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« Un voyage à travers le monde, au coeur des entreprises historiques pérennes, qui, par leur renouveau constant, constituent le socle des dynamiques d’innovation et de progrès. Dans un contexte de crise violente, elles font à nouveau preuve d’une exceptionnelle résilience et sont une source d’inspiration pour tous ceux qui s’intéressent au rôle fondamental des entreprises et à leur devenir dans nos sociétés. »

Sur la quatrième de couverture de leur dernier ouvrage, M. Giget et V. Hillen définissent deux objectifs de recherche particulièrement ambitieux puisqu’ils visent à la fois à expliciter la place prise par les entreprises historiques dans la dynamique de l’innovation et à détailler les pratiques qui sont à l’origine de leur longévité.

Ils nous proposent par ailleurs une recherche actionnable qui reste dans la lignée de leurs précédents travaux[1] et ils mobilisent des données empiriques particulièrement riches, à savoir deux études distinctes menées entre 2019 et 2020 auprès de dirigeants d’entreprises de toutes tailles. Il s’agit d’une étude quantitative administrée auprès de plusieurs centaines de firmes, qui est complétée par 21 entretiens semi-structurés menés auprès de dirigeants d’entreprises historiques. Leurs résultats sont enfin illustrés par de nombreuses données secondaires, ainsi que par plusieurs analyses sectorielles qui se révèlent très éclairantes tout au long du texte.

Mais qu’entend-on exactement sous le vocable d’entreprise historique ? Pour ces auteurs, il s’agit des entreprises qui préexistaient à l’époque actuelle, soit celles qui ont été créées avant les deux dernières vagues technologiques liées à l’informatique et à la transition numérique.

Caractériser les entreprises historiques nécessite toutefois de déterminer l’âge de ces dernières. Or déterminer l’âge des entreprises se révèle parfois plus difficile que prévu. En effet, beaucoup d’entreprises ont évolué en ne gardant pas leur nom d’origine. Si la date de création administrative des firmes est retenue, l’âge de ces entités peut ainsi varier au gré des regroupements d’entreprises, voire des modifications administratives qu’elles ont initiées, que celles-ci concernent le nom ou le statut juridique de l’entité.

En prenant en compte la généalogie des entreprises étudiées, et notamment en partant de l’âge de l’entité la plus ancienne constituant l’entreprise actuelle, les auteurs commencent par éconstruire à un certain nombre d’idées reçues, qui concernent à la fois les entreprises historiques et le rôle de ces dernières dans la dynamique de l’innovation.

L’assertion selon laquelle l’âge moyen des entreprises serait en baisse continue depuis plusieurs décennies est tout d’abord remise en question. Cette dernière provient selon les auteurs de l’interprétation erronée d’un graphique bien connu construit à partir des entreprises cotées à l’indice Standard & Poor’s, et qui montre une diminution de l’âge moyen des entreprises aux États-Unis sur une longue période. Ils montrent à ce titre que la prise en compte de l’âge réel des entités (et non pas de leur date de création administrative) ainsi que celui du devenir effectif des entreprises qui sortent de la cote (elles ne disparaissent pas forcément pour autant) inverse complètement les conclusions de l’étude originelle. A la place d’une diminution, on aurait donc finalement une augmentation d’une dizaine d’années de l’âge moyen des entreprises analysées depuis l’an 2000.

Sur la base des études menées, les auteurs s’attachent ensuite à montrer que les entreprises historiques dominent l’innovation au niveau mondial et ce, quel que soit le type d’innovation considéré. Ils constatent notamment que l’âge moyen des entreprises leaders s’accroît depuis 20 ans dans les classements mondiaux regroupant les entreprises les plus innovantes. Une taxonomie des entreprises historiques est présentée dans un chapitre dédié qui vient souligner que, malgré leurs spécificités structurelles ou nationales, celles-ci partagent toutes des valeurs, voire des politiques communes en matière d’innovation. Un positionnement sur l’excellence des produits avec une réelle obsession technologique sont courantes chez ces entreprises. L’entrepreneuriat est aussi généralement très présent dans ces structures, avec la formation d’équipes entrepreneuriales et la valorisation des prises d’initiative individuelles.

Cela les conduit naturellement à s’interroger sur l’idée de la start-up comme vecteur privilégié de l’innovation au sein de l’économie. Or, d’après les auteurs, la population des start-ups représente seulement 2 % des entreprises nouvelles aux États-Unis, ce chiffre étant en régression constante depuis 30 ans. A cela s’ajoute la banalisation du terme et le dévoiement du modèle originel des start-ups avec une orientation de plus en plus financière et de moins en moins innovante pour ces dernières. Au final le poids des start-ups dans la dynamique d’innovation au sein des différents pays étudiés reste marginal malgré les nombreuses aides publiques dont elles bénéficient, particulièrement en France.

Cela les conduit enfin à questionner l’opposition traditionnellement présentée entre tradition et innovation en matière de management. D’aucuns voudraient que la tradition soit un facteur limitant pour l’innovation au sein des entreprises historiques. Or rien n’est moins vrai remarquent les auteurs ! La tradition nait justement d’une innovation qui a résisté à l’épreuve du temps. Et s’il faut parfois actualiser certains produits (notamment les produits « iconiques »), l’enquête menée semble confirmer que les entreprises interrogées sont relativement à l’aise avec ces pratiques de gestion ambidextre[2][3]. La transmission des savoirs et des compétences se fait en continu au sein de l’organisation avec l’introduction progressive des nouvelles connaissances devenues nécessaires. Celle-ci ne fait donc pas non plus obstacle à l’incorporation de technologies nouvelles. L’entreprise historique a, par nature, déjà survécu à un certain nombre de vagues technologiques, et semble à ce titre mieux préparée que les autres firmes à l’incorporation d’innovations perturbatrices (e.g. disruptives), voire radicales.

Dans un second temps l’ouvrage nous propose un véritable voyage au coeur du management résilient mis en place par ces entreprises. Il détaille les facteurs fondamentaux de la pérennité et de la résilience par l’innovation, à partir des entretiens réalisés auprès des dirigeants d’entreprises historiques. Les six facteurs de pérennité et de résilience les plus souvent rencontrés, et qui doivent être appréhendés au moyen d’une approche holistique, sont détaillés dans le tableau ci-dessous.

TABLEAU

Les facteurs de pérennité et de résilience des entreprises historiques

Les facteurs de pérennité et de résilience des entreprises historiques
Source : Adapté de Giget et Hillen (2021)

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On y retrouve sans surprise les différents piliers de la résilience organisationnelle qui ont pu être définis par ailleurs[4]. Mais l’ouvrage de M. Giget et V. Hillen va plus loin car il nous interpelle aussi sur des dimensions qui sont traditionnellement moins mises en avant (comme par exemple la notoriété de l’entreprise), ainsi que sur la quête de sens qui est particulièrement présente dans ces organisations. Si ces différents éléments du management semblent aller de soi pour les dirigeants d’entreprises historiques interrogés, ces derniers ne perdent pas plus de vue l’importance que peut avoir la richesse de leur identité pour la pérennité de leur firme.

Ces entreprises ont de longue date démontré leur utilité vis-à-vis de la société. Elles ont par ailleurs le plus souvent forgé au cours du temps des relations étroites avec leurs différents partenaires (salariés, fournisseurs, client,...) qui conduisent à une solidarité renforcée en temps de crise. Certes aucune crise ne ressemble à la précédente, mais la force de l’identité en matière de résilience réside moins dans l’expérience accumulée au cours du temps que dans la croyance collective que l’entreprise peut y arriver parce qu’elle l’a déjà fait dans le passé.

Au final la pérennité de ces entreprises n’apparaît plus seulement comme une résultante, mais devient un objectif en soi, voire un facteur d’identité pour les entreprises considérées.

L’ouvrage proposé par M. Giget et V. Hillen est donc à la fois passionnant et particulièrement inspirant pour le gestionnaire et pour le décideur public. L’étude proposée permet tout d’abord de revenir sur certaines idées reçues concernant l’importance des entreprises historiques pour nos économies. Elle interroge à ce titre la dynamique de création et de diffusion du savoir en sciences de gestion. Par ailleurs, alors que nous sommes actuellement confrontés à une crise sanitaire sans précédent, l’ouvrage détaille les leviers de la pérennité et de la résilience des entreprises historiques, qui peuvent être vues comme autant d’exemples à suivre pour le futur entrepreneur. Nous aurions toutefois aimé en savoir un peu plus sur le déploiement opérationnel des leviers de pérennité et de résilience qui y sont présentés, et nous ne pouvons qu’encourager les auteurs et les futurs chercheurs intéressés par cette thématique à poursuive leurs travaux dans cette direction.