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S’adapter à la mobiquité[1] des consommateurs représente un impératif majeur pour les détaillants depuis l’essor des technologies numériques. La pandémie n’a fait qu’accentuer l’urgence de relever les défis du commerce connecté et de se réinventer. En mai 2020, 44 % des consommateurs mondiaux déclarent réaliser des achats en ligne chaque semaine et 66 % se considèrent être « des acheteurs omnicanal » (NielsenIQ, 2020). Au Québec, selon l’académie de transformation numérique, les cyberacheteurs représenteraient 78 % de la population. Or, pour les détaillants issus du commerce physique, la gestion de l’expérience client omnicanal requiert une transformation numérique qui remet en cause les modèles d’affaires existants, exige l’acquisition de ressources et de compétences nouvelles (Bressolles et Viot, 2021b; Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017; Jacob, Pez et Volle, 2021) et implique de nombreux changements organisationnels (Verhoef et al., 2021; Bressolles et Viot, 2021a). Dès lors, comment opérer et réussir cette transformation numérique, tant au niveau stratégique qu’opérationnel ? Comment proposer des espaces tant physiques que virtuels à des consommateurs qui raisonnent dans le cadre d’une expérience « sans couture » et comment faire en sorte que ces espaces travaillent « ensemble dans un objectif de performance globale (Verhoef, Kannan et Inman, 2015) » (Vanheems et Paché, 2018, p. 5) ? L’expérience client constitue une préoccupation majeure de la recherche académique en marketing depuis plusieurs décennies. Néanmoins, alors que les travaux sur l’expérience vécue ou voulue par le consommateur abondent, les recherches sur la gestion de l’expérience client du point de vue de l’organisation sont relativement rares (Lemon et Verhoef, 2016; Cao et Li, 2018); elles sont soit assimilées à d’autres conceptualisations de la gestion (Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017), soit fragmentées, focalisant sur des éléments isolés comme la logistique, la proposition de valeur ou les systèmes d’information. Larke, Kilgour et O’Connor (2018) plébiscitent à cet égard une approche plus générale. Ainsi, alors que les détaillants considèrent l’omnicanal comme une priorité pour assurer leur pérennité (Adivar, Hüseyinoğlu et Christopher, 2019), la littérature académique ne fournit que des indications parcellaires sur les modalités de mise en oeuvre de l’intégration des canaux. Cette recherche vise à comprendre le processus de transformation numérique d’un détaillant physique dans son ensemble, c’est-à-dire à identifier les mécanismes qui sous-tendent l’intégration progressive de ses canaux et l’évolution de son modèle d’affaires. Dans un premier temps, le choix du modèle d’affaires comme cadre théorique permet de prendre en compte la perspective dyadique de l’expérience client (Beck et Rygl, 2015) en intégrant l’évolution de la proposition de valeur à l’analyse (Bressolles et Viot, 2021a). Il procure également une vision plus large, complémentaire aux travaux dédiés à l’identification des ressources et des compétences associées à la gestion de l’expérience client (Bressolles et Viot, 2021b; Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017; Jacob, Pez et Volle, 2021). Il relie ainsi des ressources opératoires (ressources physiques, numériques ou phygitales) et des ressources opérantes (compétences) (Vargo et Lusch, 2008), les ajustements organisationnels de l’entreprise, la proposition de valeur adressée à ses clients et l’évaluation de sa performance, permettant ainsi d’appréhender les mécanismes de conversion des ressources en performance et donc, les sources de l’avantage concurrentiel (Warnier, Weppe et Lecocq, 2013). Dans un second temps, le choix méthodologique de l’étude de cas longitudinale confère une restitution de l’intégralité du processus d’intégration des canaux, complétant de manière empirique les conceptualisations antérieures (Beck et Rygl, 2015; Berman et Thelen, 2018; Cao et Li, 2015; Strang, 2013). Ce choix permet également d’apprécier la dynamique du modèle d’affaires, c’est-à-dire l’évolution de ses différentes composantes et de leurs interactions au gré du processus. Nous proposons tout d'abord de revenir sur les apports de la littérature académique qui nous ont amenés à circonscrire l’objet de la recherche et le choix de notre cadre théorique. La méthodologie qualitative de l’étude sera ensuite développée, à savoir la conduite d’une étude de cas longitudinale menée pendant cinq années auprès de la Société des Alcools du Québec (ci-après SAQ). Cette dernière est l’un des premiers détaillants historiques de la province canadienne à s’être engagée dans le processus de transformation numérique afin de défendre et de légitimer son statut de société d’État et son monopole sur la vente de boissons alcoolisées. Pour finir, l’analyse, qui restitue les quatre phases de transition du processus à l’étude, conduira à la discussion des résultats.

Revue de littérature

La gestion de l’expérience client omnicanal renvoie à l’intégration des canaux de communication et de distribution de l’entreprise. Il importe de préciser le caractère dyadique du concept d’expérience client avant de se concentrer sur la perspective stratégique et managériale car les expériences ne peuvent être que partiellement gérées par les entreprises (Jacob, Pez et Volle, 2021). Par ailleurs, il est nécessaire d’appréhender ce que la gestion de l’expérience client apporte comme bénéfices aux consommateurs, au-delà des synergies qui profitent à l’entreprise (Cao et Li, 2015).

La perspective dyadique de l’expérience client

Le concept d’expérience client est apparu pour la première fois dans la recherche en comportement du consommateur au début des années 1980. S’il a considérablement évolué depuis l’article séminal d’Holbrook et Hirschman (1982), il correspond toujours aux fonctions hédoniques et symboliques de la consommation au-delà de ses fonctions utilitaires. L’expérience client est aujourd’hui définie comme « un construit multidimensionnel composé des réponses cognitives, émotionnelles, comportementales, sensorielles et sociales d’un client au regard des propositions d’une entreprise tout au long de son parcours d’achat » (Lemon et Verhoef, 2016, p.71). Cette conceptualisation renvoie à la profonde mutation du parcours d’achat du client, envisagé désormais comme une trajectoire dynamique et itérative ponctuée d’interactions avec la marque par le biais de multiples points de contact. Elle rend également compte de la nature changeante de l’engagement du client au gré des parcours (Siebert et al., 2020). Enfin, elle restitue les principes de la vision holiste de l’expérience : l’expérience globale dépend des moyens mis en oeuvre par la marque ainsi que de sa capacité à activer le système expérientiel du consommateur que forment les dimensions de l’expérience (Antéblian, Filser et Roederer, 2013; Collin-Lachaud et Vanheems, 2016) et se traduit par des réponses cognitives, émotionnelles, affectives, sociales et physiques (Verhoef et al., 2009). Ainsi, la relation entre le consommateur et la marque est au coeur de l’expérience et se construit au gré des interactions. L’expérience client désigne autant l’expérience attendue ou vécue par le consommateur que celle voulue ou proposée par l’entreprise et doit donc s’envisager dans une perspective dyadique consommateur-marque. Elle résulte d’une cocréation (Leclercq, Hammedi et Poncin, 2016; Lusch et Nambisan, 2015) qui requiert la combinaison de ressources engagées par le consommateur et de ressources offertes par l’entreprise (Chakravorti, 2011; Jacob, Pez et Volle, 2021), que ces ressources soient opérantes (immatérielles) ou opératoires (matérielles) (Vargo et Lusch, 2008). Pour Beck et Rygl (2015), l’expérience peut être déclenchée par le consommateur et/ou contrôlée par la marque : la gestion de l’expérience client implique donc un alignement continuel des ressources de l’entreprise avec celles de ses clients et requiert l’acquisition et le développement de compétences à même d’intégrer ces deux ensembles de ressources (Jacob, Pez et Volle, 2021).

La gestion de l’expérience client omnicanal

Dans les milieux de pratique, la gestion de l’expérience client est un métier qui fait l’objet de certifications professionnelles dédiées. Sur le plan académique, alors que l’expérience vécue par le consommateur fait l’objet d’une littérature abondante, les travaux relatifs à la perspective stratégique et managériale de l’expérience client sont plus rares. Plusieurs raisons sont évoquées pour justifier cet écart, telles que le problème d’accessibilité des données empiriques (Baxendale, Macdonald et Wilson, 2015) ou encore le caractère interdisciplinaire du concept qui renvoie à différents champs des sciences de la gestion et fragmente les recherches (Berman et Thelen, 2018). Du point de vue de l’organisation, l’expérience omnicanal se traduit par l’intégration complète des canaux de communication et de distribution dans le but de proposer une expérience de marque optimale (Picot-Coupey, Huré et Piveteau, 2016). Elle consiste à décliner l’expérience de marque sur l’ensemble des points de rencontre avec les clients afin de renforcer leur fidélité (Baxendale, Macdonald et Wilson, 2015). L’omnicanal se distingue du multi-canal et du cross-canal dans la mesure où il implique un plus fort degré d’intégration des canaux (Verhoef, Kannan et Inman, 2015). À l’opposé, le multi-canal consiste à gérer les différents canaux comme des entités individuelles. Le cross-canal facilite, quant à lui, l’utilisation de plusieurs canaux au sein d’une même trajectoire d’achat (Belvaux et Notebaert, 2018). L’intégration des canaux renvoie au degré de coordination des objectifs, du design et du développement des canaux de l’organisation, qui contribue à créer des synergies pour elle-même et des bénéfices pour ses clients (Cao et Li, 2015). Si l’omnicanal constitue l’étape ultime de l’intégration, l’évolution ne se fait pas sans transition (Picot-Coupey, Huré et Piveteau, 2016). Une série de travaux s’efforce donc de clarifier les différences entre les trois configurations stratégiques (Beck et Rygl, 2015) et de conceptualiser la transition organisationnelle (Verhoef, Kannan et Inman, 2015) (Cf. Tableau 1).

Tableau 1

Quatre niveaux ou catégories de stratégies d’intégration des canaux

Quatre niveaux ou catégories de stratégies d’intégration des canaux

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En passant en revue les différentes typologies, force est de constater qu’il n’existe pas de consensus explicite sur les limites des différentes formes stratégiques d’intégration (Beck et Rygl, 2015). Les efforts de conceptualisation recensés traduisent néanmoins une transition du multi- à l’omnicanal en passant par le développement de fonctionnalités cross-canal. L’absence de frontières bien délimitées relate la dynamique d’un processus de transition, à l’image des travaux de Picot-Coupey, Huré et Piveteau (2016) qui restituent deux évolutions : de multi- à cross-canal et de cross - à omnicanal. La classification de Beck et Rygl (2015) opère une distinction entre l’intégration contrôlée par l’organisation et les capacités d’interaction du client. Fidèle à la perspective dyadique de l’expérience client, elle rend compte des écarts potentiels entre expérience proposée et expérience vécue (Berman et Thelen, 2018) et permet de nuancer davantage l’évaluation du degré d’intégration d’une entreprise. Enfin, les caractéristiques associées à l’intégration sont très hétérogènes, renvoyant tant à des aspects de gouvernance qu’à des aspects commerciaux, marketing, logistiques, informatiques ou de ressources humaines. Elles illustrent néanmoins la portée intra-organisationnelle d’une telle transition, tant au niveau stratégique qu’opérationnel (Picot-Coupey, Huré et Piveteau, 2016).

Les ressources et compétences associées à la gestion de l’expérience client

La notion d’ambidextrie organisationnelle est souvent mobilisée pour appréhender la complexité du processus d’intégration des canaux (Edelman et Singer, 2015; Bressolles et Viot, 2021a). Selon cette approche, les entreprises doivent conduire à la fois des activités d’exploitation, pour lesquelles les compétences sont maîtrisées, et des activités d’exploration, qui nécessitent l’acquisition de nouvelles ressources et le développement de nouvelles compétences. Plusieurs recherches empiriques se sont donc intéressées aux ressources, capacités ou compétences sur lesquelles l’organisation doit s’appuyer pour conduire l’intégration de ses canaux et proposer une expérience client omnicanal (Cf. Tableau 2). Ces recherches s’appuient sur les fondements de l’approche ressources (Wernerfelt, 1984), connue sous les acronymes RBV (« Resourced-Based View ») et RBT (« Resourced-Based Theory ») ou sur ses ramifications, telles que la théorie des capacités dynamiques (Eisenhardt et Martin, 2000). Cette approche met en lumière les sources internes de l’avantage concurrentiel durable, qu’elles prennent le nom de ressources, compétences ou capacités selon les courants de recherche associés. Cela dit, il convient de distinguer ces différents concepts. Les ressources, qu’elles soient matérielles ou immatérielles, humaines ou financières, sont considérées comme des moyens d’action pour parvenir à une finalité. Elles peuvent être détenues de manière permanente ou semi-permanente et être utilisées sans qu’il soit nécessaire de forcément les posséder. Les ressources n’apportent rien à l’entreprise si cette dernière ne développe pas les capacités ou les compétences pour les identifier, les mobiliser, les combiner et les utiliser (Warnier, Weppe et Lecocq, 2013). Capacité et compétence sont donc deux concepts proches : les capacités renvoient aux mécanismes organisationnels, stratégiques et opérationnels dédiés à l’exploitation des ressources (Grant, 1996); les compétences correspondent aux processus et aux pratiques de management des ressources. Lorsqu’elles sont distinctives, les capacités ou les compétences permettent le développement d’un avantage concurrentiel. Certaines ressources stratégiques, telles que les brevets, sont également sources d’avantage compétitif durable. L’étude empirique menée par Homburg, Jozić et Kuehnl (2017) permet d’identifier des ressources et des capacités qui sous-tendent la gestion de l’expérience client et qui constituent le coeur de l’avantage compétitif et de la performance. Les auteurs proposent une arborescence de ressources opérantes (immatérielles) (Vargo et Lusch, 2008) composée de trois niveaux : 1) la culture organisationnelle; 2) les directions stratégiques pour concevoir les propositions de valeur; 3) une capacité dynamique générique de la gestion de l’expérience client composée de quatre capacités spécifiques qui assurent le renouvellement continu des propositions de valeur. Dans le prolongement de ces travaux, Jacob, Pez et Volle (2021) identifient sept capacités marketing associées à la gestion des parcours client phygitaux[2]. L’étude exploratoire de Bressolles et Viot (2021b) révèle quant à elle une diversité de ressources technologiques, organisationnelles, physiques, relationnelles et d’expertise que les détaillants mobilisent pour conduire leur transformation numérique (Cf. Tableau 2).

Les résultats de ces recherches empiriques font écho aux obstacles à l’intégration omnicanal identifiés par Berman et Thelem (2018) et aux moyens suggérés pour les surmonter, tels que le recrutement d’un responsable de l’expérience client pour casser les silos organisationnels, la rédaction et la diffusion d’un livre de marque pour limiter les incohérences entre les différents points de contact, l’usage de la RFID pour assurer la fiabilité des stocks et leur inventaire, le recours à l’automatisation, aux promotions personnalisées, à l’analyse de données pour limiter les points d’échec de service dans le parcours client ou encore l’évaluation de la performance des différents canaux pour mieux répartir et partager la valeur (Bressolles et Viot, 2021a). Ce répertoire de ressources à acquérir et de capacités ou compétences à développer doit être davantage envisagé dans une perspective temporelle de transition, associée à la dynamique de transformation numérique et d’intégration progressive des canaux de l’organisation.

Tableau 2

Ressources et compétences associées à la gestion de l’expérience client omnicanal

Ressources et compétences associées à la gestion de l’expérience client omnicanal

Tableau 2 (suite)

Ressources et compétences associées à la gestion de l’expérience client omnicanal

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Le modèle d’affaires comme cadre théorique

Plusieurs travaux se sont attachés à comprendre les enjeux et les changements auxquels sont confrontés les détaillants lorsqu’ils s’engagent dans une transition numérique. La transformation numérique des détaillants nécessite une adaptation progressive des systèmes d’information, de la chaîne logistique et du personnel, de même qu’elle impacte la proposition de valeur adressée aux clients et le système d’évaluation de la performance de l’entreprise (Bressolles et Viot, 2021a). Picot-Coupey, Huré et Piveteau (2016) distinguent ainsi deux séries d’enjeux au gré du processus d’intégration des canaux : 1) une première série stratégique, d’ordre organisationnel, culturel, managérial, marketing, ressources humaines et financier, associée à la phase de transition multi- à cross-canal; 2) une seconde série plus opérationnelle, relative au mix détaillant, aux systèmes d’information et à la gestion de la relation client, et qui survient davantage au cours du passage de cross - à omnicanal. Verhoef et al. (2021) associent quant à eux un ensemble d’impératifs stratégiques à chaque phase de la transformation numérique; ces derniers évoluent en termes d’objectifs, de ressources numériques, de structure organisationnelle, de stratégie de croissance numérique ou de métriques de performance. Ces récents travaux sont complémentaires aux recherches empiriques basées sur la théorie des ressources, dans la mesure où ils apportent une perspective dynamique et encadrent l’acquisition et l’intégration des ressources et des compétences dans le contexte global de l’entreprise. Ils réunissent ainsi les logiques organisationnelles, la proposition de valeur adressée aux clients et la performance de l’entreprise autour des ressources et des compétences. Cette vision élargie nous invite à mobiliser le modèle d’affaires comme cadre théorique. Comme le précisent Verhoef et al. (2021), la transformation numérique affecte aussi bien les logiques de l’entreprise que les processus de création de valeur et se traduit par le développement d’un nouveau modèle d’affaires pour l’entreprise. Ce concept « connecte les processus et la performance dans une logique à la fois analytique et intégratrice » (Lecocq et Demil, 2008) et les inscrit dans une perspective dynamique. Il constitue une approche alternative préférable à la théorie des ressources car il permet de mieux appréhender la conversion des ressources en performance que le processus de constitution des compétences (Warnier, Weppe et Lecocq, 2013). Pour représenter le modèle d’affaires, Warnier, Lecocq et Demil (2016) proposent le modèle RCOV qui repose sur trois composantes en interaction : les ressources et compétences (RC), les modes d’organisation (O) et les propositions de valeur (V). Dans la composante « ressources et compétences », l’organisation acquiert et développe de multiples ressources et compétences, tant en termes physiques, immatériels, financiers, humains ou de savoir-faire. La composante « organisation » reflète tous les choix portant sur les fonctions assurées en interne et sur le réseau de partenaires externes. Enfin, la composante « proposition de valeur » renvoie aux offres élaborées par l’organisation et proposées à ses parties prenantes. Selon les choix effectués pour chacune de ces composantes et les relations établies entre elles, le modèle évolue et impacte la performance de l’entreprise. Ainsi, le modèle RCOV permet de prendre en compte la dynamique du processus de transformation numérique des détaillants et relie à la performance de l’organisation au sein d’un même cadre intégrateur les ressources et les compétences, les logiques organisationnelles ainsi que les propositions de valeur adressées aux clients. Certes, le concept de modèle d’affaires a donné lieu au développement d’autres outils centrés sur la valeur, tels que le canevas d’Osterwalder et Pigneur (2011) ou le modèle GRP (Générer Rémunérer Partager) (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009). À la différence de ces deux conceptualisations basées respectivement sur les technologies de l’information et sur la théorie des conventions, le modèle RCOV s’appuie davantage sur la littérature en management stratégique. En ce sens, il permet de fédérer les travaux recensés précédemment sur la gestion de l’expérience client.

Méthodologie

Pour appréhender l’intégralité et la dynamique du processus de transformation numérique associé à la gestion de l’expérience client d’un détaillant physique, la méthode de l’étude de cas longitudinale a été privilégiée. L’étude de cas est une stratégie de recherche appropriée pour explorer des phénomènes complexes et peu connus (Yin, 2013); la démarche longitudinale est adaptée aux recherches sur le changement qui « doivent explorer à la fois les contextes, les contenus et les processus, ainsi que leurs interactions au cours du temps » (Musca, 2006, p.153). Plusieurs chercheurs ont suggéré des pistes méthodologiques pour réaliser des études empiriques longitudinales susceptibles de générer de la théorie (Langley, 1999). Le design « enchâssé » ou intégré, qui consiste à découper le cas unique en sous-unités, permet notamment une analyse plus approfondie que le design holistique. Les investigations, menées à la fois au niveau du cas d’ensemble et des sous-unités, multiplient les facettes du phénomène à observer et favorisent l’émergence de nouvelles compréhensions, dont la pertinence peut être testée auprès d’autres unités. La conception intégrée offre ainsi plus de possibilités de reproduction et de variation (Eisenhardt, 2021, p.153). L’intégration des canaux opérée par la Société des Alcools du Québec (Annexe 1) constitue le terrain de notre étude longitudinale de cas enchâssés menée sur cinq années, entre 2016 et 2021. Le protocole méthodologique associé à la recherche est détaillé en annexe 2 afin d’expliciter les modes de collecte et d’analyse des données. Trois séries de collecte ont permis de documenter l’évolution des décisions et des mécanismes sous-jacents du processus de transformation numérique du détaillant d’un point de vue ethnographique et de rassembler des données de sources multiples à des fins de triangulation (entretiens, observations et recherche documentaire). Les recommandations de Blanc, Drucker-Godard et Ehlinger (2014) ont été suivies pour le codage manuel et l’analyse des données textuelles. La stabilité des catégories a été testée par la répétition du codage, réalisée sans a priori théorique par un chercheur en management (taux de correspondance de 90 % avec le codage initial). Six thèmes ont émergé de l’analyse de contenu : 1) Objectifs/Priorités stratégiques; 2) Proposition de valeur; 3) Ressources numériques, physiques et phygitales (« ressources opératoires »); 4) Compétences (« ressources opérantes »); 5) Ajustements organisationnels (voir tableau 4) ; 6) Évaluation de la performance. Au-delà de l’incorporation progressive des construits, la comparaison entre les données a contribué à faire émerger des hypothèses quant aux relations entre les six thèmes identifiés par l’analyse de contenu (Strauss et Corbin, 1998) et qui renvoient aux composantes du modèle RCOV (Warnier, Lecocq et Demil (2016). Quatre sous-unités d’analyse ont été identifiées, relatant les phases de transition du détaillant vers l’intégration omnicanal. Cette stratégie de « mise entre parenthèses temporelles » (Langley, 1999) a permis de comparer les unités d’analyse et de repérer les évolutions et modifications significatives afférentes aux thèmes. Les opérations de comparaison, tant au niveau du codage que des unités d’analyse temporelles, obéissent respectivement à deux logiques ou formes de réplication complémentaires (Gehman et al., 2018). La première est ancrée dans les principes de la théorie enracinée; la seconde, appelée réplication longitudinale, permet d’explorer dans le temps la récurrence des phénomènes du processus étudié. La validité externe de notre recherche est également renforcée par la confrontation minutieuse de l’interprétation des données au cadrage théorique, conformément à la démarche itérative suggérée par Paillé et Mucchielli (2021). La conception enchâssée de l’étude de cas renforce la validité interne et la validité de construit de l’étude empirique. Les interactions répétées avec le terrain, de même que l’analyse chronologique menée grâce au traitement longitudinal de l’étude de cas, optimisent l’authenticité des représentations de l’objet de recherche. Ainsi, un ensemble de dispositions méthodologiques (Cf. Tableau 3) a été mobilisé pour conforter la fidélité et la validité de la recherche (Yin, 2013).

Tableau 3

Dispositions méthodologiques mobilisées pour la conduite de l’étude de cas

Dispositions méthodologiques mobilisées pour la conduite de l’étude de cas

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Résultats

Afin de faciliter la lecture de cette section, seule une sélection de verbatims est intégrée à la présentation des résultats de l’étude de cas longitudinale; le reste du corpus discursif retenu pour illustrer l’analyse est codé et reporté en annexe 3. Avant de décrire le coeur du processus, il importe de préciser le contexte du phénomène étudié et les facteurs qui ont incité les décisionnaires à modifier le modèle d’affaires de la SAQ. La volonté de développer un nouveau modèle d’affaires basé sur une proposition d’expérience omnicanal (Verhoef et al., 2021) est explicite dans le discours des dirigeants et de l’entreprise : « Nous allons passer à une expérience omnicanal centrée autour du client plus efficace et plus fluide » (SAQ, 2018). Le monopole de la société d’État étant régulièrement remis en cause par les Québécois, la SAQ se retrouve dans une situation qui semble a priori paradoxale : seule à opérer sur le marché québécois des boissons alcoolisées, elle se doit d’innover pour conforter sa légitimité et conserver son statut (verbatims 1a et 1b). Le déterminant principal de la transformation numérique est donc lié à la compétitivité du détaillant, particulièrement à la défense de son monopole : « Une SAQ désuète et insatisfaisante serait vulnérable à une ouverture des marchés, voire à sa privatisation. Pour assurer notre pérennité, nous devons sans cesse nous renouveler » (Dagenais, 2017). Deux autres facteurs ont également influencé la décision stratégique. Le premier est lié aux opportunités commerciales conférées par le commerce électronique, tant en termes de ventes additionnelles que de restructuration de coûts (verbatim 2). Le second renvoie à la nécessité de changer et de répondre à l’évolution des attentes des consommateurs (verbatim 3). Le caractère longitudinal de l’étude de cas a permis d’identifier quatre sous-unités d’analyse qui correspondent aux quatre phases de la transformation numérique : (1) Le socle multi-canal; (2) La cross-canalité (de multi- à cross-canal); (3) La (r) évolution de la relation client (de cross - à omnicanal); (4) L’amélioration continue de l’expérience client (vers l’omnicanal). À l’instar de Picot-Coupey, Huré et Piveteau (2016), nous restituons des phases de transition plutôt que des degrés fixes d’intégration des canaux, dans la mesure où ces phases ne sont pas statiques ou hermétiques et que le processus est par essence incrémental. Nos résultats mettent en évidence une phase transitoire déterminante entre le cross-canal et l’omnicanal (phase 3) liée à l’implantation du programme de reconnaissance client (SAQ Inspire), qui a permis un rapprochement avec la clientèle et de passer d’un marketing de masse à un marketing ciblé. Cela diffère de la littérature : Cao et Li (2015) et Berman et Thelen (2018) identifient un programme de fidélité commun à tous les canaux en phase d’intégration complète; Strang (2013), ainsi que Beck et Rygl (2015), évoquent l’unification des différentes bases de données (clients, prix et stocks) de façon indistincte et simultanée, dans des phases d’intégration partielle ou complète. Les deux premières phases du processus étudié renvoient davantage à l’étape de numérisation (Verhoef et al., 2021), au cours de laquelle l’entreprise investit dans les technologies de l’information pour modifier et améliorer des processus existants; les deux dernières décrivent un changement beaucoup plus profond au niveau de la culture organisationnelle et du processus de création de valeur (verbatims 4a et 4b), renvoyant aux orientations culturelles vers l’expérience et le parcours client identifiées par Homburg, Jozić et Kuehnl (2017). Un parallèle s’envisage entre ces deux séries de phases et le changement de promesse de marque opérée par le détaillant (verbatim 5) : positionnée auparavant comme une « destination découvertes » (rapport annuel 2015), la marque promeut désormais le « goût de partager » (rapport annuel 2020). L’analyse des données recueillies révèle la dynamique incrémentale du processus de transformation numérique : au gré des phases, les priorités stratégiques évoluent, rythment le déploiement progressif des ressources numériques ou phygitales du détaillant (ou ressources opératoires) et l’acquisition graduelle de compétences (ou ressources opérantes) (Bressolles et Viot, 2021b; Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017; Jacob, Pez et Volle, 2021), de même qu’elle dicte les indicateurs d’évaluation de la performance (Verhoef et al., 2021). L’intégration des ressources et l’acquisition des compétences sont soutenues par des ajustements organisationnels opérés par l’entreprise et permet de développer, de renouveler et d’améliorer les propositions de valeur qu’elle adresse à ses clients (Warnier, Lecocq et Demil, 2016). L’ensemble des résultats pour les quatre phases du processus est présenté dans le tableau 4.

Phase 1 : le socle multi-canal

La SAQ est l’un des premiers détaillants québécois à proposer des points de contact numériques, à savoir un site internet informationnel en 1996, devenu marchand dès 2001, et une application mobile non transactionnelle en 2010. Les premiers pas avec les médias sociaux sont réalisés l’année suivante. Cette première phase amorce le processus : elle correspond à la création d’un socle de ressources numériques composé essentiellement de canaux de communication non marchands. Les objectifs associés au développement du commerce électronique sont alors concentrés sur la croissance et la proportion des ventes réalisées par le canal numérique, mais aussi sur l’optimisation des coûts logistiques en centralisant le plus possible les stocks (verbatim 6). Cette approche renvoie au concept de « la longue traîne » (Anderson, 2006), selon lequel l’économie numérique permet de contourner la loi de Pareto. Ainsi, à l’inverse des commerces physiques qui doivent consacrer 80 % de leur espaces de vente aux 20 % de produits les plus populaires et les plus rentables, les plateformes numériques peuvent proposer une diversité accrue de produits individuellement moins populaires mais qui représentent collectivement des ventes très importantes, entendue comme « la longue traîne ». Sur le plan organisationnel, la création d’un centre de distribution indépendant doté d’une logistique et d’un système d’information dédiés au canal numérique constitue une ressource physique (Bressolles et Viot, 2021b) mais occasionne des problématiques, tant pour le détaillant que pour ses clients (verbatim 7). Ces limites sont spécifiques à la gestion en silos des canaux (Picot-Coupey, Huré et Piveteau, 2016), propre à la configuration multi-canal cloisonnée (Beck et Rygl, 2015; Cao et Li, 2015; Berman et Thelen, 2018). La cohérence des nouveaux points de contact numériques avec l’identité de marque, tant au niveau du visuel que du contenu (Berman et Thelen, 2018), représente un enjeu pour l’équipe marketing : « notre défi, c’était d’uniformiser les principaux messages » (DM, 2016). La promesse de marque, axée alors sur la découverte, représente le fil rouge entre tous les points de contact (verbatim 8). La convergence des points de contact autour du thème de la découverte et le maintien de l’identité de marque sur les canaux numériques renvoient ainsi respectivement aux capacités de cohésion thématique et de cohérence des points de contact (Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017; Berman et Thelen, 2018).

Phase 2 : la cross-canalité

Au début de l’année 2015, le détaillant lance le service « Cliquez achetez ramassez » qui permet aux clients de commander en ligne et de récupérer leur commande dans la succursale de leur choix. Cette fonctionnalité confère de nouvelles ressources physiques au détaillant (Bressolles et Viot, 2021b), dans le sens où les succursales assurent un rôle supplémentaire de points de retrait et de retour des commandes en ligne. Le service d’achat en ligne et de collecte en magasin réduit un point de friction critique pour les consommateurs dans la mesure où il garantit la disponibilité et le prix du produit et optimise l’immédiateté associée au commerce physique (Berman et Thelen, 2018). Les dirigeants continuent à suivre les indicateurs de performance de la phase précédente que sont la croissance des revenus et le poids du chiffre d’affaires des ventes en ligne (verbatim 9). Toutefois, de nouvelles métriques apparaissent, en lien avec la croissance du panier moyen et la contribution du nouveau service : « Le segment des passionnés-connaisseurs représente 50 % des ventes sur internet alors qu’il pèse seulement 20 % des ventes en succursales » (VPV, 2017). Ces derniers profitent en effet de la largeur de l’assortiment du site et de la livraison gratuite en succursale. Du point de vue du détaillant, le contact en magasin est l’occasion de renforcer la relation avec les clients et de les inviter à découvrir de nouveaux produits. La nouvelle fonctionnalité cross-canal confère ainsi autant d’avantages pour les clients que pour le détaillant (Berman et Thelen, 2018). Même si les clients internautes sont orientés par le détaillant vers les magasins physiques, la connectivité des points de contact (Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017) reste cependant limitée. En effet, bien que la nouvelle fonctionnalité permette de casser les premiers silos du point de vue du consommateur (Beck et Rygl, 2015) et que des comptoirs de collecte aient été rapidement implantés dans toutes les succursales, l’accueil physique réservé aux clients internautes ne correspond pas à l’expérience envisagée et voulue par la direction. Les écarts constatés entre expérience voulue par les dirigeants, expérience proposée par le personnel et expérience vécue par le client illustrent la perspective dyadique de l’expérience client (Beck et Rygl, 2015); ils mettent aussi en exergue le rôle fondamental du personnel de contact dans la mise en oeuvre et l’exécution de l’expérience voulue par les détaillants et par là-même, des ressources relationnelles et d’expertise identifiées par Bressolles et Viot (2021b). Ainsi, alors que le service cross-canal représente l’une des briques fondamentales de la future proposition d’expérience pour la direction, il a été accueilli par le personnel de contact avec méfiance et résistance (verbatim 10). Cette réaction renvoie aux phénomènes de résistance de la part des vendeurs identifiés par Spreer et Rauschnabel (2016) ainsi qu’à la problématique du partage de la valeur (Bressolles et Viot, 2021a) : difficile de demander à des équipes terrain de réaliser des ventes additionnelles auprès de clients internautes, sachant que le chiffre d’affaires ne sera pas affecté à leur magasin. Concernant les problématiques du personnel de contact associées à la transformation numérique des détaillants, Lewis, Whysall et Foster (2014) précisent que le passage au multi-canal requiert des équipes suffisamment compétentes pour utiliser les nouvelles technologies. Il s’agit donc pour les détaillants de recruter ou de former le personnel dans une première phase. Une phase intermédiaire consiste à gérer les conflits entre les personnels des différents canaux qui se retrouvent en concurrence. À ce stade, les logiques de partage de valeur doivent être clarifiées et équitables. Enfin, lors d’une troisième et dernière étape, des problèmes liés à la culture et à l’engagement des équipes doivent être surmontés. Le détaillant aurait donc dû initier dès le lancement de sa fonctionnalité cross-canal la formation du personnel de contact sur les enjeux de l’intégration des canaux et anticiper les problématiques de partage de valeur (Bressolles et Viot, 2021b). Un second facteur à l’origine des écarts entre expérience voulue et expérience proposée est d’ordre technique et renvoie à la difficulté de synchronisation des différents systèmes d’information (verbatim 11) qui occasionne des problématiques clients (verbatim 12). Une partie des ressources technologiques nécessaires à la transformation numérique des détaillants, à savoir l’intégration des stocks (Bressolles et Viot, 2021b), s’avère donc manquante.

Tableau 4

Les quatre phases de la transformation numérique du détaillant[3]

Les quatre phases de la transformation numérique du détaillant3

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Phase 3 : la (r) évolution de la relation client

La troisième phase est la plus déterminante du processus. Elle se traduit en termes de ressources numériques (Verhoef et al., 2021) par l’implantation en octobre 2015 du programme de reconnaissance client SAQ Inspire, destiné à collecter les données clients et à alimenter le système d’information du détaillant. Une nouvelle application mobile transactionnelle est également lancée au début de l’année 2016. L’analyse relate le rôle moteur du programme de reconnaissance client dans l’intégration des canaux et dans la dynamique d’acquisition de ressources et de développement des nouvelles compétences, notamment organisationnelles (Bressolles et Viot, 2021 a, 2021b). Le programme Inspire constitue le vecteur d’un changement profond pour le détaillant qui émane d’une volonté stratégique et qui implique la direction (Bressolles et Viot, 2021b). Il symbolise le point de bascule de la culture organisationnelle (Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017; Verhoef et al., 2021), transformant une entreprise historiquement orientée vers son offre à une entreprise orientée vers ses clients (verbatim 13). Ce virage stratégique se répercute sur l’évaluation de la performance. Elle repose évidemment sur les indicateurs quantitatifs traditionnels et le nombre d’abonnés actifs au programme mais aussi et surtout sur « les cinq piliers de la satisfaction client » (verbatim 14).

Les choix stratégiques

La vision omnicanal du détaillant ne se manifeste pas par l’écriture de scripts expérientiels prédéfinis (Jacob, Pez et Volle, 2021) mais plutôt par le fait de proposer aux clients de multiples options pour échanger (verbatim 15). La SAQ semble donc privilégier un omnicanal déclenché par le client à un omnicanal contrôlé par l’entreprise (Beck et Rygl, 2015). Quel que soit le choix du canal opéré par le client, l’implantation du programme Inspire permet au détaillant de développer une approche axée sur la compréhension et la valorisation individualisées des clients à partir de laquelle il est possible de concevoir « une constellation de propositions de valeur » (Chandler et Lusch, 2014) (verbatim 16). La réflexion autour du parcours client s’appuie néanmoins sur une assignation stratégique des rôles des principaux points de contact, pour lesquels certains parcours potentiels et certaines dimensions de l’expérience de magasinage sont privilégiés. Les plateformes numériques remplissent les fonctions utilitaires du magasinage (verbatim 17) alors que la succursale reste le point de contact expérientiel privilégié, lieu des interactions sociales avec le personnel, lesquelles sont enrichies par le programme Inspire (verbatim 18). Les médias sociaux sont, quant à eux, davantage des terrains d’échanges virtuels (verbatim 19). Cette spécialisation renvoie à la capacité de priorisation des points de contact (Jacob, Pez et Volle, 2021; Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017). Le parcours client n’est donc pas envisagé comme une trajectoire de consommation séquentielle qui serait amenée à être répétée ou comme une représentation graphique qui précise étape par étape les points de rencontre entre la marque et le client (Jacob, Pez et Volle, 2021), mais plutôt sous l’angle d’une évolution graduelle de la relation client autour du programme Inspire (verbatim 20). Cette évolution correspond aux stratégies individuelles et communautaires définies par Belvaux et Notebaert (2018), qui sont complémentaires et se juxtaposent dans la vie des consommateurs. Parallèlement, les passages au marketing individualisé puis au marketing communautaire impliquent une évolution du rôle du client et du degré de cocréation de l’expérience (Leclercq, Hammedi et Poncin, 2016) : le client consommateur est invité à devenir collaborateur puis acteur de sa propre expérience. Ainsi, l’utilisation croissante des données collectées par SAQ Inspire assure tant une montée en compétences pour la SAQ et ses conseillers en vin que pour les clients eux-mêmes (verbatim 21). L’accès au profil du client, à ses historiques d’achat et à ses offres personnalisées, rééquilibre et permet de revisiter le rôle du conseiller en vin et confère une nouvelle ressource technologique au détaillant (Bressolles et Viot, 2021b). SAQ Inspire est ainsi envisagé par la direction comme un outil technologique allouant une « symétrie d’équipements » entre clients et vendeurs (Nayar, 2010). Ce partage d’informations procure au client une expérience plus fluide entre les environnements en ligne et hors ligne, agrémentant ainsi la connectivité des points de contact amorcée par le ramassage en magasin, de même qu’il offre au client la possibilité de moduler la personnalisation de son expérience, lui conférant ainsi le contrôle de la sensibilité contextuelle des points de contact (Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017). Le lancement de SAQ Inspire, considéré comme « la dernière brique pour bâtir l’expérience omnicanal » (VPV, 2016), renforce également la cohésion thématique et la cohérence des points de contact (verbatim 22).

La stratégie opérationnelle

Le développement du programme Inspire a nécessité la synchronisation d’une vingtaine de systèmes informatiques internes et de trois systèmes externes. Pour développer cette nouvelle technologie (Edelman et Singer, 2015) et acquérir des ressources d’expertise (Bressolles et Viot, 2021b), l’entreprise a mobilisé des compétences externes (recrutement ou sous-traitance) et a adapté temporairement son processus d’innovation et sa structure organisationnelle (verbatim 23), renforçant ainsi sa capacité de dissémination horizontale (Jacob, Pez et Volle, 2021). Le recours aux méthodes agiles de gestion de projet (Highsmith, 2009; Cobb, 2011) repose sur des cycles de développements courts, itératifs, incrémentaux et adaptatifs et s’appuient sur quatre valeurs fondamentales, que sont les équipes, l’application, la collaboration et l’adaptation au changement. Edelman et Singer (2015) suggèrent d’ailleurs de mobiliser ces méthodes dans le cadre de la gestion de l’expérience client. Le projet Inspire, considéré comme fédérateur par la direction, a nécessité ainsi la mobilisation et la participation de tous les employés. Différentes pratiques organisationnelles ont permis au détaillant de développer une capacité de dissémination verticale (Jacob, Pez et Volle, 2021) et de renforcer l’expertise des employés (Bressolles et Viot, 2021b). La gestion du changement, assistée par le service des ressources humaines et des experts externes, s’est traduite par des sessions de consultation, de planification et de formation assurées par des comités pilotés par des responsables internes. Par ailleurs, le déploiement du programme en succursales a été facilité par la formation de conseillers-formateurs porteurs du projet, appelés « ambassadeurs Inspire », chargés de répondre aux questions et de remonter au siège les inquiétudes du personnel de contact. La pré-inscription des employés a servi de test technique et a, par là-même, favorisé une première appropriation de l’outil par les équipes terrain. Toutefois, des sessions d’observation en magasin ont révélé des comportements antagonistes à ceux souhaités de la part de certains conseillers en vin. Réfractaires à la technologie ou à l’idée de partager des informations qu’ils jugent confidentielles, ils se refusent à proposer ou à utiliser la carte Inspire et n’adhérent pas à la nouvelle philosophie de l’organisation. Ces résultats coïncident avec les travaux de Lewis, Whysall et Foster (2014), qui mentionnent des obstacles culturels dans les dernières phases d’implantation. Enfin, l’analyse des discours révèle tous les enjeux de l’ambidextrie organisationnelle abordée par Bressolles et Viot (2021a) lors de cette phase décisive de la transformation numérique et la pression en interne qui en découle (verbatim 24). 

Phase 4 : l’amélioration continue

L’évolution des priorités stratégiques

Six ans après le lancement du programme de reconnaissance client, les priorités stratégiques du détaillant se focalisent sur deux modèles d’expérience axés sur la nouvelle promesse de marque : l’expérience client et l’expérience employé (verbatim 25). Adoptant la même démarche que celle initiée auprès de ses clients, l’entreprise a sondé ses employés pour déterminer leurs critères de satisfaction et définir « les piliers de l’expérience employé ». Ce nouveau modèle illustre une « symétrie des attentions » (Nayar, 2010), qui exprime l’idée que la qualité de la relation qu’entretient une entreprise avec ses clients doit être similaire à celle qu’elle entretient avec les membres de son personnel. Cette symétrie des attentions accompagne la symétrie des équipements associée au lancement de SAQ Inspire lors de la phase précédente mais n’a pas été conduite en parallèle (Bressolles et Viot, 2021a), ce qui peut expliquer les problématiques humaines identifiées précédemment. D’ailleurs, le transfert du vice-président marketing au poste de vice-président exploitation des réseaux de vente en janvier 2019 est une manifestation des ajustements organisationnels opérés par l’entreprise pour réduire l’écart entre expérience voulue et expérience proposée. La vision de l’expérience employé se rapproche de la vision omnicanal de l’expérience client, dans la mesure où le détaillant opte pour un équilibre entre le contrôle et le développement d’un contexte qui encourage l’autonomie. Cette posture favorise la cocréation avec les employés, à l’image des ambassadeurs Inspire qui contribuent à l’amélioration de l’expérience client en remontant les informations (verbatim 26).

L’enrichissement des ressources et compétences et de la proposition de valeur

L’entrée graduelle dans la donnée du programme de reconnaissance client ne constitue pas la seule source d’information du détaillant (Baxendale, Macdonald et Wilson, 2015) pour développer sa capacité d’analyse de l’expérience client (Jacob, Pez et Volle, 2021). Les remontées des informations terrain, les mesures de performance des différents points de contact (verbatim 27) et des différentes actions marketing entreprises, ou encore l’organisation de groupes de discussion contribuent à raccourcir les cycles d’innovation. Ces différentes sources de données confortent les capacités de contrôle du parcours client (Jacob, Pez et Volle, 2021) et d’adaptation des points de contact du détaillant (Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017). La modification en continu des points de contact (ou priorisation) se traduit de multiples façons, en cohérence avec l’évolution souhaitée de la relation client. Elle répond tout d’abord à une logique de personnalisation : par l’adaptation des assortiments des magasins en fonction des profils de leurs clients Inspire, par l’envoi d’infolettres et d’offres promotionnelles personnalisées (verbatim 28) ou encore par l’ajout de nouvelles fonctionnalités sur l’application mobile (verbatim 29). Ces initiatives axées sur la personnalisation, qui correspondent au degré d’intégration complète des canaux de Berman et Thelen (2018), permettent de limiter les incidents critiques et les échecs de service, optimisant ainsi la capacité de contrôle des parcours clients (Jacob, Pez et Volle, 2021). L’amélioration continue répond également à la logique de partage social (verbatim 30). Ce faisant, elle encourage la création de nouveaux points de contact (événements hors magasin, conférences-dégustations virtuelles) qui renforce la capacité du détaillant à déployer de nouveaux parcours (Jacob, Pez et Volle, 2021). Elle permet également de rejoindre les clients dans une sphère moins marchande et de proposer des expériences de consommation améliorées, au-delà des points de contact centrés sur l’entreprise (Akaka et Schau, 2019). Le développement du lien social constitue ainsi l’étape ultime du scénario expérientiel et vise à renforcer la relation du client avec le personnel (verbatim 31) et les autres clients (verbatim 32). Cette phase est l’occasion de réallouer ou de renforcer les rôles des différents points de contact ou encore de définir de nouveaux parcours cross-canaux (Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017; Jacob, Pez et Volle, 2021). Les clients ne souhaitant pas retrouver trop de technologie en magasin, la succursale est privilégiée pour les relations sociales et interpersonnelles (verbatim 33). Ce constat fait écho à une série de travaux en marketing qui révèle les craintes et les risques perçus par les consommateurs au regard des technologies proposées en magasin. Les appréhensions renvoient à des perceptions de pertes, qu’elles soient exprimées en termes de relations humaines (Mencarelli et Rivière, 2014), d’autonomie, d’estime de soi ou d’atteinte à la vie privée (Lapassouse-Madrid et Vlad, 2016). Le rôle du magasin physique est redéfini, considéré davantage comme un lieu de vie, d’échanges et de conseils, ainsi qu’un centre de commandes pour ceux qui le souhaitent (verbatim 34). Dans le contexte omnicanal, le rôle des nouveaux magasins phygitaux SAQ est d’assurer avant tout un rôle social et informationnel (Huré, Picot-Coupey et Ackermann, 2017). La technologie est un support pour les vendeurs (Vanheems, 2013). Elle permet aux clients d’être mieux conseillés et d’avoir accès au catalogue de produits du site internet, conformément à la stratégie de la longue traîne (Anderson, 2006). Le renouvellement nécessaire des parcours client et des points de contact amène également la SAQ à renforcer en parallèle les relations partenariales avec ses fournisseurs (verbatim 35). Au-delà des partenariats existants, l’entreprise cherche également de nouvelles alliances avec des entreprises oeuvrant dans le même univers de consommation (verbatim 36) afin d’enrichir sa proposition de valeur et les options du parcours (Edelman et Singer, 2015).

Les ajustements et les problématiques organisationnels

Pour soutenir ses priorités stratégiques et le développement des compétences associées à l’expérience client omnicanal intégrée, l’entreprise a créé un nouveau poste de direction ( vice-présidence Talents et Expérience Employé ), un département « Intelligence d’affaires et connaissance client », et a regroupé ses 725 collaborateurs administratifs sur un même lieu, le campus SAQ, conçu pour favoriser la collaboration et la transversalité. L’observation directe en magasin et les entretiens avec le personnel de contact rendent compte d’évolutions positives même si des écarts entre l’expérience voulue par la direction et l’expérience proposée en succursale subsistent. Tout d’abord, la problématique du partage de la valeur adressée en phase cross-canal est résolue et les conseillers en vin réalisent volontiers des ventes additionnelles à l’occasion du « Cliquez achetez ramassez » (verbatims 37a et 37b). En revanche, certains employés ne demandent la carte Inspire à leurs clients qu’au moment du passage en caisse pour enregistrer les points de fidélité. La question du partage de la valeur et de l’alignement des critères d’évaluation de la performance avec les priorités stratégiques (verbatims 38a et 38b) se posent à nouveau (Bressolles et Viot, 2021a). Enfin, des défis techniques subsistent. Le système d’information limite considérablement les interactions entre les différents canaux, ce qui impacte la chaîne logistique. Nos résultats démontrent qu’il subsiste des ressources d’ordre technologique, relationnel et d’expertise à acquérir (Bressolles et Viot, 2021b).

Discussion des résultats

Les résultats restituent un scénario générique de la transformation numérique des détaillants physiques. Les quatre phases de transition identifiées rythment le processus et permettent à l’organisation, à ses employés ainsi qu’à ses clients, de s’adapter aux changements et de s’approprier progressivement les innovations. Nos résultats révèlent avant tout le rôle pivot du projet SAQ Inspire en phase 3. Portée par la haute direction, l’implantation de ce programme de reconnaissance client amorce la transition culturelle de l’entreprise vers l’expérience client (Bressolles et Viot, 2021b; Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017) et confère au détaillant une ressource numérique précieuse pour développer les compétences d’analyse et d’exploitation des données massives qui sont nécessaires à l’évolution de la relation client, à la régénération de(s) proposition(s) de valeur et au développement du nouveau modèle d’affaires (Verhoef et al., 2021). Inspire constitue ainsi le moteur de la dynamique des ressources et des capacités marketing de la gestion de l’expérience client identifiées par Homburg, Jozić et Kuehnl (2017) et par Jacob, Pez et Volle (2021). Amorcé en phase 3, ce système dynamique de capacités se développe et se renforce en phase 4. La création d’équipes pluridisciplinaires, la collaboration avec des experts externes, le recours aux méthodes de gestion de projet agiles, la consultation et la constitution de comités pour assurer la conduite du changement, la formation d’ambassadeurs internes…, sont des pratiques organisationnelles qui ont été mobilisées pour mener à bien le projet Inspire et qui peuvent être utiles pour aider les détaillants confrontés aux problématiques de l’ambidextrie organisationnelle (Edelman et Singer, 2015; Bressolles et Viot, 2021a). D’autres changements ont été observés par la suite, notamment la création de nouvelles responsabilités et donc de nouveaux postes, qui sont en lien avec l’intelligence d’affaires et la gestion de l’expérience employé mais peuvent aussi concerner le numérique (Singh et Hess, 2017) ou la gestion de l’expérience client (Berman et Thelen, 2018). Le déménagement du siège social pour faciliter la collaboration et la transversalité est annonciateur d’un décloisonnement progressif de la structure organisationnelle de l’entreprise. Le programme Inspire est également au coeur du développement des nouvelles compétences ou ressources opérantes de l’entreprise. Omniprésent, il crée des ponts entre les différents points de contact du détaillant, rendant le parcours plus intégré et renforçant la cohérence et la connectivité des points de contact. L’exploitation des données massives accroît la personnalisation et par conséquent la sensibilité contextuelle des points de contact, de même qu’elle active puis alimente (en plus des données issues d’autres sources d’informations) le système dynamique de capacités défini par Homburg, Jozić et Kuehnl (2017) et les capacités d’analyse de l’expérience et de contrôle des parcours clients (Jacob, Pez et Volle, 2021) : la mesure continue de la performance guide ainsi l’ajustement du parcours client et la (ré)génération des points de contact. La dynamique de ce système de compétences se traduit ainsi par la bonification et la création de points de contact, qui constituent un nouvel ensemble de ressources opératoires mobilisées pour renouveler les propositions de valeur adressées aux clients. Par ailleurs, l’analyse laisse apparaître des points de vigilance quant à l’exécution de l’expérience (l’expérience proposée) par rapport à l’expérience voulue par la direction et quant à l’acquisition au moment requis des ressources technologiques, relationnelles et d’expertise nécessaires pour délivrer les propositions de valeur souhaitées. Sur le plan organisationnel, les problématiques autour du partage de la valeur (Bressolles et Viot, 2021a), de l’efficience des systèmes d’information et de la chaîne logistique ou encore de la technologie en magasin sont à anticiper et à considérer. Plus précisément, il s’agit de prêter une attention particulière à ce que l’ensemble des ressources technologiques, relationnelles et d’expertise identifiées par Bressolles et Viot (2021b) soient acquises au bon moment par le détaillant. Nous proposons donc un cadre d’analyse intégrateur, holistique et dynamique qui fédère les précédentes recherches académiques, associé à un scénario générique de la transformation numérique en quatre phases. Ce cadre rend compte de l’intégration graduelle de ressources opératoires, qu’elles soient numériques, technologiques, phygitales ou physiques (Bressolles et Viot, 2021b; Verhoef et al., 2021), et de la dynamique d’acquisition de nouvelles compétences (Bressolles et Viot, 2021a; Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017; Jacob, Pez et Volle, 2021) en lien avec l’évolution des priorités stratégiques de l’entreprise. Il fournit également un éclairage sur les ajustements qui peuvent et doivent être menés par l’entreprise pour développer un contexte organisationnel favorable. Il propose aussi des indicateurs d’évaluation de la performance associés à chaque phase. En fin de processus, ces critères sont de plus en plus qualitatifs et définis par des parties prenantes externes à la direction de l’organisation que sont les clients et les employés. D’autres critères d’évaluation pourraient ainsi être dictés par les autres partenaires du réseau de valeur que l’entreprise mobilise pour innover. Enfin, il prend en compte la perspective dyadique de l’expérience client (Beck et Rygl, 2015) en intégrant les propositions de valeur adressées aux clients.

Sur le plan théorique, la recherche s’inscrit dans le prolongement de travaux portant sur la transition des entreprises vers l’omnicanal et leur transformation numérique (Beck et Rygl, 2015; Berman et Thelen, 2018; Bressolles et Viot, 2021a, 2021b; Cao et Li, 2015; Strang, 2013; Verhoef et al., 2021). La mobilisation du modèle d’affaires comme cadre théorique, de même que le caractère longitudinal de l’étude de cas, fournissent une analyse de l’ensemble des mécanismes sous-jacents au phénomène étudié ainsi qu’un scénario générique de la transformation numérique des détaillants physiques. Par là-même, nos résultats incrémentent les travaux antérieurs basés sur l’approche ressources (Bressolles et Viot, 2021b; Homburg, Jozić et Kuehnl, 2017; Jacob, Pez et Volle, 2021). Par ailleurs, la littérature académique recense les changements auxquels sont confrontés les entreprises engagées dans la transformation numérique ainsi que les ressources et les compétences qu’elles doivent acquérir et développer pour gérer l’expérience client omnicanal. Notre investigation permet cependant d’en apprendre davantage sur les mécanismes de conversion des ressources en compétences et des compétences en performance, deux processus qui restent encore méconnus (Warnier et al., 2013). Elle identifie également un séquençage temporel d’acquisition des ressources et de développement des compétences au gré du processus. Enfin, elle rend compte des interactions entre les différentes composantes du modèle d’affaires.

Sur le plan managérial, la recherche procure aux détaillants un guide de pilotage ainsi qu’un ensemble de recommandations et de bonnes pratiques pour conduire leur transformation numérique et gérer leur transition vers l’expérience omnicanal. Elle permet aussi de mesurer la portée et l’objet des principaux enjeux, tant stratégiques qu’opérationnels, auxquels sont confrontés les détaillants physiques tout au long de leur processus de transformation numérique, à l’image des travaux de Picot-Coupey, Huré et Piveteau (2016) qui ont étudié le phénomène inverse d’intégration d’un détaillant « pure player ». Enfin, notre recherche apporte une compréhension quant aux incidences des différentes décisions stratégiques et opérationnelles sur les différentes composantes du modèle d’affaires de l’entreprise au gré du processus. La CXPA (Customer Experience Professional Association) identifie six piliers de l’expérience client qui structurent sa certification de compétences : 1) la création de culture centrée client, 2) la stratégie, 3) la voix du client, 4) le design d’expériences, 5) le développement de l’organisation, 6) les mesures de l’expérience. Néanmoins, à l’image des travaux académiques que nous avons recensés, ces différents apports fournissent un portrait partiel ou statique et ne renseignent pas suffisamment les entreprises sur les modalités concrètes de la transformation numérique. Concrètement, quand un détaillant physique décide d’amorcer sa transformation, par quoi doit-il commencer ? S’il a déjà débuté, que lui reste-t-il à accomplir ? Quelles seraient ses prochaines étapes ? Qu’a-t-il négligé ? Notre recherche permet donc de pallier les limites des travaux antérieurs et de répondre à ces questions managériales.

Conclusion

Cette recherche s’inscrit dans le prolongement de plusieurs travaux théoriques et empiriques portant sur la transformation numérique et la gestion de l’expérience client omnicanal. Le cadre théorique du modèle d’affaires et la démarche longitudinale de l’étude de cas apportent une compréhension générale, intégratrice et dynamique du processus de conversion des ressources en performance tout au long des quatre phases du processus. L’approche méthodologique retenue, tout comme les spécificités du terrain étudié limitent la transférabilité de nos résultats, ce qui nous incite à suggérer la reproduction d’études de cas similaires mobilisant le même cadre théorique. La vision omnicanal du détaillant observé revêt également des particularités qui méritent d’être comparées. Par exemple, le parcours client est envisagé sous l’angle de l’évolution de la relation client et l’assignation stratégique des rôles des différents points de contact porte davantage sur les fonctions que sous l’angle de la connaissance des canaux que le client connecté emprunte en fonction des moments de son processus d’achat au cours de sa trajectoire de consommation. Cette approche de l’expérience omnicanal déclenchée par le client implique une évolution grandissante de la capacité de cocréation du client à son expérience de marque et invite le détaillant à concevoir des parcours clients alternatifs moins focalisés sur l’efficience que sur l’expérience. Une autre voie de recherche pourrait être de réaliser des études dyadiques et de confronter les propositions d’expérience des détaillants à la perspective consommateur, en termes de perceptions, de satisfaction, de fidélité et d’attachement à la marque. Il pourrait être aussi intéressant d’étudier davantage le processus de gestion de l’expérience employé. Cet aspect de la gestion de l’expérience client est peu traité dans la littérature académique alors qu’il revêt un intérêt stratégique indéniable, dans la mesure où la satisfaction des employés influence positivement la satisfaction des clients et les performances commerciales de l’entreprise. Expérience client et expérience employé sont donc complémentaires et constituent deux piliers de la création de valeur des nouveaux modèles d’affaires issus de la transformation numérique.