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De façon ponctuelle ou plus durable, individus et groupes humains se sont de tout temps déplacés, mus par le désir ou la nécessité de découvrir le monde qui les entourait. Depuis deux siècles au moins, cet attrait pour les périples et l’ailleurs n’a pas manqué de se décupler, à la faveur des transformations des conditions de transport et du développement des industries ferroviaire, automobile et aéronautique. Ainsi le voyage a-t-il touché de plus en plus de monde, parallèlement au développement du tourisme de masse, dans le monde occidental tout d’abord. Et s’il est vrai que tout le monde ne partage pas nécessairement cette curiosité pour l’ailleurs au point d’aller effectivement y voir (ou n’est pas en mesure d’assouvir ce désir), il est toujours loisible de découvrir le monde en passant par la profusion de représentations dont il a fait l’objet. Variées, dans leurs formes (écrites, orales, iconographiques…) comme dans leurs finalités, elles peuvent tenir lieu du voyage, mais aussi le préparer, en renseignant au sujet des contrées à visiter, ou encore permettre de se le remémorer.

Bien connus, récits et journaux de voyage ont au cours des siècles permis à bien des lecteurs de découvrir telle ou telle partie du monde par procuration, sans qu’ils aient à se lever de leur fauteuil. Mais il est un autre genre, tout aussi ancien sans doute que les relations viatiques, et qui a contribué à la connaissance des lieux. Le portrait de pays ou de ville se veut essentiellement descriptif. Il ne consiste pas en un récit, pas plus qu’il ne se concentre sur des indications pratiques pour les voyageurs, à l’instar du guide moderne. Il se donne plutôt pour mission de faire connaître des lieux déterminés, de cerner leur identité, et éventuellement de favoriser le désir de les découvrir, en dépeignant non seulement l’apparence géographique de pays, régions ou villes, mais aussi les réalisations humaines qui contribuent à leur physionomie (monuments, architecture vernaculaire, aménagement du territoire…), ainsi que les modes de vie, us et coutumes de leurs habitants, tous ces éléments donnant, avec d’autres, également accès à l’histoire des lieux ainsi portraiturés, sous diverses formes, parmi lesquelles le livre.

Au sein de l’écosystème des représentations du monde et des genres qui se répartissent le domaine de la littérature viatique au sens large, le portrait de pays, forme relativement simple au premier abord, a longtemps échappé aux nomenclatures génériques. Tout se passe comme s’il se situait dans un angle mort des cartographies génériques en la matière, comme s’il se trouvait pris en écharpe par d’autres genres, mieux connus — le récit de voyage sous ses différentes formes et les guides touristiques en particulier —, avec lesquels il a été et demeure fréquemment confondu, et qui lui ont longtemps ôté toute visibilité et toute possibilité d’être identifié et décrit. Cette méconnaissance du genre est d’autant plus surprenante que le portrait de pays semble aussi remarquablement ancien qu’éminemment diversifié, dans ses formes et dans ses finalités, et omniprésent dans la palette de nos représentations des territoires, composée de genres plus clairement identifiés.

Sans doute est-ce en raison même de sa banalité et de son apparente simplicité que le portrait de pays semble n’avoir guère retenu l’attention et être demeuré méconnu comme tel, aussi bien auprès de ceux qui s’y sont livrés et en ont produit qu’auprès du monde de la recherche, qui n’a pas perçu la spécificité du genre. S’agissant des auteurs et des autrices de portraits de pays, cette méconnaissance peut s’expliquer en ce qu’elle ne leur est pas absolument nécessaire, car ils et elles disposent à l’évidence d’une « raison pratique[2] » qui leur permet d’élaborer un cadre générique cohérent et fonctionnel sans que leur soit nécessaire l’explicitation des principes qui sous-tendent leur discours. Cette absence déconcerte en revanche davantage s’agissant du monde universitaire, censé exposer les règles qui guident les acteurs d’un champ dans leurs activités, et qui n’a que depuis quelques années pris la mesure de la spécificité de ce genre aussi ancien que polymorphe, identifié un peu par hasard aux alentours de 2010.

Le hasard et l’intuition, ou comment naissent les notions

On me pardonnera, j’ose l’espérer, la séquence d’ego-histoire qui va suivre. La manière quelque peu fortuite dont le genre du portrait de pays a été, en quelque sorte, « identifié », avant d’être plus systématiquement décrit et analysé, me paraît intéressante par la mise en perspective qu’elle permet de la place du genre dans le champ éditorial. Ce n’est en effet qu’à la faveur de circonstances propres à un contexte académique d’enseignement que le portrait de pays a progressivement fait l’objet d’une attention spécifique. Nous sommes en 2010 lorsque je suis nommé à l’Université de Louvain. Mon collègue Lieven D’hulst m’invite à prendre en charge une partie d’un cours de littérature francophone, en me suggérant de travailler sur la littérature suisse romande, puisque j’ai consacré ma thèse de doctorat à Blaise Cendrars. Dans la mesure où je dois alors dispenser beaucoup d’enseignements nouveaux, améliorer ma maîtrise d’une langue — le néerlandais — et découvrir les rouages d’une institution, l’un de mes principaux soucis consiste à élaborer des cours qui soient à la fois intéressants et attrayants pour les étudiantes et étudiants, tout en veillant à économiser le temps de préparation que ces enseignements vont me demander.

Il est vrai que je connais relativement bien l’oeuvre de Cendrars, dans laquelle il me paraît possible de trouver de quoi éveiller l’attrait des étudiantes et étudiants. Mais comment aborder les enjeux des littératures francophones en étudiant un auteur qui a rejeté son origine helvétique, et a finalement bien peu parlé de la Suisse ? Bref, je suis quelque peu perplexe, et à dire vrai je ne vois pas bien quel livre de Cendrars mettre au programme. J’en suis là de mes réflexions lorsque les éditions Gallimard publient, dans la collection de poche « Folio », un très mince livre de Cendrars consacré au Brésil : Le Brésil. Des hommes sont venus, avec une série de photographies[3]. Publié pour la première fois en 1952 dans la collection « Escales du monde », avec une centaine de photographies de Jean Manzon[4], documentariste français émigré au Brésil et devenu un spécialiste de ce pays, ce livre comprend un court texte de Cendrars, mineur, et qui avait été complètement négligé par la critique (il a même été omis lors de la première publication des oeuvres complètes de l’auteur par Denoël durant les années 1960), et par moi‑même jusqu’alors.

Blaise Cendrars, Le Brésil. Des hommes sont venus. Photographies de Jean Manzon, Paris, Gallimard, « Folio », 2010.

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Le Brésil. Des hommes sont venus. Texte de Blaise Cendrars. 105 photographies inédites de Jean Manzon, Monaco, Les Documents d’Art, « Escales du monde », 1952.

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Cette réédition me paraît constituer une occasion susceptible de répondre à mes besoins : tout d’abord, parce que le texte de Cendrars est fort mince (il comprend quelques dizaines de pages dans l’édition « Folio », en ne tenant pas compte de la sélection d’images de Jean Manzon proposée par Gallimard), et que je pourrai par conséquent, plus rapidement qu’avec un volume de 300 pages, mener à bien et proposer aux étudiants et étudiantes une analyse fouillée ; ensuite, parce que la nature de ce livre, consacré à un pays, me paraît intéressante au regard des objectifs du cours, puisqu’il s’agit de décrire une identité, en l’occurrence celle d’un pays, et que certains des principaux enjeux des littératures francophones touchent à des questionnements identitaires ; enfin, parce que le livre présente des photographies et que cette dimension iconographique permettra d’envisager l’étude des relations entre le texte et les images avec les étudiants et étudiantes et d’ainsi les sortir de leur ordinaire largement texto-centré.

Restait cependant à choisir un second livre à mettre au programme pour compléter le volet de ce cours consacré à la Suisse romande (l’autre partie devant être consacrée à la littérature belge de langue française). Les explorations menées dans ma bibliothèque pour trouver quelque chose d’adéquat me conduisent assez rapidement vers un livre qui m’avait été offert quelques années plus tôt par une connaissance qui avait vécu au Japon. Ce livre était Chronique japonaise de Nicolas Bouvier, publié en 1975 chez Payot[5]. Il me semble que je tiens avec ces deux livres une proposition cohérente : deux ouvrages publiés par des écrivains suisses (d’origine, pour Cendrars, naturalisé français après la Grande Guerre), qui portent tous deux sur un pays lointain, et dont je peux proposer, dans un cas comme dans l’autre, une édition de poche en classe (pour la petite histoire, pour le volet belge du cours, par souci de symétrie et de diversification de la problématique, le parti pris était exactement l’inverse de celui adopté pour la Suisse romande, cette partie étant consacrée à des textes d’écrivains belges décrivant leur propre pays).

Nicolas Bouvier, Chronique japonaise (1975), Lausanne, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 1989.

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Restait à nommer cette problématique commune, consistant à s’interroger sur la façon dont des écrivains formalisent leur positionnement au sein du domaine des littératures francophones en passant par le portrait d’un pays, qu’il s’agisse d’un pays lointain ou de leur propre pays. Compte tenu de ce questionnement, ainsi que de la nature des livres sur lesquels porte le cours, je propose l’intitulé de « portrait de pays », qui me semble relativement accrocheur, tout en restant simple et ne désignant pas trop mal les écrits que nous avions décidé de traiter dans le cadre du cours. Pour autant, à ce stade, il ne s’agit en réalité que d’une étiquette commode, adoptée de façon intuitive, avant même de commencer la préparation proprement dite du cours (le fait est que le descriptif et l’intitulé devaient, comme il se doit, figurer plusieurs mois avant la première séance sur le site de la Faculté des lettres de l’Université).

Nicolas Bouvier, Japon, Lausanne, éditions Rencontre, « L’Atlas des Voyages », 1967.

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Quelques mois plus tard, au cours de l’élaboration de la partie concernant le livre de Nicolas Bouvier, je m’aperçois que Chronique japonaise est en réalité la version finale d’un livre paru en 1963, qui avait pour titre initial Japon. Je prends également conscience que cette première version du livre était accompagnée de photographies, celles de l’auteur lui-même, et que l’ouvrage faisait qui plus est partie d’une collection des éditions Rencontre, « L’atlas des voyages[6] », qui rassemblait des volumes illustrés consacrés aux pays, tout comme « Escales du monde », la collection dans laquelle le livre de Cendrars sur le Brésil avait initialement été publié. Après une recherche sommaire, je constate qu’il existe un nombre considérable de collections de ce type, publiées durant la même période, et réunissant des volumes à laquelle l’appellation de portrait de pays retenue pour le cours correspond en réalité plutôt bien, sur la base d’un principe formalisé depuis : l’idée que ces livres portent le titre de l’entité territoriale qu’ils présentent, tout comme les portraits d’individus sont fréquemment désignés du nom des personnes qu’ils portraiturent.

Correspondant à un véritable continent éditorial, cet ensemble se révèle rapidement tentaculaire dans sa masse, avec, pour s’en tenir à la France et à la Suisse romande (où ont été publiées les collections de ce type les plus importantes), des séries telles que :

  • « Les beaux pays » (Arthaud, Grenoble), lancée au milieu des années 1920 ;

  • « Pays et cités d’art » (Nathan, Paris, 1947-1972 : 34 livres) ;

  • « Le monde en couleurs » (Odé, Paris, 1948-1958 : 20 livres) ;

  • « Escales du monde » (Les Documents d’art, Monaco, 1951-1952 : 8 livres) ;

  • les ouvrages de ce type publiés à La Guilde du livre sans être intégrés à une collection en tant que telle (Lausanne, 1950-1977, 49 livres) ;

  • « Albums des Guides bleus » (Hachette, Paris, 1954-1965 : 55 livres) ;

  • « Petite planète » (Le Seuil, Paris, 1954-1981 : 71 livres) ;

  • « Espaces » (La Baconnière, Neuchâtel, 1957-1960 : 4 livres) ;

  • « Que j’aime… » (Sun, Paris, 1960-1980 : 29 livres) ;

  • « L’atlas des voyages » (Rencontre, Lausanne, 1962-1969 : 71 livres) ;

  • « Le monde en images » (Arthaud, Grenoble, 1963-1980 : 27 livres)[7].

Si elles présentent une homogénéité manifeste, ces séries se révèlent dans le même temps extraordinairement variées dans leurs formes, leurs politiques éditoriales et leurs finalités. Plusieurs d’entre elles confient ainsi à des écrivains en vue les textes de ces livres, mais ce n’est pas le cas de toutes. Certaines réunissent des images de provenances variées, tandis que d’autres sollicitent un seul photographe par livre. Durant la même période, cette production éditoriale connaît en outre des formes spécifiquement destinées aux jeunes lecteurs, chez des éditeurs comme Nathan ou Hatier. Ceci sans compter les déclinaisons plus modestes du genre dans d’autres environnements éditoriaux, en particulier celui des périodiques, l’un des principaux angles morts des recherches conduites depuis l’identification de ce qui m’apparaît rapidement comme un genre à part entière, que l’appellation de portrait de pays désigne en définitive remarquablement, dans la mesure où elle correspond à un horizon d’attente dont on retrouve des traces dans ces ouvrages.

Jalons pour l’histoire d’un genre

C’est ce que je me suis efforcé de montrer dans deux articles de mise en perspective théorique, en examinant un corpus de livres publiés dans des collections d’albums conjuguant textes et photographies et parus, pour l’essentiel, durant l’entre-deux-guerres et, plus encore, durant la période dite des « Trente Glorieuses ». Il s’agissait, d’une part, de montrer que le portrait de pays n’est nullement une étiquette exogène, issue de la plume d’un chercheur, mais correspond de fait à un genre pour celles et ceux qui en produisent, et qui le conçoivent bel et bien en termes de « portrait ». En effet, si le portrait de pays n’est pas identifié parmi les genres de discours, pas plus au sein de ceux qui sont pratiqués dans la vie courante que dans les genres littéraires, ses concepteurs utilisent, dans leurs titres et leurs discours d’escorte, des formes qui font indéniablement signe vers le genre du portrait et vers l’horizon d’attente qu’il suppose, même lorsque le terme de « portrait » n’est pas directement utilisé, en usant notamment de métaphores coutumières pour rendre compte de la dimension portraiturale d’un discours (il s’agit de dépeindre le « visage » d’une contrée ou encore d’atteindre « son âme »)[8].

Désigner ce genre comme « portrait de pays » revenait en somme à expliciter les principes qui sous-tendent le travail des concepteurs de ces ouvrages, dont il s’agissait, d’autre part, de souligner en quoi le genre dont ils relèvent se distingue de façon effective dans le champ des genres liés au voyage, en particulier ceux dont il semble le plus proche et avec lesquels il se trouve parfois confondu : le récit de voyage et le guide touristique. En effet, le portrait de pays (ou de ville[9]) ne se présente pas comme le récit d’un voyage et n’est pas conçu selon le même modèle : alors que le récit de voyage suppose une narration dominante, le portrait de pays, pour sa part, relève principalement du registre de la description, propre au portrait. En outre, la plupart des portraits phototextuels de pays de l’entre-deux-guerres et des Trente Glorieuses se distinguent des guides touristiques, sur deux plans au moins : par l’absence (ou du moins la mise à l’arrière-plan) d’informations d’ordre pratique réparties en rubriques (à la même époque du moins), au profit de textes continus ; et en raison de leur format : à quelques rares exceptions près — la collection de poche « Petite planète » en particulier —, ces livres sont d’une taille qui rend compliquée la manipulation pendant une visite[10], que permettent en revanche les formats des guides modernes.

Cette approche analytique et théorique a posé les jalons d’un travail dans le prolongement duquel plusieurs collègues ont ensuite inscrit certains de leurs travaux[11]. Mais, en dépit des recherches menées, il manque encore à l’étude du portrait de pays une mise en perspective historique, bien nécessaire s’agissant d’un genre aussi ancien qu’extraordinairement courant. Cela tient à ce que le portrait est, en première instance, une forme simple. Il se profile comme la représentation d’une entité, individu, groupe, animal, voire lieu ou, en réalité, n’importe quelle « chose » dont il s’agirait de rendre compte de l’identité, ce qui constitue la finalité principielle du genre, en peinture comme dans d’autres domaines et formes de création au demeurant. Or, le désir ou le besoin de représenter des territoires s’est fait sentir tôt dans l’histoire, et ce désir a fréquemment pris la forme de portraits. Difficile, dès lors, de situer précisément l’émergence d’un tel genre, qui semble avoir été mobilisé de longue date, sous des formes, dans des circonstances et avec des finalités distinctes selon les époques et les contextes.

En l’état actuel des observations qui ont pu être menées à ce propos, le genre du portrait de pays semble remonter à l’Antiquité, avec par exemple le De Origine et Situ Germanorum, soit La Germanie ou l’origine et le pays des Germains de Tacite. Durant la Renaissance, de nombreux portraits iconographiques de villes sont produits, sous forme de vues synoptiques[12], notamment dans des imprimés. Le genre revêt par la suite une importance notable dans le cadre d’entreprises d’accaparement territorial. À l’occasion par exemple des dites « grandes découvertes » ou dans le cadre d’entreprises coloniales, il est en effet souhaitable de connaître ce dont on aspire à s’emparer : pour mieux savoir ce que l’on y cherche, mais aussi pour se faciliter la tâche sur place, ainsi que pour justifier au passage une conquête qui peut s’appuyer sur une démarche de développement des connaissances. Lorsque Napoléon pénètre en Égypte avec ses armées, il emmène avec lui non seulement un contingent de soldats, mais également des savants, dont les découvertes (et les pillages…) donnent lieu en 1809 à la publication marquante de la Description de l’Égypte, au ronflant sous-titre de Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’Armée française, publié par les ordres de Sa Majesté l’Empereur Napoléon le Grand.

Souvent illustrées, ces publications réunissent le texte et l’image selon des formes diverses, avant que l’invention et le développement de la photographie n’apportent, comme en d’autres secteurs, de significatifs bouleversements, liés à la relation entretenue par le nouveau média avec le réel à dépeindre. Eu égard à l’importance cardinale du voyage et de la représentation des lieux dans l’histoire de la photographie, rien d’étonnant à ce que le nouveau support ait été mobilisé relativement tôt au sein de ce type de publications. Rapidement mise à contribution, et introduisant ses propres contraintes techniques, esthétiques et axiologiques, la photographie a accompagné l’histoire du genre et sa diversification, des volumes de voyage de Maxime Du Camp à nos jours. Suite à l’apparition de nouvelles techniques d’impression, qui rendent possible l’intégration de photographies à l’imprimé et la facilitent considérablement dès l’entre-deux-guerres, et durant les Trente Glorieuses plus encore, outre les nombreux articles publiés dans des magazines ou des journaux, l’on assiste durant cette période à l’efflorescence de collections d’albums illustrés de photographies, celles, précisément, par lesquelles le genre a été identifié en première instance.

Conjuguant le travail des photographes avec celui d’écrivains en vue, ces séries concurrentes ont fait époque, au point de donner l’impression de correspondre à une forme d’âge d’or. L’on peut même avancer que le portrait de pays constitue l’un des genres majeurs de la photolittérature[13], dans la mesure où un nombre considérable d’écrivains de la période, et non des moindres (Cendrars[14], Cocteau[15], Giono, Kessel, Malraux, Morand[16], pour n’en mentionner que quelques-uns…), s’y sont adonnés, qui au travers d’une préface de quelques pages, qui en proposant des textes consistants s’étendant à l’ensemble d’un livre, jusqu’à, éventuellement, en venir à commenter les images. Susceptibles d’une grande variété dans les sujets qu’ils abordent pour rendre compte des lieux qu’ils présentent, ces portraits comprennent plusieurs finalités. À vocation tantôt esthétique, tantôt documentaire, ils participent corollairement, selon des valences variables, de formes de vulgarisation touchant la géographie, l’histoire, la sociologie et l’ethnologie, voire l’histoire de l’art, tout en relevant du vaste domaine de la littérature à finalité touristique. S’ils ne sont pas des instruments du voyage, comme le guide, ou des comptes rendus de voyage, comme les récits, ces volumes contribuent néanmoins à façonner ce que Jean-Didier Urbain a appelé « l’envie du monde[17] ».

Mais s’ils font histoire, ces livres ont également une histoire, d’autant plus diffuse et complexe que le genre a connu un nombre considérable de déclinaisons et d’appellations. Le présent dossier de Mémoires du livre ambitionne de poser quelques balises pour mener à bien l’histoire de ce genre dans sa forme phototextuelle[18], en soulevant une série d’interrogations conjointes. Quelles sont les formes de portraits de pays antérieures à l’intégration de photographies ? De l’invention de la photographie à nos jours, quelles ont été les grandes étapes de l’évolution du genre ? En vertu de quels paramètres se distingue-t-il du récit de voyage ou du guide ? Quelles sont les fonctions (idéologiques, politiques, esthétiques et commerciales) conférées à ces portraits et quelles formes revêtent-elles ? Quelles sont les entités représentées (l’humain, le politique, l’économique…) et quelle est leur part respective dans ces publications ? Quelle place est-elle donnée aux écrivains, aux photographes et aux éditeurs dans ces ouvrages composites ? Comment s’articulent ou s’opposent les finalités patrimonialisantes et documentaires de ces publications selon les périodes et contextes éditoriaux ? Qu’en est-il, enfin, des formes contemporaines du genre ?

Du début du xixe siècle aux portraits contemporains

Le portrait de pays phototextuel apparaît sur la toile de fond de pratiques et de formes préexistantes, en fonction desquelles il est conduit à se différencier. Examinant l’un des genres dont est le plus spontanément rapproché le portrait de pays, Ariane Devanthéry se penche sur certaines des déclinaisons du guide touristique au cours du xixe siècle. Ce faisant, elle éclaire la généalogie du portrait de pays, dans ses formes illustrées notamment, soulignant combien les formes anciennes du genre se rapprochent du guide, avant que ce dernier ne se spécifie en évoluant vers ses formes contemporaines. Tout se passe à cet égard comme si, dans le domaine de la production imprimée à finalité touristique — qu’il s’agisse de promouvoir des lieux ou de faciliter les séjours envisagés par les lecteurs et lectrices —, le guide s’était spécialisé au cours de son histoire et que le portrait de pays s’en était progressivement détaché, après avoir effectivement pu se confondre avec lui. S’il ne comprend pas de photographies (bien qu’il soit postérieur à l’invention du média), Le tour de la France par deux enfants (1877) présente plus de 200 gravures. En se penchant sur ce considérable succès éditorial de la Troisième République, Philippe Antoine souligne combien la dimension narrative de l’ouvrage se trouve mise au service d’une finalité pédagogique et idéologique tout à la fois : il s’agit en effet dans ce volume de faire connaître le territoire français, dans sa géographie, son histoire et ses traditions culturelles, à travers un portrait cadré par les pérégrinations de deux enfants, qui accompagnent jeunes lecteurs et lectrices dans leur découverte de ce qui constituerait leur identité nationale[19]. Rappelant l’étroitesse des liens historiques entre photographie et voyage, Marta Caraion met en perspective une possible « prédisposition » générique à l’intégration de photographies. Ce terrain favorable découle de conditions littéraires et culturelles de reconfiguration dans le domaine des représentations. Ces transformations ont favorisé l’émergence des formes phototextuelles du portrait de pays. Et l’autrice de poser une hypothèse sous forme d’interrogation en se demandant dans quelle mesure les réserves des écrivains du xixe siècle devant la reproduction du visage humain ne se trouvent pas « rachetées » par celle d’ailleurs spatiaux, plus légitimes et conférant ainsi à la photographie une dignité dont elle serait sans cela dépourvue.

Ultérieurement, durant l’entre-deux-guerres en particulier, d’autres formes de portraits de pays apparaissent. Comprenant davantage de photographies, elles sont le fruit du développement de techniques d’impression qui rendent l’insertion de ces images dans les imprimés plus commode et moins coûteuse[20]. Elles intègrent en outre fréquemment des textes d’écrivains. Les auteurs contribuent habituellement à ces ouvrages sur le mode de la commande, le genre pouvant être à juste titre perçu, dans ses formes les plus résolument touristiques à tout le moins, comme revêtant une vocation para-promotionnelle. Aussi les écrivains qui ont contribué à ce type d’ouvrages ne l’ont pas toujours fait en y mettant le meilleur de leur plume. Leur sollicitation par les éditeurs reposait, pour partie au moins, sur leur notoriété, censée favoriser les ventes. Ainsi La route de Paris à la Méditerranée combine-t-elle un texte de l’une des signatures les plus en vue de l’époque, celle de Paul Morand, avec des photographies provenant de plusieurs sources, dont Germaine Krull. Cette description d’un itinéraire du nord au sud de l’Hexagone participe bien de l’ordre du récit, mais se trouve configurée de telle façon qu’elle livre un portrait qui a pour vecteur un moyen de déplacement, tenu pour éminemment moderne à cette date, et qui détermine la facture du portrait proposé : l’automobile. Les portraits de pays connaissent parfois des destins éditoriaux complexes. Un Pierre Mac Orlan a ainsi publié un certain nombre de portraits (de pays ou de villes) dans des périodiques illustrés, avant de les rassembler en 1929 dans un ouvrage publié sous le titre Villes. Anne Reverseau examine ces textes de revues et l’inflexion que leur donne leur republication dans un cadre livresque, conférant davantage de valeur littéraire à un ensemble issu pour l’essentiel de commandes destinées à des publications illustrées. Au rayon des périodiques illustrés toujours, Christian Bougeard étudie La Bretagne touristique (1922, rebaptisée La Bretagne en 1929) et la façon dont cette publication régionaliste, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, a conjointement mobilisé la photographie et la littérature pour promouvoir une région en faisant converger préservation de ses traditions et recherche de modernité, tout permettant de connaître nombre d’artistes locaux. Cette intrusion de la photographie dans les imprimés ne laisse pas plus indemnes les périodiques que la littérature jeunesse. Cette production éditoriale visant à faire découvrir et à valoriser des pays et des villes connaît en effet des formes spécifiquement destinées aux jeunes lecteurs et lectrices. Un éventail notable de collections dédiées à ce public cible sont alors lancées, les éditeurs paraissant résolus à tirer parti de ce qui semble représenter une véritable tendance d’époque[21], comme en témoigne un album tel que Hors du nid, de Charles Ab der Halden, paru en 1934. Laurence Le Guen montre combien ce livre, qui comprend des photographies de Laure Albin Guillot, combine lui aussi le récit d’un voyage et une perspective didactique afin de proposer le portrait d’un pays destiné à de jeunes lecteurs et lectrices, à l’instar de collections qui paraîtront durant les Trente Glorieuses, comme « Enfants du monde » (Nathan) ou encore « Connais-tu mon pays » (Hatier)[22].

Ces quelques décennies constituent sans doute l’une des périodes les plus marquantes de l’histoire du portrait de pays dans sa déclinaison phototextuelle. La dynamique de démocratisation de l’accès à la culture qui prend forme au sortir de la guerre, conjointe aux développements du tourisme de masse dans le monde occidental, construit un contexte favorable à des entreprises éditoriales conjuguant l’attrait pour l’ailleurs et la dispensation de connaissances à son sujet, notamment dans une perspective patrimonialisante qui mobilise les écrivains à titre de figures de proue de la culture en même temps que d’incarnations des identités (nationales, régionales et urbaines)[23]. Elle est marquée par le développement de collections de volumes de photographies dont la plupart sont pourvus de textes d’écrivains. Parmi ces portraits, certains donnent volontiers dans l’esthétique de la carte postale, tandis que d’autres se concentrent sur des aspects moins attendus, au point d’inventer à l’occasion une véritable poétique phototextuelle. C’est dans cette optique, en cherchant à se démarquer du tout-venant du secteur, que les éditions du Seuil lancent la série « Petite planète ». Comme le montre Quentin Nerinckx, dirigée durant ses premières années par la personnalité atypique de Chris Marker, la collection se singularise dans la production de la période non seulement en ne mobilisant pas des figures en vue du monde littéraire, mais aussi par son format de poche, une belle inventivité formelle, une inclination à la critique sociale et une attention à l’actualité des pays dépeints. Rares sont les ouvrages de ce type pour lesquels l’ensemble des éléments constitutifs sont pris en charge par la même personne. Japon de Nicolas Bouvier appartient à cette catégorie. Celui qui deviendrait quelques années plus tard une figure majeure de la littérature de voyage est à la fois l’auteur du texte et celui des photographies, tout en étant l’iconographe de la maison d’édition qui publie l’ouvrage, les éditions Rencontre. Camilla Tramonti situe la place de ce volume, publié dans la collection « L’atlas des voyages », dans la production d’ouvrages analogues sur le Japon, ainsi que dans celle d’un auteur qui joue du texte et de l’image de façon à faire découvrir une forme d’altérité sensible à ses lecteurs et lectrices.

C’est durant cette période de l’après-guerre que va petit à petit s’institutionnaliser le secteur de la photographie et que les photographes vont commencer à être tenus pour des auteurs à part entière[24]. Cette transformation va affecter le paysage éditorial des portraits de pays. Désormais, nombre de photographes se lanceront seuls dans l’édition de portraits de pays, avec, à titre d’exemple marquant, La France de Raymond Depardon, exposition à la Bibliothèque nationale de France ayant donné lieu à un ouvrage imposant publié aux éditions du Seuil en 2010, dont le titre signale la place désormais prépondérante du photographe en tant qu’auteur. De façon somme toute naturelle eu égard à cette transformation de la figure du photographe et des pratiques du secteur, bien des formes plus contemporaines de portraits de pays dues à des photographes paraissent moins se concentrer sur la dimension touristique des lieux et le patrimoine traditionnel (monuments, paysages tenus pour typiques, etc.). Il s’agit davantage, dans ces ouvrages où ne figurent plus aussi systématiquement qu’auparavant des textes d’écrivains, de mettre en avant le travail documentaire des photographes, que celui-ci se focalise sur des lieux, sur des façons d’y vivre ou encore sur une histoire et les traces qu’elle a pu laisser. Examinant des portraits de pays publiés durant les dernières décennies à propos de la France, Ari J. Blatt examine la façon dont certains photographes investissent le livre de photographie comme un support propice au façonnement d’une topographie, soulignant notamment la part prise par le versant textuel de ces ouvrages dans la configuration de leur généricité, c’est-à-dire leur inscription dans le domaine du portrait de pays. Danièle Méaux se penche ensuite sur Italy. Cross Sections of a Country (1998) de Gabriele Basilico et Stefano Boeri et sur la perspective épistémologique affichée du duo, dont le protocole de travail consiste à rendre compte de l’aménagement du pays, et situe ce projet particulier à la croisée d’une approche artistique et des sciences sociales. Si l’ouvrage étudié par Danièle Méaux met l’accent, parmi les trois dimensions constitutives que le portrait de pays est susceptible de traiter, sur l’espace, en l’occurrence sur une forme de connaissance sensible d’un territoire national en ses mutations observables, concernant notamment le traitement du paysage, Danielle Leenaerts s’intéresse pour sa part à un projet davantage focalisé sur le versant social et humain. Elle montre en effet comment le portrait de personnes peut également être mobilisé pour donner lieu à un portrait de pays (régional en l’occurrence), ainsi qu’en témoigne le travail de Marc Pataut dans le cadre d’une résidence Photographie et Territoire du Centre régional de la photographie Hauts-de-France (Douchy-les-Mines), au cours de laquelle il a réalisé des portraits de trois habitantes de la localité entre 2008 et 2011, pour en tirer un volume significativement intitulé Humaine.

Pour reprendre grossièrement une catégorisation bourdieusienne, alors que les albums antérieurs participaient d’une forme de production de masse, susceptible de disparaître rapidement des mémoires (ce qui contribue à expliquer le peu d’intérêt prêté à ces livres), les albums signés par des photographes contemporains paraissent s’inscrire plutôt dans une forme de production restreinte, qui mise à certains égards sur une durée de vie plus longue de ces volumes. Les travaux contemporains de photographes qui se positionnent en tant qu’artistes dans le cadre de leur pratique — non sans y intégrer pour certains, sous le signe du documentaire, une dimension de fabrication d’un corps de connaissances — ne laissent plus guère de place à la dimension de promotion touristique qui avait pu affecter la production livresque et de périodiques des périodes précédentes, à une époque où la photographie semblait bien assurer un rôle de servante dans la configuration de ce type de projets (ce qui ne signifie pas que des portraits de ce genre ne sont plus produits de nos jours). Corollairement, pour une part significative, ces publications contemporaines, bien qu’elles donnent nécessairement corps à une forme d’inscription dans la temporalité — tout portrait est réalisé à un instant T —, paraissent manifester une durabilité plus conséquente que les portraits, pour la plupart plus convenus, publiés précédemment et marqués par une certaine stéréotypie à vocation touristique. Rapidement périmés, ces derniers prenaient certes le pouls de leur époque, mais devenaient dans le même temps surannés au bout de quelques années.

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Il va sans dire que, du point de vue d’une connaissance historique, un parcours tel que celui proposé dans ce dossier de Mémoires du livre demeure parcellaire pour rendre compte d’une histoire éditoriale aussi foisonnante, même lorsque l’on se focalise sur les formes incluant des photographies. Le constat se révèle plus aigu encore si l’on prend en considération l’ensemble des formes imprimées (voire manuscrites) du genre, qui peuvent ne pas inclure d’images ou en inclure d’autres types que photographiques. Sans compter qu’une approche historicisée systématique du genre devrait en outre prendre en considération la diversité des formes médiatiques que le genre a revêtues au cours de son histoire, et tout particulièrement depuis l’avènement de la radio, de la télévision et d’internet, ainsi que de ce média particulier que constitue l’exposition[25]. L’ensemble réuni n’en livre pas moins des balises consistantes, susceptibles de contribuer à cette histoire du genre. La connaissance d’une production éditoriale aussi hétéroclite et riche à la fois ne peut se faire qu’à petits pas. On dresse les cartes en commençant souvent par de petites choses. C’est ainsi qu’une recherche authentique avance, en débutant parfois par la modique étincelle d’une intuition.