Corps de l’article

La diffusion d’outils connectés (ordinateurs portables, smartphones ou tablettes) associée au développement des équipes-projet plus ou moins dispersées géographiquement (Clegg et Baumeler, 2010) facilitent une multi-localisation croissante du travail (Dale et Burrell, 2008; Hislop et Axtell, 2007, 2009). Ainsi, les individus peuvent aujourd’hui travailler dans les locaux de l’entité organisationnelle à laquelle ils sont rattachés, chez des clients, à leur domicile, dans des espaces de co-working, mais aussi dans des trains, des aéroports, des cafés… Cette dispersion géographique des lieux de travail et, donc, des individus au travail est de plus en plus reconnue par les chercheurs en sciences de gestion. Elle est porteuse d’importantes modifications des relations interindividuelles en situations professionnelles (Hislop et Axtell, 2009; Sewell et Taskin, 2015; Taskin, 2010). Elle est de ce fait susceptible de remettre en question les formes traditionnelles de l’action collective organisée, notamment en favorisant l’émergence de collectifs moins formels et plus fluides (Dobusch et Schoeneborn, 2015). Toutefois, ces modalités renouvelées de l’action collective et la manière dont elles questionnent la notion même d’organisation ont été peu analysées jusqu’à présent au travers des mobilités spatiales humaines. Pourtant, la multiplication et la dispersion croissante des lieux de travail fait de la mobilité spatiale un élément central du quotidien des individus au travail, ne serait-ce que pour passer d’un lieu de travail à un autre (Hislop et Axtell, 2007).

En conséquence, le présent article vise à répondre à un double questionnement : comment une lecture en termes de mobilités spatiales est-elle à même d’améliorer la compréhension des formes d’actions collectives organisées contemporaines et, ainsi, de participer utilement au renouvellement de la réflexion autour de la notion d’organisation, suscité par le développement, dans le champ des organization studies (OS par la suite), de conceptualisations de l’organisation fondées sur une ontologie processuelle (Chia, 1995; Hernes et Weik, 2007; Schoeneborn et al., 2016) ?

A cette fin, nous nous appuyons en premier lieu sur quelques articles récents qui s’efforcent d’appréhender la mobilité spatiale dans une perspective plus organisationnelle (Chédotel, 2012; Costas, 2013; Daskalaki, 2014; Knox et al., 2007, 2008, 2015; Loacker et Sliwa, 2015; Parker, 2011; Sergot et al., 2012; Wilhoit et Kisselburgh, 2015). Ces recherches s’inspirent notamment des apports d’un ensemble transdisciplinaire de travaux regroupés sous le qualificatif générique de New Mobilities Paradigm ou Nouveau Paradigme des Mobilités (NPM par la suite) ancré dans les champs de la sociologie et de la géographie humaine (Adey et al., 2014; Sheller, 2014; Sheller et Urry, 2006; Urry, 2000, 2007). Les chercheurs se rattachant au NPM militent pour une relecture des phénomènes sociaux à l’aune des mobilités spatiales. Cette ambition s’appuie sur un cadre d’analyse qui invite à penser le monde comme « composé de relations plutôt que d’entités[1] » (Sheller, 2014, p. 790) et à appréhender le social comme « façonné par les mobilités » (Adey et al., 2014, p. 3). Une telle vision présente des convergences frappantes avec les approches processuelles de l’organisation. Ces convergences transdisciplinaires n’ont toutefois pas été pleinement exploitées jusqu’à présent.

L’article est organisé en deux parties. En première partie, nous montrons que les travaux en sciences de gestion traitant des mobilités spatiales adoptent une appréhension de la notion d’organisation en termes d’entités stabilisées, sans en questionner la pertinence. Nous identifions ensuite les quelques références récentes qui invitent à repenser les relations entre mobilités spatiales humaines et organisation. Nous montrons que l’exploration des pistes ouvertes par ces références nécessite de s’appuyer sur des visions plus processuelles/relationnelles des notions d’organisation et de mobilité spatiale que nous explicitons en nous appuyant sur la littérature en OS, d’une part, et sur les enseignements du NPM, d’autre part. Dans une seconde partie, nous formulons un agenda de recherche visant à compléter les travaux existants en étudiant la manière dont les mobilités peuvent influer sur les organisations et à participer ainsi au renouvellement de l’analyse des formes contemporaines d’action collective organisée.

Fondements conceptuels d’une analyse de l’organisation sous l’angle des mobilités

Une prise en compte encore limitée des interrelations entre mobilités spatiales et organisation

En sciences de gestion, différents champs constitués abordent la mobilité spatiale humaine. Toutefois, dans chacun de ces champs, la mobilité spatiale est insérée dans des questionnements plus larges, qui ne se recoupent pas toujours.

Dans le domaine de la GRH, deux champs constitués traitent particulièrement des mobilités individuelles à buts professionnels : le champ des carrières nomades ou sans frontières (Arthur et Rousseau, 1996; Cadin et al., 2003; Inkson et al., 2012) et les travaux traitant de la mobilité internationale des salariés (Bonache et al., 2010; Goxe et Paris; 2014; Saba et Chua, 1999). Ces deux champs abordent la mobilité sous l’angle de la mobilité professionnelle des individus définie comme « un changement d’entreprise ou d’établissement […], ou, dans un cadre plus restreint, comme une succession d’emplois ou un changement d’affectation dans une structure organisationnelle » (Roger et Ventolini, 2004, p. 1870). Ces lectures en termes de mobilité professionnelle tendent à mettre en retrait la dimension spatiale des mobilités étudiées (Inkson et al., 2012; Schmidt et Robert-Demontrond, 2012). Elles s’attachent particulièrement à mettre en évidence les motivations, difficultés et barrières associées aux mobilités étudiées, ainsi que, en particulier pour le second champ, les systèmes d’incitations et d’accompagnement mis en place par les entités organisationnelles auxquelles se rattachent les individus pratiquant la mobilité.

Deux autres champs constitués s’intéressent aux mobilités humaines au sein des sciences de gestion. Il s’agit des travaux consacrés aux technologies de l’information et de la communication (TIC) mobiles (Besseyre des Horts et Isaac, 2006; Fernandez et Marrauld, 2012) et au télétravail (Hislop et Axtell, 2007; Sewell et Taskin, 2015; Taskin, 2010). Les travaux relevant de ces deux champs étudient la mobilité spatiale d’ « entités hybrides » (Sheller et Urry, 2006) associant les individus et les objets mobiles (ordinateurs portables, smartphones, tablettes…) qu’ils emportent avec eux et qui permettent leur connexion « en route » avec des individus distants. Ils ont pour objectif de comprendre comment « l’usage de ces outils mobiles transforme […] les rapports traditionnels au temps et à l’espace qu’entretiennent les individus dans le contexte du travail et en dehors du travail » (Besseyre des Horts et Isaac, 2006, p. 243).

L’organisation n’est pas absente de ces champs de recherche. La réflexion sur les formes d’action collective organisée et sur leur conceptualisation n’y est toutefois pas centrale. Ainsi, dans nombre de travaux en GRH sur la mobilité professionnelle ou sur l’expatriation, les individus apparaissent comme les principaux responsables de leurs mobilités individuelles à des fins professionnelles (Cerdin et Selmer, 2014; Inkson et al., 2012; Roper et al., 2010). Dans ce cadre, l’organisation tend à être appréhendée uniquement au sens de l’entité organisationnelle, cette dernière mettant en place des systèmes de contraintes et d’incitations mobilitaires orientant les décisions de mobilité des salariés/membres de l’organisation (Notais et Perret, 2012; Roper et al., 2010). En conséquence, ces champs de recherche ne permettent guère d’explorer de manière renouvelée les interrelations qui peuvent exister entre mobilités spatiales et organisation.

Des pistes pour penser de manière renouvelée les interrelations entre mobilités et organisation

Quelques articles académiques publiés récemment dans le champ des OS (Costas, 2013; Daskalaki, 2014; Knox et al., 2007, 2008, 2015; Loacker et Sliwa, 2015; Parker, 2011; Sergot et al., 2012; Wilhoit et Kisselburgh, 2015) et dans le champ de la stratégie (Chédotel, 2012) ouvrent d’intéressantes perspectives pour renouveler la réflexion sur les relations entre mobilités spatiales humaines et organisation, par la nature transdisciplinaire de la littérature qu’ils mobilisent et/ou l’originalité de leurs terrains d’investigation.

Loacker et Sliwa (2015), étudiant les mobilités spatiales individuelles dans les milieux académiques et du théâtre où se développent des pratiques de mobilité plus individualisées, telles que la self-initiated mobility (Cerdin et Selmer, 2014), affirment que « les organisations semblent perdre leur prééminence en tant que moyens premiers et exclusifs de définir et d’organiser le travail et les relations au travail » (p. 674). La pertinence d’une telle affirmation et ses implications (potentiellement profondes) pour le champ des OS méritent d’être étudiées avec la plus grande attention. Pourtant, ni Loacker et Sliwa, ni la plupart des autres articles s’intéressant aux relations entre mobilités spatiales et organisation ne semblent bien armés pour ce faire. Ils restent en effet très marqués par des visions entitatives de l’organisation. Le terme d’organisation y est avant tout utilisé pour désigner des entités organisationnelles formelles aux caractéristiques intrinsèques et aux frontières stabilisées dans le temps comme dans l’espace.

Sans pour autant complètement négliger les entités organisationnelles formelles, Knox et al. (2007, 2008, 2015) privilégient une approche plus processuelle et émergente de la notion d’organisation, définie comme « le produit fragile de différentes modalités de mise en ordre (ordering), performées et enactées par des assemblages complexes et hétérogènes de matériels, technologies et humains » (Knox et al., 2007, p. 871). Cette lecture processuelle de l’organisation est d’autant plus intéressante qu’elle fait écho aux travaux du NPM auxquels renvoient nombre des articles en OS et en stratégie que nous mobilisons.

Fondements et apports du nouveau paradigme des mobilités

Le NPM a émergé comme un ensemble structuré de travaux de recherche en sciences sociales au milieu des années 2000. La volonté des pionniers du NPM était de s’affranchir des « métaphysiques sédentaristes » (Cresswell, 2006, p. 26) basées sur le primat supposé de la fixité et de l’enracinement des individus. Au contraire, ils se proposent d’appréhender « le monde comme constitué de relations plutôt que d’entités » (Sheller, 2014, p. 790). Le qualificatif de nouveau ne renvoie pas aux mobilités spatiales elles-mêmes (Sheller, 2014; Sheller et Urry, 2006), mais traduit un projet transdisciplinaire de relecture des phénomènes sociaux au travers du prisme des mobilités (Cresswell, 2010). Sheller (2014) considère ainsi que les approches traditionnelles de la mobilité en sociologie (qualifiées de positionnelles), en réduisant la mobilité à un mouvement d’un point A à un point B et d’un état stable à un autre, vident de leur sens les notions de mobilité et d’espace, ce dernier apparaissant comme « un container vide du point de vue des processus sociaux » (p. 791). A l’inverse, le NPM ambitionne de mettre à jour la manière dont les mobilités humaines et non-humaines, l’espace et les objets sociaux tels que les individus, les sociétés, les états-nations, les organisations… sont co-produits.

Les tenants du NPM conservent leurs distances avec les visions du monde contemporain comme un monde de purs flux (Castells, 1996) ou liquide (Bauman, 2000). Ils considèrent que de telles visions font fi des relations de pouvoir qui contraignent la capacité des individus à maîtriser leur propre mobilité (et leur immobilité) ou qui confèrent à certains la capacité d’influer sur les (im)mobilités de leurs semblables. En conséquence, les chercheurs du NPM proposent de mettre l’accent sur la multiplicité des mobilités qui traversent le monde contemporain. Les mobilités peuvent ainsi être exprimées en termes d’objets (mobilités des individus, des biens physiques et/ou des informations), de temporalités (durées, fréquences ou rythmes variés des mobilités) ou encore d’échelles (mobilités locales, régionales, nationales, internationales, voire globales), Les travaux du NPM insistent particulièrement sur les interdépendances existant entre ces multiples mobilités (Cresswell, 2010; Sheller et Urry 2006; Urry, 2007), ainsi qu’entre mobilités et immobilités. Par exemple, l’« aéromobilité » (Urry, 2007) des passagers du transport aérien requiert la présence d’infrastructures aéroportuaires immobiles (Sheller et Urry, 2006). Celles-ci génèrent à leur tour les mouvements pendulaires de leur personnel (Adey, 2006).

Le NPM s’articule autour d’une appréhension de la mobilité spatiale qui englobe également les significations dont sont dotées les mobilités ainsi que les relations de pouvoir dont toute mobilité est à la fois le produit et (re)productrice (Cresswell, 2006).

Cette définition et l’accent placé sur les interdépendances entre (im)mobilités invitent les chercheurs à ne plus considérer les mobilités spatiales de manière isolée, mais en relation avec l’ensemble des autres (im)mobilités susceptibles de les faciliter et/ou de les contraindre. Une telle approche a des implications potentiellement profondes, mais non encore explorées, pour l’analyse des réalités organisationnelles.

Approches processuelles de l’organisation et NPM : une combinaison productive ?

Cette présentation du NPM incite à faire le lien avec les approches processuelles de l’organisation qui se sont développées au sein du champ des OS en s’appuyant sur une ontologie du devenir (becoming, Chia, 1995; Tsoukas et Chia, 2002). Cette dernière implique de ne pas considérer « les catégories sociales telles que celles d’‘individus’ ou d’‘organisation’ comme acquises et déjà là » (Chia, 1995, p. 594). Au contraire, elle invite les chercheurs à partir « des actions, des interactions et des orchestrations locales de relations » (ibid.) et à s’interroger sur les raisons expliquant que « certaines formes d’interactions semblent ‘réussir’ à se stabiliser et à se reproduire… » (ibid., voir aussi Hernes, 2014) donnant ainsi naissance à une entité organisationnelle. Dans ce cadre, l’organisation est entendue au sens de l’acte d’organiser ou de l’organizing (Tsoukas et Chia, 2002; Weick, 1979). Elle est appréhendée comme le produit d’un ensemble de processus, d’interactions (Chia, 1995; Hernes et Weik, 2007), une émergence sans cesse renouvelée d’actions coordonnées au sein de collectifs humains aux frontières variables.

Dans cette perspective, le changement, l’instabilité constituent la condition habituelle de l’organisation. Les approches processuelles mettent ainsi l’accent sur les efforts continus que requiert la stabilisation des entités organisationnelles (Hernes, 2014; Weik, 2011) dont l’existence et la persistance doivent dès lors être expliquées.

Les approches processuelles sont souvent catégorisées de manière binaire, entre, d’une part, des visions fortes ou endogènes (strong ou endogeneous process views) et, d’autre part, des visions faibles ou exogènes (weak ou exogeneous process views) (Hernes et Weik, 2007). Les visions fortes ou endogènes sont « basées sur l’idée que la stabilisation des entités réside dans le processus lui-même » (Hernes et Weik, 2007, p. 251). Elles conduisent à remettre en question la stabilité des entités organisationnelles. A l’inverse, les visions faibles ou exogènes considèrent que la substance prime sur les processus, ces derniers se déroulant dans des contextes organisationnels relativement stables. Cette opposition binaire tend toutefois à être dépassée, et certains travaux récents cherchent à comprendre les modalités complexes d’articulation entre entité(s) et processus (Hernes, 2014; Knox et al., 2015; Weik, 2011).

Les approches processuelles de l’organisation et le NPM participent du même mouvement de diffusion d’une pensée post-structuraliste en sciences sociales (Adey, 2006; Chia, 1995; Hernes, 2014; Sheller, 2014). Ces deux ensembles de travaux proposent de ce fait des « dispositions » (Hernes, 2014, p. 6) qui s’appuient sur des référents et des fondements onto-épistémologiques communs et qui encouragent des lectures constructivistes et relationnelles des réalités sociales et organisationnelles. Leurs convergences potentielles apparaissent clairement au travers de la manière dont certains chercheurs en OS définissent le terme de processus. Ainsi, pour Hernes et Weik (2007, p. 252), « le mot processus (process) est utilisé pour indiquer que le mouvement est pris en considération ». Weik (2011) utilise pour sa part l’analogie avec le mouvement physique soulignant que « la substance d’un saut, i.e. d’un mouvement, ne peut pas être appréhendée par la description d’une personne se tenant debout à un endroit avant et après le saut » (p. 657). De leur côté, les sociologues Sheller et Urry (2016) considèrent que le NPM « implique l’examen du rôle constitutif du mouvement dans le fonctionnement de la plupart des institutions et pratiques sociales » (p. 11). Cette vision rentre particulièrement en résonance avec les approches processuelles fortes ou endogènes de l’organisation.

Proposition d’un agenda de recherche

L’agenda de recherche que nous proposons dans cette deuxième partie repose, d’une part, sur les pistes ouvertes par les références en OS et en stratégie mentionnées dans la première partie afin de penser de manière renouvelée les relations entre mobilités spatiales et organisation et, d’autre part, sur les convergences entre le NPM et les approches processuelles de l’organisation. Ces convergences invitent à inverser la perspective habituellement adoptée en sciences de gestion en s’interrogeant, non plus uniquement sur la manière dont les entités organisationnelles influent sur les mobilités spatiales individuelles, mais aussi sur l’influence que ces mobilités sont susceptibles d’avoir sur l’organisation. Nous proposons d’appréhender cette influence des mobilités sur l’organisation sous trois angles complémentaires : tout d’abord, les mobilités spatiales peuvent déstabiliser des organisations[2] existantes. Elles peuvent à l’inverse participer à une stabilisation des organisations existantes, en étant notamment instrumentalisées par leurs directions. Enfin, elles sont à même de jouer un rôle central dans l’émergence de nouvelles formes organisationnelles.

Des mobilités spatiales potentiellement déstabilisantes pour les organisations ?

Comme indiqué dans la première partie, les approches processuelles de l’organisation remettent en question le postulat, bien ancré dans la littérature académique en sciences de gestion, de la stabilité des entités organisationnelles. Combinées aux travaux du NPM, elles invitent ainsi à renverser la perspective habituellement prise dans le champ sur les mobilités spatiales et à explorer empiriquement la manière dont les mobilités individuelles sont susceptibles d’affecter, voire de déstabiliser les entités organisationnelles formelles. Les travaux de Knox et al. (2007, 2008, 2015) constituent un premier pas dans cette direction. Knox et al. soulignent la fragilité de l’ordre que tentent d’imposer les organisations intervenant dans l’aéroport international qu’ils étudient sur les flots aéroportuaires (passagers, bagages et avions). Cette fragilité découle en premier lieu de la multiplicité de ces organisations et des demandes potentiellement contradictoires qu’elles exercent sur les usagers de l’aéroport qui sont simultanément considérés comme des clients (par les responsables des boutiques de l’aéroport), des passagers (par les compagnies aériennes) ou des risques pour la sécurité (par les personnels de sécurité). Les interférences entre incitations mobilitaires (et immobilitaires) qui en découlent constituent donc, sur ce terrain, une source d’instabilité potentielle pour les organisations et leurs salariés en charge de (re)mettre de l’ordre dans le flot des usagers de l’aéroport. A cette première source de fragilité s’ajoutent des événements imprévus tels que le comportement suspect d’un passager en transit, qui risquent d’annihiler toutes les tentatives des entités organisationnelles visant à discipliner l’espace aéroportuaire (Knox et al., 2015). Pour Knox et al., cette deuxième source de fragilité et le désordre potentiel qui peut en résulter n’ont toutefois pas des origines purement externes. Ils découlent plutôt de la volonté managériale de toujours conserver la maîtrise des flots aéroportuaires, quitte à sur-réagir au moindre incident. Ainsi, « l’in-sécurité et le dés-ordre peuvent souvent apparaître comme le sous-produit de la quête intermittente de l’ordre » (Knox et al., 2015, p. 1015). Knox et al. observent en outre, au sein de l’aéroport qu’ils étudient, que ces fragilités conduisent à l’émergence d’actes d’organiser qui transcendent les frontières organisationnelles formelles. Ils considèrent ainsi que les interventions des responsables des flux de bagages et des agents de service à la clientèle, d’une part, et des systèmes d’information et des outils connectés dont ils sont dotés, d’autre part, jouent un rôle déterminant pour garder sous contrôle managérial, au moins temporairement, les flux traversant l’aéroport.

Les réflexions de Knox et al. ouvrent des perspectives potentiellement fructueuses qu’il nous apparaît nécessaire de poursuivre et d’élargir, notamment en étudiant des terrains différents.

Questionnements à explorer

Dans quelle mesure et comment la volonté managériale de conserver les mobilités spatiales humaines des clients/usagers de l’organisation et/ou de ses membres/salariés sous contrôle est-elle source de désordre ou d’instabilité pour les entités organisationnelles formelles ?

Les mobilités étudiées par Knox et al. apparaissent cantonnées dans le périmètre clairement délimité, y compris matériellement, de l’aéroport. En conséquence, leurs résultats interrogent quant aux effets des mobilités spatiales des individus hors des murs de l’organisation (c’est-à-dire hors des locaux que l’organisation loue ou détient en propre et où est habituellement mené à bien le travail réalisé pour son compte) à laquelle ils se rattachent. D’intéressants compléments sont apportés, sur ce point, par la perspective « Communicative Constitution of Organization » (CCO) et en particulier par le courant de l’Ecole de Montréal. L’approche CCO appréhende l’organisation comme rendue présente, incarnée au travers de conversations ou interactions signifiantes impliquant des entités humaines, mais aussi des entités non-humaines (par exemple des véhicules ou documents portant le logo de l’organisation, Ashcraft et al., 2009). Cooren et al. (2008, p. 1343) qualifient de presentification « l’ensemble des activités participant à rendre quelque chose ou quelqu’un présent pour quelque chose ou quelqu’un d’autre ». Ils montrent comment la présence de Médecins Sans Frontières (MSF) en République Démocratique du Congo, et la signification donnée à cette présence, sont continuellement négociées au travers des interactions entre, d’une part, le personnel et les éléments matériels rattachés à MSF et, d’autre part, les populations locales. Si l’on considère, à la suite des auteurs du NPM (voir notamment Urry, 2007), que les individus sont soumis simultanément aux influences de différents collectifs humains (organisés, professionnels, nationaux…), on peut questionner leur capacité à incarner, en situation de mobilité, une organisation unique. Les individus mobiles, qui sont souvent « hors de vue de leur management » (Costas, 2013, p. 1477), sont donc susceptibles de s’écarter sensiblement des modalités d’incarnation de l’organisation définies par le management.

Questionnements à explorer

Dans quelle mesure et de quelles manières les individus mobiles s’écartent-ils des modalités d’incarnation de l’organisation prescrites par le management ? Quels sont les effets de tels écarts sur la perception de l’organisation par les autres acteurs, et, donc, sur leurs interactions avec les individus censés la représenter ? Dans quelle mesure et comment ces écarts altèrent-ils la nature même de l’organisation ?

Des mobilités spatiales potentiellement génératrices de stabilité pour les organisations ?

Les travaux de Chédotel (2012) et de Costas (2013) laissent à penser que la mobilité est potentiellement génératrice de stabilité pour les organisations. Chédotel (2012) appréhende la capacité d’intervention en urgence de deux ONG humanitaires lors du tremblement de terre de 2010 en Haïti comme le résultat de la combinaison entre un travail de préparation et de synchronisation des mobilités physiques et une capacité à improviser, à adapter les schémas de mobilités face aux imprévus rencontrés sur le terrain. Elle se réfère ainsi au concept d’improvisation organisationnelle « managée » qui permet d’accroître l’adaptabilité des organisations sous contrôle du management (Pina e Cunha et al., 2014). Une perspective similaire est implicitement présente chez Knox et al. (2007, 2008, 2015) lorsqu’ils mettent en exergue les actes d’organiser émergents performés par les responsables des flux de bagages et les agents de service à la clientèle afin de conserver la maîtrise des flux qui traversent l’aéroport qu’ils étudient.

Ces travaux permettent de mieux comprendre comment des ensembles interdépendants de mobilités spatiales peuvent rester soumis au pilotage managérial, même lorsque les acteurs improvisent. Ils soulignent en premier lieu le rôle central des TIC et des objets mobiles associés (Chédotel, 2012; Knox et al., 2007, 2008). Ainsi, ce ne sont pas les membres de l’organisation seuls qui (re)mettent de l’ordre dans les mobilités, mais plutôt des « assemblages » (Knox et al., 2007, p. 871) d’humain, d’objets et de technologies. En outre, l’action de ces assemblages apparaît, dans ces travaux, encadrée par des scripts organisationnels en partie pré-définis par les directions. Ces scripts portent sur la définition préalable des technologies à utiliser et sur l’équipement et la formation des acteurs. Ils portent également sur la définition et l’attribution, à certains membres de l’organisation, de rôles dédiés à l’improvisation mobilitaire (Chédotel, 2012). L’improvisation apparaît donc « semi-structurée » (Pina e Cunha et al., 2014, p. 363), et est associée à des routines organisationnelles visant à accélérer l’appréhension des situations auxquelles les organisations sont confrontées et à faciliter l’apprentissage.

Questionnements à explorer

L’improvisation « semi-structurée » est-elle à même de préserver le contrôle managérial des mobilités spatiales humaines et non-humaines face à des événements imprévus déstabilisants ou bien les mobilités s’en trouvent-elles simplement « reportées et différées » (« deferred and ‘differed’ », Knox et al., 2008, p. 878) dans le temps et au sein de l’organisation ? Comment cette préservation du contrôle managérial des mobilités spatiales est-elle réalisée ?

Costas (2013) identifie les rhétoriques managériales comme un autre moyen de maintenir les pratiques mobilitaires individuelles sous contrôle managérial. Ces rhétoriques managériales, combinées avec les discours pro-mobilitaires dominants au sein des communautés professionnelles concernées facilitent l’acceptation, par les consultants qu’elle étudie, des injonctions mobilitaires fortes auxquelles ils sont soumis. Néanmoins, Costas évoque peu les mécanismes au travers desquels les rhétoriques managériales en viennent à constituer des outils de pilotage managérial d’ensembles de pratiques mobilitaires individuelles.

Questionnements à explorer

Dans quelle mesure et comment les rhétoriques managériales participent-elles à l’orientation des pratiques mobilitaires individuelles, ainsi qu’à l’orchestration de leurs interdépendances par les dirigeants des organisations et, donc, à la stabilisation organisationnelle ?

Des mobilités spatiales potentiellement génératrices de nouveaux collectifs organisés ?

En poussant encore plus loin la réflexion, il est possible d’envisager que les mobilités spatiales participent à l’émergence de nouveaux collectifs organisés. Wilhoit et Kisselburgh (2015) considèrent ainsi que les individus qui se rendent à leur travail à vélo dans une ville américaine constituent un collectif qualifié de proto-organisationnel (p. 574) au travers de l’agrégation de leurs trajets pendulaires répétés, mais aussi d’une volonté partagée d’être reconnus comme des utilisateurs légitimes de l’espace routier. Le travail de Daskalaki (2014) renforce et complète ce point de vue. Daskalaki appréhende en effet les assemblées participatives régulières, les événements artistiques et sociaux et même la soupe populaire mis en place par différents mouvements sociaux dans un bâtiment public abandonné à Athènes, en Grèce, comme des formes fluides, localisées et créatives d’organizing urbain émergeant des « mobilités enchevêtrées [entangled] de divers acteurs » (p. 215).

Les travaux de Wilhoit et Kisselburgh (2015) et de Daskalaki (2014), ainsi que ceux de Knox et de ses co-auteurs (2007, 2008, 2015), semblent indiquer que des ensembles particuliers de mobilités spatiales individuelles inter-reliées peuvent être à l’origine d’actes d’organiser émergents et instables. En repartant du travail de Wilhoit et Kisselburgh (2015), il est possible de considérer que le caractère répété des mobilités considérées ainsi que leur perception, par les acteurs impliqués, comme relevant d’un tout doté d’une certaine agentivité (organizational actorhood au sens de Dobusch et Schoeneborn, 2015, p. 1009) participent d’une stabilisation de ces actes d’organiser, posant ainsi les premières bases nécessaires à la reconnaissance de l’existence d’une organisation. Ces prérequis doivent être complétés par des revendications plus explicites et délibérées d’appartenance à un même collectif organisé (Dobusch et Schoeneborn, 2015), mais aussi, probablement, par d’autres éléments à identifier grâce à des recherches empiriques ultérieures.

Questionnements à explorer

Les mobilités spatiales individuelles peuvent-elles être à l’origine de la création d’une organisation et, si oui, dans quelles circonstances et comment ?

Sur un plan plus conceptuel, la notion d’ « organisationnalité » (organizationality) proposée par Dobusch et Schoeneborn (2015) nous apparaît particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet de reconnaître le caractère au moins partiellement organisationnel de collectifs fluides. Combiner une lecture en termes de mobilités spatiales, au sens du NPM, avec cette définition élargie de l’organisation constitue à notre sens une direction prometteuse pour renouveler, par le décloisonnement disciplinaire (ce que Alvesson et Sandberg, 2014, p. 981, qualifient de « box transcendence »), la réflexion sur les caractéristiques et le rôle des organisations contemporaines.

Questionnement à explorer

Comment une entrée par les mobilités spatiales est-elle à même d’améliorer la compréhension de l’organisation appréhendée non pas uniquement en termes d’entités stabilisées, voire réifiées, mais comme « une condition précaire, voire éphémère » (Knox et al., 2015, p. 1013) en perpétuel équilibre dynamique ?

Conclusion

Notre analyse transdisciplinaire souligne la fertilité potentielle de l’analyse des phénomènes organisationnels en termes de mobilités spatiales. L’étude de la littérature existante en sciences de gestion montre toutefois l’importance du travail qui reste à réaliser dans ce domaine. L’agenda de recherche proposé vise à compléter cette littérature en examinant comment les mobilités spatiales peuvent influer sur les organisations. Cet agenda ne constitue toutefois qu’une première étape dans la prise en compte des convergences existant entre les travaux du NPM et les approches processuelles de l’organisation. Il doit être complété par une meilleure prise en compte de la dimension spatiale au sein des approches processuelles de l’organisation. De ce point de vue, les travaux de géographes se rattachant au NPM (Adey, 2006, 2010; Cresswell, 2013) convergent avec certaines publications récentes en OS (notamment Knox et al., 2015) pour désigner l’approche relationnelle de l’espace proposée par la géographe Doreen Massey (2005) comme un cadre conceptuel particulièrement fructueux.