phénomène rencontre par la suite des échos outre-Atlantique. Il semble désormais acquis que les mères entrepreneures représentent une réalité importante de l’écosystème entrepreneurial féminin aussi bien en Europe, en Amérique du Nord, en Asie et Australie, qu’en Afrique.

Les mampreneurs, mompreneurs ou mumpreneurs sont donc autant de dénominations pour désigner les femmes entrepreneures avec enfants, et particulièrement des enfants en bas-âge. Plus précisément, Ekinsmyth (2011 : p. 104 – notre traduction) définit le mampreneuriat comme « une forme d’entrepreneuriat largement poussée par le désir de réalisation d’une “harmonie entre vie privée et vie professionnelle” par l’intermédiaire d’une orientation identitaire qui estompe les frontières entre les rôles de “mère” et de “femme d’affaires” ». Ainsi, l’aspiration de ces femmes à s’accomplir aussi bien dans leur vie personnelle que dans leur vie professionnelle les incite-t-elles à devenir entrepreneures (Gudeta & van Engen, 2018; Khan & Rowlands, 2018; Kuada, 2009).

Le mampreneuriat représente aussi une pratique « qui se départit de diverses manières des normes masculinistes de l’entrepreneuriat. Embrassant plutôt que contestant le rôle de “mère”, il s’agit d’une pratique des affaires qui tente de remanier les limites entre le travail productif et reproductif » (Richomme-Huet & Vial, 2017 : p. 125). Une mampreneur serait une femme propriétaire d’entreprise équilibrant activement son rôle de maman avec celui d’entrepreneure. On voit ainsi que l’ambition première du mampreneuriat est de créer des ponts entre les différentes sphères de la vie de mère et de femme entrepreneure (Korsgaard, 2007; Khan & Rowlands, 2018). En somme, le concept de mampreneuriat vient historiquement ajouter une nouvelle dimension à l’entrepreneuriat, celle de la maternité (Richomme-Huet & Vial, 2014).

Mise en évidence des apports des réseaux sociaux à l’entrepreneuriat féminin

Parmi les défis auxquels doivent répondre les femmes mères et entrepreneures, figure un défi particulièrement significatif, celui de la construction d’un réseau social facilitant la réussite de leur projet entrepreneurial ou de l’accès à des réseaux d’affaires. Nel et al. (2010) ont montré à ce sujet combien est important le levier que constitue la participation à un réseau d’affaires pour les mampreneurs. Ayant généralement peu confiance en elles, disposant de peu de connaissances en affaires et rencontrant des difficultés à obtenir des financements externes pour leurs entreprises, les mampreneurs bénéficieraient nettement plus des apports d’un réseau d’affaires que leurs homologues masculins (Nel et al., 2010).

D’une façon générale, l’impact positif des réseaux sociaux sur l’activité entrepreneuriale a fait l’objet de nombre de publications dans la littérature académique. Les réseaux sociaux sont ainsi connus pour aider au démarrage d’une entreprise. Leurs apports sont particulièrement notables pour les femmes entrepreneures lors de la phase initiale de création d’entreprise (Halberstadt & Spiegler, 2018). La littérature a pu montrer que les réseaux sociaux et d’affaires des femmes entrepreneures leur permettaient un accès facilité à des informations clefs pour identifier les opportunités d’affaires, à des ressources matérielles favorisant l’essor de leur activité entrepreneuriale, et étaient source pour elles d’une plus grande prise de confiance (Carrier et al., 2006). De même, les résultats de Beddi, Fadil et Saadaoui (2018) mettent en exergue le rôle clef de l’accès à des réseaux féminins et/ou internationaux dans le développement à l’international des activités des femmes entrepreneures. Les travaux de Dawa et Namatovu (2015) et de Desta et al. (2015) ont ainsi pu conclure en un lien significatif entre la croissance de l’entreprise et l’insertion des femmes entrepreneures dans des réseaux sociaux et professionnels en contextes africains.

Les réseaux d’affaires pour les mampreneurs, en contextes et au-delà de l’accompagnement

En tant que femmes entrepreneures, les mampreneurs connaissent des difficultés à se construire et à étendre leurs réseaux sociaux, incluant les réseaux d’affaires (Blisson & Rana, 2001; Carrier et al., 2006; Constantinidis, 2010; Langevang et al., 2018). Les freins associés à ce constat, tels que l’âge, l’origine ethnique, le manque d’information ou de crédibilité, les normes culturelles ou les propres représentations des femmes entrepreneures, ont fait l’objet d’un certain nombre de travaux par le passé (e.g. Adesua-Lincoln, 2011; Aldrich, 1989; Anambane & Adom, 2018; Blisson & Rana, 2001; Constantinidis, 2010). Les femmes mères et entrepreneures – qu’elles soient mariées ou célibataires – nécessitent de pouvoir entrer dans des structures d’accompagnement ou des réseaux qui soient adaptés à leur statut, à leurs activités de mère et de dirigeante d’entreprise (Ali, 2018; Richomme-Huet & d’Andria, 2013), leur offrant si possible « des dispositifs d’appui avec des modèles de développement pour atteindre la croissance recherchée d’un côté, et une aide logistique pour les soulager de leurs charges familiales en vue de se consacrer davantage à leurs responsabilités de dirigeant d’un autre côté » (Byrne et al. 2018 : p. 23).

L’un des principaux apports des réseaux d’affaires pour les mampreneurs consiste en un accompagnement entrepreneurial favorable à leur activité (Richomme-Huet & d’Andria, 2013). Aussi, les réseaux d’affaires viennent-ils se rajouter à la longue et diverse liste des structures de l’accompagnement : incubateurs, couveuses, pépinières, coopératives, associations, et fondations (Messeghem et al. 2013). En contextes africains, ils viennent compléter le rôle initial joué par les tontines dans l’amorce de financement et le développement d’une communauté de pratique (Kern et Nkakleu, 2009; Ntep, 2021).

Nous pouvons considérer les réseaux de mampreneurs comme spécifiques de par les particularités mêmes du mampreneuriat (Richomme-Huet & d’Andria, 2013; Richomme-Huet & Vial, 2014). Richomme-Huet et Vial (2014) ont ainsi pu montrer, à travers le cas français du réseau professionnel de l’Association des Mampreneurs, que certes une partie des volets de l’accompagnement y étaient déployés, à travers les opportunités de contacts, l’accès à des informations et de partage d’expertise, mais que d’autres dimensions s’y révélaient comme celles de la construction identitaire et de l’entraide entre pair à pair, qui pouvaient dépasser le cadre de la vie professionnelle et investir celui de la sphère privée. Par ailleurs, si les dimensions collective et individuelle de l’accompagnement peuvent être présentes dans les réseaux professionnels des mampreneurs (Richomme-Huet & d’Andria, 2013), la question des modalités d’animation de celui-ci, au-delà du couple présentiel/virtuel, demeure à explorer.

D’une façon générale, Richomme-Huet et d’Andria (2013) relèvent le manque de travaux sur les réseaux et l’accompagnement entrepreneurial des mampreneurs, dont les attentes sont particulières. Il s’agit d’embrasser une vision de l’accompagnement avec un sens sémantique plus large que celui de « business support » et d’en ouvrir la « boîte noire » (Messeghem et al. 2013). Mais un autre élément d’analyse s’invite dans la conversation : celui des contextes. Ayant étudié le cas de deux associations de mampreneurs francophones situées en France et ayant essaimé pour l’une en Belgique et en Suisse, Richomme-Huet et d’Andria (2013) appellent à prolonger et comparer leurs résultats avec d’autres études à l’international. Elles rejoignent en cela l’appel de Manolova et al. (2007). Aussi, proposons-nous ici d’explorer la question des apports et modalités d’animation du réseau d’affaires chez les mampreneurs, dans un contexte encore insuffisamment documenté en management et entrepreneuriat, le(s) contexte(s) africain(s) (Shamba, 2007; Kolk & Rivera-Santos, 2018; Cheriet et al., 2020).

Méthodologie de la recherche

Dans le cadre de cette recherche, nous avons choisi de mobiliser une méthodologie qualitative exploratoire sur la base d’une étude de cas. Comme le relèvent Hlady Rispal et Jouison-Laffitte (2015), une majorité de travaux académiques portant sur des processus ou écosystèmes entrepreneuriaux sont documentés par des études de cas qui explorent des initiatives locales, qu’elles soient communautaires, ethniques ou autres. L’étude de cas nécessite la mobilisation de plusieurs sources de données permettant de rendre compte de toute la richesse de phénomènes contemporains inscrits dans des contextes bien spécifiques (Yin, 2003) – points sur lesquels nous avons porté toute notre attention. Nous avons donc identifié une association de femmes entrepreneures qui se reconnaissent dans le mampreneuriat. Nous avons fait le choix de privilégier l’étude de cas unique, en retenant le Réseau des femmes entrepreneures engagées et solidaires (Réseau des FÉES) comme terrain d’investigation du mampreneuriat en contexte africain.

Présentation du cas : le réseau des Femmes Entrepreneures Engagées et Solidaires (FEES)

Le Réseau des FÉES a été créé en 2015. Relevant du statut juridique de l’association, il est régi par la loi Ivoirienne n° 60-315 du 21 septembre 1960 relative aux associations. Pour adhérer au réseau, il n’est pas obligatoire de payer une cotisation. En revanche, lorsqu’une activité de type « atelier » ou « séminaire » est organisée par le réseau pour ses membres, il leur est demandé une contribution symbolique de 2000 fr Cfa pour prendre en charge les collations. Le Réseau des FÉES est situé à Abidjan, dans la commune de Cocody. Il comptait initialement 6 femmes et accueille désormais 75 femmes mères et entrepreneures. Ce réseau d’affaires, « sans faire dans le conte de fées », a pour acronyme FEES : des Femmes, Entrepreneures, Engagées et Solidaires. Doté d’une charte de valeurs et d’éthique, ce réseau entend attirer et accueillir un maximum de femmes mères entrepreneures, toutes cultures confondues, urbaines comme rurales, afin de les aider, de les accompagner et de leur proposer un lieu (topos) et un temps d’entraide.

Les objectifs de ce réseau sont de fédérer, organiser et former les femmes entrepreneures urbaines et rurales de Côte d’Ivoire, d’aider à la formalisation des entreprises informelles, de rechercher et faciliter l’octroi de financement de projets aux membres, d’autonomiser les femmes et de promouvoir la femme entrepreneure ivoirienne. La mission générale de ce réseau est d’aider les femmes à libérer leur esprit d’entrepreneur, avec pour slogan « aider les femmes à entreprendre avec ambition et dignité ». Le réseau a à sa tête Mme Aphing Kouassi, Directrice générale de SOLAR PARK, mère de 7 enfants. Le secrétariat général est, quant à lui, piloté par Mme Mandy Dagry, Directrice générale de BATI DECO, mère de 4 enfants. Le réseau des FÉES dispose d’un siège situé dans la commune de Cocody, d’une page et d’un groupe Facebook, ainsi que d’un groupe WhatsApp.

Collecte des données

La collecte des données s’est effectuée en plusieurs temps, certains concomitants, certains consécutifs. Pour capter toute la richesse de notre terrain de recherche et nous assurer d’une triangulation des sources et des données, nous avons diversifié les instruments de collecte de données, comme l’indique le tableau 1 ci-dessous. Le croisement des sources permet en effet la construction du cas et favorise la compréhension de sa logique en profondeur (Yin, 2003).

Tableau 1

Instruments de collecte des données du cas

Instruments de collecte des données du cas

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Le premier entretien semi-directif avec la responsable du réseau a été mené sur son lieu de travail et a duré 1 heure environ. Le second entretien, à 7 mois d’intervalle, a duré quant à lui 45 minutes. Nous avons également pu mener un entretien avec la secrétaire générale du réseau des FEES pendant à peu près 1 heure.

Sur la base du même guide d’entretien reproduit en annexe, fut également entrepris un entretien de groupe avec 12 mampreneurs du réseau. Il s’est tenu sur le lieu de travail de la secrétaire générale du réseau des Fées. Pour permettre aux répondantes d’être plus à l’aise et de ne pas être contraintes par leurs agendas respectifs de mère et femme d’entreprise, l’entretien s’est déroulé vers 17 heures et a duré 1 heure et 30 minutes. Reposant sur la théorie de la dynamique des groupes restreints de Lewin (1952), l’entretien de groupe est un instrument d’enquête qui permet d’affiner la définition d’un problème, d’explorer des représentations ou perceptions (Gavard-Perret et al., 2008). Il présente également l’avantage de faciliter la prise de parole et d’élargir les réflexions individuelles et collectives par le jeu des interactions et des influences réciproques. Pour ce type d’entretien, les questions sont en effet posées dans un cadre de groupe interactif, où les participants sont libres de donner leur avis sous n’importe quel aspect et de se parler. L’entretien de groupe s’est déroulé sous la supervision de deux chercheurs, l’un agissant en termes d’animateur, l’autre en tant qu’observateur des différents comportements et preneur de notes. Lors de cet entretien, ont été abordés tour à tour les thèmes suivants, thèmes sur lesquels nous nous sommes également appuyés pour conduire nos entretiens semi-directifs :

  • Les perceptions des mampreneurs membres du réseau sur leurs statuts, rôles et activités.

  • L’appartenance au réseau.

  • Les apports du réseau et les modalités de son animation.

Les différents entretiens ont été enregistrés et retranscrits en intégralité avec l’approbation des différentes participantes dont nous présentons, dans le tableau 2, les caractéristiques signalétiques en termes d’âge, de statut matrimonial, de nombre d’enfants (et âge du dernier), ainsi que de secteur d’activités.

Un autre dispositif de collecte de données a été mis en place afin d’assurer la triangulation des sources et des données dans le cadre de notre étude de cas unique : la netnographie. A partir de la page Facebook du réseau des FEES et de son groupe de discussion WhatsApp, nous avons collecté des données supplémentaires selon une démarche netnographique (Kozinets, 2002) ajustée à notre objectif de recherche. Les publications de la page Facebook d’avril 2020 à février 2021 ont été lues et collectées pour faire l’objet d’une présélection centrée sur notre objet et nos objectifs de recherche. L’objectif de notre netnographie, en écho avec les propositions méthodologiques de Kozinets (2002), fut de comprendre en profondeur et sur la durée les modalités (affective, cognitive, conative) des interactions entre les membres du réseau, et comment le réseau s’animait.

Analyse des données et validité interprétative

L’analyse des données s’est poursuivie tout au long de la recherche. Deux phases de codage ont structuré nos analyses (Miles & Huberman, 1994). Initialement, nous avons codé les transcriptions par un codage ouvert opéré manuellement, puis comparé les codes, en se mettant d’accord sur les codes qui semblaient refléter le mieux les données. Nous avons également procédé à des allers-retours entre ces données empiriques et la littérature. Ce processus itératif a conduit à l’émergence d’un premier arbre de codes. Celui-ci comprenait en matière d’accompagnement rendu possible par le réseau d’affaires, les volets « familial », « professionnel » et « psychologique ». Concernant les modalités d’animation du réseau, nous avions en tête le couple présentiel/virtuel utilisé par Richomme-Huet et d’Andria (2013), toutefois il fut rapidement écarté pour être affiné chemin faisant en un triptyque « émotionnel/cognitif/conatif ». Le codage initial reflétait principalement les thèmes centraux des entretiens (accompagnement, apports, modalités d’animation), mais au fur et à mesure que l’analyse progressait, d’autres codes sont apparus tels que les retombées morales, identitaires ou l’émergence de comportements responsables au niveau des générations futures. Cette première phase nous a permis de stabiliser une série de catégories et de structurer des résultats intermédiaires liés aux différentes dimensions de l’accompagnement et aux apports du réseau pour les mampreneurs. Dans la seconde phase, le codage thématique a permis d’articuler de nouveaux codes émergents aux catégories axiales des dimensions de l’accompagnement, et d’en souligner toute la déclinaison; ce que nous représentons dans le tableau 3.

Tableau 2

Caractéristiques des répondants

Caractéristiques des répondants

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Tableau 3

Dimensions de l’accompagnement des mampreneurs et leurs sous-catégories

Dimensions de l’accompagnement des mampreneurs et leurs sous-catégories

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Ces deux phases ont résulté en une articulation de 3 blocs de catégories (modalités d’animation du réseau; dimensions de l’accompagnement; retombées perçues) que nous reproduisons dans la figure 1 (dans la partie « Présentation des résultats »), ainsi que leurs liens. Par ailleurs, nous avons mis en place un dispositif de validité interprétative des données primaires et de leur analyse, en retournant sur le terrain pour rencontrer les répondants et nous assurer de la justesse de nos interprétations (Hlady Rispal & Jouison-Laffitte, 2015). Lors d’une réunion au siège de l’association, nous avons présenté de façon graphique (à l’aide du tableau 3 et de la figure 1, ainsi que de verbatim) nos résultats aux acteurs interrogés 6 mois auparavant. Lors de cette réunion, la secrétaire générale ainsi que trois autres mampreneurs n’ont pas pu être présentes. Nous avons également présenté les résultats auprès de la directrice générale par l’intermédiaire d’une visio-conférence un mois plus tard. La restitution de nos résultats a servi à cerner dans quelle mesure les résultats de l’étude de cas s’alignaient sur des faits et des perceptions acceptés par les répondants. Dans un double objectif de validité et de fidélité internes, nous nous sommes assurés de la convergence entre les interprétations des acteurs et nos analyses de chercheurs (Hlady Rispal, 2002).

Présentation des résultats

Nous présentons tour à tour les résultats en matière de modalités d’animation du réseau d’affaires, de dimensions de l’accompagnement qui y est prodigué à l’endroit des mampreneurs, ainsi que de retombées perçues et attendues. Comme le montre la figure 1 ci-dessous, les modalités cognitive, affective et conative d’animation du réseau viennent alimenter de façon concomitante et partagée les dimensions de l’accompagnement, ce que le cercle symbolise. C’est à travers ces modalités et en se déployant en trois volets – familial, professionnel, psychologique – que l’accompagnement des mampreneurs donne lieu à des retombées d’ordre moral, identitaire, transgénérationnel et économique.

Les modalités d’animation du réseau d’affaires : affective, cognitive et conative

Un des premiers résultats, qui constitue une de nos principales contributions à la littérature, est la mise au jour à partir des données issues des entretiens et de la netnographie de trois modalités d’animation du réseau d’affaires : cognitive, affective et conative. A l’instar des modalités mentales (Snow et al., 1996; Johannisson, 2016), la modalité cognitive renvoie aux connaissances, aux perceptions et aux croyances. Tandis que la modalité affective concerne les émotions et les énergies/passions associées à ces émotions (Johannisson, 2016). La fonction conative, quant à elle, (du latin « conatio » qui signifie effort), désigne la volonté qui pousse à agir, la mise en mouvement, ou à tout le moins l’orientation des efforts (Snow et al., 1996). Ce sont trois modalités qui ont pu être discutées dans la littérature à l’endroit du comportement de l’entrepreneur (Johannisson, 2016); mais elles apparaissent ici comme signifiantes pour expliquer la façon dont le réseau est animé et entre dans la vie des mampreneurs. Une des mampreneurs nous témoignait : « Nos ateliers se déroulent dans une ambiance conviviale, de partage et sans stéréotypes. » Or, on voit ici que s’activent au moins deux modalités d’animation : affective et cognitive. Tandis que les trois modalités sont plus nettes encore dans le verbatim suivant : « Ce vendredi, nous aurons besoin de partager ce que nous avons en exergue, après ces tumultes émotionnels : la bienveillance… Un moment pour partager les opportunités, les expériences et activer le réseau ». Ce sont à travers ces modalités d’animation que prend chair l’accompagnement à dimensions plurielles des mampreneurs. Ces modalités sont également, comme l’illustrait le verbatim précédent, le véhicule de retombées de différents ordres : dans ce cas-là, économique et identitaire.

Figure 1

Représentation modélisée des résultats en termes de modalités d’animation du réseau, de dimensions de l’accompagnement et de leurs retombées

Représentation modélisée des résultats en termes de modalités d’animation du réseau, de dimensions de l’accompagnement et de leurs retombées

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Les dimensions psychologique, professionnelle et familiale de l’accompagnement orchestré par le réseau

Notre étude de cas du réseau des FEES met en exergue trois volets distincts – et pourtant complémentaires – de l’accompagnement des mampreneurs : un accompagnement que nous pouvons qualifier de psychologique, un accompagnement professionnel, et le dernier d’ordre familial.

Accompagnement psychologique

L’aspect psychologique de l’accompagnement porté par le réseau, à la fois dans la structure et à travers ses membres, s’articule en termes de soutien, d’influence entre pairs et de développement personnel. Il s’incarne pour les mampreneurs dans le fait de « se retrouver, de se sentir écouter, d’être à l’écoute des autres et de bien se sentir moralement ». L’un des programmes phares du réseau tient en effet dans des séances qu’elles nomment « thérapies » qui sont des temps d’écoute, de partage, de soutien moral et de développement personnel. Ces séances – « Un petit gasoil[1] de mamans… on vient sans les enfants et on s’enjaille[2] » - sont perçues comme des activités essentielles au réseau qui viennent combler des besoins à caractère psychologique : « J’ai fort besoin de nous retrouver et de profiter de votre bienveillance. » L’influence entre pairs est également à l’oeuvre, comme l’illustre le cas d’une mampreneur du réseau qui a posé sa candidature à l’Academy for Women Entrepeneurs[3] : « [une membre mampreneur] m’a motivée à le faire et j’ai sauté le pas ! ». Le réseau a par ailleurs mis en place des « Jeudis du Déclic » qui sont dédiés au travail sur la prise de confiance, la motivation et le développement personnel.

Accompagnement professionnel

De façon notable, l’accompagnement professionnel dispensé par le réseau s’appuie sur trois piliers : l’accès aux opportunités d’affaires, à des formations et des aides de financement. Les opportunités d’affaires sont autant véhiculées en présentiel lors des rencontres, ateliers, que sur les canaux virtuels du réseau (page Facebook) : « Je mets à disposition 100 pièces diverses de prêt-à-porter féminin de marque française à très petit prix de gros pour 50 % de bénéfice garanti et plus… Si tout se passe très bien, tu intègres notre réseau ». Quant à l’accès aux aides de financement, il est facilité sur les plans informatif et relationnel en organisant des rencontres entres les mampreneurs et les institutions porteuses de financement (e.g. l’Agence Côte d’Ivoire PME) ou bien avec les organismes intermédiaires (e.g. SheMadeIT Africa).

Le réseau favorise un accès à des formations que les mampreneurs n’avaient pas, compte tenu du manque d’informations dont elles étaient sujettes. Ces formations sont généralement des formations étatiques ou des initiatives prises au sein même du réseau. Ce dernier propose fréquemment des formations d’experts, dans différents domaines et spécialités, diligentés par les mampreneurs. En témoignent les différents verbatim qui suivent : « Nous invitons des experts qui viennent animer des rencontres thématiques concernant nos activités notamment sur le digital comme moyen d’accroître notre chiffre d’affaires ». « Nous organisons des séances pour partager nos expériences, apprendre, écouter… ». Ce regroupement de femmes en réseau d’affaires permet de rassembler des compétences disparates favorisant le partage de compétences dans différents domaines tels que la « gestion du budget », la « vente en ligne », les « outils des nouvelles technologies » etc.

L’appartenance au réseau leur permet également « d’avoir la primeur de l’information » sur la disponibilité et l’accessibilité aux différentes formations organisées par les structures étatiques : « Par le réseau ou par un membre du réseau nous avons accès à des formations organisées par la chambre de commerce ou par le patronat ivoirien pour le renforcement de nos capacités ». En outre, les membres du réseau sont sollicités pour prendre part à des évènements organisés par des institutions nationales et internationales « Nous sommes conviées à des conférences, à des panels en faveur des femmes entrepreneures ».

Accompagnement familial

L’accompagnement familial à l’oeuvre dans et par le réseau concerne les statuts de mère de famille et d’épouse ou compagne des mampreneurs, comme l’étayent les propos qui suivent : « Nous organisons le chill des mamans, pour permettre aux mamans de se détendre, de se donner des conseils, des astuces concernant les enfants et même les époux. ». L’accompagnement familial correspond principalement au partage d’expériences familiales vécues des unes et des autres, de conseils, d’astuces et surtout au partage de moyens permettant de privilégier l’entente familiale et le renforcement de liens avec les enfants et les conjoints. Pour ces femmes, le réseau participe à créer une bonne cohésion familiale. Des afterwork sont organisés pour « concilier entrepreneuriat et vie de couple ». D’autres évènements concernent directement le rôle de mère de famille des mampreneurs : « une Masterclass avec des mamans desquelles j’ai tellement appris sur la préparation à la rentrée scolaire suite à cette longue période de bouleversement pédagogique, le suivi des devoirs comme essentiel fondateur pour une vie d’apprentissage ». C’est également le cas des « Fun Party Mum & Kids » qui offrent des masterclass sur « l’équilibre Mère/Professionnelle/Femme » et des « trucs et astuces pour rester sain d’esprit ».

Les retombées du réseau d’affaires pour les mampreneurs

L’analyse des données collectées a permis de mettre au jour différents types de retombées perçues ou attendues qui vont au-delà du champ économique. Nous qualifions ces retombées d’ordre moral, identitaire, transgénérationnel et thérapeutique.

Retombées morales et identitaires

Il s’agit ici principalement de retombées attendues. Les femmes entrepreneures et mères du réseau des FEES s’engagent de manière volontaire dans le réseau d’affaires non pas uniquement pour accompagner la création ou croissance de leurs entreprises mais aussi pour porter des valeurs morales dans les milieux féminins et économiques de Côte d’Ivoire, ainsi qu’auprès de la jeunesse. « Nous comprenons bien le rôle que nous devons jouer dans la société et c’est un élément important que nous partageons dans le réseau… ». Les valeurs morales mises en avant sont celles du « coeur » comme il leur plaît à dire. Elles sont également imprégnées de valeurs religieuses : les évocations et invocations à « Dieu » sont fréquentes dans leurs témoignages et interactions.

D’une façon générale, les mampreneurs du réseau des FEES essayent de changer le monde par leurs activités, avec ce retour spéculaire sur elles-mêmes : « Vous êtes vraiment des bienveillantes fées ». « C’est à nous d’inspirer les futurs acteurs du développement de l’Afrique de demain ». « Nous changeons le monde avec nos baguettes magiques ». Certaines actions du réseau ont pour cible les femmes veuves et les orphelines dans l’objectif de les aider à se prendre en charge et à faire naître en elles le goût de l’entrepreneuriat : « Nous sommes convaincues qu’avec nos activités nous allons oeuvrer à l’émergence de femmes de valeurs ». Ces retombées morales ne sont pas qu’attendues, elles sont également perçues comme telles par certaines mampreneurs : « La force et la bienveillance des autres mamans me poussent à m’améliorer, à croire en moi ». Elles visent également toutes les parties prenantes de l’écosystème du réseau : « J’ai conscience que plus qu’un individu, ce sont des valeurs qui sont reconnues, celles que nous véhiculons depuis des années, sans grand bruit mais avec tellement de convictions et d’impact… sur les jeunes gens, jeunes filles, autres femmes, institutions, investisseurs ».

La frontière est mince entre retombées morales et identitaires car le socle de valeurs mises en avant – dignité, bienveillance, force, inspiration et autorité – modèlent leur construction identitaire : « j’ai retrouvé la femme forte qui était en moi », « nous nous bâtissons de l’intérieur au travers de nos activités annuelles pour asseoir nos visions, aplanir nos sentiers afin d’être plateformes productives pour les autres. », « On veut mettre au premier plan l’image d’une femme ivoirienne forte, digne, qui porte les valeurs du coeur et qui est entreprenante ».

Retombées transgénérationnelles

Aux côtés d’apports en termes moraux et identitaires, se dessinent des retombées transgénérationnelles qui sont voulues comme telles par le réseau et ses membres. Le réseau a mis en place un programme, « Les Fées Sources d’Inspiration », qui consiste en des tournées de sensibilisation, à travers des « causeries-débats », dans les lycées, collèges et universités pour « inspirer la jeunesse », pour leur « inculquer des valeurs et être des rôles modèles » : « … et c’est à juste titre que nous organisons des tournées dans les lycées et collèges pour conseiller, orienter et servir de modèles à la jeune génération »; « le but c’est être des sources d’inspiration pour la jeunesse ivoirienne ». Le réseau des FEES évoque en ce sens une « mission pour l’impactation de la jeunesse étudiante » à l’INP de Yamoussokro.

Les retombées transgénérationnelles de la participation au réseau pour les mampreneurs s’établissent aussi dans la transmission des valeurs diffusées jusqu’à leurs enfants. Rejoignant la dimension familiale de l’accompagnement mis en place par le réseau, les retombées transgénérationnelles à caractère intra-familial s’ancrent au quotidien dans le fait que les mampreneurs impliquent leurs progénitures en les faisant participer à certaines actions du réseau : « Dans nos activités [du réseau], nous allons souvent avec nos enfants parce que nous voulons partager avec eux ce qu’on aime, espérant faire naître chez eux l’amour du métier, l’amour du prochain, l’amour de donner »… « Il arrive que nos enfants viennent à nos rencontres. Ils sentent ici que c’est l’entraide, que nous allons de l’avant. Cela leur sert d’exemple. » De même, « Nous partageons des activités familiales qui peuvent booster les connaissances de nos enfants dans tous les domaines ».

Retombées thérapeutiques

Alors que l’accompagnement psychologique des mampreneurs au sein du réseau se matérialise par de l’influence ou émulation entre pairs, de l’écoute, du soutien et du développement personnel, les retombées de la participation de ces femmes au réseau des FEES vont au-delà de l’amélioration de leurs soft skills, de leur intelligence émotionnelle. Ce qui est souligné par les répondantes, c’est la coloration thérapeutique des activités auxquelles elles prennent part, incluant des notions de « guérison », de « bien-être », et de « santé » : « nous nous retrouvons pour des séances de bonheur, de bonne thérapie qui nous font un grand bien ». Des mampreneurs évoquent la mise en place d’un « groupe de parole », s’avérant « un moment d’échanges exutoire entre professionnelles de domaines divers », et le sentiment « de [se] retrouver, de [se] sentir beaucoup mieux, d’avoir grandi intérieurement,… avec un moral de gagnante retrouvé ».

Retombées économiques

Les retombées économiques au sens strict ne sont vues que de façon « indirecte ». Le principal apport de la participation au réseau, sur le plan économique, correspond à la mise en avant marketing des produits – biens ou services – proposés par les entreprises des membres mampreneurs. Si l’accès aux opportunités d’affaires constitue un volet de l’accompagnement professionnel du réseau, la visibilité marketing est une retombée économique qui résulte de l’action elle-même des mampreneurs et de la façon dont elles se servent du réseau et de ses outils. La visibilité marketing représente pour ces femmes le moyen de faire connaître leurs produits et de communiquer sur leurs évènements aussi bien via le réseau virtuel (WhatsApp, Facebook…) que le réseau physique. « Ce que j’aime dans ce réseau c’est que nous avons l’opportunité de présenter nos produits et services sur la plateforme au cas où cela intéresse l’une de nous ou quelqu’un de notre entourage ». Aussi, « nos séances de thérapie et de formation nous donnent l’opportunité de présenter et de vendre nos produits ou services ». Par ailleurs, l’organisation de leurs évènements est diffusée aussi bien sur les plateformes virtuelles que de manière physique : « ce mois de novembre est très animé par les activités de nos membres… elles organisent des évènements qui sont diffusés sur la plateforme du réseau », « les événements se succèdent… ».

Discussion

Notre recherche a pu mettre en exergue l’existence de modalités affective, cognitive et conative d’animation du réseau d’affaires, lesquelles modalités viennent soutenir un accompagnement des mampreneurs qui se réalise à trois niveaux : psychologique, familial et professionnel. S’ensuivent des retombées d’ordre moral, identitaire, transgénérationnel et économique. Nous proposons à présent de discuter ces résultats.

La notion d’accompagnement entrepreneurial a pu entrer récemment dans le champ de l’entrepreneuriat féminin en tenant compte de ses spécificités (Richomme-Huet & d’Andria, 2013). Notre recherche montre également en quoi un réseau d’affaires appliqué à la population particulière des mampreneurs donne lieu à des formes d’accompagnement qui s’adaptent à leur statut, leurs activités, leurs attentes, via un triple accompagnement : psychologique, professionnel et familial. Ces accompagnements spécifiques permettent aux femmes d’être tutorées, d’acquérir ou d’améliorer des compétences, et facilite l’accès aux ressources qui sont essentielles au succès de leurs entreprises (Cuzin & Fayolle, 2004). En cela, nous pouvons retrouver la distinction mise en exergue par Richomme-Huet & d’Andria (2013) entre accompagnement à dimension collective (accompagnement standardisé) et accompagnement entrepreneurial à dimension individuelle (personnalisation). Toutefois, c’est la dimension collective qui s’incarne principalement dans les trois types d’accompagnement des mampreneurs que le réseau d’affaires propose. L’un des principaux apports de notre recherche tient justement dans la mise au jour des dimensions psychologique, professionnelle et familiale de l’accompagnement de la population mampreneuriale et leur déclinaison en plusieurs supports : soutien, influence entre pairs, développement personnel, formations, accès aux opportunités d’affaires…

En outre, dans les modalités d’animation du réseau et donc de mise en mouvement de l’accompagnement, nos résultats rejoignent la distinction opérée par Richomme-Huet et d’Andria (2013) entre le présentiel (moments de rencontre, d’échange, de réunion) et le cyberaccompagnement (page Facebook, groupe Facebook, WhatsApp). L’utilisation autant d’Internet et des réseaux sociaux que du présentiel a été l’un des constats de cette recherche. En effet, Facebook et WhatsApp sont des supports ou outils de référence utilisés par ces femmes entrepreneures, tant sur le plan de l’accompagnement que de la visibilité marketing. Nos résultats vont dans le sens de Richomme-Huet et D’Andria (2013) lorsque ces auteures montrent que l’Internet et les réseaux sociaux conduisent à de nouvelles perspectives d’accompagnement. Néanmoins, notre recherche va plus loin en mettant au jour la manière structurelle dont s’anime le réseau et s’accomplit l’accompagnement à travers des modalités cognitive, affective et conative. Aussi, se dessine ici un autre apport qui consiste en une exploration de la boîte noire de l’accompagnement entrepreneurial (Messeghem et al. 2013).

D’une façon générale, notre étude de cas montre l’importance du réseau à l’endroit des mampreneurs dans leurs rôles d’éducatrice et d’épouse. En ce sens, elles arrivent à travers les conseils et expériences des unes et des autres à revêtir au mieux leurs « blousons d’éducatrices et d’épouses » dans leur quotidien professionnel. Nombres de leurs activités leurs permettent d’éduquer, de (se) booster et d’avoir une meilleure gestion de la vie professionnelle et vie de famille, ce qui conforte les résultats de Richomme-Huet et d’Andria (2013). En outre, ces chercheures soulignaient le fait que la spécificité du réseau créé par les mampreneurs pouvait se définir autour d’une double mission, celle d’accompagnement et de générateur d’affaires. Notre étude montre en effet en quoi le réseau d’affaires de mampreneurs revêt plusieurs dimensions dont une d’accompagnement au sens sémantique plus large que celui de « business support » (Messeghem et al. 2013). En revanche, nos résultats mettent en évidence une troisième mission qui, à travers les retombées morales, identitaires et transgénérationnelles, est la mise en oeuvre et diffusion d’actions responsables et sociales dans un mouvement d’identification sociale collective et individuelle. Ils viennent éclairer la question du pluralisme et de la mise en contexte en sciences de gestion (Tsui, 2007), ainsi que la richesse des contextes africains de management et d’entrepreneuriat (Shamba, 2007; Kolk & Rivera-Santos, 2018; Cheriet et al., 2020).

Au niveau de l’attitude des femmes entrepreneures quant à leur réseau d’affaires, Constantinidis (2010) a pu identifier deux catégories de motivation distinctes : soit des motivations instrumentales, privilégiant dans la participation au réseau la recherche du gain personnel et l’efficacité (cf. Aldrich, 1989), soit des motivations relationnelles où la quête de l’affectif domine. Ses résultats allaient dans le sens des travaux de Aldrich (1989) et de Blisson et Rana (2001). Bien que cela ne fusse pas l’objet premier de notre recherche, nous n’avons pas retrouvé cette dimension instrumentale dans les attitudes des mampreneurs à l’endroit de leur réseau d’affaires. Ce sont au contraire les motivations relationnelles qui sont ressorties de nos résultats comme étant les plus saillantes.

Les travaux de Richomme-Huet et d’Andria (2013) ont documenté les apports du réseau chez les mampreneurs en matière d’accompagnement, lesquels apports consistaient dans la sortie de l’isolement, l’entraide, des accès à des formations permettant de développer les savoir-faire professionnels et des opportunités de communication. Ces résultats rejoignent les nôtres. De façon signifiante, nous avons vu que les mampreneurs étaient en quête identitaire à travers leur réseau d’affaires, ainsi que le mettaient en avant Richomme-Huet et d’Andria (2013) et Ekinsmyth (2011). Allant au-delà du phénomène de « transfert des connaissances » (Richomme-Huet & d’Andria, 2013 : p. 108), d’autres retombées ont émergé de nos données, des retombées morales, transgénérationnelles et thérapeutiques, venant ainsi compléter les précédents travaux en la matière.

L’importance du réseau d’affaires dans l’acquisition ou le développement de compétences entrepreneuriales chez les mampreneurs est étayée une nouvelle fois par cette recherche. En effet, à travers les différentes formations acquises soit par les structures étatiques via le réseau ou par les initiatives du réseau, les mampreneurs peuvent accroître leurs connaissances et capacités. Ces différentes séances de formation sont perçues par elles comme une source d’apprentissage. Cela va dans le même sens que l’étude menée par N’da et N’dri (2019) qui ont mis en évidence le fait que les femmes entrepreneures acquièrent et développent des compétences entrepreneuriales grâce aux réseaux professionnels et à la formation.

Conclusion

Cet article traite des modalités d’accompagnement et des différentes retombées d’un réseau d’affaires chez des mampreneurs ivoiriennes. Ces retombées sont dues à un accompagnement qui est triple, psychologique, professionnel et familial, et mis en mouvement par des modalités cognitive, affective et conative. Il vient par là même enrichir la littérature existante qui investit la question du mampreneuriat et celle des réseaux d’affaires de femmes (Manolova et al., 2007; Constantinidis, 2010; Richomme-Huet & d’Andria, 2013; Richomme-Huet & Vial, 2014). Cette recherche vient également montrer la significativité et richesse des contextes africains du management et de l’entrepreneuriat (Shamba, 2007; Kolk & Rivera-Santos, 2018; Cheriet et al., 2020). De ses contributions tiennent les limites de notre travail. En effet, les résultats présentés ici ne portent que sur un seul cas d’étude. Aussi, s’agirait-il pour de futures perspectives de recherche d’étendre ce travail à d’autres réseaux de femmes entrepreneures, à d’autres contextes africains. Il serait également intéressant de mener une étude longitudinale sur ce réseau pour évaluer sur le long terme l’impact et les ressorts de l’accompagnement, des interactions et activités des mampreneurs sur la responsabilité sociale de l’entreprise et leur écosystème. En outre, une autre perspective de recherche consisterait en l’exploration des mécanismes d’influence du réseau des femmes mères et entrepreneures sur l’intention entrepreneuriale des générations futures. Car c’est bien de la place des femmes, acteurs clefs de la vie éaconomique et sociale, en contextes et pour un agenda du XXIe siècle, dont il est question ici.