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Cet ouvrage qui, comme son titre l’indique, entend concilier les approches théorique et pratique, rassemble les contributions de onze enseignants et chercheurs issus d’Italie et d’autres pays.
Le livre s’ouvre sur un chapitre consacré aux relations qu’entretiennent terminologie, traduction et culture, ce qui me semble être un bon choix. Effectivement, la terminologie est peu souvent envisagée dans son rapport avec la traduction sui generis, c’est-à-dire dans son lien indissociable à la culture. Franco Crevatin y souligne avec pertinence que la langue n’est pas une nomenclature et renvoie à une réalité sociologique. L’analyse diachronique y acquiert toute son importance en greffant le mot dans son histoire et en dépassant le carcan traditionnel de la biunivocité entre terme et notion. C’est en effet en réhabilitant l’histoire des mots que les termes reprendront vie et sortiront du cadre figé de la définition synchronique ; la conception terminologique lexicalise à outrance la vision du mot en le privant de son passé, de son vécu, pour le désambiguïser. Ce faisant, la terminologie devient un appauvrissement justifié par le rejet du malentendu et de la synonymie. Faire de l’usager des termes de spécialité un spécialiste stricto sensu revient à déshumaniser ce dernier et à lui ôter, dans son domaine de spécialité, l’usage de la langue commune.
Le deuxième chapitre traite des origines et de l’évolution de la terminologie moderne. Il illustre parfaitement les prémisses du chapitre précédent en montrant que le principe de synchronie empêche de suivre l’évolution des termes qui sont cependant étroitement liés à l’histoire de la discipline scientifique à laquelle ils renvoient. D’autre part, ce chapitre essaie de classer les différentes écoles selon trois tendances : la fréquence des thèmes abordés, le choix d’une certaine approche conceptuelle et les affinités méthodologiques. Sont ainsi passées en revue les écoles de Vienne, de Prague, de Moscou et du Québec. S’ensuit une critique de la standardisation qui ne devrait pas être acceptée inconditionnellement, mais faire l’objet d’une analyse socio-historique avant d’être adoptée.
Le troisième chapitre s’intitule « Terminologie et langues de spécialité ». L’économie linguistique qui préside à la dénomination univoque est l’un des plus beaux exemples du tribut particulièrement lourd que la terminologie paye à la linguistique. La monosémie et la monoréférentialité qui la sous-tend coupent nécessairement le terme de son environnement textuel et découpent dans la réalité linguistique, à des fins de commodité définitoire, un isolat lexical. À mon sens, les langues de spécialité n’existent pas, il n’y a que la seule langue commune. Existent par contre des discours de spécialité, marqués par une fréquence anormale de certains termes pourtant issus du stock général de la langue et qui voisinent avec des mots tout à fait communs, indépendants du domaine dont il est question. Les termes eux-mêmes sont, dans un nombre non négligeable de cas, des mots courants auxquels l’auteur assigne, pour la circonstance, un sens particulier. Il ne s’agit dès lors plus de termes de spécialité, mais de sens spécialisés qui viennent se greffer sur une dénomination intacte. Ce troisième chapitre aurait gagné à développer cet aspect qui me semble essentiel. Il se termine sur la tension continue qui divise l’activité terminologique entre prescription (principe de normalisation) et communication (principe de description).
Le chapitre 4 envisage l’optique plurilingue et s’étend donc naturellement aux problèmes de traduction. Le passage d’une langue à l’autre est aussi le passage d’un émetteur à un récepteur et se doit par conséquent de prendre en compte la problématique de la réception. En d’autres termes, à « l’insurmontable difficulté d’identifier les concepts » (p. 51) vient s’en ajouter une autre, celle du passage d’un univers culturel à un autre. Je dirais aussi à ce propos que les banques de données terminologiques multilingues n’assurent que des correspondances de signifiants au niveau des entrées, alors que la traduction est affaire d’équivalences de signifiants par le truchement de signifiés bien circonscrits. Les équivalences ne peuvent être que textuelles, en aucune manière lexicales, ce qui invalide la plupart des approches contemporaines. Sur ce plan du moins, le modèle de Wüster apparaît plus pertinent que celui de Ogden et Richards.
Le point le plus important concerne bien entendu l’individualisation du terme à enregistrer. Cette sélection devrait idéalement être opérée au niveau du syntagme, car c’est déjà une manière d’appréhender le sens. Si le signifié de base est souvent facilement identifiable, il n’est que potentiel et ne se matérialisera de manière univoque que dans la réalité du contexte envisagé. L’aporie de la terminologie contemporaine réside dans le passage d’une définition, intemporelle, généraliste et « immatérielle », à la matérialité d’un texte, ponctuel, individuel et intrinsèque.
Le cinquième chapitre traite de la naissance des termes. Les lexicographes et les terminologues étudient l’origine et l’étymologie des termes scientifiques, mais ce sont les historiens et les philosophes des sciences qui recourent à l’analyse de la littérature spécialisée pour montrer l’évolution des concepts et leurs variations dénominatives. Une discipline ne connaît pas obligatoirement les mêmes avatars socio-historiques d’une culture à l’autre ; en conséquence, les différentes langues n’évoluent pas parallèlement sur le plan terminographique. Il ne s’agit ni plus ni moins que du prolongement historique de la distinction langue-parole, que l’auteur analyse au départ d’exemples mathématiques puisés dans le fonds arabe.
Le chapitre suivant se penche sur la définition en terminologie et en terminographie. Stefania Coluccia ne retient pas la définition de De Bessé selon laquelle
la définition terminologique est créatrice de concept. C’est le cas de la définition du cercle qui crée le cercle. La définition terminologique est construite a priori et a un rôle prescriptif, voire même normatif. Elle est constructive et constitutive, au sein d’un domaine.
On ne peut que lui donner raison. Comment une définition terminologique peut-elle se construire a priori, sans s’arc-bouter sur la compréhension d’un concept de la connaissance ? De plus, la volonté de régulation prescriptive se heurte de plein fouet à la vie intime des mots, alimentée par les spécialistes au quotidien du domaine, laquelle privilégie l’usage au bon usage. L’essentiel est ce qui se dit, et non ce que l’on devrait dire au nom d’une normalisation linguistique.
La terminographie, quant à elle, est la collecte et la description systématiques des termes de spécialité, sur la base d’une sélection rigoureuse de corpus. La terminographie pourrait également, à mes yeux, élaborer une grille de révision de l’activité terminologique, en vérifiant la cohérence et la cohésion des termes proposés par les terminologues. On se réconcilie alors quelque peu avec De Bessé lorsqu’il écrit :
Le terminographe n’a pas toujours une connaissance du domaine lui permettant de rédiger lui-même les définitions les plus appropriées. Le concours de spécialistes est presque toujours indispensable. La définition doit être revue par des spécialistes du domaine.
On notera le glissement d’une connaissance pas toujours parfaite du domaine vers une connaissance presque toujours imparfaite de celui-ci, pour en arriver à une obligation générale de révision. De là à dire que la terminographie ne doit pas être confiée aux seuls terminologues, il n’y a qu’un pas.
Le septième chapitre compare les contextes définitoire et d’usage. La mise en contexte d’un terme change souvent son acception par rapport à la définition fournie par la base de données terminologique. Il est vrai que les experts manient le langage en situation et s’écartent parfois d’une terminologie trop figée, non évolutive. Une lecture dynamique doit donc se superposer à la lecture lexicographique, dans la mesure où l’environnement textuel suggère un autre contexte définitoire. En d’autres termes, les collocations sont aussi génératrices de sens et ruinent une biunivocité trop restrictive.
Le huitième chapitre analyse les problèmes de synonymie et d’équivalence et est en quelque sorte la suite naturelle du chapitre précédent. L’auteur souligne que la synonymie est monnaie courante dans les textes de spécialité en vertu des différentes perspectives conceptuelles. Quant à l’équivalence, elle ne garantit pas nécessairement l’adéquation, puisqu’elle ne prend pas toujours en compte le récepteur. La synonymie permet précisément de varier le lexique en fonction de la typologie textuelle et du récepteur potentiel. Tout se situe à mon sens dans la démarche sémasiologique qui est le lieu par excellence des variations dénominatives. Le retour au terme ne peut s’opérer au seul niveau linguistique, il doit s’intégrer dans un propos téléologique : la traversée linguistique s’accompagne d’un transfert culturel.
Le chapitre suivant aborde les technicismes collatéraux et plus précisément la phraséologie, sujet particulièrement épineux en terminologie. Les constructions idiomatiques tentent de franchir l’obstacle lexicologique pour élargir le champ de la collecte et intégrer notamment les couples obligés. C’est une tentative – encore timide – d’inclure le sociolecte par une réflexion sur la fréquence d’apparition des collocations. Cette tentative rejoint les préoccupations actuelles de la traduction automatique.
Le dixième chapitre fait le point sur les relations conceptuelles, c’est-à-dire le réseau notionnel qui sous-tend les rapports entre les différents termes d’un domaine de spécialité. Les relations sont obligatoirement hiérarchisées et font la part belle au couple hyperonymie/hyponymie, même si le réseau noue une trame plus complexe. La plupart du temps, les structurations fonctionnent sur le mode de l’arborescence, commode sur le plan logique, mais parfois peu compatible avec la réalité du terrain. S’y cache à mes yeux le désir inconscient d’une organisation parfaite, infaillible, d’un système de connaissances, où tout serait logique et rigoureusement ordonné. Mais les domaines de spécialité sont tout aussi mouvants que les autres, dans la mesure où l’histoire des sciences est aussi jalonnée d’errements, de confusions et d’erreurs.
Le dernier chapitre est consacré aux problèmes de visualisation, à savoir la présentation de l’architecture terminologique d’un domaine. Différentes banques de données terminologiques mises au point par plusieurs écoles européennes sont passées en revue. Les différences concernent essentiellement l’apparence formelle et les modes de consultation, et non le fond qui reprend les entrées traditionnelles d’un outil de ce type.
L’ouvrage se termine par un index analytique fort utile, la bibliographie essentielle figurant à la fin de chaque chapitre. Il s’agit incontestablement d’un travail sérieux qui réunit toutes les facettes de l’activité terminologique et qui s’adresse tant aux enseignants qu’aux étudiants en traduction.