Corps de l’article
S’il est un mot qui revient sans cesse dans le débat public, c’est bien celui de « crise ». Celui-ci est en particulier employé pour faire référence à la pandémie mondiale de Covid 19 qui sévit depuis maintenant près de 3 ans, et il est vrai que celle-ci présente bien toutes les caractéristiques d’une crise, celles d’un événement imprévisible, brutal, et lourd de conséquences. Certes, il n’aura pas fallu attendre un tel événement pour qu’un débat s’engage quant à l’avenir de nos sociétés. Les mouvements populistes, nationalistes et anti ou alter-mondialistes notamment, avaient déjà soulevé de nombreuses questions sur la mondialisation, sa dynamique, ses acteurs ou encore ses bénéficiaires. Cependant, l’arrivée du Covid a exacerbé les tensions, alimenté les inquiétudes ou encore accéléré certaines transformations des échanges, du management international et des entreprises, grandes et petites. Le Covid a ainsi déjà affecté nos modes de vie, la vision de nos gouvernements et nos relations les uns avec les autres et il devient désormais évident que celui-ci continuera d’avoir des effets sur les économies, les entreprises et les personnes.
De tels effets n’épargnent pas bien entendu la sphère académique. Ils posent question aux chercheurs, sur la nature même de leur activité. Ainsi, combien de collègues n’ont-ils pas à un moment ou à un autre pu s’interroger sur le sens de celle-ci ? Comment, à l’aune de ces événements, ne pas s’interroger sur la raison d’être, sur l’utilité de la recherche en gestion, sur la place de ses institutions dans la société ou son impact sur différentes parties prenantes ? Plus pragmatiquement, comment continuer d’exercer son métier dans ces nouvelles circonstances et repenser son activité lorsque les règles du jeu changent ? Car en effet, si la crise affecte la recherche en Sciences de Gestion, elle nécessite aussi que ses acteurs s’adaptent, à l’image de l’association francophone de Management International (Atlas-AFMI), sous l’égide de laquelle est publié ce dossier spécial. Au cours de ces dernières années, celle-ci a dû trouver de nouvelles façons d’organiser le débat scientifique en management international. Comment faire « communauté » lorsque la crise dresse des barrières physiques entre les acteurs d’un champ scientifique ? Il s’est d’abord agi de trouver de nouvelles modalités pour les conférences, qui sont au coeur de l’activité de l’association (conférences en lignes ou hybrides). Il s’est également agi de comprendre comment cette crise pouvait affecter les acteurs du Management International (ce qui a notamment été fait par l’organisation d’un forum sur cette thématique, en partenariat avec les Conseillers du Commerce Extérieur de la France).
On le voit donc, la crise de par son caractère imprévisible, massif et brutal nécessite de la part des chercheurs une bonne dose d’adaptation et d’inventivité. Pour autant, comme nous le rappelle T. Kuhn, la crise n’est pas étrangère à l’activité scientifique. Elle lui est au contraire consubstantielle. Confirmer ou apporter des nuances à l’existant est bien naturel, et l’activité scientifique « normale » se restreint le plus souvent à cela, mais n’oublions pas que si la science, si la connaissance progresse, c’est grâce non pas à des ajouts, des confirmations des paradigmes existants (c’est-à-dire des modèles acceptés comme cadres de travail communs), mais par des « révolutions ». A certains moments le régime « normal » de la science connaît un échec, une crise, quand les ajustements du paradigme ne suffisent plus pour résoudre les problèmes posés. Si le scientifique cherche à progresser dans la connaissance du monde en ayant foi dans les éléments théoriques et les outils de son paradigme, celui-ci n’en est pas pour autant intrinsèquement vrai, ce dont témoigne l’apparition récurrente d’anomalies. « La découverte commence avec la conscience d’une anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale »[1]. Ces anomalies peuvent apparaître du fait du hasard, d’une nouvelle méthode d’expérimentation, ou d’une nouvelle théorie concurrente, mais de telles anomalies peuvent aussi émerger dans des périodes extra-ordinaires, des périodes de crise comme celle que nous traversons. En d’autres termes, la crise stimule la révolution scientifique et réciproquement. Nous vivons certainement une époque des plus intéressantes et potentiellement une nouvelle révolution scientifique stimulée par cette ou ces crises (crise Covid, crise environnementale, réchauffement climatique ou, plus près de nous en tant qu’universitaire, crise de l’enseignement supérieur, remise en cause de nos institutions, de la qualité ou du moins de la nature de nos contributions académiques et de l’évaluation de celles-ci, etc.).
À cet égard, les trois articles présentés dans cette sélection, tous issus de la 11e Conférence annuelle Atlas-AFMI[2], représentent une sorte d’instantané de la recherche scientifique francophone en Management International dans cette période de transition que nous vivons actuellement. Tous rappellent que si la crise et l’adaptation sont au coeur de l’activité scientifique, il s’agit aussi plus largement d’invariants de toute activité humaine.
Il en va ainsi de l’activité économique, et en particulier de l’activité des organisations internationales. C’est ce que montre le premier article de ce dossier spécial, par Manon Meschi. Dans celui-ci l’auteure propose une revue systématique sur le concept de « choc exogène » dans le champ du management international (MI). La pandémie de Covid-19 a montré la nécessité d’intégrer ces événements dans les stratégies d’internationalisation, et révélé un besoin de connaissances quant à leur gestion, et aux capacités de préparation et de résilience des organisations, pour en atténuer les effets délétères sur la performance et la survie à l’international. Cette revue systématique, basée sur une analyse de contenu portant sur 176 articles, permet de dresser les tendances de la recherche ainsi que de déterminer des pistes de recherche pour les travaux futurs en MI. Elle démontre que les « chocs exogènes » sont un objet de recherche complexe, mais aussi un concept prometteur pour la recherche en Management International et plus largement en Sciences de Gestion.
Si l’impératif d’adaptation des organisations internationales est particulièrement exacerbé en temps de crise, il fait également partie de leur activité courante. En agissant aux frontières de plusieurs environnements, celles-ci sont mécaniquement confrontés à une diversité d’acteurs qui présentent autant de caractéristiques différentes (sociales, culturelles, linguistiques, etc.). Cette diversité concerne également, voire avant tout, les membres de l’organisation eux-mêmes. Elle fait alors souvent l’objet d’une véritable gestion. Quelles sont les différentes approches de la gestion de la diversité dans les organisations internationales ou sur la voie de l’être ? Comment ces choix managériaux peuvent-ils affecter le processus d’internationalisation ? Telles sont les questions abordées dans le second article de cette sélection, par Angélique Breuillot, Rachel Bocquet et Nicolas Poussing. Ces questions sont particulièrement pertinentes, dans le cas étudié par les auteurs, celui des PME. Ces entreprises disposent en effet de ressources particulièrement limitées, si bien qu’une gestion de la diversité performante apparait alors cruciale. Après avoir identifié différentes approches de gestion de la diversité, les auteurs comparent leurs effets. À partir d’un échantillon de 1 348 PME luxembourgeoises, ils constatent que ces différentes approches exercent des effets contrastés sur l’ampleur de l’internationalisation. Ces résultats soulignent la valeur de la gestion de la diversité pour l’internationalisation des PME et fournissent des recommandations utiles pour leurs dirigeants.
Si la diversité est un sujet de préoccupation pour les organisations internationales, elle l’est aussi pour les chercheurs qui les étudient. Quelles sont les différentes dimensions pertinentes de cette diversité ? Comment les mesurer ? Telles sont les questions auxquelles tente de répondre le dernier article de ce dossier spécial, par Manon Eluère et Clémence Pougué Biyong. Dans cet article, les auteures étudient une dimension particulière de la diversité : la disparité linguistique, qui fait référence aux asymétries et inégalités créées par différents niveaux de maitrise d’une langue commune. Elles proposent un nouvel outil de mesure de cette disparité, et illustrent son utilisation à partir d’un terrain original, celui des équipes féminies professionnelles de football. Cet article méthodologique apporte un éclairage nouveau sur la diversité en Management International, et il met également en évidence les implications pratiques pour toutes les situations de management où les conséquences des différences linguistiques sont une question cruciale.