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Depuis la fin du xixe siècle, le récit de voyage illustré par des photographies est souvent l’occasion de nourrir un imaginaire de l’ailleurs, de construire le regard porté sur des contrées lointaines. Aux États-Unis, dès le début du xxe siècle, les ouvrages situés dans d’autres pays et illustrés de photographies font l’objet de multiples publications. Ils prennent alors la forme de récits de voyage, comme ceux, tirés de ses explorations en Arctique, du commandant Robert Peary[1], ou bien de journaux de bord, comme celui de Cardenio Flournoy King Jr.[2], qui fait le récit de son tour en Europe, ou encore de romans d’aventures fictives[3] comme dans les collections « Little People of Other Lands Series », « Our Little Cousin Series », « Children of the World Series », « Little People Everywhere », « Children of Other Lands Books », « Everyland Children Series », « Children of All Lands Stories ». La photographie qui accompagne ces récits, réalisée par les voyageurs eux-mêmes ou fournie par les sociétés de géographie, donne à voir les personnages, les populations rencontrées et les paysages traversés, documente sur les us et coutumes.

Comme je l’ai rappelé ailleurs, « Si elles [ces collections] connaissent leur apogée dans les années 1920 et 1930 aux États-Unis, c’est après la Seconde Guerre mondiale et pendant les Trente Glorieuses qu’elles se développent en Europe, et particulièrement en France[4] ». Entre les deux guerres, la photographie fait pourtant une entrée remarquée dans les livres de lecture pour la jeunesse, de l’imagier au livre de catéchisme. Quelques récits de voyage illustrés de photographies voient timidement le jour. Au sujet d’Avec l’oncle Émileà travers la France[5] paru en 1926, l’éditeur précise : « nous avons cherché […] pour les chapitres eux-mêmes, des photographies importantes, aussi bien par leur nombre que par le pittoresque ou le documentaire ». En 1930, Images du monde. Aventures de deux enfants[6] écrit par Léon Émery reproduit des photographies de monuments ou des photographies à valeur ethnologique. L’a année suivante, Dick et Nique ou le tour du monde en 24 heures[7] présente les colonies en faisant collaborer illustrations graphiques, texte et photographies de monuments ou de personnages historiques, tirées de banques d’images.

Cette maigre production se situe à la lisière de ces deux genres que sont le récit viatique et la présentation d’un pays rédigée sur le mode descriptif. La photographie elle-même, tour à tour documentaire ou mise en scène, participe de l’indécision dans ces ouvrages. Parmi ceux-ci, Hors du nid, publié en 1934, porte les signatures d’un inspecteur de l’Instruction publique, Charles ab der Halden, et d’une des plus importantes figures de la photographie française de cette période, Laure Albin Guillot. Il s’agira dans un premier temps de cerner le genre de cet ouvrage. Nous pourrons nous demander s’il appartient au genre du récit de voyage ou s’il se range sous celui du « portrait de pays » théorisé par David Martens et désormais l’objet de journées d’étude et de diverses publications. Dans un second temps, nous examinerons comment les photographies participent du genre de l’ouvrage et quelles finalités ses auteurs visent en faisant collaborer texte et illustrations photographiques.

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Charles ab der Halden, Hors du nid, Paris, Éditions Bourrelier et Cie, 1934, page de couverture.

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Le genre de l’ouvrage

Roman scolaire

Cet ouvrage de 287 pages, au format 20 x 14 cm, est publié en 1934. Il s’agit d’un « roman scolaire[8] » : « ouvrages de “lecture courante” ou de “lecture suivie” s’articulant autour d’un récit continu ou de personnages qui assurent un liant entre diverses parties dont la première justification tient dans les nécessités de l’apprentissage[9] ». Bien que cette qualification ne soit pas mentionnée dans le péritexte, l’ouvrage en a tous les attributs et c’est à ce titre qu’il fait l’objet de l’article « Hors du nid de CH. Ab der Halden : un réel transposé » de Sylvie Lefebvre dans le numéro des Cahiers Robinson consacré au genre[10]. Comme l’indique sa couverture, il est destiné à l’étude de « Lectures suivies » par des élèves de « Cours moyen ». Son auteur, Charles ab der Halden (1873-1962), dont le nom tire son origine de la Suisse allemande, est inspecteur général de l’Instruction publique et a occupé les fonctions de directeur de l’École normale d’Alger entre 1910 et 1920. Il est déjà l’auteur de deux autres ouvrages de lectures suivies, Fauvetteet ses frères et La Chaumine[11], pour la maison Bourrelier et celui-ci clôt son « triptyque[12] ». Sa fonction, mentionnée sous son nom en page de titre, apporte à l’ouvrage une caution professionnelle. Le roman est commandé par la maison Bourrelier[13] qui contribue au renouvellement de l’édition pour la jeunesse à partir des années 1930 avec ses collections de fictions ou de documentaires, dont la collection photographique « La joie de connaître » :

cette collection est sans doute l’une des premières à proposer des images photographiques pour présenter des territoires comme Le Sahara ou encore Les Caraïbes. La présence d’une table des matières rattache les ouvrages à la catégorie naissante du documentaire. Les ouvrages présentant des espaces en explicitent les spécificités géographiques, climatiques, végétales et animales, ethnologiques, mais aussi les caractéristiques économiques et administratives, non sans quelques éloges du colonialisme[14].

Dans la préface, l’auteur remercie sans les nommer les trois « artistes » qui ont apporté à son texte « la parure de leur talent[15] ». Il ne semble pas s’agir d’une démarche collaborative comme le laisse entendre la préface et peut-être n’a-t-il pas rencontré les artistes : « Nous adressons à notre éditeur et ami, monsieur Michel Bourrelier, nos remerciements pour la jolie présentation qu’il voulut bien nous assurer[16]. » Le roman est en effet illustré de quelques gravures et vignettes dessinées et insérées en tête et fin de chapitre, de deux cartes relatant les voyages des personnages et de 12 photographies légendées avec renvoi systématique au texte. Il s’agit de clichés de paysages, de Suisse ou d’Algérie, qui plantent le décor du récit, mais également de photographies d’objets ou de personnages cités dans la narration, qui illustrent la fiction. Les photographies algériennes sont de mauvaise qualité et semblent tirées de banques d’images. Les autres, vues de Paris ou de Stein, plans rapprochés sur les mains, les objets, une vitrine de pâtisserie, portraits d’enfants dans des poses inspirées qui traduisent le caractère tourmenté des personnages comme le font les peintres ou encore les photomontages, sont réalisées par Laure Albin Guillot dont le style est aisément reconnaissable : décor dépouillé, profondeur de champ réduite, éclairages simples. Une photographie redessinée porte sa signature.

Si son nom n’apparaît qu’en page de titre et non en couverture, témoignage de la reconnaissance tardive du photographe comme artiste, elle est néanmoins la seule illustratrice à être identifiée. Laure Albin Guillot participe à de nombreuses expositions dans les années 1930. Elle est reconnue pour ses photographies de mode, de publicité et d’industrie autant que pour ses compétences en décoration, création plastique et illustration.

À la fois artiste et figure institutionnelle, Laure Albin Guillot occupe une position importante, voire domine très vite le paysage photographique de son époque : membre de la Société des artistes décorateurs, de la Société française de photographie, directrice des archives photographiques de la direction générale des Beaux-Arts (futur ministère de la Culture), premier conservateur de la Cinémathèque nationale et présidente de l’Union féminine des carrières commerciales et libérales, elle apparaît comme l’une des personnalités les plus actives et les plus conscientes des enjeux médiatiques et culturels de son temps[17].

La collaboration de Laure Albin Guillot à cet ouvrage s’inscrit dans la stratégie qu’elle déploie pour valoriser son travail, notamment par le biais du livre illustré[18], et dans son intérêt pour la photographie éducatrice. Proche des milieux pédagogiques[19], elle se réjouit de l’émergence des objets ou ouvrages photographiques pour enfants, convaincue du rôle à jouer par le médium dans les apprentissages. L’année même de la parution de cet ouvrage, elle participe au Salon des artistes-décorateurs et présente un tourniquet à images, des cubes gigognes, des puzzles ou des patiences agrémentés de photographies. Elle écrira en 1935 dans l’article « La photographie éducatrice » de la revue Photo-Ciné-Graphie :

Quelle joie d’apprendre à lire grâce à ces alphabets photographiques, dont les éléments sont empruntés à la vie quotidienne […] Les images jouent un rôle de premier plan dans l’éducation intellectuelle. Encore s’agit-il de bien choisir ces images. Elles doivent revêtir un triple caractère de simplicité, de vérité et de beauté. Les images photographiques remplissaient ces conditions : employées aujourd’hui à l’ornementation des jouets et des livres destinés aux enfants, elles s’y sont révélées particulièrement fécondes[20]

Le fait que Michel Bourrelier fasse appel à une actrice reconnue de la scène artistique de l’entre‑deux-guerres obéit au souci des éditeurs des années 1930 de moderniser leur production et d’inscrire leurs ouvrages dans les nouvelles expériences de l’époque autour de l’objet livre et de la photographie, comme en témoignent les productions françaises d’Emmanuel Sougez[21] chez Henri Jonquières, de Pierda chez Delagrave. Comme l’écrit Juliette Lavie :

Le constat est général; l’image, et plus particulièrement l’image photographique, trouve dorénavant une place dans les publications destinées à la jeunesse tant en Europe qu’aux États-Unis où l’idée d’une transmission des savoirs par la photographie se développe en ce début des années 1930[22].

Le recours à la photographie dans cet ouvrage pour enfants s’explique également par sa proximité avec les manuels pour l’enseignement de l’histoire ou de la géographie déjà illustrés, depuis la fin du xixe siècle, par des images photographiques de monuments, de grands hommes ou de paysages.

La fin de chaque chapitre accueille des explications lexicales regroupées sous la rubrique « Les mots », des questions de compréhension regroupées sous l’appellation « Les idées » et parfois des propositions d’analyse des illustrations regroupées sous le titre « La gravure ». Ces rubriques sont présentées par l’auteur comme étant « aussi brèves que possible » afin de garder à l’ouvrage son caractère de « livre de lecture », car « […] un livre de lecture est une chose, et un livre de français en est une autre. Si paradoxale que puisse paraître cette affirmation, un livre de lecture est destiné à être lu, et non pas à servir de thème à d’innombrables variations pédagogiques[23]. » Pourtant, le travail proposé est loin d’être anodin. Les consignes relatives à l’analyse des images portent notamment sur l’observation de l’image — « Regardez les ailes et les pattes de l’autruche, et dites ce qu’elles ont de particulier[24] » —, son interprétation et son rapport au texte — « À qui et à quoi les deux enfants pensent-ils?[25] » ou encore « Pourquoi y a‑t-il un tableau noir derrière eux?[26] ».

Image 2

Charles ab der Halden, Hors du nid, Paris, Éditions Bourrelier et Cie, 1934, page de titre.

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Cet ouvrage fait le récit des aventures de deux enfants, Jacques et Marguerite, tourmentés par un « drame intérieur[27] » et le désir de reconstituer leur « foyer détruit[28] », peut-on lire en préface. À la mort de son mari, madame Ligneul est contrainte de quitter avec ses deux enfants sa maison de province pour se rendre à Paris, chez un oncle qui peut les héberger quelque temps. Les difficultés financières obligent la jeune veuve à se séparer de son fils, envoyé dans sa famille suisse pendant une année. Ce sera ensuite au tour de sa soeur, plus âgée, d’accepter un emploi de préceptrice dans une famille installée en Algérie. Tout au long du roman, le narrateur se focalise sur les aventures des deux orphelins, régulièrement personnages des romans scolaires : « Une multitude d’ouvrages présentent de tels couples, souvent un frère et une soeur, […] campés dans les situations les plus proches du lecteur[29]. »

Ces deux enfants figurent en couverture, puis en frontispice, par le biais de deux portraits photographiques dont la composition correspond à la charge dramatique du récit. Ces portraits placés sur le seuil de l’ouvrage donnent aux enfants le statut immédiat de personnages de ces livres et la photographie authentifie leur existence. Nul besoin pour le lecteur d’imaginer l’allure des héros. Leur figuration est nette et le spectateur n’a plus aucune liberté d’imagination quant à l’aspect physique de celui ou celle qu’il va suivre au fil des pages. Il faut noter que les personnages présentés ont sensiblement le même âge que le jeune lecteur, comme si ces ouvrages confrontaient chaque petit lecteur à une sorte de double de lui-même, ce que David Martens qualifie de « topos de l’enfant-miroir[30] ». Ils sont photographiés de profil, la mine sombre, concentrés dans des activités studieuses. Loin des portraits souriants, en regard caméra, qui figureront sur la couverture de nombreux ouvrages pour enfants et qui sont destinés à créer un effet de sympathie immédiate, ces portraits amènent le lecteur à formuler des hypothèses sur la tragédie qui se joue, à observer le décor qui entoure les personnages.

Roman du tour

La construction narrative de cet ouvrage, avec les voyages et aventures de deux orphelins qui servent de support à un discours instructif, s’inscrit dans la lignée d’autres ouvrages, à commencer par LeTour de France par deux enfants, présenté par Florence Gaiotti et Éléonore Hamaide-Jager dans le dossier consacré aux portraits de pays en littérature jeunesse :

l’un des ouvrages de référence de cette littérature, longseller depuis sa parution en 1877 jusque dans les années 1950, est l’ouvrage de George Bruno, Le Tour de France par deux enfants, manuel scolaire de lecture qui, sous une forme de documentaire narrativisé, dresse le portrait géographique, économique, culturel de la France sous la Troisième République. Grâce à une abondance de gravures et de cartes, les écoliers ont alors accès à un savoir quasi encyclopédique sur les différents territoires français traversés par les deux protagonistes[31].

On peut également évoquer le succès européen du Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf, publié en 1907, et d’abord destiné à l’enseignement de la géographie pour les enfants de l’école publique.

De prime abord, la juxtaposition du titre intrigant Hors du nid et de ce portrait d’enfants songeurs et studieux ne semble pas vraiment inscrire l’ouvrage dans la catégorie des romans du tour. C’est la préface qui renseigne le lecteur. « Nous avons conduit notre petit héros en Suisse, dans ce pays neutre auquel notre pays est uni par des liens séculaires d’estime et d’amitié, pour donner à nos lecteurs le contact d’une terre étrangère et d’esprits différents[32] », explique Charles ab der Halden. Plus loin, il complète : « Nous avons procuré à notre jeune héroïne un voyage en Afrique du Nord, non seulement pour la promener dans un beau décor où circulent des coutumes pittoresques, mais pour conduire notre public jusqu’aux portes de cet Orient où s’élabore un avenir indéchiffrable[33]. »

En trois parties, « Le nid détruit », « Loin du nid » et « L’hirondelle », le lecteur va donc lire le récit du périple de ces deux enfants. Et leur évolution jusqu’à leur retour au nid, plusieurs années après. Le voyage est utilisé comme un remède au drame qu’ils connaissent. Les titres de chapitres sont autant d’indices des déplacements qui peuplent le récit : « L’adieu », « Le chemin de fer », « Jacques part pour un grand voyage », « La frontière », « Retour de l’un départ de l’autre », « La ville d’Oran », « En Afrique », « Constantine ». Le texte abonde lui-même en détails sur les modes de transport, et certains termes font l’objet de définition à la fin des chapitres. « Réseau », « Indicateur ferroviaire », « Chef de train » sont par exemple les mots explicités à la fin du chapitre 16.

Le récit est placé sous les auspices de Jules Verne puisque le narrateur précise que Jacques lit « surtout les livres de Jules Verne, son auteur favori[34] », qu’il s’amuse à être le capitaine Nemo ou encore le capitaine Hatteras, et qu’il rêve « de parcourir le monde[35] ». Une iconographie propre au voyage accompagne le texte. Une carte appelée « Le voyage de Jacques » accompagne son déplacement entre Paris et Berne, une autre, « Le voyage de Marguerite », expose celui de la jeune héroïne entre Marseille et l’Algérie. Les photographies présentent des paysages de Suisse avec une route en lacets, des paquebots en partance, le port d’Alger avec ses bateaux, ses maisons blanches en étages. Une photographie figurant un album de timbres vient compléter cette iconographie de l’ailleurs, car, comme le dit Jacques, « les timbres disent toute l’histoire et la géographie[36] ». Ce roman scolaire s’appuie donc sur l’intérêt des enfants pour les récits de voyage, alimenté par toute une production en vogue dans les années 1930, qu’il s’agisse d’atlas, de bandes dessinées, d’abécédaires, de romans, de jeux, et s’inscrit dans le genre des romans du « tour » qui existent depuis la fin du xixe siècle.

Portrait de pays

Dans l’article « Portraits phototextuels de pays : jalons pour l’identification d’un genre méconnu », David Martens présente ainsi ce qu’il nomme « portraits de pays » en littérature adulte :

Des années 1920 à la fin des années 1970, les livres consacrés à la présentation de territoires sous la forme d’albums photographiques ont connu un pic de croissance majeur. Souvent de grand format, et impliquant fréquemment la contribution d’écrivains, plus ou moins renommés (parmi lesquels Cendrars, Giono ou encore Ramuz), ces ouvrages se donnent pour but de présenter les beautés et richesses de « pays » (nations, régions et villes), ainsi que de fournir une documentation à leur sujet[37].

Selon l’introduction du dossier « Portraits de pays en littérature jeunesse », les portraits de pays pour enfants sont des « ouvrages destinés aux enfants pour mettre en livre le monde, dire l’espace et la spatialité, décrire l’ici et l’ailleurs, par le texte et/ou par l’image, par la fiction ou le documentaire, par la photographie ou l’illustration graphique[38] ».

Ces ouvrages optent pour l’une ou l’autre de ces formes de récit :

soit un enfant, parfois un couple d’enfants, entreprend un voyage qui est pour lui l’occasion, souvent grâce à une rencontre avec un enfant local, de brosser le portrait du pays qu’il découvre. […] Soit ce pays est portraituré à travers le portrait d’un enfant du pays, porteur de ses caractéristiques nationales et d’une personnalité qui lui est propre[39].

Hors du nid s’inscrit plutôt dans le premier schéma. Le lecteur accompagne les deux personnages dans des aventures qui vont les emmener à la découverte de deux pays. Il suit leur déplacement, d’ouest en est pour la Suisse, du nord au sud pour l’Algérie, et découvre paysages, population, us et coutumes à cette occasion.

La présentation de chaque pays passe essentiellement par le texte, soit par la voix du narrateur externe — « La Suisse, en effet, et tout particulièrement Stein, vit en grande partie des touristes qui viennent visiter ses beaux paysages et respirer son air salubre[40] » —, soit par la voix d’un des personnages lors d’un dialogue — « Nous entrons en Suisse par le Val de Travers, dit M. Vaillant. Le Jura tombe presque à pic sur ce versant, tandis qu’il s’étage en chaînes et plateaux du côté français[41] », ou encore : « À la bonne heure, dit Fritz. Tu sais la légende de Guillaume Tell comme si tu l’avais apprise dans une de nos écoles. Mais connais-tu le serment des Trois Suisses qui est la suite de cette histoire? [42]»

Le texte, le plus souvent au présent, décrit les villes et les maisons, en Suisse d’abord — « des toits en pente, de grosses pierres sur le toit, des volets verts, et des balcons en bois avec les escaliers dehors. […] des maisons en bois construites pour résister à la neige[43] » —, puis en Algérie — « C’est une sorte de grand cube de pierres, avec une cour dallée de marbre, avec un jet d’eau au centre, et tout autour une sorte de petit cloître aux arcades mauresques[44] ». Il fournit des éléments de géographie : « Les cantons sont des sortes de petites républiques […] elles forment toutes ensemble ce pays peu étendu sans doute, mais laborieux et respecté, qu’on appelle la Confédération Suisse[45]. » Des éléments d’histoire sont également apportés :

— Et la Suisse a une belle histoire? demanda-t-il.

— Certes, dit Arnold, la plus belle de toutes. Il y a six cent ans à peu près, les Autrichiens étaient les maîtres de tout le pays. […] un archer qui se promenait avec son jeune fils et qui s’appelait Guillaume Tell […][46].

Le narrateur détaille les vêtements des habitants — par exemple ce haïk blanc « dont se parent les mauresques et que les femmes d’Alger portent en guise de manteau[47] » —, la végétation — « de grands arbres aux feuilles élancées, aux feuilles tombantes et minces, dont l’écorce se détachait en lambeaux, puis des plantes épineuses aux feuilles épaisses en forme de raquette […] : eucalyptus, figuier de barbarie[48] » —, la nourriture — « on servit des pommes de terre sautées en même temps que de grands bols de café au lait sans sucre [49]». La narration abonde en mots dialectaux indiqués en italique, « Spahi [50]», « Oued [51]», « Yaouled[52] », et en prénoms typiques, Sélim, Chaïb, Djilali, Yamina, Ahmed. Les jeunes voyageurs rencontrent de multiples habitants qui leur offrent autant de visages du pays : enfants, enseignants, commerçants…

Dans « Un art de faire découvrir le monde : portraits de pays phototextuels », David Martens fait le constat que, dans les portraits de pays pour la jeunesse,

des éléments de la vie quotidienne sont présentés, notamment ceux qui sont communs à l’ensemble de l’humanité et qui pourront ainsi parler à un jeune lecteur occidental : liens de famille, alimentation, loisirs, autant d’éléments qui créent une familiarité parce qu’ils existent aussi ailleurs, en même temps qu’un effet de découverte, puisqu’ils revêtent une forme d’altérité qui fait une part de l’attrait de ces livres[53].

Dans Hors du nid, le narrateur décrit des scènes à l’école, en famille pendant les repas, notant au passage l’étonnement du jeune voyageur : « Chacun se servait de la même cuillère pour les pommes de terre et pour le café. Jacques imita ses hôtes. Mais il eut un coup d’oeil pour chercher sa fourchette et ce regard n’échappa point à M. Muller, qui sourit[54]. » Ou encore : « Tante Hélène rit beaucoup de la méprise de son neveu et lui apprit qu’en Suisse, comme en Allemagne, on appelle Gymnase les établissements scolaires que les français appellent des Lycées ou des Collèges[55]. »

Images 3 et 4

Charles ab der Halden, Hors du nid, Paris, Éditions Bourrelier et Cie, 1934, « Stein », p. 97, « Nous t’apprendrons à faire du ski », p. 145.

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Cinq photographies de paysages ou d’habitants, souvent placées à distance du texte, sont destinées à compléter les informations sur les pays décrits. La Suisse, où se réfugie Jacques, est présentée à travers deux photographies. Il s’agit d’abord d’un panorama de la ville de Stein, pris en altitude par Laure Albin Guillot. On y voit nettement les chalets, les sapins, les prairies, la route en lacets qui serpente dans la montagne et les sommets en arrière-plan. La présence des habitants dans ce paysage est seulement révélée par la fumée qui sort des cheminées. La seconde image est un photomontage réalisé à partir d’un paysage photographié par Laure Albin Guillot sur lequel est inséré le personnage de Jacques, bonnet sur la tête et bâtons aux mains. Ce cliché met l’accent sur une des activités traditionnelles du pays, le ski.

Images 5, 6 et 7

Charles ab der Halden, Hors du nid, Paris, Éditions Bourrelier et Cie, 1934, « Quelques palmiers, un vaste horizon », p. 257, « Alger la Blanche », p. 225, « Je sais aussi faire des tapis », p. 241.

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Trois photographies de mauvaise qualité, provenant sans doute de banques d’images, accompagnent le récit des aventures de Marguerite en Algérie : un plan sur le port d’Alger, vu des collines qui y font face, un plan sur les montagnes peuplées d’habitants et de maisons, et une dernière photographie qui montre une femme de dos, occupée à tisser. Sur cette dernière figure, d’après la légende, Yamina, un personnage du récit. Elle ne coïncide toutefois pas avec le texte, comme le note Sylvie Lefebvre : « la tenue vestimentaire, décrite quelques pages plus loin, ne correspond pas à la photographie[56] ». Ces images, de piètre qualité pour l’Algérie et en petit nombre pour la Suisse, ne permettent pas réellement d’observer l’environnement et contrarient l’ambition documentaire des photographies. Elles sont sélectionnées pour contenir des éléments caractéristiques du pays (végétation, habitation, espace géographique, vêtements) et venir construire avec le texte sa carte d’identité, sans échapper aux stéréotypes attendus lorsqu’elles montrent des palmiers, les murs blancs d’Alger, des habitants en burnous.

Texte et photographies collaborent pour dresser des tableaux de l’ailleurs, lequel est théâtralisé. Il s’agit d’installer cette histoire fictive et de disposer des personnages dans un décor réel décrit par le texte et présenté par les photographies. La Suisse et l’Algérie deviennent des scènes, les paysages des décors, les deux enfants des acteurs. Texte et photographies proposent au lecteur de lui mettre sous les yeux alternativement un tableau qui condense ce qui « fait » un pays : sa géographie, son histoire, ses habitants, sa langue, ses us et coutumes, et des séquences narratives du récit de voyage. Pour autant, ces dernières sont de moindre importance. L’« aventure » manque de péripéties, qui se limitent à la visite de lieux, à la rencontre de nouveaux personnages, à l’arrivée d’une lettre, à la bouderie de Jacques, à la lecture d’un album de timbres-poste, aux fêtes, aux retrouvailles familiales… La finalité de cet ouvrage, écrit par un pédagogue et publié par un éditeur scolaire, bascule plus volontiers du côté du didactique et vise davantage à proposer des portraits de pays. Le récit viatique, ses personnages et ses péripéties sont sans doute autant d’astuces pour proposer au lecteur enfantin un portrait de pays plus distrayant. Destiné au lecteur des cours moyens des 1ère et 2ème années, le portrait de pays emprunte le masque du récit de voyage pour faire passer des savoirs.

L’ailleurs exotique pour revenir au nid

Revenir au nid

Dans les « romans du tour », les personnages ont coutume de s’apercevoir que, quels que soient les merveilles et les charmes de l’exotisme, rien ne vaut la mère patrie[57]. Dans Hors du nid, le récit débute dans un village de France, à Piot-Loubières, et Jacques y fait des rêves de voyages, car « C’est bien beau de voyager, de voir des pays, comme le capitaine Nemo ou les enfants du Capitaine Grant[58] ». Son père lui répond que « oui, c’est intéressant de faire de beaux voyages, mais à condition de rentrer chez soi, et de revoir au soir de sa vie les fumées de son village et les arbres de son jardin[59] ».

Comme Ulysse, les voyageurs aspirent à rentrer chez eux. À Paris, Marguerite est effrayée par la démesure de la capitale. « C’est trop grand et trop bruyant pour moi. Au fond j’aime autant notre forêt de Piot-Loubières », dit-elle. En Suisse, Jacques se sent régulièrement « encore plus français ». « Petit Français! il suffit que tu mettes les pieds à l’étranger pour te sentir de ton pays![60] », raille son hôte. Le « mal du pays » éprouvé par Jacques fait d’ailleurs l’objet d’un chapitre et le narrateur constate que « le plaisir du voyage passé, le premier étonnement tombé, il se sentait très loin et très seul[61] ». Ils ne rentreront chez eux que bien des années après leur départ, « presque la moitié d’une vie », lit-on dans l’épilogue.

La France glorifiée

Ces romans du tour ont aussi vocation à « raconter la France », comme l’écrit l’auteur du Tour de la France par deux enfants : « On se plaint continuellement que nos enfants ne connaissent pas assez leur pays. S’ils le connaissaient mieux, dit-on avec raison, ils l’aimeraient encore davantage et pourraient mieux le servir[62]. » C’est donc aussi « l’image de la France » que ces romans dressent et Hors du nid en peint le tableau. Le texte décrit l’abondance dans les magasins français, lorsque Jacques et Marguerite découvrent avec émerveillement tous les articles qui sont à vendre. « Il y a de tout dans ce magasin[63] », s’exclame Marguerite. La présence d’un ascenseur dans cette grande enseigne, d’un tapis roulant, le voyage en métro, les rues « où toutes les autos et tous les piétons de la terre semblent s’être donné rendez-vous[64] », témoignent de la modernité dans laquelle s’inscrit la France des années 1930. Le pays accueille même des expositions universelles[65] qui offrent aux visiteurs la possibilité de rencontrer des « esquimaux[66] » ou « des peaux rouges[67] » et nombre d’animaux exotiques, dont une autruche qui fait face au lecteur sur une photographie de la page 65. Les photographies de Laure Albin Guillot reflètent cette abondance.

Images 8 et 9

Charles ab der Halden, Hors du nid, Paris, Éditions Bourrelier et Cie, 1934, « Des autruches aux cous interminables », p. 65, « C’était une pâtisserie bien achalandée », p. 81.

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Le point de vue choisi par la photographe permet ainsi au lecteur de partager la vision du personnage et de voir toutes sortes de gâteaux. Il est d’ailleurs invité à répondre à la question suivante : « Cherchez à reconnaître les différents gâteaux. Lequel aimeriez-vous manger[68]? » C’est encore par la complémentarité du visuel et du textuel que l’accent est mis sur la modernité des voitures, lorsque la photographe cadre son cliché de façon à laisser apparaître l’avant d’une auto et que l’auteur demande au lecteur d’en identifier la marque.

Le roman comme outil de propagande colonialiste?

Faire le portrait de la France dans la littérature jeunesse de l’entre-deux-guerres, c’est également élargir le territoire aux colonies, montrer leur exotisme propice à développer l’imaginaire, les réussites qu’y apporte la nation mère et les englober sous une seule unité, celle de la France. Dans À travers nos colonies. Livre de lectures sur l’histoire, la géographie, les sciences et la morale d’Eugène Josset, publié en 1901, on peut lire : « La France est partout où flotte son drapeau, emblème de paix, et elle fait respecter tous ceux qui s’en couvrent[69]. » Dans Dick et Nique ou le tour du monde en 24 heures, paru en 1930, une année avant l’Exposition coloniale présentée à Vincennes, les deux héros visitent l’Algérie et le Maroc et rappellent que, divisée en trois départements français depuis 1848, « l’Algérie est devenue une nouvelle France ». Sous le portrait d’un personnage historique, on note que « ce protectorat français [le Maroc] s’est développé de façon surprenante sous l’impulsion du maréchal Lyautey ». Une autre photographie montre des bâtiments construits sous l’impulsion française. « Textes et images participent à la création de générations nouvelles destinées à soutenir l’empire colonial, voire à y participer et à s’y engager[70] », analyse Mathilde Lévêque.

Dans Hors du nid, si les photographies montrent les beautés d’Alger la Blanche, le narrateur rappelle dans quel état les colonisateurs ont trouvé le pays : « La Mitidja, que vous voyez sous l’aspect d’une campagne riche et souriante, était une sorte de marais livré aux moustiques, une plaine humide et broussailleuse[71]. » C’est sous l’impulsion des colons que l’Algérie a pu se développer et « dans ce pays dévasté pendant tant de siècles par des luttes entre les tribus indigènes, par le brigandage et par la maladie, nous avons fait régner l’ordre et la paix. […] ils [les indigènes] vivent mieux que naguère et leur nombre va croissant. Et nous cherchons à les instruire[72] ». Le livre de jeunesse participe de la propagande visant à justifier l’expansion coloniale, tout comme l’Exposition coloniale de 1931.

Par ailleurs, Jacques fait souvent part de ses craintes vis-à-vis des étrangers. À propos de la Chine, il se dit que « dans ce pays-là, les parents tuent volontiers leurs enfants pour n’avoir pas à les nourrir[73] ». Lors du départ de sa soeur vers l’Algérie, il considère ce lieu comme « un pays à demi sauvage, où il sait bien que tous les habitants sont des nègres et où l’on risque de rencontrer des lions au coin des rues[74] ».

Si ces aspects donnent à l’ouvrage une connotation coloniale et reflètent des opinions couramment admises dans les années 1930, le livre propose aussi une tonalité discordante teintée d’humanisme et de compréhension de l’autre. À propos de l’Algérie, Mathilde dit à son frère que « c’est un très beau pays où il y a toujours du soleil et l’on ne court pas plus de dangers qu’en France ou en Suisse[75] », et une note de l’auteur précise que « Jacques fait erreur. Les indigènes algériens sont de race blanche », donc Européens, et qu’il n’y a plus de lion en Algérie. Elle fait elle-même part de son admiration pour « l’aisance faite de dignité et de réserve des indigènes[76] ». Jacques se rend compte par lui-même qu’il n’est pas très agréable d’être traité comme un étranger lors de son séjour en Suisse. « Ainsi Jacques dut-il supporter bien des plaisanteries, qu’il ne comprenait pas toujours, mais dans lesquelles le mot welsche tenait une place importante. Il reçut même quelques fois des coups, qu’il comprenait, hélas, trop bien[77]. » Par leurs voix, Charles ab der Halden combat les stéréotypes et le rejet de l’autre. Ce faisant, il s’inscrit dans les discours des mouvements pour l’éducation nouvelle qui prônent le message pacifique que doit porter la littérature de jeunesse. Comme je l’ai écrit ailleurs :

Entre les deux guerres, les mouvements pour l’Éducation Nouvelle prônaient aussi une connaissance de la littérature du monde pour développer un « sens de l’humanité ». En 1925, le Bureau international d’éducation fondé à Genève était mis en place pour promouvoir la coopération internationale dans tous les domaines de l’éducation. En 1929, une enquête était menée dans 26 pays pour recenser les ouvrages « susceptibles de favoriser l’esprit de collaboration internationale »[78].

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Ce roman pour enfants s’inscrit dans les romans scolaires et les romans du tour, qui fleurissent encore jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Hors du nid mêle récit de voyage et portrait de pays, faisant alterner séquences narratives et séquences descriptives sur les pays traversés. Le dispositif phototextuel contribue à faire osciller l’ouvrage entre les deux genres. Les photographies sont cadrées, choisies, composées par Laure Albin Guillot, avec la même finalité que celle que vise l’auteur : brosser le tableau d’un pays, créer un décor dans lequel va prendre place la fiction, à l’image de ce jeune skieur photographié devant un fond représentant une montagne. Mais si l’ouvrage semble adopter les formes du roman et du récit de voyage, la fiction n’est finalement qu’un moyen de séduire le jeune lecteur. Le récit sert la diffusion du savoir. Le projet des auteurs, impliqués dans le milieu éducatif, est de mettre le récit viatique au service du portrait de pays.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les photographes prennent de l’importance et leurs photographies envahissent les revues, les magazines, et l’édition pour la jeunesse. Les photographes, qui ont abondamment photographié les enfants dans les années 1930, se tournent alors vers les enfants d’ailleurs. Les albums photographiques mettant en scène un enfant d’Amazonie, de Mongolie ou d’Afrique deviennent un vrai phénomène éditorial. Ces albums dressent bien souvent des portraits d’enfants, chargés d’englober à eux seuls toutes les caractéristiques de leur pays. Texte et photographie vont se charger conjointement de dire et de montrer un ailleurs, que l’on essaye de comprendre et non plus de juger, même si cette littérature ne se départira pas totalement de stéréotypes et de clichés. Il s’agit de développer chez les jeunes lecteurs la connaissance et la compréhension des autres, dans le souci d’éviter que ne se reproduise une nouvelle guerre.