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Le caractère polysémique du mot objectif ne facilite pas les débats sur l’internalisation des objectifs (goal displacement (Bohte et Kenneth, 2000)), la déviance organisationnelle ou encore les effets non recherchés d’un management par objectifs. On délaisse souvent la définition exigeante jadis avancée par Anthony « ambition quantifiée à atteindre dans un délai déterminé » au profit de la notion plus vague de ligne directrice exprimée de façon qualitative qui est celle qu’ont de facto retenue les auteurs et les adeptes de la Balanced Scorecard de Kaplan et Norton. On abandonne alors une conception de l’objectif dans laquelle l’indicateur est largement prédéterminé et se confond presque avec l’objectif au profit d’une trilogie devenue dominante : Objectif (qualitatif), indicateur (instrument de mesure qui se veut une représentation de l’objectif) et niveau cible à atteindre au regard de cet indicateur.

Une dérive dans l’alignement stratégique et dans le cadre d’un management par objectifs peut alors provenir des incohérences dans la chaîne causale explicitée par la carte stratégique (Norreklit[1]) mais aussi bien d’une représentation déficiente, à un ou plusieurs niveaux de cette chaîne, des objectifs par les indicateurs retenus. Les objectifs n’étant pas suffisamment précis pour guider l’action, pouvant seulement indiquer l’esprit de celle-ci, les indicateurs sont les guides réels, les signaux sur lesquels se fondent les managers.

Dès lors, techniquement parlant ce que la littérature organisationnelle considère comme une dérive des objectifs et par exemple une internalisation des objectifs n’est le plus souvent que le problème de la cohérence entre un objectif et le(s) indicateur(s) qui le représente(nt).

On a étudié ce problème par ailleurs (Benzerafa Alilat, Garcin, Gibert, Gueugnon, 2010) en s’appuyant sur l’idée d’une double distance entre l’objectif et l’indicateur. Un indicateur étant la représentation chiffrée d’un phénomène, l’indicateur affiché au regard de l’objectif peut en fait représenter celui-ci, un facteur supposé être plus ou moins causal de celui-ci ou une conséquence de l’objectif. La nature du phénomène mis sous contrôle engendre une première distance par rapport à l’objectif (Distance objectif - phénomène mis sous contrôle).

Par ailleurs, la représentation du phénomène peut être complète et non biaisée ou à l’inverse s’avérer plus ou moins incomplète et intégrer des biais significatifs. Cela engendre une deuxième distance (Distance indicateur-phénomène mis sous contrôle ». Il suffit que l’une des distances soit importante pour que l’efficacité dans l’atteinte du niveau cible de l’indicateur ne garantisse pas une contribution significative à l’objectif sous jacent.

On a souligné (Benzerafa Alilat, Garcin, Gibert, Gueugnon, 2010) la contradiction apparente qu’il y a entre l’ambiguïté, le flou qui caractérisent de façon générale la gestion publique et la précision inhérente à la volonté affichée de la gestion de la performance qui demande une interprétation de celle-ci et une capacité à la mesurer; capacité qui requiert elle-même la précision la meilleure possible dans la définition des indicateurs. On a avancé et testé (à partir de l’exemple des annexes aux lois de finances établies en mode LOLF[2]) l’idée selon laquelle cette contradiction était générée par la présentation d’objectifs relativement (ou très) vagues peu susceptibles d’engendrer des conflits et celle d’indicateurs naturellement réducteurs et distants des objectifs qu’ils sont censés mettre sous contrôle. En d’autres termes, on a mis en exergue l’idée que des distances élevées entre indicateurs et objectifs n’étaient pas obligatoirement la conséquence d’une difficulté à quantifier, mais pouvait être dues à un double jeu (au sens propre du terme) : respect d’une logique (ou rationalité) politique qui n’incite pas à l’énoncé d’objectifs précis (l’ambiguïté pouvant être productive du point de vue des gouvernants) et tribut rendu à la nécessité de se légitimer par la performance qui requiert la précision.

En d’autres termes on rejoint l’idée avancée par Warner et Havens, après Hook[3], selon laquelle le déplacement d’objectifs est probable lorsqu’on a affaire à des objectifs « intangibles » exprimant des « abstractions » non analysables puisque de tels objectifs, pour guider l’action, nécessitent qu’on leur substitue des guides plus concrets.

Contexte, problématique et objectif de la recherche

Le domaine de la sécurité fournit un bon exemple des difficultés qu’il peut y avoir à instaurer un véritable management par objectifs dans les administrations publiques et plus particulièrement dans le domaine régalien.

Au niveau de la loi de finances, en mode LOLF depuis 5 ans, au sein de la mission « Sécurité » les objectifs sont, comme pour toutes les autres missions, exprimés de façon qualitative, mais sont doublés d’indicateurs pour lesquels tantôt des valeurs cibles tantôt de simples prévisions sont indiquées. C’est ainsi que pour le budget de l’année 2010 étaient présentés comme principaux indicateurs : l’évolution du nombre de crimes et délits constatés, l’évolution du nombre de crimes et délits constatés en délinquance de proximité, le nombre d’accidents, des tués et des blessés (ATB) en matière routière ainsi que le taux global d’élucidation. Chacun de ces indicateurs était dédoublé avec une déclinaison pour la zone police et une autre pour la zone gendarmerie. Pour chaque indicateur c’est une prévision qui est indiquée pour 2010 et non une valeur cible, la distinction est importante même si plus en amont dans le projet annuel de performance (PAP) de la mission il est indiqué que l’objectif est que le taux d’élucidation des crimes et délits devienne supérieur à 40 %.

Ces indicateurs principaux ne sont pas les seuls instruments de mesure par lesquels l’exécutif est prié de justifier ses demandes budgétaires et de rendre des comptes au Parlement[4]. 17 indicateurs au total étaient présentés pour finaliser l’action de la police et de la gendarmerie, davantage en fait si l’on tient compte que ce que la LOLF dénomme indicateur est un pavillon utilisé pour présenter parfois un, le plus souvent plusieurs sous indicateurs qui constituent les véritables instruments de mesure[5].

Il ne suffit pas que des objectifs et des indicateurs soient présentés en annexe de la loi de finances pour qu’il structure l’activité des services. Des observateurs ont pu noter (par exemple Brunetière, 2006) le découplage entre cette activité et les indicateurs « lolfiens » dans de nombreux domaines de l’action publique. Tel n’est pas le cas cependant en matière de sécurité où l’on constate que le management par objectifs est aujourd’hui clairement affiché sur les différents niveaux de responsabilité (Lacaze, 2005).

La loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI) de 2002[6] en pose le principe. Après avoir posé un diagnostic rapide qui constate par exemple « la multiplication des zones où l’Etat n’exerce plus de façon suffisante la protection à laquelle nos concitoyens ont droit. » ou encore « la montée de la délinquance des mineurs, … encouragée par la relative impunité dont ils bénéficient. », elle présente les grandes lignes d’une meta-politique ainsi qu’un instrument de mise en oeuvre de celle-ci. « Une politique de gestion par objectifs sera instaurée. Les résultats obtenus en matière de lutte contre l’insécurité seront régulièrement évalués et comparés aux objectifs fixés. Les responsables locaux de la police et de la gendarmerie rendront compte de ces résultats, chacun pour ce qui les concerne, et il en sera tenu compte dans leur progression de carrière ». L’adoption d’un management par objectif y est donc clairement annoncé avec l’explicitation de trois des composantes du modèle canonique de celui-ci : fixation de valeurs cibles pour les indicateurs retenus, comparaison des résultats effectifs avec ces valeurs cibles ainsi qu’explication des écarts, et intégration de la prise en compte des résultats obtenus dans le système de sanction-récompense.

Au niveau des services sont tenus des tableaux de bord plus ou moins détaillés. Le tableau de bord stratégique de la préfecture de police[7] – en principe confidentiel mais publié par le site Médiapart en 2008 – inclut 10 missions, 62 objectifs, 143 indicateurs. Les indicateurs cernant l’activité des services, sa qualité et son efficience interne y sont naturellement plus nombreux et centrés que dans les documents à usage externe de la LOLF. Ainsi en est-il du « taux de transport sur les cambriolages », du « stock en attente » d’empreintes génétiques relevées mais pas encore enregistrées dans le fichier central, des « délais moyens des interventions urgentes à Paris du « pourcentage moyen d’écart entre chiffrage prévisionnel des RG et nombre de manifestants recensés » ou encore du « délai moyen de réparation des armes »

La source d’inspiration de ce qui se veut un vigoureux management de la performance n’est pas mystérieuse. Le préfet de police, présidant une réunion d’évaluation en présence du ministre de l’intérieur (Nicolas Sarkozy) se réclame explicitement de Compstat mais en mieux ! « Ceux qui connaissent le système d’évaluation mis en place dans la police de New York, et que l’on appelle le « COMSTAT » (Sic), verront que nous nous sommes certes inspirés de la méthode d’évaluation New-Yorkaise, mais nous avons essayé de l’améliorer et nous continuerons à le faire. Et je crois pouvoir dire aujourd’hui, sans modestie, M. le Ministre, que nous n’avons vraiment pas à envier le dispositif d’évaluation mis en place à New-York. »[8]

Sur le terrain quelques responsables font du zèle ou se révèlent imprudents, il en est ainsi du commissariat de Biarritz[9] comme du responsable de la sécurité publique de Chalons en champagne qui d’après des documents publiés dans la presse à large diffusion fixent des objectifs de procès verbaux à dresser par catégories fines de contraventions routière sur un territoire assez limité.

Ce genre de consignes, rapidement révélées au grand public par de fuites, aboutit à un certain discrédit de la culture de résultat dénoncée comme dangereuse pour les libertés publiques, fondée sur des indicateurs pauvres, peu significatifs et donnant une image caricaturale du travail des forces de l’ordre. Elles obligent les managers publics à des distinctions subtiles pas forcément très compréhensibles par les fonctionnaires de police, le grand public voire les spécialistes du contrôle de gestion. Ainsi dans le cas de Biarritz, en réponse à l’émoi soulevé par la médiation des objectifs de répression le directeur départemental adjoint de la sécurité publique estime que « Le directeur départemental donne certes des objectifs, notamment quand il a souhaité que les faits constatés baissent. Mais il n’y a pas d’obligations chiffrées. Dans le cas de Biarritz, il s’agit d’objectifs au sens propre, pas d’une obligation de résultat. Il s’agit juste d’une tendance, qui permet aux policiers de disposer d’un tableau de bord et de réfléchir à leur pratique s’ils s’en écartent ».

Laissant ces cas dont on ne peut savoir s’ils sont statistiquement significatifs ou non et revenons au niveau le plus agrégé. Les rédacteurs des projets annuels de performance n’explicitent pas quel est - au sens de Kaplan et Norton - la carte stratégique sur laquelle ils se fondent pour identifier et choisir les objectifs et indicateurs présentés dans ces PAP. Dans certains cas dont celui du PAP sécurité, on peut si l’on se contente d’une carte très succincte inférer celle-ci des objectifs et indicateurs présentés dans le cadre du PAP 2010. On aboutit à une esquisse de carte du genre suivant (figure 1).

Figure 1

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L’amélioration du taux d’élucidation est un levier fondamental pour obtenir une diminution de la délinquance (et donc une amélioration de la sécurité). Cette amélioration du taux d’élucidation peut être obtenue par l’utilisation efficace de la garde à vue, par un renforcement du recours aux méthodes de polices scientifiques et par divers autres moyens dont la mobilisation du personnel de police et de gendarmerie sur leurs tâches coeur de métier, etc. En cas de succès la garde à vue aboutit à des aveux ou des révélations, la police scientifique à des preuves.

Notre questionnement est centré sur les deux éléments de la chaîne qui ont fait l’objet de vifs débats dans le monde politique, le grand public et les milieux académiques spécialisés dans les problèmes de sécurité à savoir les indicateurs taux d’élucidation, nombre de gardes à vue et la mise en perspective des deux. Au-delà du rappel des positions des différentes parties prenantes nous montrons par une analyse statistique simple (Cf. encart méthodologique) que même à partir de chiffres contestables, il est possible d’obtenir un minimum d’objectivisation des évolutions constatées sur les deux variables retenues. De façon complémentaire nous avancerons une explication au fait qu’un indicateur (le nombre de personnes mises en garde à vue) initialement doté par les gouvernants et sans doute une partie importante de la population d’une connotation positive est devenu un indicateur embarrassant.

Le travail que nous avons effectué s’est fondé sur un fichier transmis par l’office national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) reprenant pour chacune des années de 1996 à 2010, les statistiques nationales annuelles de l’état 4001.

Le taux d’élucidation : de la critique d’un indicateur aux débats sur les conclusions à tirer de l’évolution des résultats qu’il permet d’afficher

Le taux d’élucidation des crimes et délits est un indicateur pivot de l’action policière. Les critiques fortes et variées dont il a fait l’objet ont abouti à la disparition de la forme la plus agrégée de l’indicateur. Cela n’a pas empêché la continuation, voire l’aggravation des querelles au sein du monde politique sur les conclusions qu’il est possible de tirer de l’évolution des chiffres, il est cependant possible d’avancer une vision plus objective de cette évolution.

Un indicateur revendiqué et contesté

Le taux d’élucidation des crimes et délits se définit au niveau le plus agrégé comme le rapport entre le nombre total de faits élucidés pendant une période et nombre total de faits constatés sur la même période. Le taux le plus médiatisé étant le taux calculé sur une année.

Ce taux a naguère était posé comme la pierre de touche de la politique de sécurité intérieure « L’efficacité de la politique de sécurité intérieure repose sur la capacité des services à procéder aux constatations, à mener les enquêtes, à identifier les auteurs des délits et crimes et à les déférer à la justice. Le taux d’élucidation des délits et crimes est le principal indicateur de réussite de cet objectif. » (LOPSI). L’objectif actuel est d’atteindre un niveau de 40 %. L’indicateur est alimenté à partir de l’état statistique 4001 où figurent 107 index ou catégories de crimes ou délits.

Cet indicateur et la façon dont il est alimenté font l’objet depuis de nombreuses années de critiques virulentes émanant aussi bien du monde politique que des académiques. L’un de ceux-ci a posé que « Le taux d’élucidation n’a jamais été et ne sera jamais une mesure de la performance policière » (Roché, 2009).

Sont dénoncés fréquemment : l’hétérogénéité de l’unité de compte (pour certains index ce sont des personnes, pour d’autres ce sont des infractions qui peuvent avoir été commises par plusieurs personnes, pour d’autres encore des procédures, etc.), (Cf. annexe 3), les incohérences pour certains index entre le dénombrement des faits constatés (vol d’un chéquier compté pour un fait constaté) et celui des faits élucidés (émission de 5 chèques comptée comme 5 faits élucidés), la possibilité de décalage dans le temps qui fait qu’un fait constaté en l’année n peut être élucidé en n+x mais que son élucidation viendra au regard des faits constatés en n+x, les problèmes de qualification d’un délit ou crime dans un index plutôt que dans un autre, etc.

Est également avancée l’idée que pour certains délits les policiers ou gendarmes peuvent réguler les chiffres en influençant les victimes : ainsi en matière de vols pour ne pas trop détériorer le ratio et selon les périodes, on fait part aux victimes du peu de chances de retrouver leurs voleurs et donc du peu d’intérêt de déposer une plainte; dans ce cas là, si la victime se laisse convaincre, il n’y a pas de fait constaté. Plus généralement sont mis en avant les moyens dont les forces de police et de gendarmerie disposent pour améliorer les résultats s’ils veulent faire plaisir à l’exécutif ou le détériorer s’ils ne sont pas en phase avec sa politique (Monjardet, 2006; Matelly, Mouhanna, 2007; Ocqueteau, 2005, 2007).

Même sans dissuasion de la part des forces de police, la connaissance largement partagée par le public du faible résultat en matière de vol dissuaderait les victimes. Sauf dans les cas graves ou dans le cas d’une obligation à l’égard de leur compagnie d’assurances de seulement signaler leur vol. Cette autocensure est inférée en particulier des enquêtes de victimisations (Robert et al. 1999, 2009) révélant un nombre de faits déclarés par les répondants largement supérieur au nombre de faits officiellement constatés.

La critique s’appuie aussi sur des chiffres a priori aberrants comme des taux d’élucidation durablement supérieurs à 100 % pour certaines des infractions constatées par l’activité des services (IFRAS) pour lesquels il y a simultanéité du constat et de l’élucidation. Ainsi en est-il pour les étrangers en situation irrégulière…

En résumé on peut énoncer que le taux d’élucidation réunit la très grande majorité des critiques que l’on peut faire à l’encontre du chiffrage de l’action publique.

La dernière critique a trait à la dispersion spectaculaire des taux d’élucidation suivant les index : de moins de 10 % à plus de 100 % (sic), dispersion qui prive la moyenne de toute véritable signification.

Cette dernière critique a été prise en compte par les pouvoirs publics qui se sont ralliés à la proposition faite par l’ONDRP de faire éclater le taux d’élucidation global en 5 taux concernant respectivement : les atteintes volontaires à l’intégrité physique (ou atteinte aux personnes), les atteintes aux biens, les infractions relevées par l’action des services, les escroqueries et infractions économiques et financières, et les autres infractions. Dans le projet annuel de performance en annexe de la loi de finance, le taux d’élucidation moyen a cédé la place à trois taux d’élucidation concernant les atteintes aux biens, celles aux personnes et les escroqueries économiques et financières, tandis que les infractions relevées par l’action des services font seulement l’objet d’un dénombrement sans affichage d’un taux d’élucidation.

Les débats autour de l’évolution de l’indicateur (ou des successeurs de celui-ci)

Le taux d’élucidation global ou toutes catégories d’infractions confondues (qui en principe, rappelons-le a disparu des documents rendant compte au parlement de la performance de la politique de sécurité) évolue de façon spectaculaire sur la période 1996-2010 avec une amélioration continue depuis 2001 (Cf. Graphique 1). A la satisfaction des gouvernements (de droite) successifs, affichant volontiers le contraste avec la détérioration constatée jusqu’en 2001 intervenue sous un gouvernement de gauche.

Graphique 1

Évolution du taux d’élucidation de 1996 à 2010

Évolution du taux d’élucidation de 1996 à 2010

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Si l’on extrait les chiffres des années 2001 (année pour laquelle le taux d’élucidation tous index confondus a été le plus faible) et 2010 de la base d’information portant sur les 15 années 1996-2010, l’apport du calcul selon les catégories distinguées par l’ONDRP apparaît pleinement.

Le poids relatif des différentes catégories d’infraction constatées a fortement évolué, avec une diminution des atteintes aux biens pour lesquelles le taux d’élucidation était et reste le plus faible et une augmentation des infractions relevées par l’action des services catégorie pour laquelle le taux d’élucidation est le plus élevé. Il est donc tentant de conclure comme l’ont fait les sociologues de la police à un effet de structure ou de composition expliquant en bonne part l’amélioration du taux d’élucidation global, à supposer même que les chiffres alimentant la statistique 4001 soient corrects.

Au-delà de l’expression qualitative de ce phénomène de modification de structure des types d’infractions constatées une estimation quantitative peut en être faite en se fondant sur les principes de l’analyse des écarts de la comptabilité de gestion, eux mêmes en phase avec les indices statistiques. Pour cela, afin que l’analyse soit la plus fine possible, il convient d’abandonner le raisonnement par catégorie et de raisonner aux niveaux des index élémentaires. Il s’agit de comparer les taux d’élucidation moyen pour 2010 et 2001 avec soit un taux d’élucidation fondé sur les taux d’élucidation de chaque index en 2001 pondérés par les infractions constatées en 2010, soit avec un taux d’élucidation fondé sur les taux d’élucidation de chaque index en 2010 pondérés par les infractions constatées en 2001.

Tableau 1

Comparaison entre les faits constatés et le taux d’élucidation par indicateurs ONDRP des années 2001 et 2010

Comparaison entre les faits constatés et le taux d’élucidation par indicateurs ONDRP des années 2001 et 2010

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Il résulte de ces deux analyses d’écart, l’une reposant sur un indice de type Laspeyre, l’autre sur un indice de type Paasche, qu’entre 64 et 70 % de l’augmentation du taux d’élucidation global entre 2001 et 2010 sont dus à un effet de structure et que seuls 30 à 36 % de cette amélioration globale sont dus à l’effet des améliorations (et éventuellement des détériorations) des taux d’élucidation sur chacun des index.

Image 2

On obtient :

Ou alternativement :

Avec :

te01

= taux d’élucidation moyen pour l’année 2001

te10

= taux d’élucidation moyen pour l’année 2010

te10s01

= taux d’élucidation reconstitué pour l’année 2010 avec la structure des faits constatés en 2001

te01s10

= taux d’élucidation de l’année reconstitué pour 2001 avec la structure des faits constatés en 2010

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On peut pour chaque année postérieure à 2001 calculer ce qu’aurait été le taux d’élucidation de l’année en prenant les taux d’élucidation réellement constatés pour chaque index et en les pondérant par la structure des infractions constatées en 2001. On aboutit alors à la courbe des taux « avec la structure 2001 » présentée dans le graphique ci-dessous qui montre qu’à structure constante des infractions constatées on aboutit à une sorte de palier vers les années 2006, 2007 et que les augmentations ultérieures du taux d’élucidation affichées sont dues de façon très prépondérante à l’effet de structure[10]; [11].

Graphique 2

Taux d’élucidation et taux avec structure 2001

Taux d’élucidation et taux avec structure 2001

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Au-delà de cette objectivisation les interprétations peuvent diverger. On aurait à la fois une baisse globale de la délinquance et un travail plus actif de la police (mesurable par le nombre d’IFRAS). Ou alternativement, on aurait affaire à une amélioration fallacieuse due à une réorientation de la police (et de la gendarmerie) des infractions difficiles (les vols) vers les infractions faciles (à élucider). Ce genre de critiques est énoncées dans un rapport thématique de la Cour des Comptes (Cour des Comptes, 2011) lorsque celle-ci énonce que « pour améliorer leurs résultats quantitatifs notamment en matière d’élucidation, les services ont accordé une priorité croissante à la constatation de l’infraction la moins lourde, l’usage de simple de produits stupéfiants sans revente, au détriment de la recherche et de l’interpellation des auteurs d’usage-revente et indirectement du démantèlement des réseaux de trafiquants ». Constat qui serait celui d’une déviance non au regard des indicateurs mais au regard des objectifs supposés de l’action policière. Au regard de certains auteurs (Purenne et Aust, 2010), l’adaptation aux chiffres entraine des comportements qui au premier abord sont fonctionnels mais peuvent être aussi analysés comme une autre forme de déviance. Ainsi l’observation révèle que la police nationale profite des contrôles routiers pour rechercher d’autres types d’infractions : vol de véhicule, infraction à la législation sur les étrangers …[12]

De manière plus générale la volonté de faire du chiffre en matière de taux d’élucidation se traduirait selon certains observateurs par la recherche du chiffre facile plutôt que par la lutte contre les infractions les plus inacceptables par exemple en matière d’infractions à la législation relative à la sécurité routière (Purenne et Aust, 2010). A nouveau l’indicateur l’emporte sur le sens et le pourquoi de l’action, résultat classique en matière contrôle de gestion mais qui, s’agissant des libertés publiques, est d’autant plus critique.

Le nombre de gardes à vue. D’un indicateur valorisant à des chiffres embarrassants

La statistique des gardes à vue donne un bon exemple des embarras qui peuvent résulter de l’ambivalence des indicateurs, quand les circonstances et le référentiel de l’opinion viennent à se modifier.

La garde à vue est la rétention par décision d’un officier de police judiciaire – placée sous le contrôle du parquet - d’une personne que l’on suspecte d’avoir commis un crime ou délit, pour une durée de 24 heures renouvelable le cas échéant[13]. Elle est considérée par les milieux policiers comme un outil efficace d’évaluation, dans un système judiciaire ou l’aveu tient une part importante. En d’autres termes, la justification de la garde à vue est l’efficacité avancée de cette mesure dans l’élucidation des crimes et délits et donc dans la lutte contre la délinquance. Atteinte évidente aux droits de l’Homme elle a été pratiquée sans base légale durant des lustres avant de recevoir un fondement juridique en 1958. Son régime avant 2011 a été modifié à plusieurs reprises avec en particulier l’introduction du droit de faire appel à un avocat, recours confiné à un rôle très encadré jusqu’en 2011 de façon à ce que l’avocat n’interfère pas avec le déroulement de la procédure.

L’évolution du nombre de gardes à vue n’est pas due à l’évolution de la délinquance

Le nombre de gardes à vue liées aux crimes et délits répertoriés dans la statistique 4001 a considérablement augmenté ces dernières années passant de 336 718 en 2001 – périgée sur notre période de 15 ans – à 580 108 en 2009 soit une augmentation de 72 % en huit ans alors que le nombre global de faits constatés diminuait de 13,3 %. Une utilisation plus intensive de la garde à vue a pu être notée, cette intensification laissant à penser que la garde à vue a été utilisée pour des faits de moindre importance (Mucchielli, 2008, 2010; Venere, 2010) et s’est banalisée (Conseil Constitutionnel, 2010).

On peut tenter d’objectiver ce phénomène de deux façons. La première consiste à partir de l’évolution comparée du nombre de personnes gardées à vue et du nombre de personnes écrouées à l’issue de la garde à vue. Cette comparaison est l’objet du graphique 3.

Graphique 3

Rapport entre le nombre de gardes à vue et le nombre de personnes écrouées

Rapport entre le nombre de gardes à vue et le nombre de personnes écrouées

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Le ratio personnes écrouées / personnes gardées à vue décline constamment de 2003 à 2009. Là encore des phénomènes de structure peuvent expliquer une partie de l’évolution. Nous pouvons estimer l’effet de structure comme on l’a fait précédemment sur le taux d’élucidation. Dans le déclin du ratio de 15 % en 2001 à 10,33 % en 2009, 22 à 25 % de la variation sont alors expliqués par un phénomène de structure (augmentation relative du nombre de gardes à vue pour des index pour lesquels le ratio de personnes écrouées est faible). Les trois quart ou davantage de la variation s’expliquent par une baisse du ratio de personnes écrouées sur chaque type d’index. A moins de conclure à un laxisme grandissant des magistrats (hypothèse pas toujours rejetée par les policiers), la conclusion paraît être une utilisation croissante de la garde à vue pour des faits qui ne paraissant pas justifier aux yeux des magistrats une détention provisoire.

Une autre façon d’estimer l’intensification de l’usage de la garde à vue est de s’intéresser au ratio nombre de personnes « gardées à vue / nombre de mises en cause »[14]. En 2001 ce ratio était de 40,3 % en 2009, il était monté à 49,37 %.

Graphique 4

Rapport entre le nombre de gardes à vue et le nombre de mises en cause

Rapport entre le nombre de gardes à vue et le nombre de mises en cause

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De nouveau pour apprécier si l’évolution de ce taux s’explique par un possible effet de structure (accroissement relatif des infractions à fort taux par rapport aux infractions à faible taux) Il convient d’utiliser la méthode déjà employée dans le paragraphe précédent. Selon le mode de pondération utilisée l’effet de structure explique entre -13 % et -19 % de l’évolution suggérant qu’à taux de garde à vue donné le ratio moyen « gardes à vue / mises en cause » aurait dû diminuer.

De manière plus fine nous pouvons reconstituer un taux de garde à vue fondé sur les taux de garde à vue pour 2001 avec la structure réelle des mises en cause par index pour chacune des années postérieures à 2001 (Cf. graphique 5).

Graphique 5

Taux de garde à vue en 2001 et taux avec structure réelle

Taux de garde à vue en 2001 et taux avec structure réelle

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L’écart entre taux réel et taux 2001 avec structure réelle croît jusqu’en 2007 pour se stabiliser et décroître en fin de période quand l’utilisation de la garde à vue commence à faire sérieusement débat[15]. Les chiffres confortent ici le résultat précédent concluant à une intensification (toutes choses égalent par ailleurs) de l’usage de la garde à vue.

Le changement du statut de l’indicateur « nombre de gardes à vue »

Dans les circulaires internes à l’administration la distinction semble toujours effectuée, même si c’est avec un autre vocable ou de façon implicite entre les objectifs finals et les moyens ou leviers utiles à l’atteinte de ces objectifs. Ainsi en janvier 2005 si le ministre paraît se féliciter de l’augmentation du nombre de gardes à vue c’est parce qu’il traduit le dynamisme des services « Les résultats obtenus en 2004 sont le fruit d’une mobilisation exceptionnelle de l’ensemble des services dans la lutte contre la délinquance… Les mesures de gardes à vue ont progressé de 10 %, ce qui représente 45.000 personnes de plus[16] ». Le nombre de gardes à vue figure explicitement parmi les indicateurs d’activité du tableau de bord délinquances[17].

Le Premier ministre en est venu à se déclarer choqué par le nombre de gardes à vue ajoutant « je suis choqué de la manière dont les gardes à vue sont utilisées comme des moyens de pression pour obtenir des aveux…, … on ne doit pas utiliser la garde à vue à tout va[18] ». Cette déclaration a fait suite à un débat sur la réalité du nombre de gardes à vue passé de 600 000 à 800 000 par le seul fait qu’un journaliste a révélé dans un livre (Aron, 2010) que les gardes à vue opérées à la suite d’infractions routières n’étaient pas décomptées dans les statistiques habituellement rendues publiques. Quelques mois auparavant le même Premier ministre avait souligné qu’il convenait que « ces pouvoirs exceptionnels ne tombent jamais dans la banalité, qu’ils ne soient envisagés par personne comme des éléments de routine, qu’ils restent des actes graves pour ceux qui les décident parce qu’ils sont graves pour ceux qui les subissent[19] ». La fin de l’année 2009 voit le débat s’amplifier et le « story telling » y jouer son rôle à côté de la médiatisation des chiffres. Le roman d’un auteur à succès Frédéric Beigbeder, inspiré par la garde à vue qui fut la sienne à la suite d’une consommation de drogue sur la voie publique, est couronné par un prix littéraire (le Renaudot).

Il est difficile de dire ce qui a marqué le plus l’opinion en cette affaire la puissance évocatrice des chiffres en valeur absolue. Ou plus encore en valeur relative quand un autre auteur (Klugman, 2010) énonce que « 1 % de la population française » est passé en garde à vue en une seule année. En réalité, davantage après le redressement des chiffres et l’incorporation des gardes à vue suite à des infractions routières. Ou les narrations d’expériences personnelles soit par des personnalités soit par des inconnus ressemblant furieusement au français moyen sans histoire et bien éloigné de l’image que celui-ci a du criminel.

Les explications usuellement avancées à la forte croissance du nombre de gardes à vue

Une première approche est de considérer que la garde à vue est une ressource efficiente dans la procédure d’élucidation des crimes et délits

C’est le moyen le plus efficient de faire parler des personnes qui coupées de leur environnement habituel, n’ayant pas un avocat pour leur suggérer des astuces ou pour les inciter à se taire, ne pouvant se concerter avec d’éventuels complices sont disposées à faire des aveux qu’en situation habituelle elles n’effectueraient pas. Au fond c’est là la théorie d’action de ce dispositif, assumée par les policiers[20], à quoi il faut ajouter la productivité du vécu d’une situation humiliante – par le menottage, la fouille au corps, la rétention dans des locaux indignes et d’un indigne entretien… (Contrôleur général des lieux de privation de liberté) - qui, elle ne figure pas dans la théorie (explicite) d’action. L’accroissement de la garde à vue serait d’abord pour les tenants de ce premier type d’explication le simple corollaire de l’accroissement de la délinquance.

Une deuxième explication avancée concerne la pression de la hiérarchie

C’est une explication souvent énoncée par les syndicalistes : « L’administration du ministère de l’intérieur considère que le nombre de gardes à vue constitue un indicateur d’activité sur lequel sera jugé le service de police : un nombre élevé de gardes à vue consacrent un service performant et ce jugement engendrera une cascade de félicitations, de bonnes appréciations, voire de primes. Un registre de gardes à vue pauvre entraînera en revanche admonestations, retraits de primes, sanctions » (CGT, 2009). « C’est le gouvernement qui impose des quotas d’interpellations aux fonctionnaires de la police nationale, tout en mettant la pression sur les policiers par une politique du chiffre aveugle ne leur permettant plus d’exercer avec discernement », a-t-il ajouté. « C’est le gouvernement qui impose le nombre de gardes à vue comme un indicateur essentiel de l’activité des services » (Nicolas Comte, secrétaire général de l’Union SGP Unité Police. Rapporté par l’AFP). « Le nombre de gardes à vue augmente d'année en année. Tout cela se justifie principalement par une politique du chiffre, par une culture du résultat », (Pierre Marco, UNSA).

Certains analystes considèrent que le fait de « tenir le cap » sur des indicateurs considérés comme majeurs à tort ou à raison dans le reporting tels que « le nombre de gardes à vue » ou « le nombre de contraventions routières » permet aux responsables concernés de maintenir leur sphère d’autonomie en évitant que la hiérarchie supérieure demande des explications complémentaires sur des chiffres considérés comme insatisfaisants (Purenne et Aust, 2010). C’est dire alors que les indicateurs qu’ils soient de résultat ou d’activité sont réinterprétés par les acteurs du terrain comme des contraintes qu’il s’agit de respecter pour préserver ses latitudes de gestion.

Troisième explication : l’explosion du nombre de gardes à vue serait due à l’évolution de la quantité ou de la qualité des officiers de police judiciaire

La garde à vue ne peut être le fait que d’un officier de police judiciaire (O.P.J). De façon plutôt sibylline le conseil constitutionnel a cité parmi les causes de la « banalisation » de la garde à vue le fait qu’« entre 1993 et 2009, le nombre (des) fonctionnaires civils et militaires ayant la qualité d’officier de police judiciaire est passé de 25 000 à 53 000 ». L’augmentation du nombre de gardes à vue aurait comme explication au moins partielle celui des personnes habilitées à décider d’une garde à vue. D’autres ont souligné le changement qualitatif intervenu, alors que seuls les commissaires et les anciens inspecteurs chez les policiers étaient officiers de police judiciaire, cette possibilité est à présent ouverte aux agents de police de cinq ans d’ancienneté ayant réussi un examen technique. Or « Les inspecteurs (devenus officiers) officier de police judiciaire, « flics » depuis plus de cinq ans, disposaient, certes sous la bienveillante férule d’anciens, d’une réelle latitude d’appréciation. Ils étaient par ailleurs plus à même de résister à la double pression des chefs de service, avides de chiffre, et des parquetiers, hantés par la possibilité de voir leur procédure purement et simplement cassée. Cette latitude d’appréciation n’existe pas pour les gardiens de la paix dont le statut ne permet aucune faculté de résistance. » (CGT 2009). Bon camarade, on ne dénonce pas véritablement l’incompétence des collègues peu gradés, mais on souligne leur dépendance plus forte à l’égard d’une hiérarchie soucieuse de chiffre[21][22].

En lisant entre les lignes, on a le sentiment d’une vision de la « street level bureaucracy » qui considère que le discernement est une caractéristique classiquement fondamentale du métier d’OPJ et que le changement vers le bas de la structure de celle-ci met en cause cette capacité de discernement et enlève donc quelque peu à la notion de responsabilité discrétionnaire qui était naguère celle de l’OPJ. On pourrait conclure à un changement de facto de la nature de la responsabilité due à la recherche du chiffre et à la déprofessionnalisation des chargés de la lutte contre la délinquance beaucoup plus qu’à ce qui serait une déviance des nouveaux venus se servant abusivement de leur pouvoir et oubliant la raison d’être de celui-ci.

Quatrième explication : le changement de périmètre de la garde à vue

Là où naguère on retenait pour l’interroger une personne au commissariat sans la mettre formellement en garde à vue, qualification dans la rétention des individus : la loi Guigou 2000 (Cf. annexe 2) faite pour apporter des garanties aux personnes gardées à vue aurait engendré des effets pervers[23], la Cour de cassation ayant à sa suite posé dans un arrêt du 6 décembre 2000 « dès lors qu’une personne est tenue sous la contrainte à la disposition des services de police et qu’elle est privée de la liberté d’aller et de venir, elle doit aussitôt être placée en garde à vue et recevoir la notification de ses droits ». En résumé pour l’officier de police judiciaire ne pas mettre en garde à vue et entendre hors garde à vue revient à nier les droits des justiciables et donc à en courir une éventuelle cassation et par là même une sanction (CGT, 2009). En d’autres termes des rétentions précédemment non qualifiées de gardes à vue et non entrées dans les statistiques y rentreraient désormais par obligation de qualifier la rétention en garde à vue. Les tenants de cette explication omettent seulement de signaler que la cour de cassation admet parfaitement l’audition d’une personne qui accepte volontairement de se rendre au commissariat et donc n’oblige en rien à la garde à vue. Statistiquement d’ailleurs, cette quatrième explication aurait dû entraîner une forte augmentation des gardes à vue recensées une fois connue la jurisprudence de la cour de cassation connue, mais n’explique pas la poursuite de la croissance sur l’ensemble de la période 2001-2009.

La remise en cause du régime de la garde à vue

Le débat médiatisé sur l’explosion du nombre de gardes à vue a multiplié les initiatives visant à en changer le régime et a amené le gouvernement à revenir sur le statut de l’indicateur du nombre de gardes à vue. « Je n’ai jamais fixé le moindre objectif de garde à vue … Dès 2010 dans le nouveau tableau de bord de la sécurité le nombre de gardes à vue ne figure même plus comme simple information de l’activité des services » déclare le ministre de l’Intérieur en février 2010[24]. Les avocats réclament la possibilité pour un gardé à vue de recevoir leur assistance pendant la durée de la garde à vue, certains d’entre eux sont particulièrement vifs dans leurs critiques de la pratique policière : « La police, sous n’importe quel prétexte, appréhende qui elle veut et décide souverainement du placement en garde à vue sans aucun contrôle préalable d’un magistrat. » (Charriere-Bournazel,2010). En retour un syndicat de policiers dénonce dans la position des avocats des motivations corporatistes et mercantiles… Des magistrats réclament une réforme en profondeur de la garde à vue et certains d’entre eux vont jusqu’à considérer comme nuls des aveux effectués pendant la garde à vue au motif qu’ils ont été obtenus en dehors de la présence et de l’assistance d’un avocat. Le gouvernement prépare alors une réforme dont le projet est considéré comme trop timide par beaucoup quand le Conseil Constitutionnel oblige à une réforme en profondeur en déclarant inconstitutionnel plusieurs articles du code pénal ayant trait à la garde à vue[25]. Il laisse cependant au gouvernement une année pour mettre au point la réforme et la mettre en oeuvre.

Une nouvelle loi est donc votée, explicitant à nouveau le droit à garder le silence qu’a le gardé à vue et prévoyant la possibilité pour lui de se faire réellement assister d’un avocat sous peine de nullité des dépositions recueillies[26]. La Cour de cassation vient précipiter les choses par un arrêt du 15 avril 2001 qui oblige de facto à offrir aux gardés à vue l’accès immédiat à un avocat.

Les pressions sociales et médiatiques ainsi que les nécessités juridiques ont conduit à une modification substantielle du système qui n’était sans doute pas dans les intentions du pouvoir exécutif au départ.

Taux d’élucidation et nombre de gardes à vue

En 2006, Dominique Monjardet effectuait une évaluation de la politique de N. Sarkozy en tant que ministre de l’Intérieur. Ce sociologue peu suspect d’un penchant pour les politiques sécuritaires écrivait « Tous ces éléments confirment un aspect majeur du bilan du ministère Sarkozy. Appuyé sur une équipe de direction aguerrie dans le champ policier, le ministre a imposé son autorité à la profession, remis celle-ci au travail, imposé une « culture du résultat »servie d’une part par la mise en oeuvre de moyens nouveaux conséquents, d’autre part par une focalisation exclusive sur la statistique de la délinquance et quelques indicateurs d’activité. On ne saurait sous-estimer cet acquis … Le ministère Sarkozy témoigne de la capacité du politique d’orienter significativement l’action policière, et ce témoignage n’est ni mineur ni banal. » (Monjardet, 2006).

Quand l’auteur faisait ce constat, il ne faisait que confirmer ce que l’usage de nombreuses directions par objectifs a montré. En effet, l’utilisation de celle-ci ne traduit pas obligatoirement une croyance dans les vertus d’un instrument de gestion qui par sa seule existence résoudrait une bonne partie des problèmes de finalisation et de contrôle des organisations publiques, mais peut être un moyen de signifier le changement par rapport à un management précédemment plus flou, peut être plus complexe, plus subtil le cas échéant mais pas nécessairement bien compréhensible par le personnel. Il s’agit alors d’obtenir une remobilisation autour de quelques mots d’ordre prenant la forme plus moderne de quelques chiffres clés. Le management par objectifs n’est pas alors un système de gestion voulu ou conçu comme pérenne mais un outil de changement efficace pour signer celui-ci et à court terme l’obtenir (Gibert, 2009). Dans cette perspective l’efficacité du système risque de s’amortir rapidement. La courbe reconstituée du graphique 2 semble confirmer cette hypothèse. L’amélioration des taux affichés en fin de période n’étant due essentiellement qu’à un jeu sur la nature des infractions constatées.

Les conditions de succès d’un management de la performance en matière de sécurité publique peuvent être discutées et l’ont été sur la base de l’expérience de Compstat et de ses imitations plus ou moins directes (Behn, 2008; Willis, Mastrofski, Weisburd, 2003; Weisburd, Mastrofski, Greenspan, Willis, 2004). La qualité de l’exploitation des résultats, la capacité ou non à dégager un apprentissage de la lecture des résultats au regard des tableaux de bord ne sauraient suffire à expliquer l’usure perceptible d’un système si l’on en croit en particulier les réactions syndicales.

Par ailleurs, comment un gouvernement qui a réitéré fréquemment y compris par une activité législative intense en la matière son désir de lutter contre l’insécurité en arrive-t-il à proposer au parlement une loi qui a pour objectif premier de lutter contre le nombre de gardes à vue et à accorder des droits nouveaux aux personnes gardées à vue ? L’explication par la contrainte juridique est forte, les arrêts des : conseil constitutionnel, cour de cassation et cour européenne des droits de l’homme ne laissaient d’autre choix que de modifier le statu-quo. Elle est cependant insatisfaisante d’autant que la jurisprudence elle-même a évolué[27] (la loi précédente sur la garde à vue n’avait pas été déclarée inconstitutionnelle). Les syndicats de policiers qui avancent la pression corporatiste des avocats soucieux de s’offrir un pan d’activité supplémentaire ne saurait non plus suffire, elle pourrait expliquer partiellement le dispositif accordant un rôle réel à l’avocat durant la garde à vue mais non la volonté de diminuer de façon importante le nombre de celles-ci.

Nous pouvons estimer plutôt que le changement d’attitude du gouvernement envers l’indicateur embarrassant (le nombre de gardes à vue) provient de la force qu’a prise dans la société française un syndrome NIMBY (Not in my backyard) appliqué aux libertés publiques. Le syndrome NIMBY est traditionnellement vu comme la contradiction qui peut exister dans la vie publique entre le souhait de nombreux citoyens de disposer de nouvelles infrastructures d’intérêt général, autoroutes ou ligne nouvelle à grande vitesse par exemple, et la volonté de ne pas être gêné par les dites infrastructures parce qu’elles amputeraient une partie de leur propriété, leur créerait des nuisances sonores, diminuerait la valeur de leur patrimoine, … Ici l’intérêt général, c’est la sécurité et la lutte contre la délinquance et la désutilité ciblée c’est l’atteinte aux libertés individuelles constituée par le mécanisme de la garde à vue.

Le NIMBY ne pose pas de problème tant que la garde à vue est une menace uniquement pour l’autre pour des « étrangers » : délinquants patentés, étrangers en situation irrégulière, chauffards avérés. Elle « fait partie d’un univers placé en principe hors de la vue collective, au-dessous, en quelque sorte, de l’horizon social … » (Contrôleur général, 2008). Il devient un problème majeur lorsque le citoyen lambda se laisse convaincre par la révélation des statistiques tues (ouvrage d’Aron, 2010), par des ouvrages d’auteur à succès (Beigbeder, 2009), ou même sans médiatisation par les échos de dîners en ville que la garde à vue et ses conditions humiliantes peuvent arriver à tout un chacun par exemple pour une conduite après un repas trop arrosé, un mot trop haut à l’égard d’un policier qui va vous accuser d’outrage. L’atteinte à la liberté publique n’est plus alors le prix lointain qu’autrui doit payer pour qu’un bien public soit préservé mais une menace plausible pour un citoyen dont les pouvoirs publics redécouvrent alors qu’il est souverain et électeur avant d’être justiciable. Il est étrange d’ailleurs que les pouvoirs publics n’aient pas anticipé ce phénomène. Ils avaient bien été convaincus après les sociologues que la société est de plus en plus sensible aux violences physiques et les admet de moins en moins. Comment pouvoir penser dès lors que cette violence légale qu’est une privatisation temporaire de liberté décidée par un représentant de l’ordre et non un magistrat puisse être davantage supportée dès lors qu’elle est susceptible de toucher chacun ?

Il n’est que deux types de réponses possibles à cette montée du NIMBY appliquée à la garde à vue. La première consiste à lutter contre ce paradigme est l’essai de faire s’assimiler le citoyen lambda aux victimes des criminels et délinquants plutôt qu’aux personnes susceptibles d’être un jour ou l’autre gardées à vue. C’est ce que l’on peut lire parmi les documents les plus récents dans un tract du SNOP dénonçant la réforme de 2011 comme génératrice d’une « alarmante raréfaction des affaires élucidées qui vous sera directement ou indirectement préjudiciable. Ce sont les victimes que vous êtes, que nous sommes toutes et tous potentiellement, que nous alertons aujourd’hui… » (SNOP, 2011). L’autre est de rassurer le citoyen électeur en faisant diminuer sa crainte de se voir viser un jour par la garde à vue. C’est la voie retenue par la nouvelle loi si l’on en juge par l’étude d’impact qui l’a accompagnée. Celle-ci après avoir énoncé que 792 093 gardes à vue ont été mises en oeuvre en 2009 (donc intégrer les gardes à vue pour infractions routières) pose comme premier objectif la diminution du nombre des gardes à vue qu’elle estime à 295 000 dont 140 000 pour les gardes à vue consécutives aux infractions routières et 155 000 pour les autres[28]. Le citoyen ordinaire doit être ainsi rassuré sur le fait que la garde à vue est NIMBY d’autant qu’elle ne peut plus s’appliquer aux délits susceptibles d’une peine d’emprisonnement inférieur à un an.

L’ambiguïté sur l’indicateur garde à vue ne disparaît pas pour autant

Dans le même moment où a été votée la nouvelle loi sur la garde à vue fut votée et promulguée la LOPSI 2 (15 mars 2011). Dans ce texte l’État paraissait se féliciter pour la période 2002-2008 du fait que « les différents indicateurs de suivi de l’activité des services étaient révélateurs d’un niveau d’engagement particulièrement élevé, avec un nombre d’infractions révélées par l’action des services en hausse de 50,74 %, un taux d’élucidation passant de 26,27 % à 37,61 %, un nombre de personnes placées en garde à vue progressant de 51,52 %[29] et un nombre total de personnes mises en cause en augmentation de 29,26 %. »

On a donc à un mois d’intervalle promulgation de deux textes législatifs, l’un visant à la diminution du nombre de gardes à vue, l’autre se félicitant de son augmentation dans la période récente ! Contradiction d’une politique gouvernementale naviguant entre des objectifs contradictoires, dont la contradiction est superficiellement surmontée par la spécialisation des rôles, une loi étant portée par le ministère de la justice en charge des libertés publiques et l’autre par le ministère de l’intérieur en charge de la sécurité intérieure ? Problème d’ajustement de référentiels, le paradigme ancien ayant du mal à s’effacer des esprits au profit du paradigme nouveau ? Ou fait que le vote de la LOPSI a traîné et que sa conception est antérieure au changement paradigmatique ?

Les gardes à vue pour délits routiers restent aujourd’hui encore dans l’ombre. Ponctuellement rajoutées aux autres suite à la révélation de Matthieu Aron et dans l’étude d’impact mentionnée plus haut. Elles n’ont pas été consolidées de façon systématique et officielle avec les autres gardes à vue. Le fait qu’elles ne soient pas suivies à partir de la statistique 4001 rend difficilement compte de la difficulté à opérer une addition élémentaire de phénomènes homogènes (puisque contrairement aux infractions la notion de « gardé à vue » est univoque et correspond à une personne physique momentanément privée de liberté). Le chiffre des gardes à vue pour infractions routières n’a pas même pas été publiquement actualisé et l’État se révèle en la matière très pressé. Le rapport sur les infractions routières pour 2009 par ailleurs très complet détaillant aussi bien tous les types de délits que de contraventions en matière d’infractions routières ne mentionnent les gardes à vue à aucun moment, il est vrai qu’il ne mentionne pas non plus les suites judiciaires des infractions. L’interrogation des services (sécurité publique, compagnies républicaines de sécurité, gendarmerie, qui enregistrent en parallèle les infractions routières fait apparaître des explications alambiquées Pour l’un, à cause de la sensibilité du sujet l’indicateur n’est plus alimenté (depuis la polémique), néanmoins on peut suivre son évolution et faire l’hypothèse de sa diminution au travers de l’impact logistique induit (coût financier de la garde à vue). Pour l’autre cette information est enregistrée, mais ce n’est ni un indicateur d’activité ni un indicateur de performance non plus, il ne s’agirait « pas vraiment » de garde à vue, car ce seraient plutôt des rétentions pour cause d’alcoolémie[30].

Hasardons une explication : la garde à vue suite à une infraction routière est celle qui est le plus susceptible d’entretenir le syndrome du NIMBY, elle fait partie également de celle pour laquelle la théorie d’action selon laquelle la garde à vue est l’instrument privilégié d’élucidation des délits est pratiquement invalidée puisque tout comme pour l’ensemble des infractions relevées par l’action des services, l’élucidation est concomitante à la constatation de l’infraction.

Touchant au problème des libertés publiques, mettant obligatoirement celle-ci en balance avec la recherche de la performance en matière de sécurité publique, Le management par objectifs, qu’il soit baptisé management de la performance ou culture de résultat, soulève des controverses que la diversité des opinions politiques et les réflexes corporatistes (légitimes ou non) attisent. Les indicateurs choisis sont utilisés à la fois à des fins internes de mobilisation du personnel (réussie ou non) et à des fins de communication de l’efficacité de l’action gouvernementale. Comme tous les indicateurs erga omnes, on leur fait dire des choses qu’ils ne peuvent exprimer. Le taux d’élucidation moyen utilisable comme indicateur (très contesté on l’a vu) de communication de l’efficacité gouvernementale en matière de sécurité est à l’évidence un très mauvais indicateur de gestion. Le nombre de gardes à vue est un indicateur susceptible de plusieurs lectures. Quant à la relation supposée d’effet à cause entre les taux d’élucidation et le nombre de gardes à vue, nous avons vu qu’elle pouvait être statistiquement très contestée. La recherche d’indicateurs miracles, consensuels, objectifs n’est sans doute pas la voie à privilégier, celle de l’analyse en profondeur de l’évolution des indicateurs existants et de leurs causes paraît moins spectaculaire, moins médiatique mais plus prometteuse.