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Publié sous la direction de Paul F. Bandia, Writing and Translating Francophone Discourse : Africa, The Caribbean, Diaspora est un numéro de TEXTXET dirigé par Cedric Barfoot et Theo H’haen. L’ouvrage met en évidence l’intersection symbiotique entre des recherches en études françaises et francophones, et des recherches en traductologie. Les auteurs s’inspirent des concepts développés dans plusieurs domaines tels la littérature, la production de films, les documents historiques, ainsi que les théories critiques de certains philosophes français et francophones. Ils ont en commun leur intérêt pour la traduction et sa conceptualisation en tant que pratique interlinguale et métaphore pour la communication interculturelle et transculturelle. L’ouvrage comporte une introduction, dix chapitres, des notices biographiques et un index.
L’introduction de Paul F. Bandia, présente les fondements théoriques et les concepts à la base de l’ouvrage. Dédié à la mémoire d’Édouard Glissant, philosophe martiniquais décédé avant la publication de l’ouvrage, Writing and Translating Francophone Discourse est, en partie, inspiré de la Poétique de la relation et du concept de Tout-monde de Glissant. À la base de l’ouvrage figurent d’autres théories et concepts tels que le concept de bi-langue et bi-culture d’Abdelkébir Khatibi, le monolingualisme de l’Autre de Jacques Derrida, la littérature mineure de Gilles Deleuze et Félix Guattari, et les réflexions féministes de Hélène Cixous. Bandia remarque que les auteurs perçoivent la traduction comme un paradigme pour analyser les discours de représentation de l’altérité dans les textes qui portent sur l’Afrique, la Caraïbe et la Diaspora à travers la littérature, l’art en général, le cinéma, la danse et d’autres modes d’expression culturelle.
Dans le premier chapitre, « From the French Antilles to the Caribbean : ‘Translation’ Within the Francophone Realm », Lieven D’hulst examine les rapports géopolitiques et linguistiques entre l’historiographie littéraire antillaise et caraïbe, et la langue française dans l’espace de la francophonie. D’hulst souligne la fonction de la langue en tant que véhicule de rapports entre les littératures et les cultures caraïbes. Il affirme que la traduction constitue un outil pour la créolisation et le métissage culturel ainsi que pour l’intégration, soit un concept élargi de la traduction interlinguale qui réunit une gamme de pratiques interculturelles et intersémiotiques. Une telle conception de la traduction rapproche l’acte de traduire et celui d’écrire de manière à échapper aux frontières linguistiques établies par les institutions. Ensuite, D’hulst remet en question les concepts de ‘intranslation’ et ‘extranslation’ pratiqués au sein de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) qui exclut la création des partenariats avec les communautés caraïbes. Le contexte décrit par D’hulst présente des alliances complexes entre des pratiques, concepts, institutions éditoriales et pédagogiques, et stratégies institutionnelles de la traduction interlinguale et la traduction culturelle.
Dans le chapitre 2, « A ‘Flavor of Diversity’ : Intercreation and the Making of a Mosaic-Whole », Christine Raguet s’inspire de la notion de ‘perception de la diversité’ développée par Victor Segalen dans Essai sur l’exotisme (1978) pour aborder la problématique de la perception de l’Autre en traduction. Pour renforcer son argument, Raguet cite Antoine Berman qui déclare que « the language of the original shakes with all its liberated might the translating language » (p. 39) ainsi que Louis Cordonnier qui a défini les concepts de ‘ouvertude’ (openity) et ‘fermetude’ (closity) pour dénoncer la notion d’exotisme associée à l’ethnocentrisme. Raguet s’appuie sur le concept d’anthropophagie d’Oswald De Andrade dans Manifesto Anthropófago (1928), et d’Else Ribeiro Pires Vieira et Haroldo de Campos pour exposer le rapport exotisme/traduction/interculturalisme. Pour critiquer les stratégies de normalisation employées par les traducteurs, Raguet présente des extraits des traductions de deux romans anglo-jamaicains, All the Blood Is Red de Leone Ross et Small Island d’Andrea Levy. Enfin, elle propose une analyse des termes extraits du texte de Segalen et leur application en traduction : ‘kaleidoscopic vision’, ‘strong individuality’, ‘distance’, ‘complimentary elements’, ‘adaptation’, ‘perfect comprehension’, ‘eternal incomprehensibility’.
Sandra Bermann souligne, dans le chapitre 3 intitulé « Édouard Glissant and the Imaginary World of Literature : Relation, Creolization and Translation », l’importance de la littérature mondiale au sein des sciences humaines à l’époque actuelle où l’immigration et le conflit global s’intensifient. Même si elle fait référence aux écrits d’auteurs comme Gayatri Spivak, Ngugi wa Thiong’o, Karen Thorner et Emily Apter qui ont contribué à l’épanouissement de la littérature mondiale, l’auteure s’appuie sur les idées d’Édouard Glissant pour expliciter le rôle de la langue, du texte et de la traduction dans le développement la littérature mondiale. Selon Bermann, l’oeuvre de Glissant reste encore sous-exploitée. Pour remédier donc à ce déséquilibre, l’auteure propose une analyse de trois concepts développés par Glissant : la Relation, la Créolisation et la Traduction.
Samia Kassab-Charfi traite de l’image sémiotique du trait d’union dans le chapitre 4 qui s’intitule « Semiotics of the Hyphen in Patrick Chamoiseau’s Biblique des Derniers Gestes ». Comme l’auteure du chapitre précédent, elle s’inspire des écrits d’Édouard Glissant dans Tout-monde et Traité du Tout-Monde, hormis que, pour Kassab-Charfri, la créativité morpho-lexicale par l’usage des traits d’union dans le roman de l’Antillais Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, constitue l’objet de son analyse critique. Kassab-Charfi postule que “[t]he hyphen is neither reducible to a simple linguistic fact, nor to a purely literary one : rather it is interactional” (p. 89). C’est dans une telle perspective que Kassab-Charfi souligne le degré de richesse lexicale créée par une certaine liberté de l’usage du trait d’union dans la composition lexicale dans le roman de Chamoiseau. Kassab-Charfi considère que le style de l’écrivain caraïbe révèle l’organisation hiérarchique entre les langues et que sa créativité morpho-lexicale lui permet de présenter une triangulation analogique en sorte de suture tectonique des continents/identités/mots.
Si Kassab-Charfi s’inspire de l’emploi du trait d’union dans les écrits de Glissant pour analyser le livre de Chamoiseau, Tom Conley, dans le chapitre 5, « Mapping ‘Tout-Monde’ », examine l’aspect cartographique et iconique représenté dans Tout-monde de Glissant. Il affirme que “[o]n cursory view Tout-monde would be a visual signature, a trademark, a logo, an icon of what Glissant calls a ‘poetics of Relation’” (p. 111). Conley soutient son analyse de la cartographie iconique par deux cartes : la carte mondiale de la Cosmographie universelle (1555) de Guillaume le Testu où les Antilles sont représentées par les Lentilles et la ‘carte T/O’ (the ‘T/O map’) iconique d’une fracture médiévale. De plus, Conley examine deux perspectives philosophiques associées à l’usage de la cartographie : un moyen d’exercer le pouvoir administratif et son usage pour des besoins individuels.
Marie-José Nzengou-Tayo et Elizabeth Wilson abordent la problématique de la représentativité du contexte et des langues caraïbes dans la traduction des textes caraïbes vers les langues dominantes. Dans le chapitre 6 intitulé « Translating the Other’s Voice : When is Too Much Too Much ? », les auteures s’interrogent sur le degré de transparence ou d’authenticité que le traducteur doit conserver en traduisant la voix de l’Autre dans des textes provenant des îles caraïbes caractérisées par le multilinguisme. Elles identifient les enjeux tels que les idéologies des maisons d’édition situées dans les anciens pays colonisateurs, le choix des textes à traduire, le lectorat visé, la complexité linguistique et l’exclusion des traducteurs caraïbes des projets de traduction des ouvrages caraïbes.
Le chapitre 7, « The Language of the Stranger : A Dialogue Between Jacques Derrida and Abdelkébir Khatibi on Language and Translation », porte sur les problématiques d’ambivalence linguistique, identité et appartenance chez les écrivains maghrébins dans le contexte postcolonial. L’auteur, Réda Bensmaïa, examine la complexité liée au statut de la littérature « francophone » par rapport à la littérature française. Ses réflexions rejoignent celles articulées par Lieven D’hulst dans le premier chapitre en ce qui concerne le statut des langues minoritaires au sein de la francophonie. Parmi plusieurs problèmes énumérés, Bensmaïa est d’avis que la cause majeure de l’impasse chez les écrivains maghrébins est reliée à la fausse tension entre l’arabe et le bilinguisme.
Le chapitre 8, « Vernacular Monolingualism and Translation in West African Popular Film », présente le phénomène de ‘monolinguisme vernaculaire’, un terme employé par Moradewum Adejumobi pour décrire une pratique qui se manifeste dans les films produits pour les communautés multilingues en Afrique occidentale postcoloniale. Contrairement aux différentes formes dominantes de monolinguisme, Adejumobi affirme que le monolinguisme vernaculaire s’applique principalement aux textes et coexiste convenablement à divers degrés de multilinguisme. Dans une analyse d’Àbèní, un film yorouba produit par le Nigérian Tunde Kelani, sous-titré en anglais pour le public nigérian et en français pour le public béninois, Adejumobi postule que le monolinguisme vernaculaire représente une “externalizing translation practice” qui renforce la position des langues indigènes dans des milieux postcoloniaux.
Verena Andermatt Conley analyse les productions filmographiques de Rabah Ameur-Zaïmeche, un cinéaste d’origine algérienne qui a grandi en France, d’où le titre du chapitre 9, « Rabah Ameur-Zaïmeche : Translation as Artistic Practice ». Ses deux films, Wesh Wesh qu’est-ce qui se passe (2001), Dernier Maquis (2008) traduisent des ‘stigmata’ (concept emprunté à Hélène Cixous, p. 190) dans le but de rendre visibles les injustices imposées aux immigrantes par certaines lois françaises. Conley décrit la traduction comme un concept critique transformateur doté d’un focus géopolitique qui dépasse les frontières nationales, mais ancré plutôt dans un concept plus élargi de la littérature-monde.
Le dernier chapitre est une esquisse historique de la traduction en Afrique du Sud présentée par Alain Ricard. Tel qu’exprimé dans le titre, « In a Free State ? Translation and the Basotho : From Eugene Casalis to Antje Krog », le récit débute par la mise en valeur de l’approche dialogique à la traduction adoptée par les premiers missionnaires (Eugène Casalis, David-Frederic Ellenberger, etc.) à l’égard des langues (sesotho, setswana, basotho, zulu, etc.), de la créativité littéraire et de l’histoire des peuples de l’Afrique australe. Ricard exploite des archives (transcriptions, traductions et manuscrits) et un livre récent d’Antje Krog, Begging to Be Black (2009), sur les rapports entre Moshoeshoe (un ancien roi africain) et ces pionniers traducteurs, pour exposer ses réflexions sur le rôle des travaux des derniers dans le développement du patrimoine linguistique et culturel des ethnies sud-africaines. L’auteur remarque que ces premiers travaux[1] « ethnographiques[2] » en Afrique australe ont été marginalisés par le racisme et les projets de colonisation, exclus des débats de la discipline anthropologique, et même discrédités par les institutions scientifiques des sciences sociales.
L’ouvrage témoigne sans aucun doute de l’intérêt grandissant pour la recherche portant sur les rapports entre les littératures mineures francophones, la langue française et la traduction. Les arguments articulés autour de la traduction de l’Altérité des textes en langues minoritaires traversent les écrits de tous les auteurs du livre dont la majorité conteste l’impérialisme culturel de la langue française qui limite les littératures non occidentales à la périphérie de la littérature mondiale. Pour les chercheurs intéressés par le concept de littérature mondiale, les idées de D’hulst, Bermann et Conley offrent des réflexions stimulantes.
Quant aux théories et concepts à la base du livre, ils se rejoignent pour former une intertextualité cohérente même si les auteurs proviennent de différents domaines. La poétique de relation et le concept de tout-monde de Glissant occupent une place prépondérante dans la majorité des chapitres. Et même si les auteurs bâtissent leur argument sur différents concepts de Glissant, leur visée commune se centre sur l’épanouissement du statut des langues minoritaires en traduction (surtout les créoles), un sujet qui reste toujours épineux, mais qui ouvre la voie à de vifs débats et beaucoup de recherches. Le livre aborde plusieurs phénomènes de traduction à explorer, comme la docu-fiction en France ou le monolinguisme vernaculaire en Afrique et, mérite donc la lecture de tout chercheur intéressé par la traduction des langues et littératures minoritaires.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le chapitre se termine par une liste chronologique des textes traduits du sesotho selon les dates de publication et des manuscrits.
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[2]
Ricard informe que “[a]t that time the concept of ethnographic fieldwork did not, but was invented by two young missionaries” (p. 210). Il s’agit d’Eugène Casalis (1812-1891) et Thomas Arbousset (1810-1877).