Corps de l’article

1. Introduction

Le droit est l’une des disciplines au caractère éminemment culturel, car elle « […] remonte aux sources de la civilisation, de chaque langue et de la culture qu’elle porte » (Gémar 2002 : 166). À cet égard, Barceló Martínez, Delgado Pugés etal. affirment que « [b]ien es sabido que el derecho tiene un alto componente social, pues gracias a esta disciplina una sociedad se organiza » (Barceló Martínez, Delgado Pugés etal. 2020 : 109). Ce caractère culturel est très lié aussi au concept de nation. En effet, la vision du monde juridique n’est pas universelle, mais nationale (le droit international excepté). Par rapport à d’autres domaines de spécialité, où l’existence de référents universels est plus habituelle[1], le droit « […] se caractérise par sa singularité fondamentale étant donné qu’il est élaboré dans un contexte national bien précis et destiné à répondre aux aspirations spécifiques d’une communauté » (Alaoui Moretti 2002 : 51). Ainsi, le langage du droit va véhiculer des concepts qui sont attachés à une culture précise et le franchissement de ceux-ci en dehors des frontières s’avère compliqué, tel que Pelage l’énonce :

La mise en relation de deux systèmes de droit est effectivement un problème pour le traducteur. Il l’est aussi pour le juriste. Cette constatation nous amène à comparer les systèmes de droit non plus à d’autres systèmes sociaux mais aux systèmes scientifiques. Un mathématicien, un physicien, un chimiste, qui a étudié sa discipline aux États-Unis et a appris à résoudre des problèmes d’une certaine nature, pourra résoudre les mêmes problèmes au Japon ou en Suède. En bref, ses connaissances techniques sont directement transposables dans un autre milieu. Par contre, un juriste spécialisé dans les successions en droit français ne peut pas donner une consultation sur une question de succession en droit espagnol, même s’il connaît le castillan, à moins qu’il n’ait étudié les deux systèmes de droit : ses connaissances techniques ne sont pas directement transposables dans un autre milieu. C’est là une conséquence directe du lien fondamental entre droit et société.

Pelage 2001 : 25

À la suite de ces considérations, les connaissances exclusivement linguistiques ne sont pas suffisantes pour mener à bien le processus traductif. Conséquemment, parler de traduction et, plus précisément, de traduction juridique implique de parler d’activité interculturelle. Le traducteur doit dans ce sens réussir à transposer des notions juridiques où la sous-compétence extralinguistique est essentielle. Le rôle du professionnel est donc de servir d’intermédiaire entre deux cultures, et non seulement entre deux langues. À cet égard, Moreau souligne que :

[t]raduire du droit conduit donc le traducteur à ouvrir un chemin qui traverse le champ de la langue et s’enfonce dans le monde du droit. L’acte de traduire devient ainsi un acte complexe, exigeant science et prudence car, au-delà du changement de langue, il faut surtout réussir la transposition de notions juridiques d’un système à l’autre afin de les rendre équivalentes pour les lecteurs des deux langues en cause.

Moreau 2011 : 30

Si le monde du droit est toujours idiosyncrasique relativement à une communauté donnée, le traducteur juridique fera constamment face à des divergences culturelles devant être résolues de la façon la plus adéquate possible selon le skopos. De plus, aux problèmes que les cultures juridiques supposent s’ajoutent ceux des effets légaux des textes de droit. Ces derniers sont porteurs d’effets juridiques, liés à une culture précise, qui doivent être normalement respectés dans la traduction. Les conséquences sur le plan légal dans les deux cultures vont généralement varier. C’est pourquoi « [l]e traducteur ne peut pas se contenter de transcoder un texte juridique, il doit rechercher le vouloir-dire de l’auteur, l’interpréter et le reformuler pour qu’il produise dans la langue cible, les mêmes conséquences juridiques que le texte source » (Alaoui Moretti 2002 : 52). À cet égard, cette même auteure souligne comme suit :

Il faut appréhender le sens profond d’un texte conçu dans une langue donnée, par référence à un système juridique déterminé et le rendre dans une langue étrangère de façon compréhensible pour un récepteur qui raisonne sur la base d’un ordre juridique différent.

Alaoui Moretti 2002 : 52

Ces divergences, du point de vue culturel et légal, que nous appelons ici anisomorphismes culturels, sont présentes non seulement au sein des systèmes provenant de familles juridiques différentes, mais aussi au sein de la même famille juridique (comme c’est le cas des droits français, espagnol et chilien, qui font partie du droit continental). En outre, nous devons préciser que la diversité des systèmes juridiques ne coïncide pas avec la diversité des langues dans le monde, car « […] le droit est exprimé de multiples façons au sein d’une même langue […] » (Gémar 2011 : 133). Cela nous amène à garder à l’esprit, à tout moment, le phénomène de la variation linguistique, traditionnellement étudié dans le cadre de la linguistique et, surtout, de la sociolinguistique, mais qui est étroitement lié au domaine de la traductologie juridique, tel que Barceló Martínez, Delgado Pugés etal. affirment :

[…] el traductor […] no debe limitarse a un determinado par de lenguas sino a un par de ordenamientos jurídicos, ya que a un mismo par de lenguas (francés y español, por ejemplo) pueden corresponder numerosos pares de ordenamientos jurídicos (España y Francia, Venezuela y Bélgica, Canadá y Argentina, Chile y Luxemburgo, etc.).

Barceló Martínez, Delgado Pugés etal. 2020 : 114

Étant donné que l’espagnol est la langue officielle dans 21 pays et le français dans 29 pays, l’existence de plusieurs systèmes juridiques différents ayant une même langue commune (donnant lieu, dès lors, à des difficultés traductologiques) n’est pas étonnante. Ainsi, cet article vise à aborder la problématique que les différences culturelles entraînent en traduction juridique et leur lien avec la notion de variation linguistique (notamment la variation géographique). Pour ce faire, nous analyserons un concept général commun relevant de la procédure pénale, la personne mise en cause, et sa matérialisation dans trois systèmes juridiques différents : la France, l’Espagne et le Chili. Le choix de ce concept se justifie par le fait qu’il s’agit d’un élément clé dans la procédure dans ces trois cultures (en effet, sans cet acteur de la justice, il n’y aurait pas de procédure pénale), mais non organisé conceptuellement (bien que, terminologiquement, les pays hispanophones puissent parfois employer le même terme) de la même façon. Cela va donc donner lieu à des exigences en traduction dans ce domaine qui doivent être prises en compte afin d’éviter des malentendus ou des problèmes concernant les effets juridiques des concepts.

2. La traduction juridique : la traduction de réalités culturelles différentes

Comme la traduction juridique porte sur des systèmes propres à chaque pays, elle aura un important contenu culturel. En effet, elle confronte deux cultures juridiques distinctes. Mais, qu’est-ce qu’une culture juridique ? À cet égard, Friedman affirme que :

[b]y legal culture we mean the ideas, values, attitudes and opinions people in some society hold, with regard to law and the legal system. […] Legal culture is the source of law – its norms create the legal norms ; and it is what determines the impact of legal norms on society.

Friedman 1994 : 118

González Matthews, pour sa part, souligne que :

[l]e droit, tout comme la culture générale, est un processus herméneutique qui a sa propre langue et ses propres connaissances. Le droit est donc à la fois générateur de culture et produit d’une culture : il contribue à façonner une culture, mais il possède aussi une culture qui lui est propre, la culture juridique.

González Matthews 2003 : 118

Finalement, Normand considère que :

[l]a notion de culture juridique est susceptible de plusieurs acceptions. D’un point de vue interne, elle peut être utilisée pour référer à la pensée et à la pratique des juristes. D’un point de vue externe, elle renvoie à la perception qu’ont du droit les non-juristes. Par ailleurs, la notion peut aussi servir à décrire les spécificités nationales et locales de la pensée et de la pratique des juristes d’une communauté donnée.

Normand 2012 : 779

C’est précisément cette dernière acception qui nous intéresse. Ainsi, nous parlerons généralement de culture juridique comme de l’ensemble des particularités relevant du domaine du droit qui sont propres à une nation déterminée. Ces caractéristiques du droit vont se refléter, par conséquent, dans la traduction juridique, celle-ci comprise comme toute traduction d’un texte portant sur le droit, écrit dans une langue qui fait partie d’une culture juridique source, vers une autre langue qui appartient à une culture juridique cible. Comme traduction concernant le droit, elle met en corrélation la langue de spécialité de ce domaine, des concepts culturels liés à la nature nationale du droit et les effets légaux que comportent les textes juridiques. Ainsi, tel que Terral (2004) le souligne, le traducteur dans cette discipline doit faire face à deux difficultés principales : d’une part, l’aspect technique du vocabulaire juridique et, d’autre part, l’aspect culturel des termes de droit.

En effet, si le droit possède sa culture propre, la traduction juridique s’avère alors une activité culturelle nationale, comme nous venons de l’indiquer, ce qui lui attribue un caractère particulier comparativement à d’autres types de traductions techniques plus universelles. Martín Hita[2] souligne à ce propos que :

[l]a traducción jurídica tiene una serie de características que la diferencian como un tipo especializado dentro de la traducción científico-técnica o especializada : se trata de una traducción que es a la vez técnica y cultural, es científica y a la vez social […]. Además […] se trata de una traducción que, en muchos casos, tiene carácter vinculante, lo cual le impone una serie de limitaciones. Y, por añadidura, supone generalmente el paso no sólo de una lengua a otra, sino también de un sistema de derecho a otro.

Martín Hita 1996 : 227

Cette auteure parle du passage non seulement d’une langue à une autre, mais aussi d’un système à un autre. Il y a évidemment un passage d’un système à l’autre au cours du processus traductif, mais dans une phase purement cognitive, où le traducteur doit effectuer des comparaisons avant de proposer la traduction proprement dite. Cependant, cette transposition ne doit être qu’un outil d’analyse contrastive, puisque la traduction juridique ne consiste pas à transposer des systèmes. Il s’agit de l’un des problèmes principaux dans la traduction dans ce domaine, car chaque pays aura une organisation juridique particulière qui doit être exprimable, mais non pas échangeable par le système cible. C’est donc dans ce contexte que ce type de traduction spécialisée exige un haut niveau de culture. Même s’il est vrai que d’autres caractéristiques sont présentes dans la traduction juridique, nous croyons que l’aspect culturel est l’une des particularités les plus notables et fondamentales. À cet égard, Andújar Moreno et Cunillera Domènech soulignent que la culture est l’une des caractéristiques les plus importantes des textes juridiques, car il s’agit de l’un des défis les plus complexes à relever pour le traducteur (Andújar Moreno et Cunillera Domènech 2017 : 46).

2.1 L’anisomorphisme culturel en traduction juridique

Il faudrait d’abord comprendre le sens de l’expression anisomorphisme culturel. Celle-ci fait référence aux divergences que deux concepts présentent en raison de l’organisation de la réalité effectuée par les cultures dans lesquelles ils s’insèrent. De fait, « […] chaque système de droit découpe la réalité juridique comme il l’entend […] » (Terral 2004 : 878). Ainsi, parler d’anisomorphisme culturel dans la traduction du droit nous amène à parler des asymétries qui existent entre deux concepts n’appartenant pas au même système juridique. Si dans des contextes plus universels la transposition des éléments culturels peut faire l’objet de certaines transformations conceptuelles dans le texte d’arrivée afin de produire un effet équivalent chez le récepteur cible[3], le traitement des anisomorphismes culturels en traduction juridique n’est pas si ouvert à ce genre de modifications. En effet, dans ce type de traduction, il faut respecter les effets légaux, ce qui complique souvent l’emploi d’équivalents fonctionnels de façon exclusive par rapport à d’autres traductions techniques. À cet égard, Petrů affirme que :

[…] la traduction juridique, bien qu’appartenant sans aucun doute au groupe plus large de la traduction technique, ne répond pas aux caractéristiques essentielles de l’ensemble dont elle fait partie. Cela est dû notamment à la nature spécifique de l’objet de cette traduction qu’est le droit. Le droit étant un phénomène social, le produit d’une culture, il acquiert dans chaque société un caractère unique – ubi societate, ibi ius.

Petrů 2016 : 179

Ainsi, à notre avis, l’une des principales difficultés de ce type de traduction est la recherche de l’équivalent d’un concept inexistant ou ne correspondant pas exactement à la culture cible. Dans ce sens, Terral indique que « […] la difficulté de la terminologie juridique, dans une perspective de traduction, résulte […] du fait que les termes du droit sont le plus souvent culturellement marqués » (Terral 2004 : 877). Prenons l’exemple du concept gendarmerie[4], issu du droit français. Il s’agit de la force publique, comprenant la gendarmerie départementale, la gendarmerie mobile, la garde républicainede Paris et des formations spéciales (gendarmerie maritime, de l’air, etc.), dont les missions sont celles de

[…] police administrative, police judiciaire, fonction militaire, réparties en service ordinaire et extraordinaire, selon que l’intervention se déroule spontanément dans le cadre normal de ces attributions ou réquisitions des autorités civiles.

Cornu 2016 : 491

Concernant l’Espagne, le corps ayant les fonctions les plus similaires à la gendarmerie est la Guardia Civil, qui est :

[…] un Instituto armado de naturaleza militar, dependiente del Ministro del Interior en el desempeño de las funciones que se le atribuyen por la Ley Orgánica 2/1986, de 13 de marzo, de Fuerzas y Cuerpos de Seguridad, y del Ministro de Defensa en el cumplimiento de las misiones de carácter militar que se le encomienden.

Art. 23 de la Ley Orgánica 5/2005, de 17 de noviembre, de la Defensa Nacional[5]

En revanche, nous ne pouvons pas parler d’une même réalité partagée par les deux cultures. Même si, sur le plan général, les deux institutions ont pratiquement les mêmes fonctions, il peut exister des missions propres à un pays ou à un autre. À titre d’exemple, nous devons mentionner que l’une des missions de la Guardia Civil (et, plus précisément, du Grupo de Acción Rápida[6]) était la lutte contre le groupe terroriste ETA. Il est vrai qu’aujourd’hui l’ETA n’exerce plus la lutte armée, mais le Grupo de Acción Rápida de la Guardia Civil continue, de manière moins active, de contrôler et éventuellement de réprimer des actes terroristes. Même si la gendarmerie a collaboré dans cette lutte contre le groupe terroriste espagnol, il ne s’agissait pas de l’une de ses missions principales. Par ailleurs, l’organisation de la Guardia Civil et de la gendarmerie n’est pas identique. La première dispose d’une unité spécifique pour les délits à l’encontre des femmes et des mineurs, tandis que la seconde, tout en ayant aussi cette mission, ne dispose pas d’une unité précise y étant consacrée.

De plus, la gendarmerie et la Guardia Civil sont des institutions si ancrées dans leurs cultures que l’emploi d’une équivalence fonctionnelle ne serait pas conseillé. Il donnerait lieu à de la confusion dans un contexte juridique, car un Espagnol lisant dans un texte le terme Guardia Civil comme traduction de gendarmerie va automatiquement penser à la force de sécurité espagnole et non pas à la française. Dans la culture espagnole, un néologisme (déjà naturalisé) est normalement utilisé pour nommer cette force publique française, gendarmería. En revanche, cette proposition de traduction n’est valable qu’en Espagne (au moins de façon exclusive), car au Chili, la gendarmería est, d’après le Diccionario Panhispánico del Español Jurídico[7] (ci-dessous, DPEJ), le « [s]ervicio público dependiente del Ministerio de Justicia que tiene por finalidad atender, vigilar y contribuir a la reinserción social de las personas detenidas o privadas de libertad, además de otras funciones que les encomienda la ley ». Les forces de l’ordre dans ce pays ayant des fonctions similaires à celles des cultures française et espagnole sont les Carabineros de Chile, une institution policière armée « […] cuya finalidad es la mantención del orden público dentro del territorio nacional. Además, son auxiliares del Ministerio Público en la investigación de los delitos » (DPEJ).

Ainsi, nous arrivons au concept de variation linguistique, très présent en traduction juridique, activité non simplement bilingue, mais également bijuridique, voire trijuridique[8]. Le fait que plusieurs cultures disposent d’une langue commune pour manifester leurs droits ne signifie pas que ceux-ci soient équivalents. Tout au contraire, deux pays partageant la même langue, comme l’Espagne et le Chili, peuvent présenter le même degré d’anisomorphismesculturels que deux pays n’ayant pas une même langue commune.

3. Variation linguistique et traduction

Si « [a]ux problèmes liés à l’anisomorphisme entre langues s’ajoutent, dans le domaine du droit, les difficultés qui surgissent des différences radicales qui peuvent opposer les systèmes juridiques » (Mac Aodha 2018 : 56), il nous semble judicieux d’aborder la notion de variation. En effet, si nous prenons en considération le fait qu’une même langue peut exprimer des droits différents ou que le droit d’un pays précis évolue au cours des années afin de s’adapter aux nouvelles réalités, nous tenons à affirmer que l’étude de la variation linguistique est fondamentale dans le domaine de la traduction juridique.

Mais, quand parlons-nous de variation linguistique ? La variation linguistique concerne les caractéristiques de chaque langue et ses manifestations, qui peuvent varier par rapport à la zone géographique, le temps ou le domaine professionnel, entre autres. Mayoral Asensio (1999) propose une définition de variation que Ricardo Muñoz lui a transmise personnellement. L’auteur affirme que la variation linguistique est « […] la expresión de significados similares mediante estrategias diferentes que dan lugar a segmentos textuales distintos » (Mayoral Asensio 1999 : 13).

Le concept de variation a traditionnellement été abordé selon un point de vue linguistique et, particulièrement, sociolinguistique. Son étude, d’une approche traductologique, est assez récente. La traductologie, par opposition à d’autres sciences qui lui sont liées, doit analyser non seulement l’émetteur d’un message et son contexte, mais aussi le récepteur. En conséquence, la variation linguistique en traduction devient un phénomène bilingue et biculturel. Concernant la variation dans ce domaine, Villena Ponsoda souligne que :

[l]a teoría comparada de la traducción de la variación debe explicar cómo se reconocen y se analizan los textos con variación, y cómo se reorganizan y se sintetizan en la lengua de destino ; qué nivel de responsabilidad o qué grado de verosimilitud se pretende y se justifica en el marco de un esquema de conflicto entre la fuente de financiación y la fidelidad de la traducción.

Caprara, Ortega Arjonilla et Villena Ponsoda 2016 : 76

Plusieurs auteurs ont mené des travaux sur la variation appliquée à la traduction (Halliday, McIntosh et Strevens, 1964 ; Catford, 1965 ; Nida, 1975 ; entre autres). Nous nous en tiendrons à la classification de Halliday, McIntosh et Strevens (1964), qui propose deux catégories de variation : variation linguistique d’usage (les registres) et variation linguistique des usagers (dialectes). Cette dernière inclut un type de variation qui nous intéresse particulièrement dans le cadre de cet article, la variation lexicale géographique (ou topolectale), qui peut être définie comme « […] l’ensemble des différences qui touchent le vocabulaire d’une langue (sa composition ou son utilisation) en fonction du territoire où elle est en usage (continents, pays, régions, États, localités, etc.) » (Garneau et Vézina 2004 : 4). Ces auteurs considèrent que dans ce type de variation, deux marquages topolectales existent : le marquage topolectal de termes et le marquage topolectal conceptuel.

Concernant le marquage topolectal de terme, cela a lieu quand un concept donné commun reçoit des dénominations différentes en fonction du territoire. Par exemple, le Code de procédure pénale est l’ensemble des textes juridiques visant à organiser les étapes de la procédure pénale en France. Ce même document, en Belgique, est nommé Code d’instruction criminelle. En Espagne, cet ensemble de normes se trouve dans la Ley de Enjuiciamiento Criminal[9], alors qu’au Chili, il s’agit du Código de Procedimiento Penal.

Le marquage topolectal conceptuel, pour sa part, est un phénomène dû à l’organisation différente de la réalité que chaque pays fait dans certains secteurs d’activités comme le droit. Cela donne lieu généralement (mais pas toujours) à une variation terminologique. À titre d’exemple, en France, le terme magistrat fait référence à « […] toute personne appartenant au corps judiciaire et investie, à titre professionnel, du pouvoir de rendre la justice (magistrat du siège) ou de la requérir au nom de l’État (magistrat du parquet) […] » (Cornu 2016 : 631). Ces acteurs peuvent parfois être des juges, mais d’autres fois, ils ne le sont pas. Quand ils sont des magistrats du siège, ils s’occupent, justement, de juger (ils sont aussi appelés juges), alors qu’en tant que magistrats du parquet, ils ne jugent pas, mais sont chargés de requérir l’application de la loi. En Espagne, bien que le terme magistrado existe, il renvoie exclusivement à l’acte de juger dans des juridictions collégiales. Pour les juridictions unipersonnelles, c’est le juez, la personne devant juger. La France, contrairement à l’Espagne, emploie indistinctement le terme magistrat (du siège) pour faire référence à la personne chargée de juger dans des juridictions unipersonnelles et collégiales. De plus, le terme magistrado n’inclut pas l’acception de personne responsable au nom de l’État de requérir la justice. Cette fonction est réservée aux fiscales. Nous constatons donc un exemple évident de marquage topolectal conceptuel dû à une organisation différente d’une réalité commune (celle de rendre et de requérir la justice). En effet, ce marquage nous intéresse spécialement, car, tel que Terral (2004) l’indique, l’empreinte culturelle des termes juridiques occasionne de nombreux problèmes en traduction. De fait, certains auteurs s’accordent à affirmer que plusieurs de ces concepts marqués culturellement sont intraduisibles (Kerby 1982 : 10 ; Dumon 1991 : 293, entre autres). De plus, ces concepts propres à une culture, connus par Weston (1991) comme culture-specific concepts, posent des problèmes aussi au sein d’une même langue. Ainsi, en regard de notre exemple précédent, « [e]n Argentina, los Magistrados llevan el nombre de Jueces de cámara ; en Chile se llaman Ministros » (Peñaranda López 2015 : 21), alors qu’en Espagne, les termes juez et ministro renvoient à une réalité différente[10]. Par conséquent, si chaque nation dispose de son propre droit, « […] plusieurs systèmes juridiques peuvent se servir d’une même langue commune » (Valdenebro Sánchez 2021 : 41). C’est pourquoi il existe un lien entre anisomorphisme culturel et variation linguistique. Cela entraîne l’une des difficultés auxquelles le traducteur doit aujourd’hui faire face. En effet, il lui faut s’assurer d’identifier et de connaître les phénomènes variationnels, car cela va lui permettre d’être au fait des techniques de traduction à employer afin de respecter, dans le cas de la traduction juridique, les effets légaux de la culture source.

Cependant, bien que la variation existe, cela ne veut pas dire qu’elle est toujours reflétée dans la traduction. Des aspects tels que le type de traduction, les exigences du client ou le destinataire vont donc influencer la présence de ces variations dans le produit final. Aussi, il peut arriver qu’absence de variation dans la langue source ne signifie pas absence de variation dans la langue cible. À cet égard, Caprara et Ortega Arjonilla soulignent que :

[…] la ausencia de variación en la lengua origen no siempre supone una ausencia de variación en la lengua meta. Así, por ejemplo, un texto jurídico que haya de ser traducido, de español peninsular a francés, no siempre se traducirá de la misma forma si la destinataria es una institución francesa, suiza o belga, habida cuenta de las diferencias existentes en la terminología como en la fraseología jurídicas en estos países (Francia, Suiza y Bélgica). Esta variabilidad terminológica y fraseológica se sustenta en las diferencias que existen entre los sistemas jurídicos de los distintos países que componen la francofonía a escala internacional.

Caprara, Ortega Arjonilla et al. 2016 : 137-138

Donc la variation linguistique a une forte implication dans le processus traductif, comme nous le verrons. Les théories sociolinguistiques et traductologiques de la variation sont complémentaires. Cependant, il s’avère nécessaire de mener davantage d’études de variation appliquées à la traduction juridique, car la plupart des théories traductologiques existant sur la variation prennent comme référence la traduction littéraire. Il nous semble pertinent d’aborder ce phénomène ici, puisqu’il s’agit de l’un des problèmes principaux de ce type de traduction. De fait, le traducteur dans ce domaine peut travailler sur des textes provenant de toutes les cultures ayant comme langue l’une de celles dont il est spécialiste. En effet, les traducteurs assermentés sont nommés en tant qu’experts en langues française, espagnole, italienne, etc., et non pas en tant qu’experts dans des systèmes juridiques précis.

Par conséquent, le travail de droit comparé appliqué à la traduction devient primordial, car il permet de mettre en oeuvre les mécanismes pertinents pour en arriver à la solution la plus adéquate selon le contexte. À cet égard, « […] il est important de garder à l’esprit que […] la traduction juridique implique tout à la fois une opération juridique et linguistique » (Terral 2004 : 879). Ce dernier aspect est l’un des objectifs primordiaux de la juritraductologie (Monjean-Decaudin 2012). Par ailleurs, cette auteure affirme que « […] la juritraductologie a pour objet la traduction des textes de droit dans les contextes juridiques où la norme impose de traduire. Le droit comparé est omniprésent dans les situations de traductions du droit » (Monjean-Decaudin 2012 : 404). En effet, faire de la traduction juridique s’avère un exercice de droit comparé appliqué à la traduction, car il existe des nuances différentes chez le juriste et chez le traducteur. Pour le juriste, tel que Bocquet le souligne :

[l]a méthode consiste essentiellement à étudier des institutions analogues appartenant à plusieurs systèmes de droit et, au travers de jugements de valeur portant sur le contenu de ces règles de droit ainsi mises en regard, à élaborer pour un pays donné, celui dont par hypothèse on cherche à améliorer les institutions […] à créer un système meilleur à celui qui est alors le sien.

Bocquet 2008 : 14

En revanche, en traduction juridique, cette activité consiste à mettre en lien des institutions et des concepts analogues de cultures juridiques de la langue source et de la langue cible afin de trouver quels éléments du discours de la langue cible (sur le plan terminologique, phraséologique ou du discours global) peuvent être employés pour exprimer le message de la langue source[11]. Alors que le comparatiste ne doit pas se concentrer sur la langue, mais bien sur le droit, le traducteur juridique du droit comparé doit tenir compte autant du droit que de la langue. Par conséquent, la combinaison de la traductologie et du droit doit être effectuée afin d’appliquer les techniques de traduction appropriées pour faire face aux anisomorphismes culturels et aux problèmes liés à la variation géographique dans le domaine juridique.

Pour corroborer ces aspects, nous allons maintenant analyser un concept général, soit celui de la personne mise en cause en France, en Espagne et au Chili, ainsi que les concepts dérivés, fruit de la matérialisation effectuée par les pays qui font l’objet de cet article.

4. La personne mise en cause en France, en Espagne et au Chili : une même réalité ?

La personne mise en cause peut être définie comme celle qui est « […] visée par la plainte de la victime d’une infraction pénale ou par un témoin et contre laquelle il existe des indices rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer à la commission d’une infraction » (Guinchard et Debard 2019 : 698). Ce concept est partagé, a priori, par les trois systèmes objet de notre étude. En revanche, la matérialisation de cette réalité commune n’est pas la même dans ces trois cultures. C’est là où les anisomorphismes culturels vont se manifester.

Ainsi, en France, la personne mise en cause peut être dénommée différemment selon la phase de la procédure (Code de procédure pénale 2021[12]) :

  • Prévenu, terme utilisé pour désigner la personne qui est suspectée d’avoir commis une contravention ou un délit. Cette personne doit être jugée devant le tribunal de police ou le tribunal correctionnel.

  • Personne mise en examen, expression utilisée pour désigner la personne suspectée d’avoir commis un délit.

  • Témoin assisté, expression utilisée pour désigner la personne qui a un statut entre le témoin et la personne mise en examen. Cette personne est mise en cause à l’ouverture de l’instruction ou pendant celle-ci, mais il est impossible de lui reconnaître le statut de personne mise en examen ou de témoin.

  • Personne mise en accusation, expression utilisée dès la décision du juge ou de la chambre d’instruction quand il est considéré que la personne suspectée d’avoir commis un crime doit être jugée devant la cour d’assises.

  • Accusé, terme utilisé, dans la phase de jugement devant la cour d’assises, pour désigner la personne suspectée d’avoir commis un crime.

En Espagne, par opposition à la France, il n’existe que trois possibilités pour parler de la personne mise en cause (Ley de Enjuiciamiento Criminal 2021) :

  • Investigado, pour la personne dénoncée qui doit faire sa déclaration devant le juge d’instruction. Ce terme a été incorporé en 2015 et remplace celui d’imputado étant donné sa connotation péjorative[13].

  • Procesado ou encausado, pour la personne mise en examen officiellement après la phase d’instruction.

  • Acusado, pour toute personne qui est en phase de jugement.

Au Chili, on parle d’imputado, peu importe la phase de la procédure, tel que l’art. 98 du Código de Procedimiento Penal[14] (ci-dessous, CPPCL) l’indique : « [d]urante todo el procedimiento y en cualquiera de sus etapas[15] el imputado tendrá siempre derecho a prestar declaración, como un medio de defenderse de la imputación que se le dirigiere ». Par ailleurs, l’intervention juridictionnelle n’est pas une condition sine qua non pour qu’une personne mise en cause dans ce pays ait la qualité d’imputado. Ainsi, quelqu’un qui fait l’objet d’un contrôle d’identité dans la rue par les forces de l’ordre[16] (comme la police) dispose de tous les droits des imputados (par exemple, le droit à garder le silence, entre autres). À cet égard, le CPPCL souligne ce qui suit :

Calidad de imputado. Las facultades, derechos y garantías que la Constitución Política de la República, este Código y otras leyes reconocen al imputado, podrán hacerse valer por la persona a quien se atribuyere participación en un hecho punible desde la primera actuación del procedimiento dirigido en su contra y hasta la completa ejecución de la sentencia.

Para este efecto, se entenderá por primera actuación del procedimiento cualquiera diligencia o gestión, sea de investigación, de carácter cautelar o de otra especie, que se realizare por o ante un tribunal con competencia en lo criminal, el ministerio público o la policía, en la que se atribuyere a una persona responsabilidad en un hecho punible.

art. 7, CPPCL

Concernant la notion d’acusado dans la culture juridique chilienne, elle n’est pas exclusive du concept imputado abordé supra. On peut souvent même les employer comme des synonymes. Afin de comprendre ces notions, il est bon de se référer au concept de formalización de una investigación (ouverture d’une information). Normalement, les enquêtes préliminaires au Chili ont une durée légale de 2 ans (art. 247, CPPCL). Pendant cette période, le Ministerio Público[17] doit prendre une décision concernant les faits enquêtés. Si ceux-ci ne permettent pas de prononcer une ordonnance de non-lieu, le Ministerio Público devra, par conséquent, acusar à l’imputado par jugement motivé. En d’autres termes, il devra renvoyer la personne suspectée d’avoir commis l’infraction devant les juridictions pertinentes. Dès lors, l’imputado peut indifféremment être aussi nommé acusado. À titre illustratif, nous pouvons résumer ces informations dans le tableau suivant :

Tableau 1

La personne mise en cause en France, en Espagne et au Chili

La personne mise en cause en France, en Espagne et au Chili

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Nous constatons d’emblée que, numériquement, il n’y a pas de correspondance exacte. Il faudra donc analyser les points communs et différenciateurs entre ces microconcepts afin de trouver la meilleure solution traductologique selon le cas.

4.1. Traduction des termes à l’aide de l’analyse contrastive

Trouver une traduction appropriée s’avère compliqué, compte tenu des différences conceptuelles existantes mentionnées précédemment. Pour ce faire, nous allons partir des termes français et les analyser de façon contrastive par rapport aux cultures espagnole et chilienne.

Rappelons-nous que les termes prévenu ou accusé concernent la personne suspectée d’avoir commis une infraction se trouvant en phase de jugement. La différence réside dans le type d’infraction (contravention et délit pour le prévenu ; crime pour l’accusé) et l’organe chargé de juger (tribunal de police ou tribunal correctionnel pour le prévenu ; cour d’assises pour l’accusé). L’Espagne et le Chili organisent leurs réalités d’une façon plus générale. Ainsi, l’Espagne adopte un seul terme, acusado, pour faire référence à toute personne en phase de jugement (quel que soit le type d’infraction commise ou la juridiction de jugement) et le Chili emploie imputado et acusado indifféremment. Étant donné que les termes du droit espagnol et chilien ne sont pas si précis, nous pourrions nous servir d’une traduction fonctionnelle sans aucun problème. Ce que nous pouvons illustrer par la figure suivante :

Figure 1

Traduction des termes prévenu et accusé en Espagne et au Chili

Traduction des termes prévenu et accusé en Espagne et au Chili

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Cependant, il est important de souligner que, s’agissant de la traduction de l’un des termes de ces cultures hispanophones, il serait fortement recommandé, à notre avis, d’inclure une note en bas de page, comme technique de traduction explicative, ou se servir d’une traduction contextuelle. En effet, traduire acusado (que ce soit du droit espagnol ou chilien) par accusé, dans la culture française, c’est-à-dire l’équivalent linguistique le plus proche, exclurait le jugement de certaines infractions. Il faudrait, à cet égard, expliquer que dans la culture espagnole ou chilienne, ce terme fait référence à n’importe quel type d’infraction ou, le cas échéant, s’aider du contexte afin de voir quel type d’infraction a été commise et traduire le terme, en fonction de cela, par prévenu ou accusé. Cependant, cette technique pourrait dans certains cas poser des problèmes car l’organisation des infractions n’est pas non plus la même dans ces trois cultures. Par ailleurs, le traducteur plus familiarisé avec la culture juridique espagnole doit veiller à un autre aspect : la variation diachronique. En effet, comme nous l’avons indiqué précédemment (voir la section 4), le terme imputado en Espagne a été remplacé par investigado en 2015. Par conséquent, il est essentiel que le traducteur n’attribue pas le sens d’investigado à celui dimputado au Chili, car il ne s’agit pas de la même réalité, comme nous le verrons infra.

En ce qui concerne la personne mise en examen, en France, l’expression fait référence à la décision qui relève de la compétence du juge d’instruction (ou du juge des enfants dans certains cas). À partir de cette décision, la personne contre laquelle il existe des indices graves l’inculpant en tant qu’auteure ou complice d’une infraction n’est plus entendue comme témoin, mais comme personne mise en examen. Certaines mesures lui sont imposées, comme la privation de liberté. En revanche, la personne soupçonnée dispose aussi, grâce à ce statut, de droits, comme les droits de la défense, entre autres. La mise en examen n’est pas un jugement et ne débouche pas non plus sur un procès, mais dépend de la décision du juge d’instruction, en fonction de l’enquête et des investigations réalisées. En Espagne et au Chili, la terminologie employée est plus simple : investigado, pour l’Espagne, et imputado, pour le Chili. À cet égard, nous trouvons en Espagne qu’une personne investigada est toute « [p]ersona sometida a una investigación por su relación con un delito » (DPEJ). Au Chili, on la nomme imputada. De même qu’en France, dans les cultures juridiques espagnole et chilienne, la personne investigada et imputada jouit de certains droits comme les droits de la défense. Expliqué lato sensu, dans ces trois pays, le fait qu’on détienne des indices de comportement délictueux sur une personne n’implique pas que celle-ci soit punie par la loi ; une punition qui ne pourrait qu’avoir lieu après la vérification des indices. Mais, dans ce cas, il convient de préciser qu’il n’est pas possible, au Chili, d’employer comme des synonymes les termes acusado et imputado, car ici, on n’est pas encore en phase de jugement. Nous pouvons illustrer cela comme suit :

Figure 2

Traduction de l’expression personne mise en examen en Espagne et au Chili

Traduction de l’expression personne mise en examen en Espagne et au Chili

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En tout cas, l’emploi d’une traduction fonctionnelle nous paraît convenable, car il existe un haut degré de similitude. Cependant, il convient de préciser que la réalité n’est pas la même dans sa totalité. En effet, alors qu’en Espagne et au Chili, il n’existe qu’un statut avant de passer au jugement proprement dit, en France, il y en a deux : personne mise enexamen et témoin assisté. De même, le traducteur doit impérativement savoir vers quelle culture (et non seulement vers quelle langue) il est en train de traduire, car un traducteur connaissant bien la culture juridique espagnol pourrait être réticent à avoir recours au terme imputado, compte tenu de la variation temporaire du droit espagnol mentionnée supra. Nous pouvons donc confirmer ici l’importance des cultures et de leur lien avec la variation en traduction juridique.

Par rapport au concept de témoin assisté, il s’agit d’un statut accordé par le juge d’instruction au cas où ce type d’acteur passif de la justice se trouverait entre le statut de témoin et celui de personne mise en examen. Pour qu’une personne soit placée en tant que témoin assisté, le dossier d’enquête doit contenir des preuves permettant de croire qu’elle a commis une infraction, sans pour autant être en mesure de la considérer comme personne mise en examen.

En effet, le Code de procédure pénale souligne que « [t]oute personne nommément visée par un réquisitoire introductif ou par un réquisitoire supplétif et qui n’est pas mise en examen ne peut être entendue que comme témoin assisté » (art. 113-1). Le témoin assisté dispose de certains droits comme, par exemple, l’assistance d’un avocat ou l’absence de prestation de serment, entre autres. Ce statut est, cependant, inexistant en Espagne et au Chili. Ainsi, puisqu’il est question d’une traduction d’un texte dont le but est le maintien des effets juridiques, comme c’est le cas de la traduction assermentée, il serait judicieux, à notre avis, de combiner une traduction littérale (testigo asistido) avec une traduction explicative, indiquant qu’il s’agit d’un concept propre au système français pour nommer toute personne mise en cause lors de l’instruction, mais pour laquelle on ne dispose pas de suspicions suffisantes pour lui donner le statut de personne mise en examen. Nous pouvons illustrer cela de la façon suivante :

Figure 3

Traduction de l’expression témoin assisté en Espagne et au Chili

Traduction de l’expression témoin assisté en Espagne et au Chili

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Cependant, s’agissant de la traduction d’un texte dont le but est simplement d’informer sur un événement relevant du droit étranger, comme un texte journalistique, une équivalence fonctionnelle telle qu’investigado, en Espagne, ou imputado, au Chili, pourrait également être valable dans certains cas.

Finalement, en France, une personne a le statut de personne mise en accusation dès que le juge prononce la mise en accusation. Cela a lieu quand l’autorité judiciaire considère que cette personne doit être jugée devant la cour d’assises, vu l’existence de suffisamment d’éléments pour passer à la phase de jugement. En Espagne, si le juge considère que la personne suspectée d’avoir commis une infraction doit passer à la phase de jugement, ce sera en tant que procesada ou encausada. Au Chili, comme nous l’avons indiqué précédemment, si l’enquête sur les faits établit que l’individu passera en jugement, le terme employé pour le désigner sera acusado, mais celui d’imputado pourra aussi continuer d’être utilisé. C’est ainsi à partir de cette étape que les deux termes du droit chilien acquièrent le même sens. Concernant la traduction de personne mise en accusation, nous savons bien qu’il existe des différences conceptuelles en droit espagnol et en droit chilien. Par exemple, la personne mise en accusation en France sera jugée devant une juridiction précise, la cour d’assises, alors que le procesado ou l’encausado, en Espagne, ou l’imputado ou l’acusado, au Chili, peuvent être jugés par n’importe quelle juridiction. En revanche, de même que pour la plupart des cas précédents, le fait que les cultures espagnole et chilienne organisent leurs réalités d’une façon plus générale permet l’utilisation d’une traduction fonctionnelle. Nous pouvons illustrer cela de la façon suivante :

Figure 4

Traduction de l’expression personne mise en accusation en Espagne et au Chili

Traduction de l’expression personne mise en accusation en Espagne et au Chili

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Cette analyse nous amène à considérer l’importance de connaître les différences culturelles afin de proposer une traduction optimale, selon le cas. En effet, les anisomorphismes culturels en traduction juridique n’entraînent pas que des façons distinctes d’organiser une réalité, mais aussi des problèmes liés aux effets juridiques. Traduire simplement acusado par accusé en français, sans aucune précision ou sans tenir compte du contexte, pourrait impliquer non seulement de transmettre un sens erroné, mais également d’« imputer » à la personne en question la commission d’un type d’infraction peut-être incorrect. Finalement, nous constatons aussi le lien des anisomorphismes culturels avec la variation linguistique. En effet, le fait que le Chili et l’Espagne partagent la même langue n’implique pas que ces cultures partagent aussi la même réalité conceptuelle et terminologique. De fait, les termes faisant référence à la personne mise en cause dans les différentes étapes ne sont pas toujours les mêmes et, de plus, ils n’ont pas toujours le même sens, comme c’est le cas d’acusado au Chili, qui englobe un champ conceptuel plus large que celui d’acusado en Espagne.

5. Réflexions finales

D’abord, nous pouvons corroborer l’importance de la maîtrise des réalités culturelles dans la traduction juridique. Sans la connaissance des cultures juridiques, le traducteur risque de ne pouvoir mener à bien son activité. Les mondes juridiques étant différents, il est fondamental d’avoir une compétence non seulement linguistique, mais aussi extralinguistique (juridique dans ce cas). Il ne s’agit pas de prioriser l’une ou l’autre, mais de les considérer comme un ensemble qui ne fonctionne qu’en collaboration. Étant donné le caractère national du droit, le traducteur doit constamment faire appel à ses connaissances culturelles (juridiques) pour traiter les anisomorphismes culturels existant dans les systèmes avec lesquels il travaille.

Ensuite, et en lien avec la réflexion précédente, nous soulignons l’importance du droit comparé en traduction juridique afin de faire face à ces anisomorphismes. Une fois accepté le fait que la traduction n’est pas une simple activité de transposition linguistique, il faut assumer l’étude du droit comparé appliqué à l’activité traduisante comme un incontournable. En effet, le droit est une discipline ardue. Une formation extralinguistique à ce propos est essentielle, compte tenu des effets légaux que comportent généralement les textes de ce domaine. Cependant, posséder des connaissances en droit ou en droit comparé, d’une part, et parler deux langues, d’autre part, ne suffit pas pour résoudre les problèmes que les anisomorphismes culturels occasionnent en traduction juridique. Il est obligatoire, dans ce sens, de mettre l’accent sur la maîtrise du droit comparé appliqué à la traduction, car il se révèle être un pont entre deux disciplines, juridique et traductologique, objet d’étude de la juritraductologie, par lequel le traducteur pourra mettre en oeuvre tous les mécanismes nécessaires afin de produire un texte adéquat dans la culture cible, tout en respectant les effets légaux de la culture source. Ainsi, nous encourageons l’apprentissage, dans les études liées à la traduction, de matières en droit comparé appliqué à la traduction.

Par ailleurs, nous sommes bien conscients que, généralement, le traducteur juridique n’est pas juriste, bien que la production des textes cibles exige le même niveau de précision que s’ils étaient rédigés par un professionnel du droit. En conséquence, la documentation est indispensable afin d’éviter une traduction incorrecte, avec tous les problèmes légaux que cela impliquerait. Il faut alors posséder alors une sous-compétence instrumentale (celle-ci fait partie de la compétence en traduction). C’est aussi pour cette raison que la personne exclusivement bilingue, sans aucune compétence documentaire, n’est pas, à notre avis, en mesure de mener à bien le processus traductif.

Finalement, nous ne devons pas oublier l’importance de la variation linguistique en traduction et, notamment, en traduction juridique. En effet, l’espagnol est la langue officielle dans 21 pays et le français dans 29 pays. Ce qui donne lieu à plusieurs systèmes juridiques différents ayant une même langue commune. Quant à la variation géographique, elle n’implique pas seulement des façons de nommer différemment des concepts juridiques, mais également des conséquences légales distinctes. À cet égard, même si le concept général de personne mise en cause existe au Chili et en Espagne, deux pays hispanophones, sa façon de se matérialiser divergeant dans les deux pays (acusado et imputado au Chili ; investigado, procesado et acusado en Espagne) donne lieu non seulement à une différence terminologique et culturelle, mais aussi à des effets juridiques qui ne se correspondent pas. Ce qui explique le lien étroit entre la variation linguistique et l’anisomorphisme culturel. Ces constats nous conduisent à considérer la nécessité de disposer d’un plus grand nombre d’études concernant la variation linguistique (sous toutes ses formes) en traduction juridique, puisque la plupart de la littérature scientifique sur la variation aborde ce phénomène sous un angle sociolinguistique et non pas traductologique ni juritraductologique.