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Au Cameroun, l’organisation et le fonctionnement des entreprises publiques font l’objet d’une loi promulguée depuis 1999 (Loi n° 99/016 du 22 décembre 1999 portant statut général des établissements publics et des entreprises du secteur public et parapublic). Cette loi consacre l’existence au sein de ces entreprises, de deux niveaux de responsabilité : le premier renvoie à l’équipe dirigeante, et le second au Conseil d’administration qui a priori, est une instance de contrôle de la gestion des dirigeants. La question que l’on peut d’ores et déjà se poser à ce niveau, est celle de l’efficacité du contrôle exercé par ce Conseil.

Deux raisons principales fondent cette interrogation : en premier lieu, les membres du Conseil sont à l’instar des dirigeants, nommés par décret présidentiel non pour leurs compétences, mais en qualité de représentants de certains pôles du pouvoir public. Ensuite, la loi évoquée établit plusieurs niveaux de contrôle en plaçant les entreprises publiques sous tutelle technique et financière de certains Ministères, tout en les exposant à l’action de différentes autres institutions de contrôle de l’Etat (Chambre des comptes, Commission Nationale Anti-corruption, Contrôle Supérieur de l’Etat etc..).

D’un autre côté, elle introduit des réformes managériales qui confirment la primauté de l’objectif primus inter pares de toutes les organisations- à savoir, la rentabilité des capitaux mis à leur disposition par l’investisseur. L’accent est donc mis sur la notion de performance mesurée par les résultats.

Tous ces éléments relèvent en bref, de la gouvernance d’entreprise qui peut être définie comme « l’ensemble des mécanismes organisationnels qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d’influencer les décisions des dirigeants, autrement dit, qui gouvernent leur conduite et définissent leur espace discrétionnaire » (Charreaux, 1997, p.1).

En ce qui concerne les entreprises publiques camerounaises, le problème apparaît précisément au niveau de la conduite et de l’espace discrétionnaire des dirigeants. Sur fond de mandat de gestion accordé par l’Etat-investisseur, les dirigeants sont en effet fréquemment pris en flagrant délit d’écarts de conduite par rapport aux règles d’éthique et de déontologie établies et qui encadrent la production des résultats.

La recherche de la performance peut-elle justifier ce type de comportement ? L’organisation se doit certes d’être performante, mais aussi d’ouvrir la discussion aux enjeux éthiques propres à sa mission de service public (Kéramidas, 2008).

Les écarts de conduite observés dans les organisations publiques sont de plus en plus analysés sous l’angle de déviances organisationnelles (Bréchet, Monin, et Saives, 2008), et renvoient de ce fait à des comportements déviants. En nous situant dans la perspective du comportement organisationnel, la déviance peut s’appréhender certes comme un écart marqué à la règle ou à la norme, mais aussi comme une transgression et un facteur de dysfonctionnement de l’organisation (Honoré, 2006). Elle est conçue ainsi de façon négative, car elle traduit le fait d’individus dont les comportements volontaires menacent le bien-être de l’organisation et/ou de ses membres (Robinson et Benett, 1995).

Cette étude s’inscrit dans la continuité des travaux réalisés dans cette optique, et qui tendent à privilégier l’analyse des contextes et des processus organisationnels induisant des comportements déviants, ceux-ci étant considérés comme des actes opportunistes et illégaux (Vardi et Wienner, 1996). Elle intègre donc une perspective négative des déviances que nous abordons ici au niveau de la définition de la problématique, le développement de celle-ci reposant sur une méthodologie de type inductif. Les résultats obtenus sont ensuite discutés au double plan théorique et de l’implication managériale.

La déviance dans le conflit d’agence

Le contexte d’analyse

De nos jours, de nombreux scandales défraient la chronique dans le monde des affaires : très souvent suivis de faillites ou de sanctions infligées aux dirigeants (démission, gardes à vue, limogeage, poursuites judiciaires, voire incarcérations…), ils découlent manifestement de pratiques transgressives et délictueuses relevées dans un contexte organisationnel.

Le cas récent de « l’Union des Banques suisses » (UBS) est encore frais dans les mémoires : son Président a été obligé de démissionner suite au scandale de la perte de 1,7 milliards de dollars résultant des pratiques déviantes d’un trader londonien.

La célèbre affaire Enron/ Andersen en reste aussi une parfaite illustration parmi tant d’autres, d’abord en raison de son ampleur, mais aussi du fait de la mise en cause a priori surprenante d’un responsable auquel on ne fait pas souvent référence en pareille situation : un cabinet d’audit qui a traditionnellement pour rôle, de vérifier la légalité et la sincérité des comptes issus de la comptabilité générale. Ce fait montre que le rôle de la comptabilité a évolué : d’outil d’information des tiers sur la situation de l’entreprise, elle est progressivement devenue pour les dirigeants, un outil de communication manipulateur destiné à tromper les acteurs qu’elle est pourtant supposée informer.

Mais d’une façon globale, l’implication des dirigeants dans ce type d’affaires peut conduire à incriminer les méthodes de management adoptées, et au-delà, à indexer les pratiques de gouvernance comme source principale des comportements déviants. Concept aujourd’hui quelque peu galvaudé et banalisé, la gouvernance fait l’objet d’une littérature abondante qui, dans le cadre de la théorie positive de l’agence (TPA), la réduit très souvent à la surveillance disciplinaire des dirigeants, et à la régulation des conflits entre actionnaires et dirigeants (Bréchet, Monin et Saives, 2008, p.20).

Développée par Jensen et Meckling (1976), la TPA présente l’entreprise comme un noeud de contrats passés entre différents acteurs (actionnaires, dirigeants, bailleurs de fonds, fournisseurs, clients) dont les actes sont supposés guidés par la rationalité économique. Mais cette rationalité est illusoire, car l’entreprise fonctionnant sur la base de la séparation des activités et leur coordination, aucun de ces acteurs ne dispose d’information parfaite. Il s’établit ainsi une relation d’agence dans la mesure où certains de ces acteurs appelés « les principaux », confient la gestion de leurs intérêts à d’autres dits « agents », ce qui implique une délégation de nature décisionnelle.

Les principaux sont des actionnaires qui généralement, ne sont intéressés que par la valorisation de leur patrimoine, c’est-à-dire par la rentabilité des capitaux qu’ils mettent à la disposition de l’entreprise. Les agents à qui incombe la responsabilité de la gestion de celle-ci, apparaissent par contre plus sensibles à l’accroissement de leur rémunération, à l’augmentation de la taille de l’entreprise, voire à la réalisation à court terme de résultats spectaculaires.

D’un autre côté et par nature, les agents ont des compétences et des connaissances que les principaux ne possèdent pas. L’information n’étant pas parfaite, il y a asymétrie d’information en leur faveur. Les principaux peuvent alors raisonnablement craindre qu’ils n’en profitent pour servir leurs propres intérêts à leurs dépens, ceci en adoptant un comportement opportuniste porteur de germes de déviance.

Logiquement, qu’elle soit positive ou négative, la déviance ne peut se concevoir que dans une époque et dans un contexte donnés. Aussi avons-nous estimé intéressant d’explorer la problématique qu’elle soulève dans le cadre d’un conflit d’intérêts suscité par la relation d’agence publique au Cameroun.

La problématique

Il s’agit ici de mener une réflexion sur les effets négatifs des comportements déviants générés par la relation d’agence dans les entreprises publiques camerounaises. En nous appuyant sur une conception contractuelle de l’organisation, l’entreprise peut être conçue comme « un marché privé », un noeud de contrats, voire une fiction légale qui sert de lieu de réalisation d’un processus complexe d’équilibre entre les objectifs conflictuels d’individus à l’intérieur d’un cadre de relations contractuelles. (Jensen et Meckling, 1976).

Le conflit d’intérêts qui apparaît entre l’Etat-investisseur et les dirigeants des entreprises publiques camerounaises, renvoie à l’influence de la structure de propriété sur la performance de l’entreprise (Begne, 2006). Ce conflit ne peut trouver de solution viable nous semble-t-il, que dans une approche conciliatoire entre la logique de résultats qui anime le principal (c’est-à-dire l’Etat investisseur), et l’impératif de satisfaction de l’utilité propre aux agents que sont les dirigeants.

A cet égard, de nombreux travaux se sont intéressés aux mécanismes qui régissent la relation actionnaires/dirigeants, en cherchant notamment à déterminer l’influence de la dichotomie établie entre les fonctions de propriété et de direction sur la performance des entreprises (Shleifer et Vishny, 1989; Charreaux, 1992; Alexandre et Paquerot, 2000 etc.). Parmi les théories mobilisées à cet effet, la théorie de l’agence vise à définir des mécanismes de contrôle et d’incitation qui permettent d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires, ce qui conduit ainsi à réaliser l’efficience de la gestion organisationnelle des entreprises.

La théorie des coûts de transaction est également mobilisable dans cette optique, car selon Williamson (1985), la réciprocité des relations contractuelles dans l’entreprise peut déclencher des coûts de transaction qui s’expliquent à titre principal, par l’opportunisme des acteurs. La théorie dite de l’enracinement milite dans le même sens : elle s’inscrit dans le cadre du système de gouvernance des entreprises et suppose comme le suggèrent Alexandre et Paquerot (2000), que les mécanismes qui gouvernent la conduite des dirigeants et définissent leur espace discrétionnaire, ne sont pas toujours suffisants pour les contraindre à gérer les entreprises au mieux des intérêts des actionnaires/ propriétaires.

Quoiqu’il en soit et dans l’optique de la théorie de l’agence, la firme est conçue comme un noeud de contrats entre les acteurs, mais un noeud d’où peuvent surgir des conflits du fait que ces acteurs ont des fonctions d’utilité différentes et agissent de manière à maximiser chacun sa propre fonction d’utilité (Ross, 1973).

Soulignons ici que deux hypothèses comportementales fondent généralement la théorie de l’agence : la première stipule que les individus maximisent leur fonction d’utilité, et la seconde, qu’ils sont capables d’anticiper rationnellement et sans biais, l’incidence des relations d’agence sur la valeur de leur patrimoine. Il en résulte que dans l’exercice de leurs activités coopératives et aux fins de maximisation de leur utilité, ils vont chercher à profiter de l’incomplétude des contrats due à l’incertitude et à la non observabilité, ceci éventuellement aux dépens des autres agents ou de l’organisation dans son ensemble. Ce faisant, ils adoptent un comportement opportuniste générateur de déviances organisationnelles.

L’hypothèse qui sous-tend ainsi le conflit d’agence est celle de l’opportunisme des dirigeants : en effet, ils cherchent avant tout à satisfaire leur propre utilité aux dépens de la maximisation de la richesse des actionnaires qui se traduit par un accroissement de la valeur de l’entreprise. A ce niveau, l’objet du débat semble évident et une proposition de solution envisageable : pour concilier les intérêts des acteurs de la relation d’agence, il pourrait être utile de définir et de mettre en place des mécanismes permettant de détecter et d’éliminer à moindre coût, les comportements opportunistes des dirigeants.

C’est cette prétention qui justifie le détour de production auquel nous procédons dans cette étude : alternant l’observation des comportements et l’éclairage théorique, nous nous proposons ici de saisir en effet, les conditions de préservation sous contrainte de l’opportunisme des agents, de la logique des résultats qui anime les acteurs de la relation d’agence publique au Cameroun.

La démarche analytique

Nous partons d’un diagnostic de situation qui relève d’une approche qualitative animée par une logique inductive. En d’autres termes, la démarche consiste à partir des données empiriques d’essence qualitative- et donc des résultats d’une observation in situ- pour construire un cadre opératoire représentant l’arrangement des indicateurs et des variables d’appréciation de la déviance.

Les indicateurs de déviance

Ils doivent permettre d’identifier les comportements de déviance des acteurs de la relation d’agence publique analysée. Cette perspective conduit à les appréhender à partir du cadre d’analyse des théories contractuelles mobilisées pour déterminer l’incidence sur la performance des entreprises, de la séparation opérée en leur sein entre les fonctions de propriété et direction.

Fondées sur la notion de contrat qui implique celle de « parties prenantes », les théories mises ainsi en exergue sont notamment les théories des coûts de transaction, des droits de propriété et de l’agence. L’objectif ici est de définir des critères d’identification des comportements déviants induits par la relation contractuelle principal-agent, la déviance étant conçue comme la transgression des règles, des normes et conventions, voire des routines, et prise négativement en compte par l’entreprise publique. Pour ce faire, et sur la base d’observations faites in situ, nous avons retenu à la suite de Hollinger (1986), deux types de déviance à incidence potentiellement défavorable pour l’organisation :

  • la déviance productive : elle renvoie à des comportements altérant la quantité ou la qualité de travail et donc, à des comportements contre-productifs qui peuvent être expliqués par un argumentaire inspiré entre autres, de la théorie des coûts de transaction.

  • la déviance de propriété : elle correspond à des comportements qui portent atteinte au patrimoine de l’entreprise, mettant ainsi à contribution à titre principal, les théories des droits de propriété et de l’agence.

Influencés par des facteurs à la fois individuels et organisationnels, ces indicateurs de déviance traduisent ce que Vardi et Wiener (1996) désignent sous l’expression de « organizational misbehavior », et qu’il est possible d’appréhender en termes « d’écarts de conduite ou de mauvais comportements organisationnels ». Certains de ces comportements ont pour objet la recherche d’un bénéfice pour l’individu, et visent trois catégories de cible :

  • le travail dans l’organisation : à ce sujet, la manipulation de l’information, la falsification de certaines données chiffrées et même, la corruption intra-organisationnelle apparaissent par exemple comme des éléments de déviance négative;

  • le patrimoine de l’entreprise : le détournement des ressources (matérielles, financières et humaines), la livraison des secrets de fabrication et/ou l’utilisation par devers soi des logos de l’entreprise, sont à titre d’illustration, des déterminants de déviance négative;

  • les autres membres de l’organisation : ils peuvent être affectés par exemple par un climat de travail malsain qui, alimenté par la rumeur, le colportage ou la délation, donne le stress et conduit à l’improductivité.

En somme, les indicateurs de déviance retenus sont définis à partir du postulat selon lequel, la conjonction d’éléments liés tant à l’individu qu’à l’organisation, peut placer l’acteur de la relation d’agence publique en situation de déviance positive ou négative. Dans le cadre de cette étude, les comportements déviants sont identifiés à l’aide de ces indicateurs. Comment les apprécier dès lors ?

Le modus operandi

Une fois identifiés, les comportements déviants sont appréciés en recourant à des variables d’analyse appliquées aux entreprises publiques camerounaises constituées en échantillon.

Les critères d’appréciation

Ils trouvent leurs fondements dans le conflit d’agence qui oppose l’Etat-actionnaire (le principal) aux dirigeants des entreprises publiques (les agents). En privilégiant la satisfaction de leurs fonctions d’utilité au détriment de la maximisation de la valeur de marché des fonds investis par le principal, ces derniers adoptent en effet un comportement opportuniste générateur de déviances organisationnelles. Pour limiter autant que possible l’impact négatif de ce type de comportement, les théoriciens de l’agence préconisent d’adopter des mesures disciplinaires qui permettent de concilier les intérêts des co-contractants, ce qui en définitive, conduit à l’efficience de la gestion organisationnelle des entreprises (Jensen et Meckling, 1976; Fama et Jensen, 1983). Partant de là, il semble logique d’analyser les comportements déviants à travers les mécanismes de contrôle imposés aux dirigeants, qui vont s’atteler à annuler l’impact de ces facteurs disciplinaires en développant des stratégies d’enracinement. Celles-ci ont en effet pour objectif « d’accroître l’espace discrétionnaire des dirigeants en utilisant les moyens à leur disposition, c’est-à-dire leur capital humain, mais aussi les actifs de l’entreprise pour neutraliser les systèmes de contrôle et accroître la dépendance de l’ensemble des partenaires de l’entreprise envers les ressources qu’ils contrôlent » (Alexandre et Paquerot, 2000).

Source importante d’inefficacité organisationnelle (Morck, Shleifer et Vishny, 1989; Charreaux, 1997), l’enracinement induit ainsi des comportements déviants compte tenu de l’objectif poursuivi qui apparaît multiple pour le dirigeant : conserver sa position, accroître sa marge de manoeuvre, augmenter sa rémunération et donc en bref, maximiser ses rentes.

Eu égard à toutes ces considérations, nous avons retenu les variables d’enracinement suivantes comme variables d’analyse des comportements déviants :

  • la réalisation des investissements spécifiques : cette variable découle d’un postulat développé initialement par Shleifer et Vishny (1997) : le dirigeant cherche à maximiser la valeur des investissements dont le caractère spécifique dépend de sa présence aux commandes de l’entreprise. Autrement dit, il cherche à maximiser la rentabilité de l’investissement qu’il réalise en termes de capacités managériales.

  • La manipulation de l’information : de par sa position stratégique, le dirigeant a un avantage informationnel qu’il met très souvent à profit pour accroître la dépendance à son égard, des autres partenaires de l’entreprise dont notamment l’Etat-actionnaire en matière d’information. Celle-ci fait alors l’objet de manipulations diverses pour lui permettre de s’enraciner.

  • L’adoption des stratégies collusives : relevant d’un comportement opportuniste, l’enracinement conduit le dirigeant à se constituer de réseaux relationnels formels et informels sur la base de contrats explicites et implicites passés avec divers partenaires de l’entreprise.

Collecte et analyse des données

Les données requises portent sur un échantillon de 16 entreprises publiques sélectionnées sur la base de deux critères :

  • une participation totale ou majoritaire de l’Etat au capital de l’entreprise : ont été ainsi retenues toutes les sociétés à capitaux publics (SCP) et celles dites d’économie mixte (SEM) dans lesquelles l’Etat, sans disposer de la totalité du capital, détient plus de 50 % des parts;

  • le développement d’une stratégie d’enracinement : un élément en a favorisé le constat : une période de direction minimale et continue de sept ans qui, selon la plupart des études réalisées dans le domaine, traduit déjà l’existence d’une stratégie d’enracinement sous une forme quelconque (Gharbi, 2002).

Des informations recueillies au Ministère des Finances (MINFI) sur la période 1990-2010, ont permis d’identifier parmi les entreprises du secteur public camerounais, celles qui conservent ou ont conservé les mêmes dirigeants pendant au moins sept ans. L’option finale a été alors de privilégier les 16 entreprises dont le processus d’enracinement s’est avéré le plus long.

Trois modes de collecte de données ont été ainsi privilégiés : l’enquête par voie de questionnaire, les entretiens directs avec les dirigeants en poste ou l’ayant été dans les 16 entreprises de l’échantillon, et la consultation aux fins de recoupement, de diverses sources d’information (sites Internet, coupures de journaux, rapports des organismes de contrôle supérieur de l’Etat, etc.). Les deux premiers ont été assortis d’une clause de confidentialité exigée par les répondants. Les thèmes abordés dans les enquêtes et les entretiens ont porté essentiellement sur la latitude managériale accordée statutairement aux dirigeants des entreprises publiques par l’Etat-actionnaire, puis sur la nature et le contenu de la stratégie d’enracinement adoptée, et donc en somme, sur les variables d’enracinement. Les données ainsi collectées ont fait l’objet de traitements relevant du registre descriptif (statistique et analyse de contenu).

Les résultats

D’une manière globale, l’exploitation des données collectées établit que dans les entreprises observées, la déviance est portée essentiellement par les dirigeants, et qu’elle trouve ses fondements au niveau de la gouverne de leur conduite, et de la définition de leur espace discrétionnaire. Ceci renvoie évidemment au système de gouvernance des entreprises dont ils ont respectivement la charge, et dans lequel s’inscrivent les stratégies d’enracinements adoptées, celles-ci étant génératrices de déviances.

On note que les pratiques transgressives et négativement perçues sont le fait de l’ensemble de ces managers (16/16), l’objectif commun visé étant en effet de se maintenir le plus longtemps possible en poste. Ces pratiques correspondent à des comportements de déviance à la fois de production et de propriété qui, matérialisés par divers actes répréhensibles (trafic d’influence, corruption, détournement de fonds etc.), apparaissent significatifs lorsqu’on les associe aux stratégies d’enracinement des dirigeants.

Déviance et investissements idiosyncrasiques

Il est significatif de constater que pour minimiser le risque d’être remerciés, tous les dirigeants des entreprises publiques étudiées (16/16) ont investi au cours de leurs différents mandats, dans des actifs spécifiques qui ont la particularité de rendre leur remplacement délicat, car coûteux à tous égards pour l’Etat-actionnaire.

Ainsi, sept dirigeants (soit 43,7 % de l’échantillon) ont avoué n’avoir embauché que des collaborateurs avec qui ils entretenaient des rapports privilégiés. Cinq autres (soit 31,2 %) reconnaissent avoir mis en place des politiques salariales extrêmement favorables à leurs employés pour les rallier à leur cause aux dépens de l’Etat-actionnaire. Directeur Général d’une entreprise bancaire à capitaux publics (SCP), un ingénieur-informaticien de formation, a acquis pour son établissement et pour un montant exorbitant, un logiciel sophistiqué qu’il a contribué à mettre au point et dont il garantissait la performance, tout en en assurant la maintenance.

Susceptibles d’entraîner une perte de valeur des actifs avec le départ de ces dirigeants, les investissements ainsi réalisés dans les entreprises de l’échantillon ont privilégié le cadre des alliances stratégiques, ainsi que l’acquisition de technologies nouvelles. Quoiqu’il en soit, ils se révèlent non optimaux (sur ou sous-investissement) et génèrent des coûts plus élevés que nécessaires, ce qui laisse supposer qu’ils militent plus pour la maximisation des rentes des dirigeants que pour celle de la valeur des entreprises publiques concernées.

Les déviances informationnelles

Découlant de la relation d’agence, le phénomène d’asymétrie de l’information entre les dirigeants et les autres partenaires de l’entreprise est confirmé : tous les dirigeants des entreprises publiques observées ont en effet gardé un accès privilégié et contrôlé à l’information, puisque d’après les données recueillies, ils livrent de façon sélective de l’information aux autres partenaires dont l’Etat-actionnaire. La présentation à l’administration fiscale de « bilans habillés » est une autre illustration des pratiques transgressives de ces dirigeants : l’information comptable est manipulée, généralement dans le but de minimiser les résultats pour diminuer l’imposition.

Cela étant, on note que 56,25 % des dirigeants concernés (9/16) systématisent la réalisation de contrats implicites au sein de leurs entreprises avec divers partenaires. Le respect des clauses de ces contrats va dépendre bien entendu de leur présence à la tête de ces organisations. Enfin, 37,5 % (6/16) d’entre eux ont choisi comme vecteur d’enracinement, la réalisation d’investissements dans des activités de faible visibilité comme par exemple celles relatives à l’innovation, rendant ainsi l’information d’appréhension difficile précisément parce que le contrôle et l’évaluation de ce type d’investissement ne sont pas aisés.

Déviance et stratégies collusives

Des comportements déviants sont aussi mis à jour dans les entreprises de l’échantillon, à partir des réseaux relationnels formels et informels établis par les dirigeants, sur la base des contrats explicites et implicites passés avec différents partenaires.

Dix (10) des seize dirigeants impliqués, soit 62,5 % de la population observée admettent ainsi avoir développé des stratégies collusives avec l’Etat-actionnaire. Ces stratégies se traduisent en termes de contributions monétaires et matérielles, ainsi que de faveurs diverses accordées à certains représentants de cet actionnaire par les dirigeants. En retour, ceux-ci en attendent un soutien pour leur maintien à la tête de leurs organisations respectives.

Un autre comportement déviant observé a trait aux stratégies de capture des conseils d’administration mises en oeuvre par 81,25 % des gestionnaires publics interrogés. Elles consistent à user de leviers financiers portant généralement sur la rémunération et les jetons de présence des administrateurs pour s’assurer de leur soutien. Cette corruption légale est entretenue par des faveurs spéciales accordées ponctuellement à « ces contrôleurs de gestion », par ceux qu’ils sont supposés sanctionner en cas de dérapages avérés.

Un cas d’école nous a été fourni par des hauts cadres d’une importante entreprise publique de l’échantillon, dont le Directeur Général a été démis de ses fonctions, inculpé et emprisonné pour délit d’initié et malversations financières. Nommé par décret présidentiel à l’instar de tous les membres du conseil d’administration désignés par les différents départements ministériels, ce dernier a proposé lors du premier conseil d’administration de son mandat, de multiplier par dix (10) la rémunération mensuelle du Président du conseil qui est passée de 300.000 FCFA (soit près de 461,52 €), à 3000.000FCFA correspondant à environ 4.615,20 €. En plus de ce revenu mensuel, le président du conseil s’est vu proposer avec tous les administrateurs, des avantages financiers et en nature très importants comme par exemple, des frais de mission et des jetons de présence aux montants largement revus à la hausse, la mise à disposition d’une voiture de fonction, d’un bureau et d’un secrétariat permanents, le tout assorti de propositions d’embauche d’au moins deux personnes de leur choix etc.

En bref, on se retrouve dans une situation de déviance organisationnelle manifeste dans laquelle le contrôleur, c’est-à-dire le Conseil d’administration, est capturé par le contrôlé (le dirigeant de l’entreprise). En échange de toutes ces propositions qui furent unanimement acceptées par les administrateurs, le Directeur Général s’est vu accorder une rémunération mensuelle de 7000.000 FCFA par le Conseil, soit environ 10.769,23 € auxquels se sont ajoutés plusieurs autres avantages attachés à la fonction, et une latitude managériale des plus étendues susceptible de donner libre cours à des dérives de toute nature.

L’objectif poursuivi à travers toutes ces manoeuvres était à l’évidence, l’enracinement du Directeur Général qui ne devait plus vraiment trouver d’opposition à ses pratiques de gestion au niveau du Conseil d’administration, instance a priori de contrôle de sa gestion. La conséquence est qu’après cinq années d’exercice, il fut démis de ses fonctions et jeté en prison pour pratiques transgressives défavorables à l’entreprise. Fait notable et qui tend à se généraliser au Cameroun, le président du conseil et le directeur du cabinet comptable chargé de certifier les comptes, furent aussi inculpés et écroués.

Cela étant, on constate simplement que les comportements déviants ci-dessus identifiés semblent ne pas militer pour la réalisation de l’objectif de maximisation de la valeur de marché des fonds investis par l’Etat-actionnaire, puisqu’ils ont tous pour fondement l’opportunisme des dirigeants. Dès lors, on peut se poser la question de savoir comment maintenir la primauté de cet objectif dans les entreprises publiques camerounaises, tout en minimisant le risque induit de comportement opportuniste de leurs dirigeants.

Discussion

Dans cette étude, l’objet en débat porte sur les conditions à faire valoir dans le contexte des gestionnaires publics camerounais, pour que la logique des résultats reste un facteur de mobilisation pour la performance, et que le risque induit de déviances organisationnelles, soit réduit à défaut d’être totalement éliminé.

Globalement, les résultats de l’analyse des données collectées indiquent que pour maximiser leurs rentes, les dirigeants des entreprises concernées ont adopté un comportement opportuniste porteur de déviances. Celles-ci apparaissent dans le choix et la mise en oeuvre des formes d’enracinement retenues :

  • L’investissement dans les actifs spécifiques renvoie ainsi au risque moral qui traduit l’action cachée du dirigeant (l’agent), et qui apparaît à chaque fois qu’il prend une décision que l’actionnaire (le principal) ne comprend pas et ne peut donc pas contrôler.

  • La manipulation de l’information nous situe dans l’hypothèse de sélection adverse qui met en exergue la politique d’information ou de désinformation des dirigeants. Le principal (l’actionnaire) prend en effet une décision qu’il juge bonne, mais sa connaissance imparfaite de l’environnement l’incite à agir à l’encontre de ses propres intérêts. L’asymétrie de l’information joue donc en faveur des dirigeants.

  • Le développement des stratégies collusives renvoie enfin au « hold- up » qui consiste de la part de l’agent/dirigeant, à mettre le principal (l’actionnaire) dans une situation dont il ne peut s’échapper.

Toutes ces pratiques transgressives sont négativement perçues, car elles semblent peu militer pour la réalisation de l’objectif de maximisation de la valeur de marché des fonds investis par l’Etat- actionnaire. Afin de détecter et d’éliminer ce genre de comportements déviants, la théorie de l’agence recommande la mise en place de systèmes de contrôle et l’adoption de mesures disciplinaires appropriées, permettant ainsi d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires (Fama et Jensen, 1983). Mais ces mécanismes disciplinaires peuvent s’avérer peu efficaces ou insuffisants pour contraindre les dirigeants à agir en conformité avec les intérêts des actionnaires (Alexandre et Paquerot, 2000).

L’enracinement étant généralement perçu comme une réaction au contrôle interne et externe de l’entreprise, on peut s’interroger à ce niveau sur l’efficacité des mécanismes mis en place par l’Etat- actionnaire pour minimiser le risque de comportement opportuniste des dirigeants des entreprises étudiées.

  • Au plan interne, le contrôle est confié quasi-exclusivement au conseil d’administration considéré par les théoriciens de l’agence (Fama, 1980) et des coûts de transaction (Williamson, 1989), comme le mécanisme par excellence de discipline des dirigeants, sa mission essentielle étant de représenter et donc de défendre les intérêts des actionnaires. Mais, il ne peut pleinement jouer son rôle de contrôle sans disposer de la faculté de révoquer ou de remplacer un dirigeant, les pouvoirs publics usant en effet de leur pouvoir de discrétion pour choisir et placer leurs représentants à la tête des entreprises au capital contrôlé par l’Etat. Ce rôle ne peut aussi s’exercer sans une réduction significative de l’asymétrie d’information fréquemment entretenue par les dirigeants à l’encontre des administrateurs.

  • Au plan externe, le contrôle est exercé sur le dirigeant essentiellement par l’environnement institutionnel qui recèle de contraintes de toutes sortes : le phénomène de sujétion de la décision aux exigences environnementales, apparaît ainsi plus que jamais d’actualité du fait de la mondialisation. Quoiqu’il en soit, il existe dans l’entreprise trois fonctions de base dont le contrôle qui ratifie et surveille, après la décision (ou management) qui donne lieu à des initiatives et à leur mise en oeuvre, et avant l’assomption du risque résiduel assimilable à la fonction de propriété. L’Etat-actionnaire peut en effet être considéré comme créancier résiduel, puisqu’il ne récupère les fonds engagés dans les entreprises que lorsque tous les autres créanciers ont été payés, ce qui lui donne la légitimité nécessaire pour contrôler la gestion des dirigeants.

Les conséquences et les risques de la logique de résultats qu’il impose aux dirigeants sont bien connus de nos jours, mais on ne peut occulter les aspects positifs de celle-ci qui apparaissent fondamentaux en termes d’efficacité et de rationalité économiques. Cette logique oblige en effet les entreprises à créer de la valeur qui, équitablement repartie, ne peut que profiter à toutes les parties prenantes.

L’élimination des biais comportementaux assimilables à des déviances, appelle incontestablement le contrôle des comportements qui selon Ouchi (1979), a lieu lorsqu’une bonne mesure de la performance n’est pas possible et que le processus de production n’est pas maîtrisé. Le contrôle des comportements peut dès lors, renvoyer à l’ensemble des actions qui visent à guider, à piloter ou à contraindre les comportements des acteurs de la relation d’agence publique.

Au Cameroun, la solution pourrait consister à libérer les gestionnaires des entreprises publiques comme c’est parfois le cas dans le secteur privé (Rainey et Han Chun, 2005), de l’exigence de donner la priorité aux intérêts de l’actionnaire, ceci afin de leur permettre de faire pleinement étalage de leurs compétences stratégiques. Un élément fondamental qui milite dans ce sens est la bureaucratie libérale dont l’importance tend à s’accroitre dans ce pays : elle conduit en effet selon Giauque (2003), au double impératif de régularité et de performance, générateur de tensions positives, celles-ci comme le soutiennent Chomienne et Corbel (2008), orientant les gestionnaires publics vers une logique de performance.

Conclusion

Préserver la logique des résultats induite par la relation d’agence publique sans que des risques de déviance se matérialisent paraît difficile, car opportunisme et déviance sont des notions a priori indissociables lorsqu’elles sont rattachées à l’agent. Tout comportement opportuniste ne peut donc se concevoir sans que lui soit associé un certain degré de risque de déviance. Considéré comme principal dans le cadre de la relation d’agence, l’Etat-actionnaire ne peut chercher qu’à minimiser ce risque en engageant des coûts dits de surveillance.

La nécessité d’une surveillance des agents semble ainsi s’imposer, et implique le contrôle des comportements qui consiste à élaborer un ensemble d’actions et de dispositifs visant à guider, ou à contraindre les comportements des acteurs (Honoré, 2006). Un élément de solution à la problématique que soulève la déviance notamment négative dans le cadre du conflit d’intérêts suscité par la relation d’agence publique, est donc d’élaborer ce type d’actions, et d’identifier les dispositifs les plus appropriés pour contraindre les gestionnaires des entreprises publiques observées à aligner leurs intérêts sur celui de l’Etat-actionnaire.

Ceci conduit à procéder à un arbitrage entre le type de performance à considérer compte tenu de l’ambiguïté attachée à la notion de l’entreprise publique, qui peut être conçue comme une structure à actionnariat à la fois dominant et dispersé. Quelle que soit la nature de la performance retenue (création de valeur actionnariale ou partenariale), celle-ci est mesurée par les résultats, ce qui en quelque sorte rend la logique des résultats immuable.