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Alors que, d’un point de vue descriptif et interprétatif, la traduction mobilise l’attention d’un nombre croissant de traductologues depuis le début des années 2000 (Montgomery 2000 ; Simeoni 2001), le présent ouvrage adopte la perspective plus large des liens entre traduction et savoir. Plus précisément, Translation in Knowledge, Knowledge in Translation se positionne à l’intersection de la traductologie et de l’histoire et la philosophie des sciences, un domaine où jusqu’à tout récemment les traductions étaient perçues comme des productions secondaires peu significatives au regard de la création de nouveaux savoirs (p. 1).

Ce recueil interdisciplinaire, qui découle de la conférence internationale du même nom qui s’est tenue en 2017 à la Justus Liebig-Universität Gießen, a été dirigé par Rocío G. Sumillera, professeure titulaire de littérature anglaise (Universidad de Granada), Jan Surman, historien des sciences (chercheur indépendant) et Katharina Kühn, doctorante en études culturelles (Justus Liebig-Universität Gießen). Translation in Knowledge, Knowledge in Translation est divisé en trois parties de quatre chapitres chacune. La première est axée sur la dimension agentive de la traduction et des transferts, la deuxième traite avant tout du contenu linguistique et visuel et la dernière est orientée vers la dimension structurelle de ces phénomènes. Les douze chapitres, s’ils se limitent aux espaces européen et eurasien (à l’exception d’un chapitre portant sur l’Inde coloniale), couvrent cependant une période très large allant du xvie siècle au début du xxie, et mobilisent des vues très variées sur la traduction.

Dans « Reading scientific translations in the first half of sixteenth-century Europe through Hernando Colón’s library », Rocío G. Sumillera cartographie le savoir relatif aux traductions interlinguistiques du début de la modernité en prenant appui sur la collection d’imprimés scientifiques d’Hernando Colón, fils de Cristóbal. Ce travail descriptif et interprétatif analyse les titres, les traducteurs, les langues, les foyers de publication et de commerce du livre, de même que les éditeurs et les facteurs qui ont façonné les catalogues de ces derniers. Le chapitre de Simon Dagenais, « Jérôme Lalande, Giuseppe Toaldo and the translation of astronomical works for a wider public in the 1700s », documente les motifs historico-culturels et plus personnels derrière les traductions interlinguistiques vulgarisées d’un ouvrage d’astronomie en italien et d’un ouvrage d’astrométéorologie en français, au xviiie siècle. Laura Meneghello, dans « Travelling knowledge in nineteenth-century science : Jacob Moleschott and materialism in translation », explore le rôle de la traduction bien au-delà d’une simple dissémination des savoirs, à partir du travail de traducteur de Jacob Moleschott, de son travail dans le transfert de concepts scientifiques vers le domaine politique, de la traduction de ses propres travaux en italien et de l’influence de son expérience de traducteur sur sa carrière transnationale. Dans « Translating the Iron Curtain : A translational perspective on the epistemic dimension of Radio Free Europe », Simon Ottersbach examine différents processus de transferts du savoir à l’intérieur de la station Radio Free Europe pendant la guerre froide. Ceux-ci comprennent la traduction vers l’anglais des nouvelles locales, de même que leur transmédiation et adaptation pour de nouveaux auditeurs ; la transformation d’objectifs politiques propagandistes en programme d’action convenant aux bailleurs de fonds et gestionnaires états-uniens ; et la transformation des besoins de la station en recherches scientifiques, elles-mêmes ensuite vulgarisées.

Saskia Metan, dans « Paratexts in sixteenth-century editions and translations of Maciejz Miechowa’s Tractatus de duabus Sarmatiis », explore les changements de fonction qui marquent les traductions et éditions de Tractatus de duabus Sarmatiis mis en évidence dans les modifications apportées aux paratextes. Dans « The Latin Translation of Philosophical Transactions (1671-1681) », Pablo Toribio revisite l’histoire des traductions en néo-latin de la revue Philosophical Transactions à partir de la chronologie de leur publication et de celle de leurs réimpressions, des changements apportés à la préface et, plus amplement, de la correspondance entre le traducteur et l’auteur, laquelle révèle une collaboration conflictuelle. « Knowledge in series : Central European positivisms and their media, 1860-1900 », de Jan Surman, met en relief l’importance des collections – qui rassemblent entre autres des traductions interlinguistiques – dans l’appropriation des savoirs positivistes en Europe centrale à la fin du xixe siècle. L’auteur établit un lien entre l’émergence de nouveaux médias et l’importation et le prolongement de nouveaux courants philosophiques. Il analyse également les attitudes culturelles face à la traduction et les fondements de celles-ci. Philipp Hofeneder, dans « Knowledge transfer in the Soviet Union from the perspective of visual culture », part du présupposé que les éléments visuels et leur environnement jouent un rôle dans l’interprétation d’une traduction. Il mobilise ainsi les déplacements relatifs aux images observés entre la première édition en ukrainien du tome sur Kyiv de l’Istoriia (1968[1])et sa deuxième « édition » en russe (une traduction aux objectifs de détournement publiée en 1979[2]) pour dégager les intentions politico-culturelles sous-jacentes à la publication de cette dernière.

« The Leviathan and the woods : Translating forestry policies under Peter I of Russia », de Maria Avxentevskaya, décrit le transfert de l’Allemagne vers la Russie d’un modèle de gestion et d’un cadre juridique relatifs à la foresterie et évoque la traduction de la terminologie nécessaire à leur implantation sous l’impulsion du Tsar, à la fin du xviie siècle et au début du xviiie siècle. Christoffer Leber, dans « Energetic visions : Translating science in the German Monist movement, 1900-1915 », se penche principalement sur l’instrumentalisation du savoir scientifique par les monistes allemands au début du xxe siècle pour légitimer leurs objectifs réformistes. L’auteur décrit ainsi comment ceux-ci ont transformé des notions empruntées à la physique et à la biologie évolutionniste en principes éthiques et éducationnels. Dans « Science writing in Hindi in colonial India : A critical view of the motivations », Sandipan Baksi examine les facteurs qui ont stimulé la production de textes scientifiques en hindi (dont certains semblent avoir été des traductions) en Inde à l’époque coloniale, tels qu’ils sont présentés dans la revue Vigyan. Il expose une interdépendance étroite entre la diffusion scientifique en hindi et l’établissement du statut hégémonique de cette langue. Enfin, « An (imagined) community : The Translation Project in the Social Sciences and its impact on the scientific community in post-Soviet Russia », d’Irina Savelieva, décrit un vaste projet de traduction vers le russe d’ouvrages des sciences humaines et sociales (1996-2002) à la tête duquel elle se trouvait. Alors que cette entreprise visait à permettre aux universitaires russes isolés pendant les 70 ans de guerre froide d’enfin accéder aux textes canoniques occidentaux de ces disciplines, elle a aussi eu comme effet une réorganisation de la culture universitaire et une transformation (à tout le moins temporaire) des conventions et pratiques de traduction dans cet espace.

Translation in Knowledge, Knowledge in Translation rassemble ainsi une sélection intéressante d’études de cas centrées sur les espaces européens et eurasiens qui présentent un éventail de réflexions axées sur les liens entre savoirs et traduction (entendue comme un amalgame de divers transferts et transformations). Ces chapitres mettent généralement en évidence la participation active et délibérée des traducteurs et autres agents de traduction à la transformation des savoirs, et ce, même dans certains des textes axés sur les structures. La division tripartite de l’ouvrage et la structuration interne de chaque partie en ordre chronologique se sont révélées judicieuses pour organiser ce recueil assez éclectique, entre autres au regard des perspectives adoptées par les auteurs sur la « traduction ». Ce choix éditorial inclusif, qui possède l’avantage de son ouverture, laissera peut-être sur leur faim les lecteurs en quête d’un survol des liens entre savoirs et traduction au sens strict. Toutefois, ceux et celles qui désirent explorer les multiples phénomènes de transferts et transformations qui ont marqué la construction des savoirs pendant les cinq siècles couverts par l’ouvrage, que ce soit le passage de la sphère savante à la sphère populaire, d’un espace géographique ou culturel à un autre, ou bien d’une discipline à une autre, trouveront dans Translation in Knowledge, Knowledge in Translation une lecture profondément stimulante.