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Cette dernière somme de la pensée herméneutique en traduction, vient s’inscrire dans la ligne de pensée de Stolze, telle qu’elle se manifeste dans de nombreux articles et de façon plus compacte dans Hermeneutisches Übersetzen, également parue chez Narr, en 1992. Onze ans plus tard, Stolze récidive. La similitude des titres pourrait laisser penser que l’on assiste à une réédition plus ou moins corrigée et augmentée. Erreur !
Dans cette dernière version de sa pensée, Stolze insiste sur les bases philosophiques de sa conception de la traduction, qui trouve son origine dans la philosophie de Heidegger et de Gadamer. Heidegger lui a montré que le « cercle vicieux » des herméneutes, n’a en fait rien de vicieux, qu’il faut, au contraire, y voir une possibilité d’approcher le sens dans ce qu’il a de plus originel. Ceci sans toutefois avoir la prétention de découvrir la vérité du texte et, encore moins, l’« intention de l’auteur », comme elle reproche à l’approche intrprétative de Lederer (1994) de vouloir le faire[1]. Non, le traducteur ne doit même pas prétendre traduire le (!) sens du texte. Le traducteur traduit ce qu’il comprend. Le texte recèle, en effet, un Sinnüberschuss (c’est-à-dire un « trop de sens » ou « surplus de sens »). Et ce sens n’est pas dans le texte, mais jaillit de la mise en contact du récepteur avec le texte, dans ce que Gadamer a appelé la « Horizontverschmelzung » (« fusion des horizons »), c’est-à-dire une empathie (Stolze n’utilise toutefois pas ce terme) avec le texte, dans laquelle le récepteur du texte se fond dans le texte pour participer au Wahrheitsgeschehen, c’est-à-dire à la vérité (dynamique) du texte. Un sens à chaque fois différent, en fonction des vécus des différents récepteurs, ou, s’il s’agit d’un seul récepteur, en fonction de ce que l’on pourrait appeler, en termes cognitivistes, de l’« être-en-situation » (la Situiertheit de Rickheit et Strohner 1993) du récepteur au moment de sa réception.
Cette Horizontverschmelzung du traducteur/récepteur avec le texte est si intense que le traducteur est saisi[2] d’une « impulsion de formulation intuitive » intuitiver Formulierungsimpuls, dans un « processus autopoïétique en partie inconscient » (partiell unbewussten autopoietischen geistigen Prozess), qui fait passer le texte de l’« enveloppe » (« Hülle ») de la LS vers celle de la LC, de sorte qu’on ne doit pas voir l’opération traduisante comme un Entscheidungsprozess[3] (un « processus de prise de décision »), ni le traducteur comme se trouvant « entre » le texte TS et le TC. L’image du traducteur/passeur, qui fait passer le sens/bac d’une rive à l’autre – comme nous l’avons encore dans le titre du volume consacré aux 70 ans de Katharina Reiß – est out !
Cette priorité de l’approche intuitive implique aussi de nouvelles méthodes d’évaluation. Stolze parle de la nécessité de rendre plausible à autrui et parle d’une Intersubjektive Überprüfbarkeit, c’est-à-dire d’une « vérifiabilité intersubjective ». Dans Stefanink (1997), où nous exposons des idées du même ordre, en parlant de cette priorité accordée à l’intuition comme d’une « epistemologische Wende » (un « bouleversement épistémologique ») nous avons introduit le terme de Intersubjektive Nachvollziehbarkeit, qui nous semble préférable, dans la mesure où Nachvollziehbarkeit implique une certaine dynamique de la part du sujet évaluant, qui doit suivre la dynamique du cheminement intuitif/associatif de la pensée du traducteur vers une solution créative. Par ailleurs Nachvollziehbarkeit focalise l’attention sur le sujet évaluant, alors que Überprüfbarkeit est centré sur l’objet à évaluer. Il nous semble que Nachvollziehbarkeit s’intègre plus radicalement dans le cadre d’une herméneutique qui met l’accent sur le facteur humain et le côté dynamique de la constitution du sens. Dans le français « plausibilité interindividuelle » qui serait la traduction la plus proche pour Intersubjektive Nachvollziehbarkeit cette connotation de dynamisme se perd évidemment.
Pour le reste, n’importe quel traducteur chevronné ne pourra que souscrire à la description Stolzienne du processus de traduction. Si l’on a pu reprocher un certain mysticisme à l’approche herméneutique, il n’en est pas moins vrai que c’est bien ainsi que le traducteur approche le texte, loin des exercices de dissection du texte, préconisés par Heidrun Gerzymisch-Arbogast et Klaus Mudersbach (1998), pour lesquels ces derniers s’arrogent le label exclusif de méthode « scientifique »[4].
Si l’on veut une justification « scientifique » de l’approche herméneutique qui, il est vrai, reste quelque peu cantonnée dans l’heuristique, on la trouvera plutôt dans un faisceau fascinant de recherches, telles qu’elles sont menées à l’heure actuelle, dans les disciplines parallèles, par des linguistes cognitivistes comme Lakoff ou Langacker, par des chercheurs en mémoire comme Schank, ou encore par des chercheurs en créativité comme de Bono ou Guilford (avec la restriction que Guilford considère la créativité comme une problem solving activity, ce qui, là encore, va à l’encontre de l’exclusion du Entscheidungsprozess de l’opération traduisante, à laquelle procède Stolze, comme nous l’avons vu et si nous avons bien compris[5]).
Stolze s’étonne que les cognitivistes n’aient pas mieux tenu compte de l’approche herméneutique, puisque « In jüngster Zeit erbringt nämlich die kognitive Forschung vielfach Ergebnisse, welche die älteren Behauptungen der Hermeneutik bestätigen » (p. 38) (= les résultats récents des recherches cognitivistes viennent, en effet, confirmer sur bien des points les affirmations plus anciennes de l’herméneutique). Elle trouve toutefois des différences entre ces deux approches, dans la mesure où les cognitivistes conçoivent la « gestion du texte » comme une « construction du sens », alors que pour l’herméneutique il s’agit plutôt d’une « expérience du sens ». Les cognitivistes voient l’accès au sens comme une Textverarbeitung donc un processus actif de construction du sens, alors que l’herméneute attend que le texte « l’interpelle », « s’adresse à lui » (mich anspricht ) (p. 91). À la page 195 elle semble pourtant se contredire (?) et considérer le récepteur du texte comme participant activement à la constitution du sens : « Damit appellieren die Wörter aber an die Mitarbeit des Lesers » (=Ainsi les mots font appel à/sollicitent la participation active du lecteur).
Un livre qui vaut la peine d’être lu avec la Achtsamkeit, recommandée par Brodbeck pour toute découverte créative.
Parties annexes
Notes
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[1]
Sans toutefois tenir compte de la nuance fine introduite par Lederer entre « intention de l’auteur » et « vouloir dire de l’auteur » ; en fait c’est la prétention de vouloir retrouver le « vouloir dire de l’auteur » que fustige Stolze, même si elle parle de l’ « intention de l’auteur » ; Lederer, en effet, définit « l’intention de l’auteur » comme les sous-entendus implicites par lesquels on veut exercer une influence sur le comportement du récepteur, par ex. : l’inciter à cesser de fumer en disant que quelqu’un d’autre a cessé de fumer et en sous-entendant que le récepteur du texte pourrait en faire autant. Traduire cette intention serait faire de l’exégèse, que Lederer condamne, la distinguant de l’interprétation, qui est à la base de l’approche interprétative.
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[2]
N.B. : Stolze utilise le terme de Überwältigtsein du traducteur par la vérité du texte. Ce mot qui, selon les contextes, peut signifier « être vaincu », « être subjugé » a la même racine que Vergewaltigung qui veut dire « viol », et on pourrait dire que le traducteur est en quelque sorte violé par la vérité du TS, à l’inverse de l’image du viol utilisé par Jean-René Ladmiral (1993) pour qui c’est le traducteur qui viole le texte source.
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[3]
Sur ce point nous avons quelque mal à suivre la pensée de Stolze. Comment peut-on exclure le Entscheidungsprozess de l’opération traduisante ? Les résultats de nos recherches empiriques, qui consistent en des analyses procédurales de corpus que nous avons recueillis par les méthodes de l’analyse conversationnelle ethnométhodologique, montrent à l’évidence et de façon nettement matérialisée des phases où les traducteurs se trouvent devant des choix traduisants à opérer, même si l’opération traduisante dans son ensemble ne peut, certes, être considérée comme un continuel decision making, comme d’aucuns le proclament.
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[4]
« Intuitives Erfassen ist methodischem Untersuchen vorgeordnet » (p. 108) (=“La saisie intuitive du texte précède l’analyse méthodique). Elle s’oppose ainsi résolument aux affirmations contraires de pour qui l’intuition a sa chance, à partir du moment où la pensée logique est à bout de ressources.
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[5]
Cf. Balacescu/Stefanink 2003.
Références
- Balacescu, I. et B. Stefanink (2003) : « Modèles explicatifs de la créativité en traduction », Meta 48-4, p. 509-525.
- Gerzymisch-Arbogast, H. und K. Mudersbach (1998) : Methoden des wissenschaftlichen Übersetzens, Tübingen, Francke.
- Ladmiral, J.-R. (1993) : « Sourciers et ciblistes » dans Holz-Mänttäri, J. und C. Nord : Traducere Navem. Festschrift für Katharina Reiß, Tampere, Studia Translatologica, ser. A vol. 3.
- Lederer, M. (1994) : La traduction aujourd’hui, Paris, Hachette.
- Rickheit, G. und H. Strohner (1993) : Grundlagen der kognitiven Sprachverarbeitung, Modelle, Methoden, Ergebnisse, Tübingen, Francke.
- Stefanink, B. (1997) : « Esprit de finesse – Esprit de géométrie : Das Verhältnis von Intuition und übersetzerrelevanter Textanalyse” beim Übersetzen », dans R. Keller (Hrsg.) (1997) : Linguistik und Literaturübersetzen, Tübingen, Narr, p. 161-183.
- Wilss, W. (1988) : Kognition und Übersetzen. Zu theorie und Praxis der menschlichen und maschinellen Übersetzung, Tübingen, Niemeyer.