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Trouver le fil conducteur d’un ensemble d’articles qui ne sont pas, a priori, regroupés thématiquement est devenu, au fil des numéros, un jeu et un défi des plus enrichissants. Cette fois-ci, parmi les possibles, un fil d’Ariane nous est proposé dans une entrevue accordée par Jean-René Ladmiral à Jane Wilhelm, dont nous avons, à titre exceptionnel, reproduit le contenu[1]. Les propos de ce fervent traductologue-philosophe, joyeusement qualifié, comme il se plaît lui-même à le rapporter, de « dernier des archéotraductosaures » (colloque de l’ETIB, 2010), se caractérisent par leur clarté, leur ampleur, leur caractère didactique et constituent toujours un terrain fertile de réflexion. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de mettre en perspective les divers articles constituant le présent numéro avec quelques traits saillants tirés de l’entrevue en question.
D’emblée, il saute aux yeux que plusieurs travaux peuvent se rattacher à l’un ou l’autre des quatre âges de la traductologie, avec ses couples d’opposés normatif/descriptif et productif/inductif : interrogation sur certaines pratiques normatives à adopter (C. Patoyt), description et critique de traductions d’oeuvres littéraires (C. Alvstad et Å. Johnsen ; M. Alpuente Civera ; P. Zambrano Carballo), problématiques de processus ou de décision de traduction ou de révision, notamment en contexte pédagogique (Y. Wai-Ping ; Jieun Lee ; F. Fernández et P. Zabalbeascoa ; T. Conde ; O. Torres-Hostench ; M. Arumí Ribas). De façon prévisible, l’âge inductif – âge à venir – n’est pas représenté – même si quelques travaux menés en collaboration avec des neuroscientifiques ont déjà, par ailleurs, commencé à explorer la question de l’activité du cerveau sous-jacente à l’acte traductionnel.
Mais alors une question se pose : les travaux se penchant sur des descriptions ou des problématiques normatives sont-ils dépassés ? Il est bien sûr exact que les âges de la discipline sont marqués par ces tendances dominantes. Pour autant, les travaux dont l’objet est de rechercher des règles de traduction, ou tout au moins des guides, et qui, donc, manifestent un certain degré de normativité, ne nous paraissent pas être systématiquement obsolètes, certaines pratiques imposant d’avoir recours à des normes imposées – nous pensons notamment à l’obligation d’utiliser certaines nomenclatures terminologiques biomédicales, ou à des contraintes de formulations, en droit par exemple, ou aux contraintes du sous-titrage qui requiert l’emploi de stratégies particulières (P. Sakellariou). Certes J.-R. Ladmiral s’attache-t-il sans doute plus particulièrement à la traduction littéraire, pour laquelle l’application d’une norme est immédiatement sujette à caution. Une façon de résoudre ce problème pourrait être de s’inspirer du découpage en âges et d’imaginer des axes, normatif, descriptif, productif et inductif, une recherche donnée étant représentées comme un point dans un espace multidimensionnel – la traductologie – et dont les coordonnées seraient définies par la contribution relative de chacune de ces dimensions. À chaque âge verrions-nous alors un regroupement des points signant la tendance prédominante ou innovante, sans pour autant évacuer les autres.
C. Patoyt montre bien que cette forme de littérature « extrême » qu’est la poésie tolère mal les normes, même s’il est possible d’imaginer un fil d’Ariane – qu’elle envisage comme dialogique – guidant le traducteur dans cette entreprise : au fond, ce qui résiste le plus à la traduction elle-même, c’est ce qui résiste le plus à la normativité – et c’est précisément là que le traducteur trouve sa place. C. Alvstad et Å. Johnsen ainsi que P. Zambrano Carballo s’interrogent quant à eux sur la fidélité à l’auteur, Cortázar pour les uns, Balzac pour l’autre et, ce faisant, font acte de description dans une perspective critique. Comprendre l’art de traduire les malapropismes en tant que procédé humoristique (M. Alpuente Civera) impose aussi une étape de description. Ce type d’analyses, contextualisées selon l’époque et le lieu de l’oeuvre originale, en rapport avec le contexte de traduction, sont d’ailleurs le fruit d’une époque – la nôtre – et l’on peut douter qu’il sera possible de s’en passer, ne serait-ce que parce que le monde change, évolue, et avec lui la manière même d’envisager le descriptif et le normatif. Ainsi peut-on imaginer une métatraductologie qui pourrait décrypter, dans les tendances qui se dégagent des investigations d’une époque, les préoccupations particulières de celle-ci – et c’est d’ailleurs, sans nul doute, ce que fait J.-R. Ladmiral lorsqu’il élabore son modèle des âges de la traductologie.
Par ailleurs, certains genres et types textuels, notamment ceux qui relèvent de domaines de connaissances spécialisées (par exemple la traduction des tests psychologiques ; A. Medina et V. González-Ruiz), réclament, surtout dans un contexte pédagogique, d’avoir recours à des normes qui ne devraient pas être le fruit d’avis ex cathedra, mais bien d’une recherche prenant en compte les différents paramètres en jeu, notamment le caractère fonctionnel du texte-source et du texte-cible. Autrement dit, il faut avoir recours à une approche descriptive (qui ne se limitera pas au texte, mais qui englobera l’ensemble de la situation de traduction) pour mieux cerner le normatif. Il faut d’ailleurs préciser en quoi consiste la normativité, et peut-être pourrait-on la ramener, tout simplement, à l’un des paramètres à prendre en compte dans l’acte traductif – parfois pour mieux la transgresser, et à dessein. Le problème de fond, c’est de cerner l’applicabilité de la norme, y compris, donc, les nécessités de sa transgression, et en cela, c’est un aspect de la traduction, et plus encore, celui de l’évaluation, et de son enseignement (T. Conde).
De fait, l’importance de la prise de décision par le traducteur – et la forme particulière de souffrance ou de plaisir qui lui est associée – est soulignée par J.-R. Ladmiral. Lorsqu’il s’agit de se positionner sur une échelle de critères éthiques, philosophiques, voire politiques ou sociologiques (notamment lorsque des relations de pouvoir sont en jeu [Y. Wai-Ping], ou lorsque des rapports d’altérité et des contextes politiques complexes sont convoqués [R. de Pedro Ricoy], l’acte de traduction sollicite des ressources personnelles qui dépassent celles de la connaissance des langues et qui ont en partie à voir avec les traits psychologiques. En cela, l’apport de la traductologie durant ces vingt ou trente dernières années est considérable puisqu’elle a eu le mérite de révéler au monde les enjeux, les tenants et aboutissants de la traduction et de l’interprétation, et cela mériterait largement d’être connu au-delà de la discipline.
C’est, d’ailleurs, les progrès de la traductologie, la constitution de la discipline et l’apparition de traductologues non pas importés d’autres domaines, comme ce fut le cas, par nécessité, à ses origines, mais formés au sein de celle-ci, qui nous mènent dans l’âge productif : il est clair, comme le dit J.-R. Ladmiral, que nous sommes en plein dedans – même si, à notre avis, comme nous l’avons dit plus haut, les autres âges ne sont pas pour autant éteints. Le caractère réflexif de la traduction est probablement celui qui étonne le plus les néophytes, y compris les étudiants qui commencent les programmes de traduction, quand ils ont le bonheur de tomber sur un enseignant qui, justement, ne se borne pas à adopter une pédagogie unilatéralement normative – qui finit par être ennuyeuse – ou descriptive – pas toujours adéquate dans un contexte d’apprentissage où il faut baliser le chemin – , mais qui les incite à « se regarder traduire » (F. Fernández et P. Zabalbeascoa) : c’est souvent une forme de choc qui met soudainement au clair des modes de fonctionnement qui peuvent se révéler « névrotiques », c’est-à-dire, comme l’explique J.-R. Ladmiral, excessifs par rapport à une certaine normalité – psychologique, dans ce cas. La même question se pose d’ailleurs en interprétation, selon des modalités qui lui sont spécifiques : au-delà des connaissances nécessaires à la compréhension des discours écrits (traduction) ou oraux (interprétation), la question qui se pose est celle des compétences à développer chez les apprenants de chacune de ces disciplines (O. Torres-Hostench, J. Lee, M. Arumí Ribas), y compris certaines habiletés relationnelles et sociales.
La vision de J.-R. Ladmiral de la traductologie, selon ses propres termes, « à l’articulation de la linguistique et de la littérature comparée, surplombée par la philosophie avec un soubassement en psychologie » a donc le mérite de positionner la discipline au centre d’un faisceau d’influences majeures, mais dans le même temps, l’image évoque peut-être une certaine forme de contrainte : la traductologie ne domine pas, elle est au centre de tensions. Outre le fait que, au-delà de la littérature, il faut rendre justice à la diversité des genres et des types de discours concernés – et l’on pourra même inclure ici l’interprétation en tant que mode de traduction d’un discours oral dans des conditions bien particulières – on pourrait envisager une métaphore dans laquelle la traductologie serait davantage perçue, vécue et véhiculée comme étant la quintessence de différentes sciences humaines qu’elle pourrait à son tour féconder, étant un lieu privilégié de confrontation et de synthèse. Il sera intéressant de voir, dans l’avenir, comment les jeunes traductologues formés directement au sein de la discipline vont se percevoir, par rapport à ces grands pionniers dont fait partie J.-R. Ladmiral, qui ont vécu sa construction et son individualisation – ou devrions-nous, avec Jung, parler plutôt d’individuation – avec les aléas que cela suppose, comment ils vont envisager et conceptualiser la traductologie, et quels rapports ils vont établir avec les domaines dont étaient issus leurs « pères » et « mères » intellectuels.
Enfin, la traductologie en tant que praxéologie ne fait aucun doute. Il est possible que cet état de fait lui confère l’état de fragilité évoqué par J.-R. Ladmiral. Il est néanmoins troublant qu’une discipline qui soit tellement au coeur de l’activité humaine puisse encore s’envisager comme fragile, d’autant que, année après année, les stratégies pédagogiques mettent l’accent sur les compétences – donc sur la praxis – plutôt que sur les connaissances, ou, pour reprendre un terme de la doxa constructiviste, les savoirs. C’est peut-être, justement, notre manière de conceptualiser et de découper les activités humaines qui nous amène à la penser fragile, en premier lieu par les traducteurs et les traductologues eux-mêmes : sommes-nous aux prises avec nos propres névroses ? Il est par ailleurs toujours frappant de voir à quel point les présupposés naturels sur la traduction doivent être renversés, travaillés et combattus – comme le souligne J.-R. Ladmiral dès son entrée en matière –, que ce soit chez les étudiants débutants, les donneurs d’ouvrage ou le public en général, comme si la cognition humaine nous prédisposait naturellement à adopter des contrestratégies à la source de contresens généralisés sur ce que représente l’acte traductionnel. J’entends par là, essentiellement, l’illusion procurée par la saillance de la forme (revoici la Gestalt) qui incite à l’interférence linguistique : calquer les mots, la structure, la syntaxe est de toute évidence moins « coûteux », en termes d’effort cognitif, que d’accéder au sens à partir du texte-source pour reformuler le texte-cible en fonction de tout un ensemble de paramètres dont il faut opérer la synthèse. D’où la souffrance – éventuelle – et le plaisir, éprouvé par celui qui parvient au but. Le traducteur-passeur, initié au décryptage du sens et au voyage entre les cultures, n’a en fait jamais été aussi fragile que depuis que l’on imagine que les machines peuvent le remplacer ou qu’une langue unique peut résoudre les problèmes de communication, y compris et surtout dans les sciences. Peut-être faudra-t-il ajouter un âge à l’épopée de la traductologie : ou bien celui de sa définitive décadence devant la machine devenue, contraintes économiques et globish aidant, toute-puissante – mais dans ce cas les langues elles-mêmes ainsi que les cultures, dans leur diversité et leur richesse, seront gravement atteintes, ou bien celui où elle fera l’unanimité quant à sa légitimité, c’est-à-dire à sa reconnaissance en temps que discipline autonome, avec, pour corollaire, la pleine et complète reconnaissance de la profession. C’est, bien sûr, ce que je nous souhaite.
Le présent numéro se décline comme suit :
Wai-Ping Yau aborde la question de l’identité et des relations de pouvoir qui émergent dans les contraintes imposées au sous-titrage dans le contexte d’une société diglossique. Le sous-titreur peut créer une langue hybride qui redéfinit les rôles assignés au dialecte local et à la langue nationale et qui modifie les codes de lecture des sous-titres.
Raquel de Pedro Ricoy traite de la représentation du Soi en tant qu’Autre, par l’examen du statut particulier de Cuba, en opposant la littérature cubaine éditée et lue à Cuba et celle qui est éditée, traduite et lue à l’extérieur de Cuba.
Cecilia Alvstad et Åse Johnsen explorent comment la structure d’une oeuvre de métafiction de Julio Cortázar, Continuidad de los parques, est altérée dans sa version suédoise.
Miguel Alpuente Civera examine, dans la traduction de Joseph Andrews vers l’espagnol, la question des malapropismes, un procédé humoristique relevant de la catégorie des jeux de mots. Insistant sur la nécessité de la description du phénomène, il plaide pour un cadre d’analyse permettant de cerner la fonction, la typologie et les procédés de traduction ainsi que les facteurs extratextuels.
Pablo Zambrano Carballo examine la variété des styles et des discours convoqués par Balzac dans son oeuvre magistrale, Illusions perdues, dont il faut être conscient pour rendre un effet de vraisemblance digne de l’original.
Claire Patoyt, se penchant sur la traduction de la poésie d’Emily Dickinson, explore la possibilité – ou l’impossibilité – de mettre en place un « protocole » de traduction de la poésie, concluant sur sa redéfinition en termes de « dispositif dialogique ».
Panagiotis Sakellariou effectue une analyse critique de cadre dans lequel se situe la traduction audio-visuelle et conclut qu’aborder le sous-titrage comme traduction intersémiotique est insoutenable sur le plan théorique.
Jieun Lee se penche sur la traduction à vue en contexte de formation en interprétation. À partir d’une étude comparant des étudiants et des professionnels, l’auteur met l’accent sur les compétences à privilégier dans leur formation.
Alicia Bolaños Medina et Víctor González-Ruiz s’intéressent à la traduction des tests psychologiques et soulignent la nécessité de prendre en compte le rôle du contexte culturel, généralement oublié dans le processus.
Francesc Fernández et Patrick Zabalbeascoa propose d’avoir recours, en contexte pédagogique, à des questionnaires métacognitifs qui permet aux étudiants de s’interroger sur des étapes du processus de traduction, notamment le repérage des difficultés et la justification des solutions.
Tomás Conde se penche sur le comportement, indulgent ou exigeant, en matière d’évaluation des traductions. Le premier serait plus adapté à un contexte de recherche et d’enseignement aux débutants, tandis que le second serait davantage pertinent dans les cours avancés et en contexte professionnel.
Olga Torres-Hostench fait état d’une recherche portant sur l’intégration de contenus aidant les étudiants à acquérir des compétences facilitant leur intégration professionnelle, en plus des cours qui leur transmettent des connaissances sur le marché du travail.
Enfin, Marta Arumí Ribas présente un certain nombre de problèmes d’interprétation rencontrés par des étudiants en interprétation à différents stades de leur formation, ainsi que les stratégies de résolutions employées. Elle conclut sur la nécessité de mieux comprendre l’acquisition des compétences en interprétation pour en tirer les conséquences en matière de formation.
Bonne lecture !
Parties annexes
Note
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[1]
La publication de cette entrevue résulte d’un accord pris de longue date et que Meta est heureuse d’honorer.