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A la mémoire du Professeur Jean-Pierre Debourse (1940-2013)

Le deuil et la mort sont des thèmes qui suscitent une forte effervescence théorique dans les différentes branches des sciences sociales et humaines et ce, notamment en socio-anthropologie (Walter, 1994; Thomas, 1984; Clavandier, 2004; Roudaut, 2012; Veyrié, 2012), en histoire (Ariès, 1977; Vovelle, 2000; Cochet, Grandhomme, 2012) ou encore en psychologie (Stroebe, Stroebe, Hansson, 1993; Stroebe, Hansson, Stroebe, Schut, 2001, 2008; Zech, 2006; Sauteraud, 2012). Depuis le milieu des années 80, les sciences de l’organisation se sont approprié ces thématiques. Elles trouvent notamment une déclinaison dans les notions de mort organisationnelle (« organizational death ») ou de deuil (« grief ») appliquée à des pertes organisationnelles. Ces deux thèmes font aujourd’hui l’objet d’une vaste littérature (cf. infra). Sans être leur finalité première, les réflexions sur le deuil en gestion peuvent enrichir la compréhension de certaines problématiques managériales et ce, à deux niveaux. Tout d’abord, elles peuvent contribuer à l’analyse de certaines formes d’altération, de dégradation et de fragilisation de la santé au travail et ce, tant dans le salariat (Gernet, 2009; Lhuilier, Litim, 2009) que dans le travail indépendant (Torrès, 2012). En effet, le deuil, ou plus exactement la douleur qui est au coeur du travail psychique imposé par une perte d’objet (Bégoin, 1994), peut avoir des effets délétères sur la santé physique et psychique de personnes concernées (ex. Dumet, Porte, 2008; Wittouk, Autreve, De Jaegere, Portzky, Heeringen, 2011; Sauteraud, 2012). Par voie de conséquence, son éventuelle application dans le monde du travail peut s’inscrire en résonance avec la question de la protection de la santé de ses acteurs, ce qui est à la fois un enjeu de santé publique et une obligation légale des employeurs[2].

Ensuite, les effets d’intelligibilité associés au deuil ne sont pas dénués d’intérêt dans des contextes de fragmentation croissante des expériences et des parcours individuels qui caractérise notre expérience moderne de la temporalité où la crise est devenue « la norme de notre existence » (Revault d’Allones, 2012, p. 132). Le deuil peut permettre d’interpréter les réactions consécutives aux changements brusques et imprévisibles des trajectoires biographiques, aux ruptures et réorientations de parcours de vie qui s’accompagnent d’une forte mobilisation émotionnelle (voir Abbott, 2001; Grossetti, 2004; Bessin, Bidart, Grossetti, 2010). Dans cette perspective, il peut offrir des grilles d’interprétation pour conceptualiser les mécanismes de régulation émotionnelle des ruptures biographiques.

Malgré ces potentialités indéniables, ce texte propose une critique de l’application du deuil dans les sciences organisationnelles. Pour bien comprendre notre propos, nous considérons que le deuil peut avoir dans notre discipline des virtualités sémantiques pouvant s’analyser à deux niveaux que nous qualifierons de praxéologique et de scientifique. Dans un usage praxéologique, la convocation de ce vocable doit être entendue comme un procédé heuristique fécond pour repérer l’expression d’une certaine forme de souffrance au travail. Cette position revient à considérer le deuil comme un outil de compréhension rétif à toute traduction purement conceptuelle qui n’a pas à prétendre à une délimitation sémantique et théorique précise. Dans cette veine, nous admettons sans réserve que sa signification parlante et son pouvoir suggestif lui confèrent un véritable intérêt pour sensibiliser les entreprises aux souffrances et difficultés rencontrées par certains acteurs dans des contextes de déstructuration profonde de leur environnement professionnel.

Dans un usage scientifique, l’ambition de faire du deuil un organisateur théorique de certaines problématiques de recherche ne peut faire l’économie d’un questionnement sur le degré de déplacement sémantique ou d’extension analogique consenti par les chercheurs. Engageant des décisions épistémologiques et des choix linguistiques, son application dans les pratiques empiriques de la recherche scientifique en gestion ne peut passer sous silence le questionnement portant sur sa pertinence et ses conditions d’utilisation. En d’autres termes, cette forme d’usage ne peut se soustraire à la controverse argumentée d’un point de vue proprement scientifique qui reste une « obligation technique constitutive des sciences sociales » (Haag, Lemieux, 2012) caractérisant leur fonctionnement critique.

Notre texte s’inscrit très clairement dans cette seconde perspective. Ne souscrivant nullement aux dérives du tournant linguistique post-moderne, nous considérons les réflexions sur les conditions dans lesquelles se construit le lien entre concepts et données comme une exigence centrale de toute pratique de recherche empirique. Malgré l’absence de rapports stabilisés entre les mots et les objets du monde dans les sciences sociales (ex. Passeron, 2006), cette exigence de scientificité requiert une vigilance épistémologique qui questionne les modalités et les limites de validité du transfert conceptuel du deuil dans les sciences de l’organisation (le passage d’une analogie d’écriture à une analogie contrôlée sur le plan sémantique, théorique et épistémologique). Ce positionnement explique pourquoi notre propos s’articulera pour l’essentiel autour des travaux de la psychologie du deuil dont la convocation nous semble trop souvent justifiée sur un mode nominaliste par les chercheurs en gestion.

Pour amorcer notre démonstration, la première partie de cet article classifiera les principaux usages du deuil dans les sciences organisationnelles. Nous chercherons ensuite à définir les contours de cette notion en discutant la pertinence de son extension sémantique en gestion et en suggérant des critères de justification théorique de son utilisation. La troisième partie visera à montrer la diversité des théories de la psychologie du deuil et les difficultés posées par cet éclectisme dans l’usage du deuil en gestion. Enfin, nous terminerons en pointant les limites théoriques des modèles des stades dont le succès auprès des chercheurs en gestion contraste singulièrement avec les critiques parfois virulentes dont ils font l’objet par les théoriciens et les cliniciens du deuil.

Les usages de deuil dans les sciences organisationnelles

Dans la division du travail entre les disciplines, les études sur le deuil privilégient des échelles d’observation tantôt sociale/collective[3], tantôt psychologique/individuelle[4] (Roudaut, 2012; Bacqué, 2013). Face à cette aporie, les études dans sciences organisationnelles s’inscrivent largement dans une lecture du deuil que Bacqué (2013) qualifie de « solipsiste (référé au moi) », c’est-à-dire qu’elles sont focalisées sur l’étude des effets psychologiques consécutifs à différentes formes de perte en relation avec le travail (changement organisationnel, cessation d’activité, mort organisationnelle, perte d’emploi, échec entrepreneurial, cession ou transmission d’entreprise, départ en retraite, etc.). Ainsi, en rappelant la prépondérance du modèle des stades dans les recherches sur la mort organisationnelle, Bell et Taylor (2011) constatent que l’occidentalisation de la majorité des études (produites en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest) n’est pas neutre sur les orientations théoriques avancées par les chercheurs. Ignorant le caractère socialement construit des émotions (voir Despret, 2001), le cadre théorique dominant tend à privilégier une vision psychologique et intimiste du deuil négligeant les différences interculturelles au profit d’une lecture universaliste des réactions émotionnelles. Les travaux utilisant le deuil dans les sciences organisationnelles confirme ce constat (cf. Tableau 1.0). Ceux-ci mettent l’accent sur la perte objectale et les manifestations émotionnelles ressenties et exprimées dans une lecture très psychologique du deuil. De ce fait, ils mobilisent largement les différents courants de la psychologie du deuil, et notamment les modèles des stades qui restent le cadre théorique et interprétatif privilégié par les chercheurs.

Certes, cette ventilation ne totalise pas l’ensemble des travaux qui mobilisent la notion de deuil. Dans une lecture « ethnopsychologique du deuil » (Berthod, 2009), certaines études s’intéressent aux situations de deuil au travail, et notamment dans les entreprises, en insistant sur les dimensions relationnelles, contextuelles et communicationnelles qui le conditionnent (ex. Charles-Edwards, 2005; Hazen, 2008, 2009; Berthod, 2009; Han, 2012). En rupture théorique avec les approches centrées sur l’analyse des réactions psychiques, ces travaux pointent notamment l’intérêt d’une régulation sociale des tensions et des émotions permettant un encadrement et un soutien social des salariés endeuillés par une médiation groupale et managériale destinée à limiter les champs de tension entre la temporalité de l’entreprise (volonté de rétablissement rapide) et celle du salarié endeuillé (temps du travail de deuil). Dans la même veine, Harris et Sutton (1986) soulignent l’importance des dispositifs d’accompagnement mis en place à la suite de la mort d’une organisation qui se traduisent par des formes culturellement définies de rituels favorisant un partage social des émotions. Malgré ces ouvertures théoriques, la prévalence de la psychologisation du deuil n’en est pas moins très forte. Elle ne doit rien au hasard. En effet, Roudaut (2012) précise que celle-ci reste fondamentalement un phénomène sociologique relayé par des acteurs sociaux multiples (associations d’endeuillés, thérapeutes du deuil, ouvrages de vulgarisation, etc.) qui tendent à décrire le deuil avant tout comme un phénomène psychologique, voire pathologique (ex. Humphrey, Zimpfer, 2007; Worden, 2009). Ce paradigme dominant s’inscrit en résonance avec ce que Walter (1994) appelle la mort néo-moderne (« neo-modern death ») visant à faire de l’individu un acteur de son propre deuil dans une psychologisation des rapports sociaux et un idéal d’expressivité émotionnelle.

Tableau 1.0

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Pour catégoriser les travaux sur le deuil en gestion, nous avons choisi une combinaison spécifique de composantes descriptives selon deux axes : approche individuelle/approche collective et transition biographique/bifurcation biographique. Le premier axe permet de différencier les pertes dans un cadre organisationnel selon le nombre d’acteurs potentiellement concernés. Le second permet d’analyser la nature des ruptures de trajectoires socio-professionnelles ou des crises dans les parcours biographiques associées aux pertes organisationnelles selon leur régime de temporalité. Ces ruptures biographiques sont des séquences de changement dans la trajectoire structurante du parcours de vie d’un sujet dont l’étendue est susceptible de traverser et d’affecter plusieurs sphères de vie (personnelle, familiale, professionnelle, sociale), de diluer des repères existentiels tout en nécessitant une réorientation des engagements (Mazade, 2011). La plupart de travaux sur les parcours biographiques opère une distinction entre les transitions (moments de passages prévisibles) et les bifurcations biographiques (situations provoquées par la survenue d’événements partiellement imprévisibles) (voir Bidart, 2006; Grossetti, 2006; Hélardot, 2006; Bessin, Bidart, Grossetti, 2010). Une caractéristique commune à ces deux conceptualisations est de déboucher sur des irréversibilités fortes (mais toujours relatives), c’est-à-dire des conséquences durables sur la trajectoire biographique (Grossetti, 2006).

En s’inspirant des modèles du « cycle de vie », la transition renvoie à un processus de passage d’une phase ou d’une étape à l’autre d’un parcours biographique et ce, dans une logique souvent graduelle ou incrémentale et à des moments plus ou moins modulables. S’accompagnant de changements de statuts organisés, elle se caractérise notamment par sa relative prévisibilité liée à son inscription dans l’enchaînement processuel des différentes étapes d’un parcours de vie ou d’une trajectoire professionnelle. Ainsi, par exemple, une transmission d’entreprise consécutive à un départ en retraite constitue un moment de passage prévisible ayant un caractère plus ou moins institutionnalisé et une issue non définie (échec ou réussite).

Dans une lecture interactionniste, les bifurcations biographiques peuvent être définies comme des modifications soudaines, des changements importants et brutaux dans l’orientation d’une trajectoire. Elles se caractérisent par un degré élevé d’imprévisibilité (objectif ou « construit » par les acteurs), la production d’irréversibilités relatives au niveau des parcours individuels et des effets durables sur les perspectives de vie ultérieures (Bidart, 2006; Grossetti, 2006; Hélardot, 2006; Bessin, Bidart, Grossetti, 2010). Proches de ce qu’Abbott (2001) appelle les « tournants de l’existence » (turning point), elles provoquent des ruptures de linéarités dont l’issue apparaît a priori imprévisible tant elles marquent une rupture nette entre « avant » et « après » imposée par les circonstances (bifurcation passive) ou résultant d’une initiative personnelle (birfurcation active) (Négroni, 2005; Hélardot, 2010).

La combinaison de ces deux dimensions nous permet de catégoriser les travaux utilisant la notion de deuil dans les sciences organisationnelles comme suit (cf. Tableau 2.0.) :

Tableau 2.0

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Cette typologie n’est, bien évidemment, pas figée. Une perte d’emploi peut, par exemple, relever d’une logique bifurcative ou transitionnelle ou renvoyer à une séquence de changement individuelle et/ou collective. De surcroît, le deuil peut être utilisé de manière simultanée à des échelles d’observation individuelle et collective (ex. Blau, 2006, 2007, 2008; Zell, 2003).

Cette classification des travaux en sciences de l’organisation nous montre plusieurs choses. Tout d’abord, les réactions de deuil peuvent être vécues tant par des salariés (travail subordonné) que des indépendants (entrepreneurs, dirigeants). La catégorie professionnelle et le statut social ne sont pas, assez logiquement, des éléments protecteurs contre les effets et les conséquences des pertes organisationnelles. Ensuite, cette classification illustre la diversité des modes de définition et d’analyse des temporalités et du changement analysés avec la notion de deuil (couple prévisibilité/imprévisibilité, réversibilité/irréversibilité, caractère subi ou choisi des événements déclencheurs, degré de précision de leur localisation temporelle, etc.). Ces différences ne sont pas neutres. En effet, la caractérisation d’un processus de deuil ne peut ignorer la temporalité des événements biographiques ou encore les conditions sociales et situationnelles des pertes organisationnelles au risque de générer un usage inflationniste discutable du deuil. Enfin, l’application de la théorie du deuil par les chercheurs les conduit à s’intéresser simultanément au temps court de la crise ou de l’événement ponctuel qu’au temps long de leurs conséquences durables et irréversibles sur le parcours biographique des acteurs concernés.

Le deuil : définition et controverses

Définition

Pour commencer notre critique de l’usage du deuil en gestion, une question s’impose : Qu’est-ce que le deuil[5] ? La réponse est moins simple qu’il n’y paraît. En effet, à l’instar de la mort (Thomas, 1984), le deuil est pluriel. Il peut être individuel ou collectif (Hanus, 2003), social (centré sur la ritualisation et la régulation sociales des émotions – Thomas, 1995) ou psychologique (focalisé sur les réactions émotionnelles douloureuses consécutives à une perte significative). Comme nous l’avons évoqué plus haut, les chercheurs en gestion privilégient clairement une lecture psychologique du deuil. C’est pourquoi notre propos sera centré sur les travaux qui s’y rapportent. Venant du latin dolus, déverbal de dolere (souffrir), c’est-à-dire « avoir du chagrin », éprouver de la « douleur », le deuil est indissociable de l’impact émotionnel d’un événement extérieur (la perte) qui va déclencher un bouleversement et un effondrement internes dont la régulation va nécessiter « un long chemin qui commence avec la douleur vive de la perte (…) et décline avec l’acceptation sereine de son absence » (Nasio, 2005, p. 99). Bien qu’il sous-tende de nombreux sens, le deuil psychique renvoie au moins à un double niveau d’analyse pouvant être qualifié d’expressif (expression émotionnelle de la douleur) et d’intrasubjectif adaptatif (ajustement à la perte, régulation émotionnelle) (Bacqué, Hanus, 2000; Nasio, 2005; Zech, 2006; Levillain-Danjou, 2008; Sauteraud, 2012; Bacqué, 2013). Ces deux niveaux d’examen sont indissociables de la signification de la perte d’un objet ou d’une relation d’attachement qui est toujours inscrite dans un régime de temporalité reliant un passé (considéré avec une nostalgie plus ou moins profonde), un présent (manque de l’objet perdu, bouleversements matériels qui l’accompagnent, etc.) et un futur (redéfinition identitaire, gestion des changements relationnels, réorganisation du projet de vie, etc.) (cf. Figure 1.0).

Une lecture expressive de la réaction émotionnelle

Cette première lecture du deuil met l’accent sur les réactions physiques, psychologiques, émotionnelles et comportementales induites par la perte effective, irréversible et subie (pouvant être prévisible ou non) d’un lien « constitutif de nous-mêmes » (Nasio, 2005), c’est-à-dire d’un lien qui nous attachait intensément et durablement à un objet aimé (Gut, 1993; Beauthéac, Dubois-Coestes, Guetny, 2011). En ce sens, le deuil est le prototype même d’un vécu de crise[6] provoqué par une perte significative, c’est-à-dire « the loss of something in a person’s life in which the person was emotionally invested » (Harvey, 2002, p. 5). Cette première échelle d’observation a des incidences directes sur les exigences théoriques pour utiliser la notion de deuil comme catégorie d’analyse en gestion.

Tout d’abord, elle signifie clairement que la caractérisation du processus de deuil s’inscrit fondamentalement dans une temporalité orientée vers le passé. En effet, la douleur psychique liée au manque et à l’absence est la conséquence directe de la profondeur de l’enracinement de l’objet perdu et de sa représentation consciente et inconsciente dans notre vie psychique (Archer, 1999; Fraley, Shaver, 1999; Nasio, 2005; Mikulincer, Shaver, 2008). En d’autres termes, l’attestation d’un processus de deuil nécessite toujours de questionner le lien de sens contextualisé entre un acteur organisationnel et un « objet perdu » (entreprise, situation professionnelle, emploi, etc.) qui n’est interprétable qu’à l’intérieur d’une biographie particulière encastrée dans des conditions objectives de contexte et de circonstances de la perte (choix, événement extérieur prévisible/imprévisible, accident, etc.). Ce point nous semble fondamental. En effet, c’est moins la perte à proprement parlé ou l’expression émotionnelle de la douleur que le sens de la relation d’objet, donc le retentissement intérieur de cette perte dans la structuration socio-psychique d’un sujet, qui légitime un usage théoriquement fondé du deuil (impact sur l’identité personnelle, sociale et/ou professionnelle, l’équilibre narcissique, les modes de structuration des temps sociaux, les représentations du monde, la structuration des différents espaces de vie du sujet et de leur entrecroisement, etc. – voir Parkes, 1993, 1996, 2006).

Figure 1.0

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Cette réflexion sur l’ancrage biographique du lien de sens nous semble nécessaire pour éviter certaines confusions conceptuelles. En effet, la douleur psychique dans les transitions ou les bifurcations professionnelles peut résulter tant d’une rupture avec un passé qui structurait la vie psychique et sociale, que des craintes et incertitudes associées à l’engagement d’un autre temps de vie (voir Baubion-Broye, 1998; Alaphilippe, Gana, Bailly, 2001; Linhart, 2002). Sur ce point, la psychologie du contrôle a largement montré que la perte de contrôle effectif ou perçu de son environnement pouvait s’accompagner d’expressions émotionnelles comparables à celles observées dans les phénomènes de deuil (voir Paquet, 2009). Sans questionnement de ce lien de sens biographiquement construit, le vécu ou le ressenti associé à des pertes en lien avec la vie professionnelle peut être confondu avec des symptômes anxieux (anxiété réactionnelle) – voire un syndrome anxio-dépressif (Pasquier, 2012) – liés à une situation de stress pouvant être intense, mais qui doivent être analysés comme des difficultés adaptatives (Vaillant, 1995; Graziani, 2008; Boudoukha, 2009; Tarquinio, Spitz, 2012). Dans ce cas, le sujet ne vit pas nécessairement la perte comme une expérience de deuil, c’est-à-dire comme une déchirure d’un lien d’attachement qui l’ampute d’une partie de lui-même, menace son Moi de mort psychique et s’accompagne d’une désorganisation subjective et psychosomatique.

Au-delà de son irréversibilité, une autre caractéristique de la perte dans un processus de deuil est son caractère subi ou imposé par la vie (que la perte soit prévisible ou non, anticipée ou non) qui suggère un avant et un après : « L’histoire du deuil est l’épreuve d’une discontinuité, l’expérience d’une déchirure » (Laufer, 2008, p. 44) qui « envahit autant l’espace psychique que social » (Laufer, 2008, p. 52). Ce point apparaît largement consensuel dans la psychologie du deuil. Il permet, en filigrane, d’établir un isomorphisme heuristique tout à faire cohérent avec la mort, qui s’impose toujours aux personnes endeuillées. En d’autres termes, l’application de la notion de deuil aux changements professionnels opérés de manière volontaire ou aux transitions parfaitement prévisibles ou anticipées apparaît pour le moins discutable sur le plan théorique. Dans ces cas particuliers, la théorie du stress, et plus particulièrement celle de la conservation des ressources (Hobfoll, 1989, 1998, 2001), ou encore la théorie des transitions biographiques (Cooper, 1990; Miller, 2009) constituent des alternatives théoriques et interprétatives certainement plus pertinentes pour interpréter la réaction émotionnelle des acteurs concernés. En d’autres termes, les bifurcations biographiques, tant dans leur réalité objective que dans l’expérience vécue des acteurs, correspondent mieux à cette exigence théorique de perte subie et imposée que les transitions biographiques (cf. supra).

Une lecture intrasubjective adaptative

Dans une lecture intrasubjective adaptative, le deuil désigne un processus d’élaboration psychique et de réorganisation interne destiné à s’accommoder d’une perte subie par l’intermédiaire de stratégies de coping[7] destinées à désinvestir progressivement la représentation du disparu et à redistribuer l’énergie psychique focalisée sur cette image devenue dominante (Widlöcher, 1983; Gut, 1993; Nasio, 2005). Conséquence de la rupture d’un lien de sens construit avec une relation d’objet (l’attachement qui nous a nourris auparavant), ce travail de deuil, comme l’appelait Freud (1915)[8], consiste en un retrait de l’investissement affectif de la représentation psychique de l’objet aimé et perdu qui va conduire « à reconnaître que l’autre est mort en dehors de nous, et qu’il est vivant en dedans de nous » (Nasio, 2005, p. 140-141). Le travail de deuil procède ainsi d’un processus de renonciation, du passage d’une perte subie à une perte acceptée (Hanus, 1994/a) qui implique le détachement d’une foule d’impressions et de représentations conscientes et inconscientes : « Le travail de deuil ne porte pas en effet sur un objet, mais sur les multiples images de cet objet (...) Ce sont toutes ces images, tous ces moments qu’il faut détruire », nous dit Widlöcher (1983, p. 101). Là encore, il ne paraît pas fondé théoriquement d’inférer l’existence du travail de deuil à partir de l’expression de manifestations comportementales et émotionnelles visibles. C’est la « subjectivation de la perte » (Allouch, 1995) qui atteste de la réalité de ce processus de désengagement qui reste indissociable du sens biographiquement construit de la relation d’objet.

Face à cette double lecture, les gestionnaires privilégient largement la lecture expressive du deuil sur la base de l’observation ou de l’identification de symptômes émotionnels supposés attester de son existence. L’exploration des causes profondes de cette réaction (construction biographique du lien de sens à l’objet perdu) apparaît, à l’inverse, largement passée sous silence. Cette focalisation presque exclusive sur l’expressivité émotionnelle questionne la légitimité de certains usages du deuil dans les sciences organisationnelles. Ces réserves sur cette légitimité procèdent également d’arguments théoriques sur lesquels nous allons revenir maintenant.

Une extension sémantique peu discutée

Une première réserve concerne l’usage élargi du deuil à des pertes de nature très différente. Sur ce point, à la suite de Freud (1915) et surtout de Klein (1947), ce sont les psychanalystes qui ont cautionné cette généralisation conceptuelle (Beauthéac, 2010). Freud est incontestablement à l’initiative de cette extension sémantique et théorique. Dans son célèbre texte Deuil et mélancolie, il définit le deuil comme « la réaction habituelle à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. » (Freud, 1915, p. 259). De fait, il ne parle pas de mort, mais de perte pouvant se rapporter à des éléments non humains (valeurs, etc.). La dissociation du deuil et de la mort introduite par Freud a eu des implications théoriques fortes, et peut-être inattendues. Elle a conduit, par exemple, Wortman et Silver (1987) à inverser le rapport entre la perte et la mort en réduisant cette dernière à une forme singulière de perte irrévocable parmi d’autres événements de vie non désirés (voir également Wortman, Silver, 1989; Wortman, Silver, Kessler, 1993). On comprend mieux pourquoi, même chez des spécialistes reconnus, les termes de deuil (« grief ») et de perte (« loss ») apparaissent souvent traités de manière simultanée, comme si on parlait de la même chose (ex. Parkes, 2006; Kübler-Ross, Kessler, 2005; Walter, McCoyd, 2009). La notion de perte est même parfois utilisée en lieu et place de celle de deuil ou de mort (ex. Bloom-Feshbach, Bloom-Feshbach, 1987; Wortman, Silver, 1989; Neimeyer, 2001; Wortman, Boerner, 2006). Ce brouillage des frontières sémantiques entre la perte et la mort, qui n’est sans doute pas déconnecté de stratégies éditoriales, a incontestablement légitimé l’usage de la psychologie du deuil à un éventail de pertes très large, sans jamais que l’analogie structurale entre ces différentes formes de perte ne soit véritablement explicitée (ex. Harvey, 1998, 2002; Neimeyer, 2001) ou que les spécificités du deuil liées à la mort ne soient véritablement prises en compte (Beauthéac, 2010)[9]. Cette extension n’est pas propre au deuil. Elle trouve, par exemple, un écho dans la pluralité sémantique que Thomas (1984) associe à la mort. Selon lui, celle-ci peut être « physique » ou « biologique », mais aussi « sociale » (ruptures biographiques socio-professionnelles) ou se rapportant « à des faits sociaux » (disparition des institutions, des cultures, des sociétés).

On comprend mieux pourquoi beaucoup d’auteurs considèrent pour acquis (parfois du bout des lèvres[10]) que le deuil puisse s’appliquer à toutes les pertes non désirées interprétées comme significatives, à toutes les séparations, les ruptures ou les renoncements induisant un changement permanent avec des choses extérieures considérées comme indispensables à notre intégrité psychique et corporelle et autour desquelles nous avons structuré les ressorts profonds de sa vie psychique (ex. Bacqué, 2002, 2007; Hanus, 1994; Wortman, Silver, Kessler, 1993; Archer, 1999; Parkes, 1996, 2006; Harvey, 2002; Keirse, 2005; Nasio, 2005; Broca, 2006; Zech, 2006). Par extension, il est tout à fait légitime que les chercheurs en gestion acceptent, presque comme une évidence, cette extension théorique qui cautionne l’amalgame entre toutes les pertes. Ne pouvant pas être plus royaliste que le roi, on ne saurait leur reprocher leur position. Pour autant, une lecture plus attentive des spécialistes de deuil conduit à relativiser cet engouement.

Une extension théorique problématique

En effet, cette extension théorique n’est pas sans soulever quelques réserves. Elle peut conduire à des impasses interprétatives et ce, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, comme le rappelle fort justement Lussier (2007), la superposition entre la perte et la mort relève plus d’un postulat peu discuté dans ses fondements que d’une proposition interprétative fondée sur une argumentation théorique. En effet, il est frappant de constater que Freud et ses successeurs se sont épargnés les clarifications théoriques permettant de justifier la similitude entre des réactions consécutives à des pertes de nature très différente et le rapprochement entre des douleurs psychiques qui le sont tout autant. Aussi étrange que cela puisse paraître, les conditions de contrôle méthodique de cette interprétation comparative apparaissent largement absentes dans la littérature au profit d’une axiomatique censée justifier tous les déplacements de sens entre la psychologie du deuil vers celle de la perte. Ensuite, ce qui est certainement plus problématique, cette position ouvre la porte à toutes les métaphores incontrôlées conduisant à un usage routinier et nominaliste du concept de deuil. Là encore, Lussier (2007, p. 19) s’interroge à juste titre sur « l’usage inflationniste » du deuil qui « tendrait à devenir un état de base du fonctionnement psychique » laissant à penser que « nous serions ainsi donc toujours en deuil de quelque chose ». Dès lors que la plupart des pertes peut être pensée à travers la psychologie du deuil, l’équivocité descriptive de son indexation empirique rend difficile, voire impossible, l’établissement d’une frontière théorique entre le « deuil » et le « non-deuil ». En encourageant le chercheur à outrepasser les limites conceptuelles de cette notion, elle autorise l’exploitation d’une analogie discutable fondée sur l’élargissement de sa portée théorique, en lui octroyant un pouvoir de catégorisation de phénomènes hétérogènes qu’elle n’a jamais eu à conquérir par la justification théorique.

Le consensus autour de cette inflexion sémantique ne peut nous faire oublier son ambivalence. Certes, le raisonnement qui la fonde est simple à comprendre. En fait, une « réaction de deuil » tiendrait moins des caractéristiques « objectives » de la perte (que celle-ci soit concrète ou abstraite, imaginaire ou réelle) que de la nature de la relation Individu/Objet (ex. Zech, 2006). C’est donc moins la perte extérieure elle-même que sa signification bouleversante inséparable de l’investissement intense et durable (affectif, narcissique, identitaire, fantasmatique, etc.) qui explique la réaction de deuil. Les difficultés d’ajustement prennent ainsi toujours sens au regard de la force d’un « lien d’attachement » [11] idiosyncratique, c’est-à-dire construit dans l’intimité d’une relation[12].

D’un autre côté, une lecture attentive des théoriciens et des cliniciens du deuil suffit à sentir leur tiédeur pour légitimer pleinement cette extension théorique. Concernant l’application du deuil à d’autres pertes que la mort, ils évoquent ainsi une ressemblance entre les réactions face à la perte (Parkes, 1996), la nécessité d’une « sorte de travail de deuil » (Cornille, Foriat, Hanus, Séjourné, 2006), des réactions ou des processus similaires (Archer, 1999; Parkes, 2006; Zech, 2006), des sentiments analogues (Keirse, 2005), un modèle pouvant servir « par extension et par métaphore » (Bourgeois, 2003) ou, dans une position plus critique, un « amalgame » entre les pertes de différente nature (Raimbault, 2007; Beauthéac, 2010). Sauteraud (2012, p. 75) considère ainsi qu’il « semble difficile d’extrapoler l’état lié à la perte par décès d’un proche à celui d’autres pertes ». Beauthéac (2010, p. 90) précise « que le deuil lié à la mort n’est pas comparable au deuil de séparation même si certaines émotions ont des points communs ». Pour les pertes sociales et culturelles (éléments significatifs du statut social, etc.), Bacqué (2007) considère que ces états s’apparentent plus, en fait, à des séparations qu’à des deuils. Beauthéac (2010) y voit des « renoncements » plutôt que des deuils. Cette prudence théorique nous rappelle que les observations et la théorisation sur le deuil, même dans leurs développements les plus récents (Stroebe, Hansson, Stroebe, Schut, 2001, 2008; Zech, 2006), ne concernent exclusivement que des situations consécutives à la disparition d’êtres proches (conjoint, enfant, parents, etc.). Il s’agit donc de réactions ayant un retentissement affectif profond, voire traumatique.

A l’inverse, la question de l’extension du deuil à d’autres pertes n’apparaît pas traitée par les spécialistes du deuil qui n’y voient qu’une potentialité théorique avancée sans véritable souci d’argumentation justificative (ex. Parkes, 1996; Archer, 1999; Zech, 2006). Elle apparaît en fin de compte beaucoup moins soutenue par les spécialistes de ce champ que revendiquée par les disciplines importatrices. L’univocité interprétative sous le prisme du deuil apparaît d’ailleurs d’autant plus délicate que la psychologie du deuil recouvre un spectre paradigmatique assez large.

La psychologie du deuil et ses théories

Les travaux des chercheurs en gestion témoignent de positionnements théoriques assez hétérogènes largement ancrés dans ce que Walter et McCoyd (2009) appellent la théorie classique du deuil (cf. infra). Par exemple, pour les auteurs qui utilisent les modèles des stades, ils se réfèrent tantôt aux travaux de Kübler-Ross (1969) (ex. Sutton, 1987; Zell, 2003; Blau, 2006), tantôt à ceux de Bowlby (1980) (ex. Pailot, 1999, 2000; Bah, 2009, 2009/a; Bah, Cadieux, 2011). Dans un positionnement théorique différent, Shepherd (2003, 2009) mobilise le modèle de double processus de coping au deuil de Stroebe et Schut (2001/a; 2001/b, 2010). Pour d’autres, enfin, on assiste à un papillonnage conduisant à faire cohabiter dans un même espace argumentatif des auteurs aux positions théoriques et épistémologiques largement irréductibles, voire inconciliables. Ce constat appelle deux remarques. La première concerne la diversité théorique de la psychologie du deuil dont les conséquences apparaissent quelque peu négligées par les chercheurs en gestion. La seconde se rapporte à l’absence de justification de leurs choix théoriques qui les conduisent pourtant à mobiliser des conceptions du deuil qui sont toujours inséparables de champs théoriques et épistémologiques circonscrits.

Notre première remarque pointe la diversité théorique de la psychologie du deuil. Celle-ci apparaît presque consubstantielle à sa longue histoire conceptuelle dont les premières études empiriques (portant spécifiquement sur le deuil) remontent à Adler (1943) et Lindemann (1944) (Malkinson, Witztum, 2000; Bourgeois, 2006, Zech, 2006). Déjà, les conceptions des fondateurs de l’approche psychanalytique du deuil, comme celles de Freud (1915), Abraham (1920) ou encore Klein (1947), apparaissaient largement divergentes[13]. Depuis ces réflexions pionnières, la psychologie du deuil a beaucoup évolué. Elle apparaît aujourd’hui très éclatée, tiraillée entre de multiples écoles et courants de pensée irréductibles dont aucun ne peut revendiquer un monopole d’intelligibilité théorique et entre lesquels il est parfois bien difficile de repérer les traits généraux (Littelwood, 1992; Archer, 1999; Bonanno, Kaltman, 1999; Parkes, 2001; Neimeyer, 2001; Stroebe, Stroebe, Hansson, 1993; Stroebe, Hansson, Stroebe, Schut, 2001, 2008; Bacqué, 1992, 2002; Bourgeois, 2003; Wortman, Boerner, 2006; Zech, 2006). Elle renvoie à paradigmes associés à des traditions intellectuelles (psychologie dynamique, psychologie cognitivo-comportementale, psychologie de l’attachement, etc.) qui apportent des éclairages différents sur ce phénomène.

La classification de ces théories peut s’établir selon différentes logiques. Shackleton (1984), tout comme Rubin, Malkinson et Witztum (2000), identifient les auteurs majeurs de ce champ en pointant notamment les spécificités de leurs positionnements théoriques. De manière un peu différente, d’autres auteurs s’efforcent de distinguer les principaux paradigmes de la psychologie du deuil selon leurs bases conceptuelles (cf. Tableau 3.0).

Tableau 3.0

Bases conceptuelles et modèles théoriques de la psychologie du deuil

Bases conceptuelles et modèles théoriques de la psychologie du deuil

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On le voit, ce champ de la recherche est traversé par des épistémologies, des théories et des méthodologies très différentes, voire contradictoires (Hagman, 2001; Archer, 2008). Cet éclatement témoigne de la difficulté à définir les contours nosographiques de la notion de deuil (Berthod, 2009). Même si cette classification n’est pas exhaustive[14], l’identification des grands paradigmes de la « théorie classique du deuil » (Walter, McCoyd, 2009) apparaît globalement consensuelle (cf. Tableau 3.0). Cette diversité théorique n’est pas sans incidence sur la conceptualisation du deuil. Celle-ci ne se laisse totaliser dans aucun discours actuel et ce, tant au sujet de la conception du « travail de deuil » que de l’appréciation relative du pouvoir théorique de ces différentes théories. Quelques éléments suffiront à rendre compte de cette hétérogénéité théorique. Commençons par le pouvoir théorique des différents courants. Sur ce point, les positions des auteurs apparaissent largement divergentes. Par exemple, la centralité du modèle psychanalytique chez certains auteurs (ex. Hanus, 1994, 1994/a; Bacqué, 2002; Bourgeois, 2003; Nasio, 2005; Lussier, 2007; Laufer, 2008) contraste avec sa marginalisation chez d’autres (ex. Stroebe, Hansson, Schut et Stroebe, 2001, 2008; Zeck, 2006). Concernant l’irréductibilité théorique des courants, le constat est le même. Par exemple, Lussier (2007, p. 166) pointe des « divergences théoriques très importantes » entre la conception du deuil de Bowlby (1980) et celle de la psychanalyse (absence de prise en compte de l’organisation de l’appareil psychique, contestation du modèle pulsionnel, approche comportementale, etc.). Selon cet auteur, le modèle de Bowlby constitue non seulement « la cheville ouvrière qui fait basculer le modèle psychanalytique du deuil vers un modèle non psychanalytique » (Lussier, 2007, p. 174), mais aussi le point d’orgue à partir duquel « va naître une compréhension du deuil qui s’installe dans une psychologie du Moi conscient » (Lussier, 2007, p. 175).

En fait, quand on parle du deuil, il ne faut pas perdre de vue que les différentes théories ne le conceptualisent pas de la même manière et apportent des éclairages différents notamment sur les processus mis en oeuvre par les « endeuillés » pour faire face à la perte. Par exemple, pour Freud (1915), le deuil procède à la fois de la perte d’un choix objectal (objet investi comme autre que soi et comme source de satisfactions pulsionnelles) et d’un investissement narcissique (objet investi comme une partie de soi-même ou comme support projectif de l’amour que le sujet se porte à lui-même); perte qui nécessite de se dégager de l’objet perdu et de déplacer les investissements vers un autre. La psychologie dynamique insiste ainsi largement sur la nature en grande partie inconsciente du travail psychique lié au processus de deuil (ex. Hanus, 1994, 1994/a) et l’ambivalence des liens qui peuvent mettre en échec ce travail de détachement. En cohérence avec sa théorie de l’attachement, Bowlby (1980) l’appréhende plutôt comme une forme d’anxiété ou d’angoisse de séparation qui résulte de la rupture et/ou de la perte d’un lien ou d’une relation d’attachement significative. Son modèle pointe notamment la persistance du lien d’attachement après la perte et son caractère potentiellement non pathologique, voire socialement prescrit. La théorie des transitions psycho-sociales de Parkes (1993, 1996, 2006) se focalise sur la nécessité de remaniement des modes de représentation du monde, des représentations de soi, des éléments du Self et des rôles associés à la perte, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse à la fois aux transformations intra-psychiques, mais aussi aux éléments de transitions psychosociales ayant des effets durables. Au risque de réduire le deuil à un stresseur comme un autre, les travaux qui se placent dans le paradigme des théories cognitives du stress le comprennent comme un événement négatif, une transaction stressante dont l’évaluation impose un recours excessif aux ressources dont une personne dispose et qui souvent dépasse ses capacités à faire face à cette perte irrévocable (voir Stroebe, Hansson, Stroebe, Schut, 2001, 2008). Derrière ces controverses théoriques sur la conceptualisation même de la notion de deuil se profilent également des conceptions différentes des stratégies et processus de coping face à la perte. Sans développer ici ces aspects qui dépasseraient le cadre de notre propos, Stroebe et Schut (2001/a) montrent, par exemple, que les approches théoriques des modèles de coping sont nombreuses et sous-tendent des principes d’adaptation très différents.

Cette diversité théorique nous amène à notre seconde remarque, à savoir l’absence de justification théorique des chercheurs en gestion de leur choix ou leur orientation théorique. Pourquoi mobiliser le modèle de Bowlby, celui de Kübler-Ross, celui de Stroebe et Schut ou encore des apports des théories psychanalytiques du deuil ? Ce genre question ne semble jamais être abordé de manière frontale dans la littérature. Pourtant, elle n’est pas neutre. Par exemple, le modèle des stades de Bowlby (1980) est inséparable d’une conceptualisation de l’attachement (Bowlby, 1969, 1974, 1980). Or, chez Bowlby, comme chez les spécialistes contemporains de la théorie de l’attachement (Cassidy, Shaver, 1999; Milikowitch, 2001; Guédeney, Guédeney, 2009, 2010), ce concept s’est construit exclusivement à partir de l’étude des relations entre êtres humains. Cette contextualisation théorique à la fois précise et étroite conduit Parkes (2006) à considérer que l’analyse des pertes autres que le décès ne peut s’appuyer sur la théorie de l’attachement qui explique exclusivement la réaction de la séparation entre êtres humains. Weiss (2008, p. 38) adopte une position tout à fait comparable sur le fond : « It can seem a stretch to talk about an affectional bond or attachment (in the Bowlby sense) to a home or to job. In these instances, it seems preferable to talk about the loss of the fundamental yet taken-for-granted aspects of one’s life ». Cet avertissement de deux auteurs majeurs de la théorie du deuil n’est pas anecdotique. Il se justifie au regard des exigences de cohérence théorique des schémas interprétatifs proposés. Le(s) sens donné(s) à la notion d’attachement dans notre discipline peu(ven)t-il(s) être comparé(s), ou même rapproché(s), de celui de la psychologie développementale ? Comment les auteurs qui utilisent Bowbly théorisent-ils cette notion ? Considèrent-ils l’homologie lexicale comme synonyme d’homologie sémantique et théorique ? Ces questions apparaissent sans réponse claire dans la littérature gestionnaire.

La surinterprétation des réactions émotionnelles : les modèles des stades

Les modèles des stades méritent une attention particulière en raison de leur centralité dans les travaux des chercheurs en sciences de l’organisation (cf. supra). Globalement, ceux-ci analysent le processus de deuil à travers une succession d’étapes dont le nombre et les intitulés varient selon les auteurs (ex. Küler-Ross, 1969; Bowlby, 1980; Zissok, 1987; Bacqué, 1992; Hanus, 1994; Bourgeois, 2003; Keirse, 2005; Kübler-Ross, Kessler, 2005). Ces modèles sont ceux qui ont incontestablement le plus influencé la compréhension du sens commun du deuil dans notre société (Wortman, Boerner, 2006). Leur succès, au-delà des frontières de la psychologie du deuil, est sans nul doute dû à leur clarté pédagogique. En effet, ils permettent de substituer à l’expression confuse de l’élaboration psychique de la perte une lecture intelligible, cohérente et rationnelle du processus d’accommodation à la déchirure d’un attachement. Impliquant le désinvestissement d’une relation, mais aussi des représentations conscientes et non conscientes ou encore des désirs qui lui sont attachés, leur logique processuelle a le mérite de nous rappeler que le deuil se déploie dans une temporalité, ayant sa propre logique et son propre rythme, nécessaire au processus de coping.

L’hypothèse des stades est ancienne. Elle se retrouvait chez certains pionniers comme Linderman (1944). La paternité de la description cohérente des grandes étapes du processus de deuil revient aux travaux de Kübler-Ross (1969)[15] et Bowbly et Parkes (1970). Ces derniers identifiaient quatre phases dans le déroulement du processus de deuil, reprises par Bowbly (1980), à savoir : 1) l’engourdissement affectif (« Phase of numbness ») empreint à la fois d’abattement, d’absence de réaction, d’une attitude hébétée et figée consécutifs au choc de la perte, 2) le languissement (« Phase of yearning and researching ») traversé par une mentalisation de la perte et une tristesse douloureuse (colère, réactions de déni, etc.) amenant à une prise de conscience progressive de sa réalité, 3) la désorganisation et le désespoir (« Phase of disorganization and despair ») amenant le sujet à tomber dans un état d’apathie et de dépression accompagné d’un certain nombre de symptômes (tristesse, altération de l’image de soi, absence de projet, baisse de l’énergie et de la motivation, anhédonie, perte de l’appétit et du sommeil, etc.) et, enfin, 4) la plus ou moins grande réorganisation (« Phase of greater or less degree of reorganization ») débouchant sur une reconstruction des modèles de représentation interne, la définition de nouveaux buts dans la vie et une réorientation vers de nouvelles activités.

Bowlby (1980) ne concevait pas ce processus dans une chronologie rigide et linéaire d’étapes prescrites. Parkes (1996) admet l’existence de différences considérables d’une personne à l’autre et ce, tant dans la durée que dans la forme de ces phases. Dans leur vécu, ces étapes se chevauchent très largement. On retrouve dans les différentes phases des échos des étapes précédentes qui persistent encore (Bowlby, 1980; Parkes, 1996). Cette reconnaissance de la fluidité entre ces différentes phases (ex. Shuchter, Zissok, 1993; Stroebe, Hansson, Stroebe, Schut, 2001/a; Kübler-Ross, Kessler, 2005) ou encore du caractère heuristique de ces modèles (Hewson, 1997) apparaît aujourd’hui largement admise. Elle n’est pas sans conséquence sur la pertinence de leur validation empirique dans notre discipline. En effet, si l’on prend au sérieux la proposition de Weiss (2008) selon laquelle ces modèles ne sont, dans le meilleur des cas, que des idéaux-types, leur validation empirique pour attester ou « prouver » l’existence processus de deuil pose problème.

Les critiques abondantes dont ils font l’objet (particulièrement de la littérature anglo-saxonne) questionnent l’intérêt théorique de ces modèles. Leur vulgarisation excessive a ainsi largement occulté la question de leur validité scientifique dans le cadre du transfert conceptuel qui nous intéresse ici. Nous retiendrons trois critiques essentielles.

Une lecture universaliste discutable

Tout d’abord, ces modèles tendent à présenter une représentation type du déroulement « normal » d’un processus de deuil qui sous-tend, bon gré mal gré, un happy-end pour retourner à une vie normale[16] : « all of the models are based on the assumption that, in time, the person who has undergone loss will achieve a state of recovery and return to normal role functioning », nous disent Wortman et Silver (1987, p. 194). Or, de nombreux travaux sont venus fortement relativiser cette lecture universaliste et normative du processus de deuil (voir Wortman et Silver, 1989, 2001; Klass, Silverman, Nickman, 1996; Neimeyer, 2001; McCabe, 2003; Wortman, Boerner, 2006; Walter, McCoyd, 2009; Stroebe, Schut, Boerner, 2010). Silverman et Klass (1996), par exemple, critiquent la nécessité d’une rupture des liens affectifs à l’issue du processus de deuil en voyant dans la continuité des liens (« continuing bonds ») avec la personne disparue un élément central dans la reconstruction de nouveaux attachements et d’une nouvelle identité (voir également Stroebe, Schut, Boerner, 2010). Dans une rupture avec le paradigme standard des modèles des stades, les différentes contributions de l’ouvrage dirigé par Neimeyer (2001) insistent sur la nécessité de préserver le lien d’attachement à l’objet en attribuant du sens à la perte; reconstruction du sens (« meaning reconstruction ») analysée comme essentielle à la résolution du deuil (voir également Nasio, 2005; Sauteraud, 2012). Berger (2009) identifie cinq manières différentes de vivre et de gérer l’impact consécutif à une perte qui restent largement dépendantes des caractéristiques personnelles et des profils psychologiques des endeuillés. Walter et McCoyd (2009) soulignent également la contingence du processus de deuil selon la nature des pertes et des caractéristiques biopsychologiques des personnes endeuillées. McCabe (2003) pointe l’incapacité de ces modèles à penser la diversité des expériences de deuil dans un registre autre que pathologique. Maciejewski, Zhang, Block et Prigerson (2007), ou encore Holland et Neimeyer (2010), montrent que les études de suivi épidémiologiques n’ont jamais permis de distinguer de stades ou d’étapes dans le deuil. Au contraire, elles attestent l’existence d’un chevauchement clair des états émotionnels tout au long du processus de deuil. Pour Sauteraud (2012, p. 92), « l’idée d’un trajet obligatoire par étapes ou par stades est inexacte. Il n’y a pas de chemin unique ni d’étapes obligées pour parvenir à la résolution du deuil ». Selon lui, la chronologie du deuil est purement individuelle et apparaît essentiellement corrélée aux circonstances de la disparition et des caractéristiques psychologiques de l’endeuillé. Konigsberg (2011) soutient que le modèle des stades est un mythe, the « american way of grief » sans réel fondement scientifique. Selon Weiss (2008), l’usage du concept de stades peut encourager des conceptions erronées sur le déroulement d’un processus de deuil.

Fondamentalement, ces critiques nous rappellent qu’il « n’y a pas de norme au vécu de deuil » (Beauthéac, Dubois-Coestes, Guetny, 2011, p. 152). En résumé, l’idée d’un déroulement normatif et universel du processus de deuil est fausse sur le plan empirique et théorique (voir Wortman, Silver, 1987, 1989, 2001; Shaver, Tancredy, 2001; Wortman, Boerner, 2006). En fonction de ses ressources personnelles, culturelles et sociales (Bacqué, 2013), chaque personne vit un ressenti spécifique dans le travail psychologique qui doit l’amener à « apprivoiser » l’irréversibilité de la perte et faire face à la réorganisation subjective et psychosomatique nécessaire à sa vie présente et future. Or, les modèles des stades intègrent difficilement la contingence individuelle et situationnelle du vécu émotionnel. Pourtant, cette contingence de la régulation émotionnelle est de première importance pour notre sujet. Les modèles des stades étant essentiellement descriptifs, le chercheur ne risque-t-il pas d’écarter l’hypothèse d’une réaction de deuil dès lors qu’il « n’observe » pas des réactions-types prévues par « la théorie » ? Ne risque-t-il pas de « surinterpréter » les manifestations émotionnelles pour les faire correspondre à la logique déterministe du modèle théorique ? Comment peut-il justifier l’utilisation d’un modèle largement critiqué par les théoriciens et les praticiens du deuil ? Là encore, ces questions ne sont pas évoquées et encore moins débattues dans la littérature.

Un fondement théorique fragile

Ensuite, les théoriciens du deuil ne reconnaissent généralement pas aux modèles des stades un statut de théorie à proprement parlé[17]. En proposant de distinguer les modèles (qui décrivent et catégorisent des phénomènes observables) des théories (qui expliquent et trouvent des causes aux réactions de deuil), Parkes (1998), qui est, faut-il le rappeler, l’un des fondateurs du modèle des stades, le range très clairement dans la première catégorie. Zech (2006) adopte une position tout à fait comparable. Celle-ci est parfaitement compréhensible. En effet, ces modèles possèdent un pouvoir théorique, pour le moins, limité. En décrivant comment les manifestations somato-psychiques d’adaptation à la perte évoluent dans le temps, ils ne nous disent rien, comme le note Zech (2006), sur les processus psychologiques impliqués dans le coping à la perte : « La seule explication des processus en cours est ici la notion de temps. Le temps soignerait les plaies », nous dit Zech (2006, p. 70). Pour le chercheur en gestion, ce vide explicatif peut devenir un véritable piège interprétatif. Car, sauf à verser dans une forme d’inductivisme naïf, une problématisation avec le modèle des stades comme arrière-plan interprétatif a toutes les chances de lui faire oublier que la logique cyclique et adaptative de ce dernier n’est en rien spécifique au travail de deuil (Wortman, Silver, 1987; Zech, 2006). Elle se retrouve, par exemple, dans certaines théories du stress (ex. Horowitz, 1996) ou encore dans l’approche développementale des transitions de vie (ex. Cooper, 1990; George, 1993; Miller, 2009). Ce déroulement séquentiel apparaît en fait comme une caractéristique commune à la plupart des processus de confrontation à des transitions ou des événements de vie déstructurants en vue de favoriser l’adaptation émotionnelle ultérieure de l’individu. Il ne permet pas de valider pour autant l’hypothèse d’un processus de deuil.

Un focus émotionnel contestable

Une dernière raison de relativiser le pouvoir théorique des modèles des stades tient à leur conception implicite du « travail de deuil ». Celle-ci apparaît centrée presque exclusivement sur la confrontation aux émotions et aux affects négatifs. Cette lecture soulève deux types de critiques.

La première critique est indissociable d’un choix interprétatif particulièrement prégnant dans les modèles de stades, à savoir la focalisation sur la symptomatologie des réactions cognitives, comportementales, somatiques et émotionnels des sujets. En effet, le deuil permet presque trop facilement d’interpréter un vécu de crise, la douleur affective ressentie par certains acteurs organisationnels confrontés à la perte d’éléments importants en lien avec leur vie professionnelle. Son usage incontrôlé risque d’assimiler les expressions émotionnelles de la douleur psychique au processus de deuil : « Grief is typically a highly emotionally distressing experience, and at a superficial level appears to share features with specific emotions, most notably sadness », nous avertit Bonanno (2001, p. 494). Pour Bonanno (2001), cette superposition est contestable pour quatre raisons : différence de temporalité entre émotion et deuil, diversité des émotions éprouvées dans le processus de deuil, le deuil et l’émotion sont associés à différents types de structures de sens sous-jacentes et, enfin, elles procèdent de différentes réponses en termes de coping. Nous pourrions ajouter deux autres raisons.

Tout d’abord, la tentation de voir dans les réactions émotionnelles la preuve de l’événement qui serait à leur origine peut conduire à nier la multiplicité et la complexité des causes possibles d’une émotion (voir Tisseron, 2005). Les risques de surinterprétation des émotions est d’autant plus réel que leur narration et leur mise en forme dans des récits pour restituer et analyser l’expérience humaine (à travers des entretiens biographiques notamment[18]) tendent à réduire la complexité de l’existence. Le récit n’est jamais le reflet, la projection d’une existence objective (voir Pailot, 2003) : « un événement dramatique peut s’apaiser à l’occasion d’une réélaboration de l’expérience et un souvenir mineur peut acquérir une signification décisive a posteriori », nous rappelle fort justement Leclerc-Olive (2010, p. 333). Cette auteure montre avec force dans quelle mesure le chercheur, loin d’être neutre, joue un rôle central dans la définition et la stabilisation du sens d’un événement que le narrateur tend ensuite à s’approprier. Cette réflexivité, trait majeur et distinctif des narrations rétrospectives, ne pourra être examinée dans le cadre de cet article. Retenons seulement que le chercheur ne doit pas sous-estimer la tentation de ventiler la parole des acteurs en fonction des catégories conceptuelles qui l’arrangent (voir Demazières, Dubar, 1997). La catégorisation des discours peut alors laisser une place importante à son interprétation notamment parce que la périodisation du processus de deuil repose en partie sur la différenciation toujours délicate d’expériences émotionnelles dont la verbalisation simplifie les conditions réelles de leur expressivité. Les procédures permettant de passer des catégories du langage des acteurs aux catégories conceptuelles peuvent être complexes à expliciter tant la description précise et circonstanciée du ressenti émotionnel peut être rebelle à cette forme d’exercice.

Ensuite, en faisant de la description de symptômes une façon d’élaborer une « preuve » de l’existence d’un processus de deuil, on oublie un peu rapidement que dans le deuil, les affects constituent « l’élément le moins spécifique, même si, dans un premier temps, c’est le plus bruyant et le plus visible » (Lussier, 2007, p. 224). En fait, les réactions émotionnelles, que l’on retrouve dans le deuil, sont largement communes à tous les processus adaptatifs consécutifs à des ruptures de continuité dans l’interaction individu-milieu. Elles apparaissent, par exemple, clairement identifiées dans les théories du stress (ex. Lazarus, 1991, 1999; Lazarus, Folkman 1984; Aldwin, 1994; Horowitz, 1996), les théories psychologiques de l’identité (ex. Erickson, 1972; Houde, 1991) ou encore dans la psychologie des transitions de vie (ex. Cooper, 1990; George, 1993; Miller, 2009). Leur expression est en quelque sorte indissociable de la vocation des émotions qui sont des ressources adaptatives fondamentales (« fundamental adptationnal resources ») (Lazarus, 1991). Dans une relation dynamique entre l’individu et son environnement, entre les exigences de ce dernier et les capacités de réponse du premier, celles-ci ont justement pour but d’assurer temporairement l’adaptation de façon automatique dans les phases de transition et les circonstances d’urgence « jusqu’au moment où l’individu sera en mesure de concevoir, d’élaborer et de mettre à exécution un nouveau plan » (Rimé, 2005, p. 77).

En d’autres termes, l’association affects douloureux/deuil reviendrait tout simplement à oublier que toute adaptation à un changement déstructurant, toute rupture d’équilibre peut potentiellement susciter des expressions émotionnelles, activer des mécanismes de défense dont l’expression ambiguë de « résistance au changement » cherche à rendre compte, au moins partiellement. Pour contourner le problème, il peut être tentant d’utiliser des procédés rhétoriques en évoquant, par exemple, l’hypothèse de niveaux de deuil (ex. Shepherd, 2003; Shepherd et Kuratko, 2009) ou d’intensité variable du travail de deuil (ex. Bah, 2009). A première vue, ces différenciations peuvent paraître convaincantes. Il est vrai qu’elles s’inscrivent en résonance avec beaucoup de travaux sur le deuil (voir Zech, 2006). Ceux-ci reconnaissent, en effet, largement que le processus de deuil peut être plus ou moins compliqué en fonction de différentes variables (type de perte, causes et circonstances de cette dernière, styles d’attachement et caractéristiques socio-démographiques du sujet, etc.). Pour les théoriciens du deuil, cette différenciation prend sens au regard de la contingence de l’impact émotionnelle de la perte, c’est-à-dire de la « force » par définition variable de la relation ou du lien d’attachement avec une personne humaine. Mais pour une transmission d’entreprise, un échec entrepreneurial ou une perte d’emploi, un faible niveau de deuil ou un deuil peu intense correspond-t-il vraiment à un « véritable » processus de deuil ? Faut-il nécessairement assimiler la dynamique du processus psychique à l’oeuvre, et les réactions émotionnelles qui l’accompagnent, à un « travail de deuil » stricto sensu sans en saisir la spécificité ou apprécier l’opportunité d’interpréter le réel par d’autres concepts ? Rien n’est moins sûr. En fait, cette différenciation des niveaux de deuil conduit subrepticement à faire passer au second plan la question de la justification théorique de l’usage de la notion de deuil au profit d’une montée en épingle des ressemblances les plus évidentes (l’expression émotionnelle). Elle rend difficile, voire impossible, l’établissement d’une frontière théorique entre le « deuil » et le « non-deuil » puisque, en filigrane, toutes les pertes peuvent être pensées à travers la psychologie du deuil. Cette situation peut amener à ignorer les différences profondes entre des phénomènes ayant un « air de famille », en les présentant comme des détails négligeables.

La seconde critique porte sur la focalisation presque exclusive des modèles des stades sur la dimension négative des émotions ressenties. Or, cette attention univoque n’est qu’une lecture possible. Le modèle de Stroebe et Schut (1999, 2001/a, 2001/b, 2010) apparaît comme une alternative théorique intéressante pour sortir d’une lecture séquentielle des temporalités et focalisée sur les émotions négatives liées à la perte qui est induite par les modèles des stades. En s’appuyant sur la théorie cognitive du stress, ces auteurs conceptualisent la compréhension des stratégies cognitives mises en place dans un travail de deuil dans un modèle qualifié du double processus de coping au deuil (« Dual Process Model of Coping with Bereavement »). Celui-ci postule que toute personne en deuil est confrontée à deux types de stresseurs, les uns directement provoqués par la perte de l’être aimé (« loss-oriented ») et les autres liés aux conséquences secondaires de cette perte (« restoration-oriented »)[19]. Selon ces auteurs, cette spécification est nécessaire car une personne endeuillée ne doit pas uniquement faire face à la perte, mais elle doit opérer des ajustements majeurs dans sa vie (reconstruction identitaire, etc.) vus comme une conséquence de celle-ci. Ces deux aspects sont potentiellement source de stress et d’anxiété. Pour le dire en peu de mots, l’orientation vers la perte regroupe les stratégies visant à réguler les émotions associées à la perte (travail de deuil, etc.). L’orientation vers la restauration implique, en revanche, des stratégies orientées vers la « gestion » de cet événement de vie (redéfinition des rôles, des croyances de base, etc.). Pour ces auteurs, ces deux types de tâches sont nécessaires à l’adaptation à une nouvelle réalité. Une personne endeuillée doit non seulement s’ajuster à la perte à travers un travail de deuil, mais aussi faire face à toutes ses conséquences (appelés les stresseurs secondaires).

A l’inverse du modèle des stades qui se focalise exclusivement sur une stratégie de coping centrée sur les émotions négatives, Stroebe et Schut considèrent, au contraire, que les processus de coping requièrent, dès le départ, une oscillation permanente et fluctuante entre ces deux types de tâches qui peuvent prendre des formes singulières selon le type d’attachement (Stroebe, Schut et Stroebe, 2005). L’orientation vers la perte permet de se confronter à l’impact émotionnel de celle-ci dans un mouvement de confrontation et d’évitement lorsque la douleur est trop vive. L’orientation vers la restauration favorise l’ajustement à une nouvelle réalité à travers l’apprentissage de nouveaux rôles, l’engagement dans de nouvelles activités, le développement de nouvelles identités, etc. Ce processus d’oscillation entre ces deux pôles (entre les affects négatifs et positifs) agirait comme un facteur de régulation émotionnelle nécessaire pour s’adapter à la nouvelle réalité à laquelle est confronté le sujet.

Ce modèle théorique, sur lequel s’appuie largement les travaux de Shepherd (2003, 2009), permet de sortir de la lecture trop linéaire du modèle des stades pour lequel la réussite d’un ajustement au deuil passe par un travail exclusif sur la gestion de l’impact émotionnel. Il est étonnant qu’il n’ait pas rencontré plus de succès chez les chercheurs en gestion. Il apparaît pourtant d’autant plus pertinent que l’impact émotionnel des pertes dans le cadre organisationnel a toutes les chances d’être moindre que celui consécutif à la perte d’une personne aimée, donc de ne pas solliciter de manière exclusive une confrontation aux affects négatifs[20]. De surcroît, ce modèle s’inscrit dans la théorie cognitive du stress dont l’usage paraît plus aisé à justifier théoriquement pour des objets organisationnels.

Ces différentes critiques tendent à montrer que les modèles des stades possèdent un pouvoir et un intérêt théoriques très relatifs. Pris dans un sens trop littéral, ils ont toutes les chances de favoriser des biais interprétatifs dès lors que le chercheur pense pouvoir valider l’hypothèse du deuil en se fondant sur la description de symptômes affectivo-comportementaux. La vision diachronique intéressante qu’ils proposent, leur force pédagogique pour rassurer des acteurs en donnant un sens à leur souffrance ne peut faire oublier les écueils interprétatifs qu’ils peuvent induire pour valider l’analogie théorique du deuil en vue de produire des connaissances nouvelles sur des référents empiriques. En d’autres termes, leur intérêt managérial incontestable nous semble inversement proportionnel à leur intérêt scientifique.

En guise de conclusion

Notre article vise à proposer une critique argumentée (que nous souhaitons constructive) de l’application de la notion de deuil dans les sciences de l’organisation. A ce titre, nous considérons que les risques associés à son usage approximatif ne sont pas neutres et ce, pour au moins deux raisons. La première est de nature scientifique. Dans une posture épistémologique indissociablement réaliste et constructiviste, nous admettons, avec Lahire (2012), que les modèles d’analyse sont des constructions (qui ne se valent pas toutes) dont l’usage s’avère plus ou moins pertinent en fonction de ce que l’on cherche à mettre en évidence. Sur ce point, nous nous sommes efforcés de montrer que l’usage scientifique du deuil en gestion se nourrit d’approximations théoriques et de sémantismes flottants liés à la plasticité sémantique même de ce concept. Celle-ci conduit souvent les chercheurs à forcer le sens des mots tout en occultant les controverses et les débats théoriques qui entourent l’application de ce concept dans les sciences de l’organisation. En se focalisant presque exclusivement sur la description et la catégorisation des réactions émotionnelles des sujets, les chercheurs peuvent avoir l’illusion que le rapprochement de quelques symptômes résiduels à un temps déterminé de la perte (expression émotionnelle) suffise à caractériser « la réalité » du deuil. Tout en étant des plus fragiles sur le plan théorique, cet usage approximatif des concepts provoque des décrochages interprétatifs car les « données », les matériaux sur lesquels s’appuient les chercheurs nous paraissent souvent insuffisants pour soutenir les thèses qu’ils proposent. Le second risque procède des conséquences de cette surinterprétation en matière de transfert des connaissances. En effet, la gestion des aspects émotionnels associés à des bifurcations ou transitions biographiques profondément déstructurantes peut être une préoccupation centrale et un thème d’intervention de certains acteurs institutionnels ou organisationnels concernés par ces problématiques (services RH, cabinets d’outplacement, organismes consulaires ou institutionnels, collectivités territoriales, etc.). Dès lors, interpréter une réaction émotionnelle qui ne serait qu’une forme de stress adaptatif comme un processus de deuil (et vice versa) a toutes les chances de conduire à la mise en place de dispositifs d’accompagnement inadaptés au vécu des acteurs concernés. Car, sans développer ici ces aspects, les principes de prise en charge des troubles anxieux (ex. Graziani, 2008; Trouillet, Bourgey, Brouillet, Leroy-Viémon, 2012) (ou de réactions de stress) et des réactions de deuil (ex. Zech, 2006; Zech, Delespaux, Ryckebosch-Dayez, 2013) apparaissent largement irréductibles les uns aux autres. L’intervention pouvant être vue comme « le lieu d’une véritable expertise fondée sur la mise en perspective des rapports entre la théorie et la pratique, la connaissance et l’action » (Vrancken, 2001, p. 312), les choix interprétatifs, loin d’être anodins, conditionnent donc directement la question de l’efficacité même des dispositifs d’accompagnement pouvant être mis en place et qui restent indissociable de la mise en oeuvre d’une théorie.