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Les Presses Sorbonne Nouvelle publient un nouvel ouvrage, écrit majoritairement en français, et consacré à la question de l’usage des termes en discours, dans un contexte d’entreprise ou d’organisation. L’ensemble des contributions relèvent du domaine de la terminologie, mais l’abordent de manière très diversifiée, tant du point de vue de la méthodologie que de l’objet étudié.

Introduit par un préambule de François Gaudin, sur les usages sociaux des termes, l’ouvrage comprend ensuite trois parties. La première porte sur le rôle social de la terminologie en entreprise, la deuxième s’attache à l’analyse de corpus oraux et la troisième examine la place de la terminologie comme outil de communication et de traduction.

Dans leurs pages introductives, les directeurs de l’ouvrage, Dardo de Vecchi et Valérie Delavigne, insistent sur les spécificités de la terminologie comme discipline. La terminologie est à la fois recherche sur la langue et application à tous les domaines de l’activité humaine. Elle échappe à la sectorisation des disciplines pour exprimer la réflexion et les actions d’une communauté. C’est ainsi le cas de la terminologie des entreprises et plus généralement des organisations. L’ensemble des contributions qui constituent l’ouvrage traite donc de cet objet concret et multiforme.

Dans son préambule intitulé « Il était une fois dans l’Ouest : les usages sociaux des termes », le socioterminologue François Gaudin aborde la question du « parler d’entreprise » en revenant sur l’histoire de la rencontre entre sociolinguistique et terminologie. La recherche en terminologie est initiée par des chercheurs qui travaillent d’abord sur le langage au travail, alliant sociolinguistes et lexicologues, jalonnée par les contributions de pionniers tels que Louis Guespin, Bernard Gardin, Yves Gambier ou, un peu plus tard, Catherine Resche, doctorante de Louis Guespin. Les premiers travaux mènent à la création d’un dictionnaire des bio-industries dans une approche interdisciplinaire des technologies. En 1991 paraît un numéro des Cahiers de linguistique sociale intitulé « Terminologie et sociolinguistique » ; en 1993, un numéro spécial de la revue Le Langage et l’Homme, puis en 1995, un numéro de Meta consacré aux « Usages sociaux des termes ». François Gaudin conclut en affirmant le rôle de la langue comme terrain de coopération mais aussi comme outil de manipulation pour la novlangue managériale qui menace le pacte sociolinguistique dans un monde de compétition.

Anne Parizot amorce ensuite la première partie intitulée « Société, usages et discours » avec un chapitre consacré à une approche ethnoterminologique de la désignation des métiers de commerciaux chez Michelin, dans une perspective diachronique et synchronique. Le corpus est constitué de documents écrits et oraux, dont des extraits de sites de recrutement ou des entretiens avec la direction de l’entreprise chargée des questions de terminologie. L’étude met en évidence un brouillage des représentations des métiers en anglais comme en français. L’auteur formule un certain nombre de recommandations pour une clarification de ces représentations et pour mieux faire coïncider les valeurs de l’entreprise et la terminologie qu’elle utilise.

Geneviève Tréguer Felten propose ensuite une analyse de la relation client à partir de courriels et de discours institutionnels, fondée sur une approche combinant ethnographie avec analyse de discours. À partir d’une étude de cas portant sur un malentendu de nature lexicale (le sens du mot futile) dans des échanges entre professionnels français et chinois, elle met en évidence un écart culturel flagrant dans la représentation de ce que recouvre le terme client. Ce travail lui permet de souligner le poids terminologique de mots qui, pris hors contexte, semblent relever de la langue générale.

Dardo de Vecchi prend la suite pour plaider pour une terminologie non plus « de quoi » mais « de qui et pour qui », prenant pour objet le rôle des verbes en entreprise. Le domaine d’activité ne recouvre pas que des connaissances mais aussi des actions exprimées par les verbes. Le rôle de la pragmaterminologie sera donc de décrire ce qu’il faut connaître pour faire, dans un souci d’adaptation constant au dynamisme des concepts utilisés en entreprise. Dans cette perspective, les verbes deviennent les révélateurs d’axes d’activité autour desquels pivotent acteurs, domaines de connaissances, objets et processus. À l’aide de trois exemples, l’auteur montre que le savoir est constitué des connaissances filtrées par l’expérience. L’utilisation des verbes d’action signale le sujet, individuel ou collectif, qui dispose des connaissances requises pour l’action. Si tous les aspects de la terminologie doivent être pris en compte, l’approche pragmatique montre le rôle décisif des verbes et des collocations pour le parler d’entreprise dans sa spécificité.

La deuxième partie, intitulée « Au commencement était l’oral », débute par la contribution de Velastegui, Fernandez Cruz, Méric et Gautier, et elle est consacrée à la terminologie de la fabrication du chocolat. Il s’agit de proposer la construction d’une terminologie de la production du cacao en Équateur, dans une approche contextualisée ou « située » (Condamines et Narcy-Combes 2015), prenant en compte les pratiques orales et les cultures locales. La terminologie spontanée adoptée par la filière d’activité est comparée avec la terminologie commerciale, en espagnol et dans deux langues vernaculaires. Un triple corpus est soumis à une analyse textométrique qui met en évidence une dichotomie entre le discours du producteur du cacao et celui du professionnel de la transformation de même qu’entre langues locales et espagnol.

Dans le chapitre qui suit, Dardo de Vecchi montre comment les « termes à l’oral » constituent un outil privilégié d’observation du continuum de connaissances partagées pour l’exercice d’une activité professionnelle. Pour mettre au jour les connaissances tacites et implicites, l’auteur propose une méthodologie de dialogue avec l’expert, fondée sur l’écriture collective d’un texte dit « jargonnant ». Il s’agit d’écrire un texte destiné à la transmission interne de consignes. Ces textes permettent de mettre en évidence un certain nombre de « candidats termes ». Les discussions qu’entraîne ce travail permettent enfin une prise de conscience par les experts de la valeur sémantique de leur vocabulaire et de la terminologie qui se cache derrière un parler d’entreprise.

À partir de cinq débats télévisés, Maria Francesca Bonadonna aborde ensuite la question de la négociation du sens autour de la notion de cryptomonnaie, sur les plans déterminatif et cognitif. Au prisme des échanges entre interlocuteurs visibles mais aussi invisibles que constituent les institutions, on montre que la négociation du sens et la recatégorisation, notamment par la formulation d’hyperonymes, permet de prendre le contrôle d’un domaine d’activité, faisant par exemple des cryptomonnaies des instruments financiers, dès lors soumis à la taxation fiscale.

Pierre Lerat clôt cette partie en analysant la « lexiculture experte sur un plateau » dans le contexte de la crise sanitaire liée à la COVID-19. À partir de trois vidéos d’experts, il s’attache à comprendre comment se constituent les termes scientifiques et le vocabulaire semi-technique. Cette « lexiculture » se fonde sur un continuum entre le discours ordinaire et celui des experts. Lerat conclut sur la différence entre désignation, ou référence langagière à un objet, et dénomination lexicale d’un concept formé de l’ensemble de ses propriétés.

La troisième et dernière partie porte sur les enjeux de la traduction et de la communication. Pour Heba Medhat-Lecocq, l’enjeu est de « traduire l’entreprise » en prenant en compte ses stratégies communicatives. Le traducteur est en effet particulièrement concerné par les besoins de traduction externe de l’entreprise. Or, là où le terminologue part de la langue pour arriver au discours, le traducteur part d’un discours pour en recréer un autre. La recherche entreprise ici concerne la traduction vers la langue arabe et ses nombreuses variations. Dans le premier cas, il s’agit d’une variation diaphasique dans le domaine de la mécanique automobile. Le recours aux termes savants permet de contourner les problèmes liés aux dialectes locaux et à des emprunts de langues différentes selon les régions. Le deuxième concerne une variation diatopique. Pour vendre des produits électroménagers au Maroc et en Égypte, la traduction doit recourir à des emprunts différenciés, selon l’histoire coloniale du pays. Il s’agit donc de s’adapter à la fois à un contexte culturel et à une stratégie d’entreprise.

Dans un chapitre rédigé en anglais et intitulé « Communicating natural events : emerging terminology across corpora », Anje Müller Gjesdal et Marita Kristiansen traitent ensuite de l’impact sur la terminologie de l’inquiétude que font naître en Norvège les modifications du climat. Les grandes entreprises de ce pays devant désormais livrer un rapport annuel sur leurs perspectives d’émissions, les deux chercheuses comparent dans le cadre d’une étude de corpus la terminologie émergente dans ces rapports et celle que l’on observe dans les rapports officiels. Le « Norwegian Newspapers Corpus » est utilisé comme corpus de référence pour la langue générale. Les résultats font apparaître que si le discours officiel traite bien du risque naturel, les entreprises mettent en avant le risque financier qui en découle.

Marie-Josée de Saint Robert clôt cette dernière partie avec une analyse de l’évolution du concept de développement durable depuis 1987 à l’ONU. de Saint Robert étudie notamment la manière dont la langue française s’est approprié ce domaine en s’appuyant, dans les médias de 2014 à 2019, sur le repérage des termes qui ne figuraient pas dans Le Robert à cette même période. Elle relève quatre grandes tendances, dont la dérivation à partir du préfixe co- (coveillance, coliving) et la lexicalisation de syntagmes nominaux complexes (économie circulaire). La conclusion comporte plusieurs remarques. Par exemple, l’ONU apparaît comme la caisse de résonance de nouveaux concepts et un lanceur d’alerte. L’évolution du concept peut parfois largement précéder la création d’un nouveau terme et le recours à l’homonymie peut cacher la transformation du concept.

En guise de conclusion de l’ouvrage, John Humbley propose en fait une ouverture et un prolongement en situant dans l’Encyclopédie de Diderot les débuts d’une terminologie contextualisée. Il rappelle qu’à l’époque classique le terme « technologie » désignait un ensemble de mots spécialisés et donc une terminologie. Ce qui s’appelle maintenant « technologie » était appelé « arts » divisés entre « arts nobles » et « arts de la mécanique » considérés comme utiles sur le plan pratique mais non intellectuel. « Wüsterien » avant l’heure, Diderot traque la synonymie et l’homonymie pour prôner la biunivocité entre terme et concept, condition de l’industrialisation à venir. Si Diderot n’était pas terminologue, il a fortement contribué à la prise de conscience de l’importance des vocabulaires et de leur harmonisation « entre ateliers, boutiques, magasins et chantiers », ce qui fait de lui l’ancêtre de la terminologie « située ».

Il s’agit ici d’un ouvrage novateur, à plusieurs égards. L’ensemble de l’ouvrage montre bien que, comme le dit Dardo de Vecchi (p. 71), la terminologie requiert en effet une approche contextualisée ou « située » qui prenne en compte non seulement les domaines de connaissance mais aussi les savoir-faire, et leurs interférences. Le concept même de terme est à redéfinir, comme le montre l’analyse de Geneviève Tréguer-Felten du concept de client dans les cultures française et chinoise. Prendre en compte le contexte, c’est prendre en compte l’origine du discours, son intention et le public visé, dans une perspective « pragmaterminologique ». Le « parler d’entreprise » ne peut donc se réduire à une liste de termes définis de manière univoque mais doit prendre en compte tout l’environnement linguistique. Dans cette mesure, l’analyse proposée par John Humbley a ceci de fascinant qu’elle montre que, loin de constituer une nouveauté, cette approche « située » nous relie aux proto-origines de la terminologie et au siècle des Lumières avec l’Encyclopédie de Diderot.

Novateur sur le fond, cet ouvrage l’est également quant aux objets envisagés. Tout d’abord, il traite la communication orale, trop rarement abordée. Le travail sur la filière du chocolat, qui prend en compte à la fois des documents écrits et oraux, permet de mieux comprendre comment se négocie le sens, selon l’objectif de la filière, de la production à la commercialisation, et le rôle que joue l’usage des langues vernaculaires. C’est aussi l’analyse des pratiques orales qui permet aux experts d’expliciter des savoirs implicites sur les termes utilisés dans l’entreprise. Est également prise en compte la variation entre langues vernaculaires et langues dominantes comme l’anglais, le français et l’espagnol mais aussi entre dialectes de l’arabe, et entre types d’emprunts aux langues dominantes, en fonction de l’histoire coloniale.

Cette grande ouverture a parfois pour corollaire un léger flou méthodologique, notamment dans la définition et les critères de choix des corpus étudiés dans certains cas. Mais c’est bien peu payer pour un ouvrage aussi riche et qui aborde frontalement la question de l’existence et des transformations d’un discours aussi éclaté que celui du « parler d’entreprise ».