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Dans la nouvelle économie, la performance de l’entreprise dépend particulièrement de sa capacité à mobiliser des connaissances stratégiques. Pour plusieurs auteurs, la mobilisation des connaissances est, aujourd’hui, une démarche managériale essentielle pour asseoir l’apprentissage collectif et permettre le développement des organisations (Hedlund, 1994; Baumard, 1999; Jacob et Pariat, 2000; Kreiner, 2002). La gestion des connaissances est ainsi devenue une question de recherche centrale et de nombreuses études lui ont été consacrées (Nonaka et Takeuchi, 1995; Tarondeau, 1998; Gaha et Mansour, 2004). Parmi ces études, plusieurs se sont focalisées sur les entreprises de conseil et leurs processus de production des connaissances (Coutu, 1992; Alavi ,1997; Sarvary, 1999; Godbout, 2000; Morris, 2001). Pour les entreprises de conseil, deux voies d’approche ont été suivies (Hansen et al, 1999; Dunford, 2000). La première privilégie la codification formelle et fait appel aux multiples technologies d’information et de communication. La seconde a mis en avant la personnalisation des connaissances et considère les caractéristiques sociales et culturelles circulantes, les relations interacteurs et leur subjectivité comme dimensions essentielles à retenir dans la gestion de ses connaissances.

Notre recherche a pour objectif l’étude de la mise en place d’une stratégie de codification des savoirs dans une entreprise tunisienne opérant dans le secteur du conseil. Nous tenterons dans la présente analyse d’exposer les raisons de son échec et de dégager les enseignements à retenir pour réussir une gestion des connaissances. Outre la clarification des options méthodologiques de cette recherche, cet article comportera deux parties. Dans la première, nous rappelons les motifs ayant poussé les dirigeants à entreprendre un projet de gestion des connaissances ainsi que les conditions réunies pour le mettre en oeuvre. La deuxième partie sera réservée à la discussion des causes de l’échec du projet. Dans cette partie, quatre raisons ont été retenues et analysées.

La méthodologie de la recherche

Pour mener notre recherche, nous mobilisons un cadre d’investigation relevant des études de cas (Eisenhardt, 1989). Les méthodes de recherche qualitatives exploratoires sont fortement préconisées pour ce genre d’investigation. L’objectif assigné à cette étude de cas, qui reste très particulière au contexte de l’entreprise étudiée, était de mieux comprendre le déploiement opérationnel de la gestion des connaissances et d’expliquer les raisons d’un échec constaté sur le terrain. En observant de l’intérieur l’entreprise, nous avons cherché à saisir les représentations des différents acteurs et leurs perceptions quant au système de gestion des connaissances mis en place. Le terrain d’investigation a été approché lors d’une conférence nationale sur le management de l’immatériel à la quelle prenait part un responsable de l’entreprise ARF. L’accès à l’entreprise ARF a ensuite été facilité par des contacts « personnels » que l’un des auteurs avait avec le dirigeant de l’entreprise. Cette relation privilégiée était pour beaucoup dans l’instauration d’un climat de confiance avec les cadres de l’entreprise. Toutefois, l’entreprise tunisienne étant généralement « réticente » à l’égard des chercheurs universitaires, nous avons procédé de manière formelle. Ainsi, suite à une première prise de contact téléphonique, une lettre officielle a été envoyée au premier responsable de l’entreprise. La lettre présentait l’objectif et le périmètre de la recherche, ses finalités « strictement académiques » et précisait la durée prévue pour son déroulement ainsi que les modes de recueil des données.

Conformément au principe de l’étude de cas, la méthode mobilisée visait à multiplier les sources de recueil des données. Les sources de données principales sont essentiellement constituées par des entretiens semi-directifs centrés avec divers responsables et employés de l’entreprise. Ce type d’entretien est l’instrument privilégié des études exploratoires compte tenu de la richesse des informations qu’il peut générer. Il permet de connaître le vocabulaire couramment utilisé dans le contexte organisationnel concernant les phénomènes décrits. Il convient aussi à la production de descriptions des expériences des individus interviewés et le discours qu’ils ont sur ces phénomènes (Grawitz, 1996). La grille d’entrevue utilisée se composait de neuf questions. Elle était élaborée, en grande partie, sur la base des lectures théoriques relatives aux aspects technologiques de la gestion des connaissances. Chaque entrevue durait en moyenne une heure et demie. Les entrevues ont débuté par une présentation de l’objectif de la recherche, des règles de confidentialité, et du thème général de l’entretien. La grille d’entrevue (tableau 1) a permis de centrer la discussion sur trois thèmes dominants : le premier est la description de la stratégie de codification des savoirs; le deuxième thème concerne la perception qu’ont les acteurs du degré de succès du projet; le troisième thème est consacré aux analyses des causes de l’échec de l’expérience et aux suggestions avancées par les consultants de l’entreprise.

Les personnes interviewées ont été ciblées lors de notre première entrevue avec le dirigeant de l’entreprise. Elles ont été choisies en fonction de leur degré d’implication dans la conception et l’utilisation du système de gestion des connaissances. Nous avons également veillé à ce qu’elles représentent les trois niveaux du management chez ARF : les dirigeants, les experts seniors et les juniors. Ont ainsi été interrogés le dirigeant de l’entreprise (occupant la fonction de directeur général), un expert senior en RH choisi comme modérateur du projet, cinq experts seniors en marketing et en stratégie, trois experts seniors en conduite de projets (TIC et réorganisation) et huit consultants juniors. Au total, dix-huit personnes ont été interviewées. Ce nombre représentait le seuil de saturation à partir duquel aucune nouvelle information ne pourrait être générée par les entrevues. Les entrevues ont été retranscrites et vérifiées avec les personnes interviewées afin d’améliorer la validité interne des informations recueillies. Les retranscriptions ont été découpées en segments et ont fait l’objet de codage conformément aux suggestions de Miles et Huberman (1984). Les entrevues, qui représentaient l’essentiel des données recueilles, ont été renforcées par des informations de source secondaire. Il s’agissait notamment de la documentation interne (rapports de la direction générale, des comptes rendus de mission, PV de réunions, etc.) et des ressources électroniques de l’entreprise (pages jaunes, etc.). L’analyse des données recueillies s’est faite en croisant les données primaires et secondaires afin de produire une synthèse fiable et conforme aux principes de validité de l’étude de cas (Yin, 2003).

Tableau 1

Grille d’entrevue

Grille d’entrevue

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La gestion des connaissances chez ARF[2] Conseil

Présentation de l’entreprise ARF

L’entreprise ARF a pour activité le conseil en management. Filiale d’une grande compagnie internationale, elle comptait, en Mars 2003, une dizaine de techniciens et d’agents administratifs et quelques 100 cadres issus, pour la plupart, des grandes écoles de management ou d’ingénierie. Depuis sa création en 1981, l’entreprise a connu une grande expansion en Tunisie, lieu de sa création. En 2006, elle a des antennes dans cinq pays différents. Ses clients sont de plus en plus nombreux et son chiffre d’affaires ne cesse de croître. On estime aujourd’hui sa part de marché local à environ 14 %. Ce taux est assez élevé si l’on considère la structure fortement atomisée du secteur du conseil en Tunisie. Face à une concurrence tous azimuts (prix fortement concurrentiels, délais raccourcis et prestations de qualité), l’entreprise ARF se porte bien et développe une bonne capacité d’adaptation, selon son premier dirigeant. Ce dernier a été formé dans une école commerciale. Avant de constituer ARF, il a exercé des activités de consultance dans un cabinet concurrent. Sa formation et sa longue expérience font de lui, aujourd’hui, un dirigeant reconnu et une référence dans le domaine.

L’activité de ARF s’articule autour de deux axes : le conseil en management des ressources humaines et organisation et les études stratégiques. ARF vend ses conseils à tous les secteurs économiques. Mais ce sont surtout les banques et les entreprises de grande taille, publiques et internationales, qui constituent ses principaux clients. La consultance chez ARF se fait généralement par équipe de 5 à 8 personnes dirigée par un expert ayant une expérience dans le domaine d’intervention. En 2003, ARF comptait 8 seniors, 40 juniors et 50 consultants managers. L’organisation de l’entreprise est simple et sa structure hiérarchique est aplatie. Proches de leurs subordonnés, les seniors entretiennent des relations fréquentes et plutôt amicales avec leurs coéquipiers. Le comité directeur de ARF se réunit tous les deux mois pour examiner les offres de consultation et l’avancement des différents chantiers en cours. Les voyages à l’étranger pour formation, foire ou consultation sont fréquents. Les déplacements pour s’enquérir de l’avancement des dossiers des succursales sont très nombreux et concernent généralement les seniors. Chez ARF, nous avons trouvé une ambiance bon enfant. La communication y est fluide et les rapports inter individus sont plutôt amicaux. Le personnel est jeune et, pour l’ensemble, de formation universitaire. L’âge moyen, est de 32 ans.

Une expansion rapide et une crise larvée

L’entreprise ARF a connu ces dernières années un développement rapide. Elle devient une référence incontournable sur le marché et son carnet de commande est bien fourni. Le développement rapide de ses activités, mais aussi le départ inopiné de certaines de ses ressources[3] ont poussé l’entreprise à recruter des jeunes cadres et à les intégrer rapidement dans la structure. La stratégie de l’entreprise à vouloir intervenir tous azimuts et en tous lieux et le départ inattendu de certains consultants, parfois de grande expérience, ont eu pour effet de perturber le fonctionnement de l’entreprise. Certains clients se plaignent des retards enregistrés et mettent parfois en doute la qualité des experts engagés. Au sein même de l’organisation, des conflits « cachés » entre les membres voient le jour et la chaîne de commandement paraît parfois incertaine. Pour le Directeur Général comme pour des experts seniors, « ARF n’est plus la même ». « La coordination de l’ensemble est de plus en plus malaisée et le pouvoir d’intégration et de contrôle paraît aujourd’hui incertain » ajoutent-ils. Les pratiques et les procédures de travail se perdent de vue, les habitudes de coopération et d’entraide aussi. Ces dernières années, « ARF a perdu un peu de son âme et de son efficience », répètent à l’unisson les seniors.

Pour comprendre les raisons d’une telle désimplication, la Direction Générale a ordonné et réalisé une étude auprès de l’ensemble du personnel. L’étude fait ressortir plusieurs insuffisances. Chez ARF, un problème de synergie fonctionnelle et collective se pose. Les capacités individuelles traduisent plus de puissance productive que ce qui est déployé par l’ensemble. Pourtant, pour favoriser l’avènement d’un esprit maison à même de connecter l’ensemble et de mutualiser les savoirs de tout un chacun, l’entreprise a privilégié le travail en équipe, multiplié les rencontres d’échange et les missions de formation. La seconde insuffisance concerne la disparité des aptitudes et des compétences des consultants. Une disparité qui se traduit par des difficultés de communication et rend la coopération entre les membres plutôt malaisée. L’instabilité du personnel suite aux départs et entrées de nouvelles recrues n’a pas autorisé la construction d’un référentiel collectif, d’un langage commun à même de fédérer l’ensemble. « L’absence d’un référentiel collectif clair, d’un codage compris par l’ensemble, écrit le rapport, a pesé négativement sur la performance opérationnelle des équipes et de l’entreprise ». Les expertises acquises et validées par les différents consultants ne sont pas mises en partage et sont souvent ignorées ou non comprises par les nouvelles recrues. « Il faut, à chaque mission, réapprendre de nouveau » disait le senior chargé des ressources humaines. Or « si certaines expériences passées étaient écrites noir sur blanc, conservées et réutilisées, l’entreprise pourrait réduire ses coûts et mieux réussir sur le marché » précise le rapport. Et celui-ci de conclure « pour rester compétitive, ARF doit réussir deux objectifs complémentaires : 1. Pouvoir conserver ses acquis en les disséminant le plus largement possible et 2. Encourager la recherche et l’innovation pour améliorer continuellement ses prestations ».

Lancement du programme de gestion des connaissances

Pour pallier ces insuffisances, la direction décide l’élaboration et la mise en place d’un « Programme de Gestion de Connaissances » (PGC). « ARF s’agrandit chaque jour et la constitution d’un référentiel collectif traduisant ses pratiques et ses procédures s’avère une action urgente », soutient convaincu le Directeur Général. « Par un tel programme, le but est de sauver notre âme, de sauvegarder nos pratiques à l’origine de notre réussite et de les faire partager par tous ». Le projet PGC est une stratégie de codification des savoirs. Il consiste à consigner formellement les différents éléments d’expertise disponibles, à les stocker et les rendre accessibles à tous les membres. Par la collecte, l’emmagasinage et l’essaimage des informations touchant l’ensemble des pratiques professionnelles circulantes, ARF constitue sa banque de savoirs et permet ainsi à tous ses consultants d’en prendre connaissance, de discuter de leurs forces et limites et d’en améliorer, si possible, le contenu et les procès.

Tableau 2

Organisation pratique du PGC

Organisation pratique du PGC

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Le PGC serait un portail qui se veut, à la fois, informatif et interactif; un dépôt et un échangeur d’idées. A partir des savoirs présentement détenus, chacun des experts seniors, en l’occurrence, est invité à écrire dans un langage clair et accessible ce qu’il considère comme essentiel pour entamer une pratique donnée et réussir une consultance. Au regard des missions accomplies, des expériences vécues, des difficultés rencontrées et des voies d’action possibles, chaque expert énonce ce qu’il considère comme primordial à retenir : les informations à recueillir, les procédures et démarches à suivre, les choix à privilégier et les écueils à éviter. La description des pratiques retenues et l’ensemble des recommandations sont consignés et regroupés dans un annuaire collectif appelé « les Pages Jaunes ARF ». La diffusion via un système intranet de ce guide permet leur mise à disposition au profit de tous les membres. « Cette banque de bonnes pratiques et de conseils est accessibles à tous les participants. Tous les consultants peuvent non seulement en faire usage mais aussi les changer, les critiquer et proposer, si possible, leur renouvellement » soutient le senior des ressources humaines. D’ailleurs, l’élaboration de ces pages jaunes n’est pas l’apanage des seuls experts seniors, les juniors aussi peuvent y participer en soumettant leurs apports et suggestions à leur chef hiérarchique.

L’énonciation et la formulation des expertises à retenir ont été confiées aux seniors. Chacun selon son domaine de compétence, les seniors ont été invités à sélectionner, formaliser et consigner en termes simples les expertises et pratiques qu’ils jugent pertinentes. Le plus ancien des seniors, spécialiste dans la gestion des ressources humaines et de l’organisation, a été désigné par la Direction Générale comme modérateur du projet. C’est à lui de superviser son fonctionnement, d’uniformiser l’ensemble des consignations faites par ses collègues et de veiller sur la cohérence globale. Deux réunions regroupant tous les seniors et en présence du Directeur Général ont été organisées pour sensibiliser les hauts cadres de l’entreprise sur l’importance de ce projet et pour mettre au clair la logique d’ordre du portail et la procédure à suivre pour consigner les différentes expertises à retenir. Dans sa phase de lancement, le projet de gestion des connaissances a suscité l’intérêt de toutes les parties : la Direction Générale, les consultants seniors et juniors, tous y voyaient « une belle initiative ». La direction, un moyen de conservation des capacités productives de l’entreprise; les consultants, un grenier d’expertises et un référentiel pour uniformiser les pratiques et chercher, si possible, à les développer.

Le récit d’un revers

Durant les deux années qui suivirent le lancement du projet (soi les années 2003 et 2004), quelques dizaines de « pages jaunes » ont été réalisées. Mais durant l’année 2005, selon le modérateur responsable du portail, l’enthousiasme des participants semble être sérieusement entamé. A l’exception de quelques rares pages ajoutées (trois pour le premier semestre 2005 et une seule pour le second), « les Pages Jaunes de ARF » sont de plus en plus délaissées et continuent à véhiculer seulement des fiches élaborées pour le principal en 2003. En janvier 2006, on compte 43 fiches, 29 portant sur la gestion des ressources humaines, pour la plupart construites par le senior modérateur, et 14 sur les études stratégiques et commerciales.

Trois ans après sa mise en place, le PGC de ARF n’est plus d’actualité. Il est perçu, par plusieurs consultants seniors et juniors, comme « un projet décevant ». Le premier responsable de l’entreprise parle même « d’un échec, d’une expérience à oublier». Une première évaluation[4] menée par la Direction Générale au premier trimestre de l’an 2006 révèle en effet, que le PGC n’a pas bénéficié de l’intérêt constant nécessaire et les « Pages Jaunes » sont de moins en moins consultées et rarement enrichies. Le taux d’accès au portail est passé de 60 % lors des deux premières années à moins de 10 % au début de l’an 2006. Aujourd’hui, affirment en choeur nombreux consultants contactés, plus personne ne regarde le portail, plus personne n’y croit; aucun n’y écrit quoi que soit. Selon eux, « les Pages Jaunes ont rendu l’âme; c’est un projet à enterrer ».

Outre l’échec des « Pages Jaunes », le système intranet et les forums de discussion mis en place n’ont pas donné, non plus, les résultats attendus. Ils furent rapidement délaissés ou déviés de leur objectif initial d’échange pour délibérer et améliorer les pratiques. Les remarques d’un consultant senior sont significatives. Il disait : « Très vite, tout le monde s’est désenchanté. Quelques mois seulement après leur mise en fonctionnement, les gens ne trouvent plus du plaisir à discuter et à échanger (…) La discussion, c’est toujours la même chose : les inexpérimentés posent des questions, parfois pertinentes et parfois non, et les experts n’y répondent que rarement. Avec le temps, on se rend compte que cette affaire ne marche pas (...). Présentement, seulement quelques uns continuent à y recourir pour s’échanger plutôt des salamalecs, des blagues et des informations sans rapport avec le travail ».

Discussion : un échec « multidimensionnel »

L’échec du projet de l’entreprise ARF n’est pas un cas unique. Plusieurs organisations cherchant à instaurer des pratiques de partage et de génération de nouvelles connaissances, finissent par se rendre compte, qu’en dépit des lourds investissements consentis en technologie, elles ont vécu les mêmes déboires ou obtenu des résultats mitigés (Mc Dermott, 1999). Dans la littérature spécialisée, nombreux projets de gestion de connaissance appuyés par une multitude d’instruments informatiques pour codifier, emmagasiner et essaimer les savoir-faire disponibles ont connu le même sort. Pour expliquer ces échecs répétés, Fahey et Prusak (1998), dans une analyse classique, retiennent « onze péchés » (voir tableau 5) constituant, soutiennent-ils, les écueils « fatals » à éviter lors de tout projet de gestion de connaissance.

Tableau 3

Les onze péchés de la gestion des connaissances

Les onze péchés de la gestion des connaissances

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Le déboire qu’a connu le projet PGC confirme les mises en garde souvent rappelées par plusieurs auteurs (Fahey et Prusak, 1998; Mc Dermott, 1999; Swan et al., 2000, 2001). Le choix de l’option technologique pour gérer les connaissances et les savoir-faire serait, soutiennent plusieurs auteurs, plutôt aléatoire et parfois même à l’origine de nombreux dysfonctionnements. Selon Lorino (2001), Swan et al. (2001) et Grimand (2006), des technologies d’information mal pensées et mises à profit sans la prise en compte des spécificités propres à l’organisation et à son ordre relationnel seraient souvent sans une portée significative et son projet de production et de partage des connaissances serait plutôt hasardeux et incertain. Dans certains cas, ajoutent-ils, les TI produiraient de la suspicion et de la méfiance, désunissent la communauté des producteurs et favorisent les attitudes de retrait et de rétentions.

Principalement techniciste, le projet de gestion de connaissance entrepris par ARF n’a pas accordé de l’intérêt aux dispositifs d’accompagnement social et managérial nécessaires pour amorcer et réussir une telle oeuvre. Certaines confusions dans la démarche adoptée expliquent aussi son échec. En effet, en dépit de l’engagement de la Direction et l’implication de nombreux cadres pour faire aboutir le PGC, quatre raisons majeures expliquent la faillite du projet : 1. La non prise en compte de la dimension tacite des connaissances, 2. La méfiance des utilisateurs face aux outils et à l’organisation, 3. L’absence de véritables communautés de pratiques et 4. La personnalisation de la codification des connaissances.

La non prise en compte de la dimension tacite des connaissances

Plusieurs technologies de l’information, en l’occurrence les bases de données et les entrepôts de données, permettent aujourd’hui aux entreprises de formaliser les informations dont elles disposent, les stocker et autoriser leur accessibilité. Pour certains adeptes de ces techniques, la connaissance, quelle que soit sa nature, serait une somme d’informations apparentes et identifiables; un ensemble de données objectives et extérieures à ses propres porteurs. Les connaissances comme les expertises, soutiennent-ils, disposent d’une forme et d’un contenu ostensibles et patents. Elles seraient ainsi facilement identifiables, on peut facilement les formaliser, externaliser et transférer. Pour ces adeptes, l’information serait synonyme de connaissance[5]. Mais, la connaissance est plus qu’une somme d’informations apparentes et transférables. Pour Nonaka et Takeuchi (1995), dans toute connaissance, il y a deux dimensions : l’une explicite et l’autre tacite. Alors que la connaissance manifeste est, en effet, formalisable et transférable, sa partie implicite est plutôt « cachée » et est difficilement extériorisable. Construite par des retouches successives et incrémentales et enchâssées dans l’action quotidienne de son détenteur, cette dimension implicite se construit à la faveur d’une expérimentation parfois longue et des conditions d’assimilation et d’accommodation propres et spécifiques (Piaget, 1967). Selon certains théoriciens (Tsoukas, 1996, Tsoukas et Vladimirou, 2001), le savoir implicite serait davantage une capacité d’analyse et d’action en perpétuelle formation, une habileté en mue continue plutôt qu’une connaissance stable et finie. C’est une sensibilité, un « sixième sens » qui se forme et se transforme à la lumière des occurrences, des interactions et des prises d’informations. Enrichie par la variabilité des échanges et le mélange expérientiel, cette habileté manuelle ou intellectuelle se construit et se déconstruit, se forme et se réforme à travers la praxis quotidienne. Inachevé, ce savoir implicite est une construction en devenir. Fugace, imperceptible et de nature plutôt dubitative, il ne peut se laisser totalement « congeler » par les multiples techniques et systèmes d’information (Nonaka, 1999).

Les consultants de ARF ont pu formaliser des connaissances explicites sous forme d’instructions qu’on est appelé à suivre lors d’une mission. Ces connaissances, que plusieurs juniors qualifient de « guides Michelin », concernent seulement les dimensions apparentes de l’action et ne reproduisent pas toute la nuance du savoir-faire des consultants, « cette habilité cachée et implicite qui émerge quand on en a besoin » disait un junior. Cette dimension « cachée » de l’expertise est pourtant la plus essentielle dans une consultance. C’est elle qui confère aux acteurs une capacité distinctive et un potentiel puissant d’ingéniosité et d’inventivité. Elle est à l’origine de cette aptitude à pouvoir agir autrement (Dostaler et Boiral, 2000). Les Pages Jaunes de ARF reproduisent, pour l’essentiel, la partie visible des expertises, la dimension vulgaire et courante de la connaissance. Elles cartographient les pratiques manifestes mais occultent les interstices, ces petits « trucks », répétaient plusieurs juniors, ces particularités et détails parfois cachés, parfois anodins mais essentiels pour réussir une mission de conseil. Parce qu’il a simplement reproduit une forme « objectivée » du savoir, le PGC était dans l’incapacité de saisir toute la dynamique inhérente aux activités du conseil. De « nature évanescente », la consultance, comme toute expertise, est en perpétuelle formation et transformation et en raison de ses nombreux flous et variances, elle échappe à la formalisation et à l’univocité.

D’autre part, nous avons relevé chez le Directeur Général, les seniors et autres consultants, une confusion quant au sens et contenu qu’ils confèrent à l’information et à la connaissance. Très souvent, ils les utilisent de manière indifférenciée. Cette confusion chez les dirigeants de ARF, nous la trouvons aussi dans la littérature spécialisée. Pour certains auteurs, la connaissance et l’information seraient synonymes (Malhotra, 1998; Alavi et Leidner, 1999). Pourtant, la connaissance et l’information ne procèdent pas de la même logique et ne présument pas les mêmes trajectoires. La connaissance, dans sa substance, ses procès d’acquisition et dans sa démarche n’est pas l’information. Connaître est une « opération active qui suppose des capacités de mémorisation (…), des mécanismes de raisonnement applicables aux connaissances mémorisées » (Gallaire, 1987, p. 267). Résultat d’un flux continu d’expériences, de praxis, de raisonnement et d’ouverture sur les expertises circulantes et sur l’environnement, la connaissance serait une aptitude en mue, un potentiel d’apprentissage, une capacité cognitive à même d’inférer de nouvelles informations et connaissances. Dans un procès continu d’assimilation-accommodation suivi à chaque fois par une équilibration au niveau perceptif, l’individu change de significations et de modes d’action (Piaget, 1967). La prise d’une nouvelle connaissance (co-naissance) serait pour l’individu connaissant équivalente à une nouvelle naissance; à être autrement. Ainsi, si le connaître est un procès poïétique, c’est-à-dire, à la fois « formatif » et « productif », informer serait simplement une action visant à donner une forme aux données recueillies. C’est un procès de formatage et d’organisation d’un ensemble de signaux souvent « inertes ou inactifs, ne pouvant par eux-mêmes engendrer de nouvelles informations » (Foray, 2000, p.9) et dont la signification serait « co-dépendante et construite, plutôt que (…) représentationnelle et instructive » (Varela, 1989, p.12). Prendre connaissance d’une information serait ainsi un procès de traduction, un effort d’interprétation déployé par l’acteur pour connaître à partir et au regard de sa sensibilité construite, de sa perception préalable. A la lumière de sa représentation, ces « cadres d’interprétation du réel, de repérage pour l’action » (Jodelet 1984, p.26), l’individu forme ses significations et décide de son agir. L’important n’est donc pas le signal reçu, le stimulus, précise Piaget, mais la sensibilité au stimulus et celle-ci dépend de la capacité de chacun à donner une réponse propre. La connaissance serait ainsi une capacité de réponse, le produit d’informations « travaillées », pensées et traduites en fonction d’une structure cognitive d’accueil et à la lumière de pratiques et interactions quotidiennes et situées. Pour les consultants de ARF, notamment les juniors, consigner les pratiques de l’entreprise dans des fiches références serait une opération « asynchrone ». « Les éléments consignés dans ces fiches, soutenait un senior expérimenté, sont produits pour la plupart par les seniors et traduisent leurs manières de faire. Ce sont des propositions issues de leurs propres expériences et sont souvent d’application large et générale. S’en servir pour résoudre des problèmes contextuellement autres, pour satisfaire des clients différents serait comme vouloir nager deux fois dans la même eau ».

De la méfiance face à l’outil et à l’organisation

Les technologies de l’information (TI) englobent l’ensemble des outils et systèmes acquis ou développés par une organisation en vue de gérer ses informations et ses expertises. Grâce aux TI, plusieurs pratiques et habiletés individuelles et collectives sont formalisées, emmagasinées et mises à disposition. En même temps, les modes d’organisation du travail, les liens sociaux et les rapports de pouvoir au sein de l’entreprise sont mis en négociation et refaçonnés. Les voies de subordination et d’interdépendance changent aussi de forme et de contenu (Laudon et Laudon, 2002). Ainsi, toute action d’appropriation et de formalisation des expertises affecte l’ordre ambiant et provoque des changements dans les rapports inter individus. Pour certains consultants chez ARF, cette extériorisation des expertises est perçue comme une expropriation; elle entame « leurs capacités personnelles » et est à leurs yeux « synonyme de perte de pouvoir ». L’habileté qu’ils détiennent est leur ressource distinctive; elle leur est cruciale dans toute négociation. Elle constitue « un avantage, une monnaie d’échange pour se maintenir dans la hiérarchie et se faire prévaloir » disait un senior. Parce que le travail chez ARF est marqué par la compétition et les rivalités entre les membres, partager ses savoir-faire équivaudrait à l’abandon de ses avantages personnels. C’est « renoncer à une marge de manoeuvre stratégique et s’inscrire à la longue dans la précarité » ajoute-t-il.

Pour que les utilisateurs s’approprient l’outil de gestion des connaissances, deux conditions complémentaires seraient nécessaires. La première c’est l’adhésion de l’ensemble des acteurs et leur assentiment à mettre en commun leur savoir-faire. Sans un tel engagement assumé, il ne peut y avoir de réels partages. Pour entamer et réussir un quelconque partage, les parties engagées doivent y voir et trouver un intérêt personnel. Car, précise un senior « donner sans recevoir c’est se laisser dépouiller. C’est un acte simplement suicidaire ». La seconde condition touche au mangement. Pour pallier les suspicions et les méfiances, la promotion d’une culture de travail et d’un système de gestion des ressources humaines privilégiant l’avènement d’une communauté des producteurs, l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel, la confiance et la complémentarité sur la compétition et la rivalité seraient la pierre angulaire de toute oeuvre de gestion efficiente des connaissances. Pour réussir une stratégie de partage et autoriser l’exploration de nouvelles idées, les deux parties concernées, chacun des membres détenteurs de l’expertise et la Direction Générale gardienne et bénéficiaire de ces expertises, gagnent dans leurs transactions et sortent toutes les deux renforcées (Davenport et Prusak, 1998). Toute mutualisation des connaissances et des expertises doit être préalablement précédée par une mutualisation au niveau des visions et des intérêts, par la construction d’une communauté de producteurs. Par une politique de gestion de ressources humaines privilégiant la complémentarité et la coaction et non la différenciation et l’antagonisme, ARF serait à même d’exploiter et d’explorer de nouvelles idées et expertises. Sans une politique réellement fédératrice, mise en application concrètement et au quotidien, les TI seraient sans effet.

L’absence de véritables communautés de pratiques

Loin d’être une donnée objective, atemporelle et a-contextuelle, la connaissance est une construction socialement inscrite dans un espace-temps donné, dans un réseau relationnel bien particulier. La construction et le partage des connaissances sont des processus sociaux complexes faisant intervenir nécessairement les représentations des individus et les mécanismes de construction de sens (sense making). En énactant leur environnement, les acteurs donnent sens à leur contexte et à leur action et créent ainsi leurs propres significations, leurs connotations subjectives. Pour les théoriciens de l’encastrement social (Granovetter,1992; Tsoukas, 1996), la connaissance est le produit d’acteurs situés, d’une intersubjectivité collective dynamique. Encastrée dans les praxis quotidiennes des individus, elle se forme et se transforme au regard des expériences et des relations établies. La connaissance est ainsi dépendante du contexte social dans lequel elle s’est développée; elle est le résultat de la variabilité qui marque les échanges entre les acteurs, leurs positions, attentes, motivations et prédispositions à s’engager et à coopérer ou non. Pour les tenants de la théorie de l’encastrement, il serait malaisé de transférer les connaissances d’un lieu à l’autre (Deetz, 1992). Ainsi, parce que la production des connaissances dépend intimement des conditions sociales et organisationnelles de l’apprentissage, les communautés de pratiques sont montrées comme des leviers essentiels de production et de développement des connaissances et des expertises. Une communauté de pratique est une constellation d’individus qui collectivement partagent certaines pratiques, les interrogent, les perfectionnent pour en inférer de nouvelles manières de faire. Les individus apprennent parce qu’ils appartiennent à une communauté de pratique et c’est au sein de celle-ci qu’ils co-construisent ensemble un réseau d’expertises, approchent des situations inhabituelles et envisagent des nouvelles solutions (Weick, 1993; Weick et Roberts, 1993; Wenger,1998; Cook et Brown, 1999; Brown et Duguid, 2000).

Chez ARF, les pages jaunes sont des produits faits individuellement. Elles sont soumises et consultées individuellement. A aucun moment, ces fiches n’ont fait l’objet d’un examen collectif, d’une réflexion ou d’un débat communautaire. Les TI déployées par l’entreprise sont foncièrement conçues pour des fins de stockage et d’échange des savoirs. Elles seraient ainsi, de par même leurs objectifs, incapables de restituer toutes les nuances et la richesse de la perception des utilisateurs, les conditions des mises en applications et des spécificités contexte. L’intégration et la mise en synergie des différents producteurs seraient plus que nécessaires pour former et mieux cerner les connotations des connaissances circulantes et les alentours des bonnes pratiques à retenir. En mettant en place son PGC, ARF aurait pu saisir l’opportunité du projet pour se décloisonner et permettre à ses consultants de travailler ensemble, de s’interagir. Favoriser le rapprochement hiérarchique et même inter fonctionnel, privilégier la construction de compétences transversales, renforcer l’inter communication et la formation auraient été d’un grand intérêt pour ARF et permis l’avènement de communauté de pratique capable de prendre en charge et de réussir son projet de gestion de connaissances.

Certes, ARF a crée et encouragé les forums des discussions pour examiner et critiquer les pages jaunes, mais comme le précise un consultant junior : « les forums de discussion sont une affaire risquée. Si tes propos ou questions déplaisent à un senior ou ne correspondent à sa vision des choses, tu peux courir un risque. Dans une pareille ambiance, les propos écrits deviennent génériques ou flatteurs ».

De la personnalisation des connaissances

La codification est initiée par les entreprises dans le dessein de construire une mémoire collective à même de survivre aux évolutions des structures, aux changements de l’environnement et à la mobilité du capital humain (Hansen et al. 1999; Ballay, 2002). Par la construction de ces référentiels collectifs et leur mise en partage, l’entreprise sauvegarde ses bonnes pratiques et autorise un apprentissage rapide et non onéreux. Cependant, par la mise en référence de ses expertises, l’entreprise finit par rigidifier ses pratiques. En consignant ses savoir-faire, l’organisation crée « un code de bonne conduite », pour reprendre les mots d’un consultant junior, des « règles sacrées que tout un chacun doit observer; « des prescriptions que tous les participants sont appelés à s’en servir obligatoirement. S’en écarter serait une forme de dissidence », soutient-il. Ainsi, les référentiels de l’agir ne peuvent être questionnés pour comprendre leur pertinence et saisir leur portée. Par habitude, peur ou paresse, les acteurs se les approprient. En les consacrant ainsi comme références validées, l’entreprise « canonise» l’action pour mieux anticiper et contrôler ses procès. Mais la canonisation enfante souvent la conformation et interdit les écarts et les dépassements. « Certains consultants, remarque un senior, préfèrent avancer à reculons, regarder dans le rétroviseur et puiser dans les solutions consignées ». Ce n’est qu’en cas d’absence de consigne claire et du chef hiérarchique, que les membres de l’équipe se trouvent contraints à délibérer, à chercher de nouvelles solutions. « Pour moi, ajoute le senior, cette mise à disposition des marches à suivre dessert la réflexion et interdit le renouvellement et l’innovation. ». La codification chez ARF a fini par évacuer l’individu, réduire ses initiatives et sa volonté de pouvoir faire autrement. Apprendre à agir différemment n’y est pas interdit mais les démarches consignées dans les pages jaunes doivent être cependant respectées. « Ne pas se conformer aux directives de son chef hiérarchique, ni aux prescriptions des pages jaunes, rappelait le senior modérateur, c’est un non sens, c’est faire preuve d’indiscipline.

La codification des connaissances et des expertises et leur mise à disposition comme référents d’actions validés ont été analysées par les théoriciens de l’apprentissage. Pour les adeptes de cette théorie, les stratégies de codification conduisent souvent à un apprentissage de type adaptatif (Daft et Weick, 1984; Roux-Dufort 2002). Parce qu’un tel apprentissage, soutiennent-ils, se forme à la lumière et conformément aux pratiques dégagées des expériences passées, les apprenants sont tenus à les appliquer strictement. Par un retour constant sur soi, l’entreprise recense et consigne ses meilleures pratiques, les répertorie et les propage comme modes opératoires exemplaires que chacun des travailleurs doit s’y conformer. Par ces consignes, elle conforme l’agir de ses acteurs, anticipe et contrôle leurs actions. Elle réduit ainsi leur champ d’intervention et les dissuade d’imaginer ou de promouvoir de nouvelles manières d’être et de faire. Tout apprentissage personnel différencié serait malaisé et tout changement significatif irréalisable.

La codification des connaissances et des expertises ne devrait pas interdire l’apprentissage individuel et collectif, ni empêcher les participants à les interroger et à réfléchir à d’autres modes d’action possible. La consignation des savoirs et des savoir-faire ne doit proscrire leur personnalisation et leur dépassement. Réussir un projet de gestion de connaissance suppose, en même temps, la formalisation pour sauvegarde des expertises construites et la personnalisation de ces savoir-faire en autorisant les acteurs à les approprier, les questionner et les dépasser. Cet équilibrage entre deux logiques opposées rappelle sans doute la tension dynamique entre l’apprentissage par exploitation et celui par exploration, condition nécessaire pour entamer un apprentissage organisationnel significatif selon March (1991). Pour Scheeprs et al. (2004), un tel compromis entre l’objectivation et la subjectivation des connaissances serait nécessaire. Les Pages Jaunes, en dépit de leur précision et transparence, sont incapables de rendre compte de la finesse et des substrats qui constituent les expertises construites. En outre, leur historicité et leur contextualité rendent leur application dans d’autres lieux et temps difficile et inopportune.

Outre la personnalisation des connaissances et la nécessité de conférer aux acteurs une marge de manoeuvre pour les approprier et les interroger sans crainte, le projet de ARF pose aussi un problème culturel. Pour un senior, l’écrit en tant que tel pose problème. « Chez nous, dit-il, la culture ambiante est fondamentalement orale. L’écrit n’a pas la puissance de la parole. C’est pourquoi, ajoute-t-il, les pages jaunes ne peuvent se substituer aux échanges verbaux et encore moins de les transcender ». Les dires directs et informels sont plus significatifs que ceux écrits et consignés. « Dans la culture arabe, le verbal est central alors que l’écrit est facultatif, marginal », soutient un senior. En outre, la proximité continuelle des chefs hiérarchiques de leurs subordonnés a fini par avoir raison des pages jaunes. « C’est aux chefs d’équipe, aux seniors de définir les démarches à suivre et les solutions », ajoute-t-il. Ainsi, comme le constate avec regret le Directeur Général « tout le monde a fini par oublier les pages jaunes et le PCG ».

Conclusion

Cette recherche a pour problématique de la gestion des connaissances et pour cadre d’investissement une entreprise tunisienne de conseil en management. Dans le but de sauvegarder ses expertises et de permettre leur évolution, ARF a entrepris un projet de gestion de connaissance et a mobilisé pour le réussir toute la technologique informatique disponible. Cependant, en dépit de l’implication de la Direction Générale, des lourds investissements techniques consentis et du soutien de nombreux seniors, le projet n’a pas pu aboutir. Cette recherche fournit un certain nombre d’apports. Elle nous éclaire d’abord sur la nature complexe et dynamique de la gestion des connaissances. Dans le cas exploré, l’échec de l’expérience de gestion des connaissances a été expliqué par plusieurs raisons. Certaines sont d’ordre cognitif et d’autres sont socioculturelles. Chez ARF, il y a eu, en effet, seulement prise en compte de la dimension explicite et apparente des connaissances. Sa partie tacite et immergée pourtant essentielle pour l’assimilation et le développement d’un savoir distinctif et dynamique a été occultée. Au niveau socioculturel, l’entreprise n’a pas considéré dans la mise en place de son projet plusieurs caractéristiques propres à son organisation et à son contexte. L’extériorisation des expertises et leur mise en commun supposent préalablement la construction d’un ordre organisationnel marqué par la confiance et la complémentarité et non, comme c’est le cas pour ARF, caractérisé par la compétition et la rivalité. Il résulte de cette situation un déficit d’appropriation de l’outil technologique par ses utilisateurs. Ainsi le succès de la gestion des connaissances tient-il non seulement aux dispositifs techniques dédiés, mais aussi, et surtout, à la qualité des mesures sociales et managériales associées. Ces mesures sont censées fournir aux acteurs les bases des comportements de coopération et d’intégration des savoirs.

Sur un autre plan, cette recherche nous a permis de nous intéresser au contexte managérial et culturel d’une entreprise tunisienne. En effet, dans la culture arabe, le face à face est souvent préféré aux écrits. Dans l’entreprise tunisienne, la culture est principalement verbale. Parler vaut mieux qu’écrire et les écrits sont souvent précautionneux. Ainsi, chez ARF comme pour plusieurs entreprises, la prééminence est à la parole. Elle est plus fiable et plus puissante que les fiches établies. Enfin, la présence continue sur les lieux du travail des chefs hiérarchiques fait obstacle aux recours aux « pages jaunes ». En cas de besoin ou de dysfonctionnement, c’est lui qui décide des pratiques à suivre et s’opposer aux prescriptions des fiches consignées.

Pour les entreprises tunisiennes aux prises avec les enjeux de la nouvelle économie, ces spécificités ne doivent plus être vues comme une fatalité à subir. Leur essor passera inéluctablement par la modernisation des approches gestionnaires associées aux questions de l’apprentissage et de la gestion des connaissances. Dans ce cadre, le cas ARF leur aura appris que les solutions technologiques ne sont, finalement, qu’une partie de la solution.

Tels sont les principaux résultats dégagés par l’étude du cas ARF. Cependant, nous précisons que notre recherche avec ses différentes implications gestionnaires est à considérer seulement au regard et dans les limites du temps et du périmètre de l’étude. Nos résultas sont, en effet, difficilement généralisables. Nous conjecturons cependant que ce cas est représentatif des entreprises tunisiennes opérant dans le secteur du conseil et ayant une taille moyenne. Pour affiner davantage nos conclusions et enseignements, il serait intéressant, dans des recherches futures, de répliquer cette étude dans d’autres secteurs économiques, dans des entreprises de taille différente.