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O. Weinstein, professeur émérite à l’université Paris XIII (Villetaneuse), nous offre un livre très intéressant sur les transformations de l’entreprise capitaliste entre le XXe et XXIe siècle. Il complète et réactualise le livre de 1995 qu’il a écrit avec B. Coriat sur les nouvelles théories de l’entreprise (édition LGF, collection « Le livre de poche »).
De grands auteurs ont marqué l’étude de l’entreprise comme A. Chandler. Depuis une trentaine d’année, à la suite des questions posées par R. Coase sur la nature de la firme (qu’est-ce qu’une firme ? Pourquoi les firmes existent-elles ?), des développements majeurs ont été enregistrés. Les auteurs aux questions dans la lignée de R. Coase considèrent que la firme constitue un mode de coordination économique alternatif au marché. Nous avons une approche contractuelle de la firme, c’est-à-dire des rapports contractuels entre individus libres. Les thèmes sont : la construction des contrats, les conditions de mise en oeuvre, l’identification des coûts…
Les questions de R. Coase portent sur l’opposition firme / marché et sur la hiérarchie d’autorité, il s’agit donc des traits distinctifs de l’entreprise. Pour O. Weinstein, la théorie de l’agence représente « l’un des piliers idéologique du nouveau capitalisme fondé sur la propriété, le marché et le contrat ». Elle est aussi une réponse à la thèse de A. Berle et G. Means sur le pouvoir des managers, c’est-à-dire sur la séparation entre propriété et contrôle de l’entreprise. La firme dans ce cadre d’analyse est une institution, une organisation sociale qui « implique les interrelations entre une large diversité d’intérêts économiques – ceux des propriétaires qui fournissent le capital, ceux des travailleurs qui « créent », ceux des consommateurs qui donnent de la valeur aux produits de l’entreprise, et par-dessus tout ceux du contrôle qui apporte le pouvoir » (A. Berle et G. Means, 1932).
Pour O. Weinstein, si la dimension contractuelle de la firme ne peut être ignorée, celle-ci ne peut rendre compte de la totalité des attributs de l’entreprise. La dimension « d’entité propre et durable, irréductible à un système de contrats existant à un moment donné entre des agents donnés » est oubliée. De plus, la dimension contractuelle renvoie à la nature du système social, économique et politique contemporain. «L’opposition entre rapport contractuel – réversible et transitoire – et firme en tant que qu’entité durable est constitutive de notre système économique, tout particulièrement aujourd’hui. L’organisation de la firme cherche précisément à gérer cette tension ».
Pour l’auteur, l’étude de la firme ne peut ignorer la production. Des analystes célèbres ont déjà abordé cet aspect. De nos jours, les théories de la firme fondées sur les compétences analysent cette dimension. La question de départ de ces travaux est : « pourquoi les firmes différent-elles, de manière durable, dans leurs caractéristiques, leur comportement et leurs performances ? », (cf. G. Dosi et L. Marengo, 1994). Sur le plan de l’analyse, nous sommes passés de l’économie de l’information (travaux contractualistes) à l’économie de la connaissance. Nous sommes passés à une entreprise qui « apparaît d’abord comme une entité propre, définie autour de ces capacités productives (et commerciales), dont on peut analyser les comportements ». O Weinstein présente un peu vite la richesse d’analyse de ce courant mais il est toujours possible de ce reporter à son article[1]. Notons les deux compléments que l’auteur énonce pour compléter ces approches et qui nous semblent pertinents. Le premier concerne l’appropriation et le contrôle des connaissances et compétences, c’est-à-dire la compréhension des bases du système d’autorité. L’autre porte sur l’analyse institutionnelle qui est trop souvent organisationnelle, interne. Il reconnaît que l’accent placé sur l’accumulation des compétences en interne pousse dans cette direction mais il y a un risque « d’oublier le rôle joué par l’environnement social et institutionnel dans la détermination des formes organisationnelles et dans la construction de l’unité entreprise ».
Sa grille de lecture afin de sortir du débat firme contractuelle et firme ressources/compétences est de plaider pour une approche institutionnelle et historique pour comprendre l’entreprise moderne. « Cela conduit à voir l’entreprise, et plus spécifiquement la forme dominante sous laquelle elle va s’imposer, la société anonyme, comme une organisation très particulière, fondée sur des finalités et des règles spécifiques, inséparables de l’ensemble du système institutionnel et social au centre duquel elle se situe ». La firme comme institutionnelle signifie pour notre auteur : - une forme durable (construite sur longue période avec des transformations structurelles majeures), - avec des règles, des normes, des conventions et des systèmes de contrôle et de sanction sociale, et tous ces points sont historiquement constitués, - et un lien avec l’ensemble des formes institutionnelles qui structurent le capitalisme moderne.
Pour lui, il faut se placer « dans la lignée des travaux sur les variétés de capitalisme et les travaux de la théorie de la régulation » pour comprendre. L’entreprise est donc une organisation marchande et financière fondée sur des règles et normes institutionnelles propres. A la fin de son premier chapitre, il nous dit clairement qu’il existe bien des axes pour orienter une perspective institutionnelle : - l’existence de la firme repose d’abord sur des règles et des conventions constitutives qui sont celles d’un certain ordre institutionnel, - la constitution des règles est étroitement liée dans le capitalisme à la définition et à l’organisation des droits de propriétés, - ces règles structurent l’entreprise autour de rapports sociaux qui renvoient à la structure de la société et aux complémentarités et hiérarchies institutionnelles qui l’ordonnent et plus précisément le rapport financier (« qui précise les conditions dans lesquelles se constitue et est exploité le capital financier à partir duquel est mise en oeuvre la production ») et le rapport salarial.
Les chapitres deux et trois ont pour objectif d’expliquer la formation de la grande entreprise managériale en identifiant ses traits fondamentaux : - la dimension légale par l’importance des caractéristiques de la société anonyme et de la société par actions dans la formation du capitalisme industriel moderne ; la grande entreprise n’a pu se développer qu’à partir des possibilités ouvertes par la société par actions et cette forme juridique « a été l’instrument à la fois de l’accumulation, de la concentration du capital et de la concentration industrielle », - le système organisation et gestion, le système managérial, le système salarial (taylorisme puis fordisme). Le chapitre trois insiste plus sur le système du pouvoir managérial de la grande entreprise moderne.
Pour Chandler, la grande entreprise moderne internalise les activités ; il y aussi internalisation du travail et de l’organisation de la production. « Ainsi se construit un système managérial qui assure, d’un côté, la coordination et le contrôle des activités, l’allocation interne des ressources financières, matérielles et humaines au sein de l’entreprise, selon des procédures administratives séparées du marché, et, de l’autre, les relations de l’entreprise avec son environnement marchand, financier, mais aussi social et politique ». Le chapitre trois tente d’identifier les raisons de la formation d’un pouvoir managérial et les conditions qui en ont permis l’expansion et la pérennité. Il s’agit donc de s’interroger sur le gouvernement d’entreprise, surtout sur les conditions d’exercice des fonctions (nature des contrôles et des contraintes, nature des intérêts à servir, finalités des actions, donc de l’entreprise). Il s’agit des relations entre les managers et les « parties prenantes ».
Les fondements du pouvoir des managers viennent de l’évolution de la structure juridique (sociétés par actions et la diffusion de plus en plus large des titres), et de la création et du développement de compétences managériales. J.K. Galbraith qui a développé ces points précisait que la condition de fonctionnement de la grande firme managériale est l’existence d’une cohérence entre les buts de l’organisation et de l’individu et du corps social. Pour lui, la grande firme n’est pas obligée de maximiser le profit, elle peut poursuivre d’autres fins.
Pour O. Weinstein, « c’est par là que peut se réaliser une cohérence entre les buts de l’organisation et ceux de la technostructure, dans la mesure où les managers (…) sont principalement menés par d’autres motivations, notamment la recherche de l’autonomie et l’indépendance ».Pour J.K. Galbraith, il faut une cohérence, les objectifs de la firme doivent être en accord avec « un ou des objectifs sociaux » comme la performance technologique, la croissance et l’élévation du niveau de vie de la population. Ainsi nous obtenons l’explication : pourquoi les managers n’ont-ils pas détourné à leur profit les richesses de la firme, « c’est l’ensemble du système managérial et les motivations sur lesquelles il repose qui en assurent la cohérence et la pérennité, et qui tendent à discipliner et orienter les comportements ».
L’entreprise capitalisme a connu de fortes transformations à partir des années 1980 aussi bien dans sa dimension financière que réelle. Certains auteurs parleront d’une nouvelle entreprise « postchandlérienne ». L’analyse est complexe car la mutation se présente comme la combinaison de plusieurs ordres concernant différentes dimensions, la structure et les relations à l’environnement. Le chapitre 4 démontre cette montée des logiques financières au sein de l’entreprise puis le rôle déterminant de la conception d’une idéologie de la valeur actionnariale.
Le développement des logiques financières, la financiarisation, est le fruit de l’évolution de la grande entreprise multidivisionnelle par la diversification croissante et la croissance externe. La strategic business units se généralise et crée ainsi un changement dans le système managérial : haut management et management intermédiaire. Le haut voyant son rôle se transformer : stratégie, planification, allocation des ressources fondée sur des critères financiers (rentabilité). Ce haut management à forte compétence financière va constituer un marché pour la formation et créer une « nouvelle classe » managériale dont la carrière ne se fait plus dans l’entreprise mais dans l’espace économique mondial. Le management intermédiaire concentre lui les compétences technologiques et organisationnelles spécifiques. Dans la conclusion de son ouvrage de 1990, Chandler y voit un changement sans précédent, ouvrant « une ère nouvelle du capitalisme managérial » ; même une séparation plus importante que la séparation entre propriété et contrôle.
La mise en oeuvre du gouvernement d’entreprise traduit aussi cette transformation. « Elle recouvre l’affirmation du principe de la valeur actionnariale comme fondement nécessaire et indépassable du gouvernement de l’entreprise ». La conception actionnariale où seuls les intérêts des actionnaires comptent, s’explique par les facteurs suivants : - les actionnaires sont les propriétaires (sont-ils propriétaires de l’entreprise ou de l’un des facteurs de production ?), - les managers doivent rendre des comptes (pourquoi aux seuls actionnaires ?), - les actionnaires sont les créanciers résiduels, ils assurent donc le risque de l’activité de l’entreprise. L’analyse de la valeur actionnariale exprime donc ce schéma : maximisation de la valeur → maximisation de la valeur de l’entreprise → maximisation du bien être social.
Les implications de cette analyse vont se traduire sur la structure des organes de direction dont les conseils d’administration, le mode de rémunération des dirigeants et gestionnaires (stock-options) et les normes de gestion avec les nouveaux outils de gestion et d’évaluation des performances (EVA et TRB).
Pour O. Weinstein, cette idéologie actionnariale est insuffisante pour comprendre les transformations. L’origine ne peut se comprendre sans le facteur clé : « les transformations de la sphère financière et des rapports entre finance et entreprise » (chapitre 5). De nouveaux acteurs de la finance sont intervenus et ils ont contribué à reconfigurer : les investisseurs institutionnels, les private equity ou capital investissement, les stratégies des firmes LBO (la stratégie étant de racheter des entreprises) et le capital-risque.
Ensuite l’auteur arrive tout logiquement à la question : la financiarisation sonne-t-elle le glas de la grande firme intégrée ? La grande firme chandlérienne semble bien être remise en cause sur les dimensions suivantes : - configuration et périmètre (recentrage sur son métier de base, faire ou faire faire, développement de relations quasi contractuelles entre les différentes entités d’un groupe, …), - architecture organisationnelle, - rapport salarial et mode de gestion du travail (flexibilité et lutte contre les rigidités, fractionnement du salariat), - système de pouvoir et - relations entre finance et industrie.
Des points clés sont à noter pour compléter l’analyse comme :
les logiques de marché pénètrent dans l’entreprise ainsi la frontière « entre la main invisible du marché et la main visible des managers est en train de se brouiller »,
la firme multidimensionnelle traditionnelle est remplacée par une autre forme : une grande entreprise décentralisée,
le pouvoir des hauts managers n’est pas réduit, l’auteur énonce qu’à un « pouvoir managérial d’insiders s’est substitué une nouvelle configuration de pouvoir d’outsiders, reposant sur un nouveau type de dirigeants d’entreprise et les gestionnaires des fonds d’investissement »,
le lien finance/entreprise illustre une nouvelle donne, nous ne pouvons plus dire que « l’essentiel de l’accumulation du capital et de son allocation est réalisée à l’intérieur de la grande firme intégrée et diversifiée, mais la part distribuée des revenus augmente au détriment de l’autofinancement et comme la part des dividendes distribués doit au moins être stable, c’est la part des profits non distribuées qui sert d’ajustement »,
dans cette nouvelle donne, il est considéré que les marchés financiers sont capables d’allouer le capital et impulser les technologies et les activités nouvelles bien mieux que les grandes entreprises. La firme managériale « aurait plus de difficultés à gérer les mutations technologiques et organisationnelles, du fait des compromis sur lesquels elle repose ».
Le dernier chapitre développe qu’il faut prendre en considération « ce que sont les transformations « réelles » des entreprises et des structures industrielles, en lien avec les bouleversements technologiques et « cognitifs » qui constituent l’autre pan des transformations du capitalisme ». Il ne faut pas surestimer la montée du pouvoir de la finance sur la remise en cause de la grande firme chandlérienne, les transformations des marchés et des technologies y ont aussi contribué. De nombreuses analyses soutiennent d’ailleurs cette approche.
Pour les marchés, nous sommes passés de la production de masse, distribution de masse et consommation de masse à une autre phase « qui combine de nouveaux modes de consommation et l’élargissement des marchés par la globalisation, conduisant à des demandes et à des marchés de plus en plus diversifiés et mouvants, face auxquels les structures de la grande firme intégrée se seraient révélées trop rigides ». Le mode taylorien fordien de production de masse avec ses objectifs de coûts et de production serait remplacé par des critères hors coûts (qualité, délais, vitesse de renouvellement des produits, qualité des services…). Pour O Weinstein cette explication doit être complétée par une autre évolution avec un impact plus profond : « l’émergence d’industries nouvelles liées à une nouvelle vague d’innovations technologiques majeures » comme les technologies de l’information de te de la communication, de nouveaux marchés (suite aux privatisations), l’extension des marchés …tous ces éléments voient émerger de nouveaux types d’entreprises (MICROSOFT, APPLE, ENRON…).
Les ruptures technologiques sont un autre facteur à retenir. Les transformations dans l’organisation productive depuis les années 1980 peuvent être examinées sous deux axes : d’une part à partir de la crise du modèle fordien et de la construction d’organisations postfordites, et d’autre part (et surtout) en partant des nouvelles dynamiques technologiques et du développement de nouvelles industries à haute technologie. Les activités nouvelles font émerger « de nouvelles normes productives et de nouvelles formes sociales qui marquent les structurent actuelles de nos économies ». Ces nouvelles technologies peuvent être analysées dans une perspective schumpetérienne combinant deux modèles pour notre auteur : l’innovation entrepreneuriale et l’innovation par la grande entreprise. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont permis des transformations majeures des méthodes de production et de gestion. La production des connaissances et des savoirs est globalement transformée : « un régime d’innovation permanente », une complexification des systèmes de connaissances par la complexification des technologies et des produits et des connaissances mises en oeuvre dans la production transformées.
Il se produit une recomposition des structures productives par la déverticalisation (ou désintégration verticale), la spécialisation croissante ainsi que la conception et l’organisation modulaires à la base de l’externalisation (des systèmes « quasi décomposables » en sous systèmes). Cette dynamique de l’organisation modulaire a pris tout son sens avec la montée (création) d’entreprises innovantes dans les secteurs de haute technologie. Pour l’auteur, ce mouvement « peut se lire comme un retour de l’innovation entrepreneuriale, en alternative ou en complément de l’innovation internalisée dans la grande firme, qui était dominante dans le capitalisme de la grande entreprise managériale ». Ce système combine les dimensions industrielles et financières. Nous obtenons donc « un régime d’innovation décentralisé, impliquant firmes existantes, firmes nouvelles et organismes de recherche, tend à se substituer au régime d’innovation centralisé dans la grande entreprise ».
Deux caractéristiques doivent aussi être signalées, d’abord la connexion avec la sphère financière s’explique par des changements comme le développement du capital risque et les politiques publiques de soutien aux entreprises nouvelles (perspectives de rentabilités extrêmement élevées), ensuite nous passons de la recherche d’économies internes (économies d’échelle…) à des économies externes « permises par les interactions entre firmes, et entre firmes et institutions de recherche, dans des réseaux de plus en plus complexes ». La spécificité de cette évolution va au-delà de la sous-traitance traditionnelle. L’externalisation concerne de larges ensembles d’activités. La production peut être totalement concernée par le découpage possible entre conception et fabrication du fait du développement de petites et de grandes entreprises dotées de ressources et compétences très étendues.
Pour de nombreux auteurs, les transformations étudiées conduisent au dépassement du modèle chandlérien mais la nature de ce dépassement est l’objet de débats. La thèse plus forte consiste à dire qu’il y a eu déségrégation de la grande firme intégrée, donc déclin du système managérial et retour du marché comme forme de coordination économique. O Weinstein ne retient la thèse de R. Langlois de la dynamique quasi naturelle du développement de la spécialisation à la suite de l’extension des marchés. Le marché est bien de retour dans l’économie mais pas d’une façon naturel ; l’explication vient de la « montée du pouvoir de la finance et du rôle des marchés financiers, avec l’extension de la marchandise dans nombre de domaines et avec la pénétration des logiques marchandes au sein de la grande firme elle-même ». Les politiques des autorités publics ont été un facteur clé (déréglementations, privatisations, marchandisation d’activités nouvelles…).
De plus l’importance de plus en plus grande des relations interfirmes est « l’une des dimensions majeures des évolutions industrielles depuis les années 1980 ». Elles constituent un mode de coordination propre. Il s’agit selon la littérature soit de coordination relationnelle soit des interactions durables et organisées entre les entreprises, impliquées par la nécessité d’un « processus itératif de conception commune ». Pour l’auteur, le débat porte en fait sur les nouvelles formes d’organisation industrielle et les choix réalisés c’est-à-dire le curseur entre internalisation et externalisation, donc des questions de pouvoir et de contrôle de la chaîne de valeur et des critères d’efficacité.
Toutes ces analyses doivent être aboutir à la conclusion qu’il faut parler d’une nouvelle entreprise « postchandlérienne » ? Pour O. Weinstein, il n’y a pas déclin mais transformation sur le plan de la gouvernance, du pouvoir et de la structure managériale. Il ne s’agit pas tant « d’une diminution de la main visible des managers que d’une transformation de ses domaines d’intervention et de ses modes d’action ». Les nouvelles logiques d’organisation de la grande entreprise pourraient laisser croître à la fin de la firme postchandlérienne mais l’examen n’indique pas cette tendance :
Pour le nouveau régime de compétences organisationnelles en cours, (« la formation d’un corps de compétences organisationnelles propres est centrale dans l’entreprise » et il y a eu évolution des caractères des connaissances productives), « l’entreprise est aujourd’hui insérée dans un système éclaté et décentralisé de production et de circulation des connaissances et des technologies. Sa capacité à exploiter ce système devient essentielle, ce qui appelle de nouveaux modes d’organisation ». La main visible des managers reste très présente dans la conception et la production.
Pour le lien firme/marché, il y a bien pénétration du marché dans la firme elle-même ; cette situation s’explique par le « contexte idéologique et l’évolution des comportements et des systèmes de pouvoir, dans la firme industrielle et dans la sphère financière, qui marquent le capitalisme depuis les années 1980 ». La firme a évolué dans une forme opposée à celle de la grande firme intégrée, nous tendons « vers une interprétation complexe entre formes marchandes et formes « administratives », entre mains visible et invisible ». Contrairement à certaines thèses, les managers établissent encore les formes d’échange et de coopération « autant sinon plus qu’ils ne se soumettent aux marchés ». Les frontières de la firme sont donc complexes.
Ce processus de reconfiguration a bien sur une rationalité financière majeure comme nous l’avons exposé mais il est aussi lié aux transformations des modes de production et d’innovation. Dans une perspective longue, pour certains il s’agit d’une période longue de transition (une instabilité résultant du processus de destruction créatrice) qui devrait à terme voir le retour de la grande firme intégrée, pour O. Weinstein, en se situant du côté des transformations technologiques et productives, une autre vision « suggère que l’on est confronté à une rupture historique (…) marquée par la montée du rôle de la connaissance en tant que force productive ». Plus exactement de la marchandisation des connaissances comme d’autres objets immatériels. Il s’agit d’une part de la création d’un système de production de connaissance orienté vers l’innovation technologique et la production de connaissances pour l’entreprise, et d’autre part à un nouveau régime de propriété intellectuelle. Dans cette logique, le capital intellectuel devient la ressource la plus importante. Les différences profondes entre actifs matériels et immatériels n’imposent-ils pas alors à reconsidérer la gouvernance de la firme ?
Interrogation finale de la démonstration, dans le cas d’une économie de la connaissance, quels liens entre celle-ci et la finance : complémentarité ou antagonisme ? La réponse est encore complexe car il y a complémentarité entre les deux « dans la forme à dominante marchande prise ». Les démonstrations de l’auteur dans les chapitres 4 et 5 trouvent dans ce chapitre des interprétations en lien avec sa démarche. La financiarisation a des effets négatifs sur l’innovation pour cette vision « court termiste ». En fait, sa réintégration dans l’analyse permet de dire qu’il y a une logique cohérente car le « court termiste » financier est compatible avec l’examen du capitalisme intellectuel marchand et l’économie d’innovation permanente qui induit aussi ce « court termisme ». De même, les reports et dilution des risques financiers ont permis de couvrir les risques croissants de la course à l’innovation. Pour lui, le capital-risque est la manifestation la plus claire de cette complémentarité. Certes celle-ci n’est pas sans interrogation, « l’on peut s’interroger sur les effets de la gestion actionnariale sur les comportements et les structures d’entreprise » ; en faisant pénétrer les marchés au coeur de l’entreprise, instabilités et irrationalités suivent. Que penser aussi de la dépendance de certaines formes d’organisation et de dynamique industrielles construite sur l’endettement (LBO et private equity). De nombreuses interrogations sur la dimension financière et sur la dimension réelle doivent être formulées. La crise majeure de la période 2007/2009 doit aussi en faire partie. La question de fond « concerne la pérennité du modèle financier comme du modèle « cognitif » et productif sur lequel a reposé la croissance depuis trente ans, voir, dans une perspective plus longue, depuis le XIXe siècle, leurs possible infléchissements et amendements, ou la perspective de nouvelles ruptures pouvant conduire dans des directions radicalement autres ».
Livre tout à fait stimulant sur les transformations de l’entreprise. Il contient donc de nombreuses informations et analyses. Nous regrettons toutefois que certains points soient analysés un peu rapidement comme l’examen annoncé dans l’introduction sur la formation d’une alliance entre managers de l’industrie et managers de la finance. Que le chapitre six soit d’une approche compliquée avec les thèses en présence sur les évolutions et transformations en cours et les commentaires et interprétations de l’auteur. Nous regrettons que la conclusion ne soit pas plus large en reprenant les nombreuses variables et analyses développées afin de les synthétiser (tableaux ?) et d’essayer de les hiérarchiser et d’estimer les évolutions possibles. Quoiqu’il en soit les transformations de la firme dans nos sociétés restent un bon sujet d ‘étude qu’il faut poursuivre…
Parties annexes
Note
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[1]
N. Azoulay, O. Weinstein, « Les compétences de la firme », Revue d’Economie Industrielle, 2000.