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Ce numéro de Mémoires du livre / Studies in book culture explore un domaine encore peu étudié pour lui-même : les rapports entre livre et jeu vidéo. Ceux-ci sont généralement inclus dans des études intermédiatiques plus larges[1], mêlant différentes approches sans se focaliser sur les liens – pourtant nombreux, comme le présent dossier le montre – qui se tissent spécifiquement entre ces deux médias. Il faut dire que le déséquilibre de légitimité entre ceux-ci tend à compliquer l’analyse, car le regard qu’une certaine culture lettrée porte généralement sur le jeu vidéo le cantonne dans un rôle de loisir de masse qu’il est de bon ton d’ignorer[2] (comme la bande dessinée avant lui dans les années 1980 et 1990 et les « mauvais genres » paralittéraires encore avant). La question de la légitimité traverse d’ailleurs en filigrane ce dossier. Nous y reviendrons.
Il faut pourtant constater que ce numéro répond à un intérêt croissant pour les croisements entre cultures savante et populaire : le nombre de propositions reçues fut très important, souvent de qualité, à tel point qu’il nous a paru utile de publier, à côté de ce premier ensemble, un volume collectif aux éditions Bebooks[3]. Notre volonté consiste à baliser ce champ de recherche en friche, en proposant une série d’approches variées, héritées de traditions de recherche différentes mais complémentaires.
Ce numéro creuse ainsi le sillon de l’histoire du livre, en offrant une série de contributions qui envisagent des questions générales sur le livre à partir du jeu vidéo (la gamification du livre numérique, l’usage du jeu vidéo en didactique des lettres, les possibilités narratives du livre augmenté, les frontières médiatiques du livre, etc.). L’ouvrage collectif s’inscrit plutôt, pour sa part, dans la continuation des game studies et propose une série d’études de jeux vidéo interrogeant le livre, ses frontières (récit transmédiatique, complémentarité narrative entre livre et jeu, mobilisation du livre au sein du jeu, sémiotique de l’adaptation en jeu vidéo, etc.). Cette division est, bien sûr, en partie arbitraire et artificielle, et certaines contributions auraient pu être publiées d’un côté ou de l’autre, mais nous assumons pour notre part la cohérence des deux productions sur ce mode, en insistant néanmoins sur le fait que la force du projet tient moins dans la répartition des héritages que dans la mise en commun des regards sur cet objet hybride par essence.
Dans cette introduction, nous souhaitons dégager deux orientations mobilisées par les différents auteurs et souligner ainsi combien certaines thématiques se font écho d’un article à l’autre. Ces deux orientations relaient en miroir la question de la légitimité et de l’assise respective des deux médias : d’une part, le jeu est considéré un moyen de renouvellement ou de modernisation du livre et, d’autre part, le livre est envisagé comme moyen de légitimation du jeu.
La première partie des contributions ici réunies étudie, ainsi, les rapports entre jeu et livre en utilisant le premier médium comme un outil d’analyse pour appréhender les récentes mutations du second. L’industrie du livre est, en effet, en pleine reconfiguration : tandis que l’avènement du numérique remet en question l’adéquation du traditionnel codex avec les pratiques actuelles de consommation des oeuvres, la culture de la convergence fait naître des formes hybrides où le médium livresque n’est qu’un support parmi d’autres. Quel avenir, dans ce contexte, pour le livre en tant que format, oeuvre et culture? Cinq des articles du numéro questionnent cette évolution en envisageant le jeu vidéo (ou, plus précisément, les mécanismes ludiques) comme une source possible de modernisation et de renouvellement du livre.
Ainsi, selon Euriell Gobbé-Mévellec (dont l’article s’intitule « De l'album jeunesse aux appli-livres : nouveaux dispositifs de lecture »), l’album jeunesse constitue un exemple réussi d’adaptation du médium livresque aux logiques du numérique, dans le sens où la nature « transmédiale » de cet objet lui permet de trouver sa place au sein d’un « paysage médiatique dominé par l’image interactive ». En effet, l’album se distingue par sa capacité à accueillir et à articuler des codes d’origines diverses (il combine texte, image, textures, mouvements, etc.), une telle superposition étant nécessaire pour s’adresser à un lecteur qui ne maîtrise pas nécessairement le langage. Au-delà de cette hétérogénéité, Euriell Gobbé-Mévellec met au jour divers points de passage rapprochant le livre pour enfant du jeu vidéo et du numérique : elle souligne sa « multimédialité » (il emprunte au théâtre, au cinéma, à la bande dessinée, aux ombres chinoises, etc.), sa matérialité (au sein de l’album, les signes sont des objets manipulables), la primauté accordée au visuel dans son organisation, sa capacité à fonctionner comme un « dispositif immersif » (il invite le lecteur à « habiter l’image ») et son ouverture à l’interactivité (il requiert bien souvent une participation active). Dans un second temps, l’article s’attarde sur le livre numérique et sur les « appli-livres » – formats à mi-chemin entre les médias livresque et vidéoludique et qui en redessinent les frontières – pour prendre la mesure des bouleversements qu’ils engendrent. En fin de compte, l’observation de ces « médias-carrefours » permet de dessiner un jeu d’influences loin d’être unilatéral : tandis que la transposition de mécanismes ludiques dans le livre semble être à l’origine d’une réinvention de ce secteur de production, le fait d’établir une continuité entre l’album et le jeu permet aussi de distinguer, dans ce second médium, les divers héritages qu’il doit aux formes qui l’ont précédé (et, ainsi, de neutraliser d’éventuels discours prophétiques présentant le numérique comme une révolution sans antécédents).
L’utilisation d’outils de game design pour moderniser le livre et redéfinir les modalités de la lecture est également étudiée – dans une perspective plus mercatique – par Marc Jahjah dans son article « L’utilisation de la “gamification” dans la stratégie des acteurs du livre numérique : le cas Kobo ». L’auteur s’intéresse précisément aux mécanismes de gamification employés par le distributeur de livres numériques Kobo : celui-ci insère en effet, dans ses applications de lecture, des « signes de gratification » (badges, récompenses) que le lecteur peut débloquer à condition d’adopter certains comportements (lire chaque jour à la même heure, ou dans un Starbuck, acheter de nombreux eBooks, partager des contenus sur Facebook, etc.). L’objectif avoué est d’ancrer chez les utilisateurs certaines habitudes de consommation. Cette forme d’hybridation entre livre et jeu ne considère donc le médium vidéoludique que pour sa capacité à mobiliser l’attention du récepteur (denrée rare en cette époque de prolifération culturelle) et à encourager son engagement (nécessité pour le jeu vidéo que Genvo (2008) désigne sous le concept d’« impératif d’action »). Au sein de l’article, la gamification est successivement décrite en tant que forme (l’interface de l’application Kobo est analysée en termes sémiotiques) et en tant que dynamique (une analyse de trajectoire retrace la manière dont l’articulation du livre et du jeu a été pensée par des concepteurs ayant chacun un profil, un positionnement et un imaginaire propres).
Malgré ces actuelles mutations des supports de lecture (parmi lesquelles l’influence du médium vidéoludique joue un rôle notable), la représentation du livre au sein du jeu vidéo reste, bien souvent, marquée par l’image traditionnelle du manuscrit. L’analyse menée par Cédric Chauvin et Emmanuelle Jacques (dans leur article « Le jeu vidéo, entre livre-monde et livre augmenté : Myst,L’Album de l’oncle Ernest,Book of spells ») permet de mettre au jour les différentes valeurs et conceptions du littéraire véhiculées par la figuration du livre au sein du jeu. Trois cas exemplaires de mobilisation du livre dans une oeuvre vidéoludique (non comme complément scénaristique mais comme instrument du gameplay) sont abordés. S’ils ont tous en commun de concrétiser – via la technologie numérique – des « représentations traditionnelles jusque-là seulement fantasmées, ou métaphoriques, du livre et de la lecture », ils sont également porteurs d’enjeux et de questionnements spécifiques. La première oeuvre évoquée, Myst, permet ainsi d’étudier la problématique de l’immersion et du jeu comme exploration à travers la figure du « livre-monde ». L’Album de l’oncle Ernest, ensuite, mobilise plutôt des représentations du médium livresque en tant que vecteur d’un apprentissage et comme lieu de conservation de la mémoire. Celles-ci sont toutefois renouvelées par leur mise en scène au sein d’un dispositif interactif qui présente la connaissance et le souvenir comme des aventures ludiques (c’est le jeu qui vient remettre de l’ordre dans un livre fragmenté et chaotique). Enfin, l’analyse du Wonderbook (un livre utilisé comme interface de réalité augmentée pour le jeu Book of Spells, lui-même inspiré du livre Harry Potter) constitue un autre cas de recours au médium livresque par le jeu où le premier « n’est plus une icône, une image sur l’écran, [mais] devient un objet préhensible et tactile ». Selon les auteurs, ce troisième exemple s’oppose aux précédents, dans le sens où le livre n’y est pas réinventé par le jeu mais simplement utilisé à titre de garant de légitimité et comme le « faire-valoir d’une technologie nouvelle ». Le renouvellement d’un médium par l’autre semble donc être une condition à la conception d’une expérience ludique réussie.
Les différents rôles que peut jouer le livre au sein du jeu vidéo sont également au centre de l’article de Thomas Morisset : « Nature de la lecture et matérialité des livres dans les jeux vidéo ». Se situant dans la continuité des play studies (Triclot, 2011), ce dernier aborde le livre à travers l’expérience dont il est le support, à savoir la lecture. Cette approche lui permet de définir trois grandes formes de représentation du médium livresque dans le jeu : le livre sans texte (qui ne sert donc pas à être lu, mais fonctionne comme une décoration ou un « habillage diégétique d’un mécanisme de jeu »), puis, parmi les ouvrages pourvus de texte, le livre extérieur à la diégèse (qui se destine au joueur et non aux personnages) et le livre intradiégétique. L’auteur développe ensuite ce troisième cas de figure en interrogeant l’acte de lecture qu’il sollicite : si l’objet-livre est simulé par le jeu, sa lecture, quant à elle, ne se réduit pas à une simple simulation, car elle ne se situe pas sur le même plan phénoménologique que les autres actions ludiques (sauter, combattre, etc.). Ce n’est effectivement pas l’avatar qui déchiffre et interprète le texte, mais bien le joueur, par la médiation de ce personnage : le livre dispose donc d’une certaine autonomie par rapport au jeu qui l’accueille. Malgré tout, sa réception ne peut être assimilée à un acte de lecture classique puisqu’elle a lieu à l’intérieur d’un univers fictionnel et ludique. En questionnant les modalités d’inscription du livre dans le jeu vidéo et la manière dont cet environnement virtuel conditionne – en retour – l’acte de lecture, l’article en vient non seulement à éclairer sous un jour nouveau certaines dimensions fondamentales du médium vidéoludique (telles que l’immersion ou l’action), mais aussi à proposer un modèle concret (et prospectif) d’utilisation du jeu pour renouveler les modes de consultation des livres. Les espaces ludiques pourraient ainsi, selon l’auteur, être utilisés comme des lieux de conservation qui favoriseraient et nourriraient de nouvelles expériences de lecture.
Si ce dernier modèle s’inscrit dans un projet principalement esthétique, l’influence du jeu vidéo sur l’évolution des pratiques de lecture peut également être étudiée d’un point de vue didactique. C’est le cas dans l’article de Nathalie Lacelle, intitulé : « Du roman au jeu : parcours didactiques de lecture multimodale en contexte scolaire ». L’auteure y présente les résultats d’une expérimentation réalisée dans deux classes du primaire et basée en alternance sur la lecture d’un livre et sur la pratique d’un jeu vidéo qui relatent la même fiction (Les Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire de Lemoney Snicket). Les deux groupes d’élèves étaient chacun soumis à un parcours spécifique : la lecture du livre suivie par celle du jeu pour l’un, et le jeu suivi du livre pour l’autre. L’un des objectifs était de démontrer la possibilité, pour l’école, de se réapproprier les actuels phénomènes de convergence technologique et culturelle (Jenkins, 2006) en vue de redynamiser les apprentissages et leur donner plus de sens. De nos jours, une communication efficace requiert, en effet, la maîtrise de plusieurs codes sémiotiques et de plusieurs médias. Pour former les élèves à cette réalité de lecture « multimodale », il importe donc que l’école accepte de ne plus se limiter au texte « classique », mais accompagne l’apprentissage sur « des supports variés, intégrant à différents degrés, l’image, le texte et le son ». Ce changement de paradigme nécessite toutefois de mieux comprendre la manière dont le jeu peut s’articuler au texte – question à laquelle l’article répond à travers dix constats. S’en dégage l’idée que la combinaison du jeu et de la lecture encourage le développement de la compétence interprétative des récepteurs, faisant d’eux des « lecteurs multimodaux », capables de parcourir des oeuvres diverses et hétérogènes en comblant les espaces qui les séparent.
Cette première orientation pointant le renouvellement du livre par le jeu est, en quelque sorte, complétée en contrepoint par l’article de Vincent Mauger, décrivant les « Métaphores fonctionnelles du livre en contexte vidéoludique ». L’auteur y propose une typologie des représentations du livre au sein du jeu vidéo (en établissant régulièrement des liens de parenté avec d’autres supports), où celles-ci sont envisagées comme des « métaphores fonctionnelles », c’est-à-dire des figures « garantes d’impératifs ludiques orientés par des logiques d’action et de puissance d’agir » en raison de leur intégration dans le jeu. Cinq de ces métaphores sont étudiées : le livre-portail, le livre-pile, le livre-fortifiant, le livre-armement et le livre remédiatisé (comme « hypomnématon vidéoludique »). Au-delà des conclusions de l’article développant la figure du livre comme un raccourci vers la connaissance (il devient un hyperlien), il nous semble important de souligner une idée rarement remise en question dans un environnement vidéoludique : le livre reste par excellence le vecteur (parfois immédiat, comme le souligne Mauger, c’est-à-dire sans qu’aucun effort spécifique ne soit demandé à celui qui le détient) de la connaissance, de l’expérience, de l’héritage du passé. Bien que l’utilisation du livre puisse être renouvelée par le passage au jeu et au numérique, l’imaginaire qui y est lié continue, dans bien des cas, d’être celui de la tradition, s’opposant à la modernité du jeu vidéo.
En tension avec cette première orientation se dégage une deuxième tendance au sein des articles rassemblés dans le numéro : certains d’entre eux se penchent sur des phénomènes où le livre sert de moyen de légitimation du jeu, s’appuyant sur la tradition classique qui fait de l’oeuvre littéraire un objet sérieux, passeur de connaissance légitime. En effet, bien que le jeu vidéo soit aujourd’hui reconnu comme l’une des industries culturelles les plus importantes au niveau mondial[4] et comme un objet d’étude digne d’intérêt (le champ de la recherche en game studies est, depuis le début des années 2000, particulièrement actif et relativement structuré), l’opinion publique conserve encore, à son égard, une méfiance qui n’est pas sans rappeler celle suscitée par bien d’autres médias lors de leur émergence (littérature populaire qualifiée d’« industrielle » par Sainte-Beuve, cinéma, télévision, bande dessinée, etc.). Le recours au livre ou à la référence littéraire peut donc constituer, pour les acteurs du champ, une manière de faire accéder le jeu à une forme de consécration et de patrimonialisation (voir l’article de Philippe Rioux), un moyen de mettre en question la séparation des oeuvres légitimes et des productions dites « de masse » (voir la réflexion de Luis Pimenta Gonçalves), ou encore un outil pour penser les nouveaux genres vidéoludiques en les situant dans la continuité de formes d’expression préexistantes (voir, chez Jonathan Lessard, la manière dont s’est développé et pensé le jeu d’aventure).
L’article de Philippe Rioux, « En quête de capitaux : formes et hésitations du livre d’art de jeux vidéo », prend pour objet central cette question de l’apport de légitimité au jeu par le livre. En analysant les livres d’art accompagnant certains jeux (comme les artbooks des éditions collector par exemple), il pointe le gain en capital symbolique fourni par le paraludique. Il insiste sur le fait que le livre permet de montrer le processus de création du jeu, de mettre en valeur son concept (un parallèle est fait avec l’art conceptuel), pour ensuite dégager trois raisons de cette légitimation par le livre : celui-ci ne met pas l’accent sur la technique mais sur le design et l’aspect visuel des jeux; il met en avant un créateur plus ou moins unique, présenté généralement comme l’auteur du jeu (ce qui lui permet de bénéficier de l’aura traditionnelle de ce statut); enfin, sur le plan de l’objet concret, le livre d’art, qui n’est pas un banal livre, permet de contrebalancer la dimension « commerce de masse » du jeu vidéo en se présentant comme un objet rare, de luxe. L’objet-livre convoque ainsi un imaginaire élitiste, fondé sur la culture classique lettrée.
Le rapport à cette culture classique lettrée est au fondement de l’article de Luis Pimenta Gonçalves, qui s’intitule « Salammbô, les déambulations d’une oeuvre entre littérature et jeu vidéo ». L’auteur analyse la réappropriation de l’oeuvre de Flaubert par Druillet, qui a décliné celle-ci en bande dessinée et en jeu vidéo : « Druillet incorpore, naturalise le texte du xixe siècle en le plaçant à l’intérieur d’un continuum d’oeuvres de science-fiction, les 16 albums qu’il signe, et dont la diégèse de Flaubert ne serait qu’un des éléments. » En s’emparant de ce classique de la littérature française, Druillet pose un geste fort, revendiqué en partie comme une revanche sur une certaine critique ayant souvent regardé la création en bande dessinée comme une pratique de seconde zone. Cité par Gonçalves, Druillet, évoquant sa bande dessinée, explique : « Aujourd'hui encore, beaucoup de gamins viennent me voir pour me dire que sans moi, ils n'auraient jamais lu Flaubert. En général, ils apprécient les deux. Qui a dit que les marmots ne lisaient plus? Pour des dessinateurs comme moi, qui ont été longtemps méprisés par l'establishment, c'est une très belle revanche. » Néanmoins, l’import de références légitimes au sein d’un jeu vidéo ne garantit pas sa qualité. La réception du jeu fut ainsi plus que mitigée, notamment à cause d’un gameplay perçu comme raté. C’est que le jeu vidéo a ses spécificités, ses codes et ses références, propres à chaque pratique ou chaque genre.
Jonathan Lessard déploie finement celles-ci pour le jeu d’aventure dans son article « Livre, film ou monde interactif? Les métaphores de la construction formelle du jeu d’aventure ». Il expose l’histoire du genre et de ses errances, faites d’emprunts à des médias plus anciens, avant de trouver sa voie et d’incarner son propre système référentiel. Le jeu d’aventure est d’abord pensé comme un prolongement de la littérature, une évolution du livre rendue possible par l’ordinateur : « Depuis le début des années 1980, différents termes sont employés tels que “compunovel”, “participatory novel” ou “interactive fiction”. Tous manifestent la volonté de gommer les connotations vidéoludiques du jeu d’aventure en faveur d’une affiliation au roman et à la littérature de fiction en général. » Les progrès techniques aidant, notamment en termes de graphismes, le jeu d’aventure se cherche une autre caution symbolique et devient « film interactif », déplaçant la description et la narration du texte à l’image. Il faut attendre un troisième temps pour que le jeu d’aventure se libère de ses grands ancêtres et s’assume comme son propre modèle, en proposant des univers à explorer et non plus des récits – d’inspiration littéraire ou cinématographique – avec lesquels interagir. Comme l’écrit Lessard, lucide : « En filigrane de cette histoire se trouve également celle de la progressive domestication de l’ordinateur lui-même : d’abord super-livre, puis super-télévision et finalement fenêtre sur d’autres mondes. L’épuisement de l’évolution formelle du jeu d’aventure correspond en quelque sorte à une certaine normalisation désillusionnée de l’informatique : les jeux d’aventure ne seront, après tout, peut-être jamais rien de plus que des jeux d’aventure. »
Les deux orientations dégagées (le jeu comme modernisation du livre et le livre comme légitimation du jeu) constituent seulement des clés d’entrée dans ce dossier. Dans leur conclusion, Chauvin et Jacques défendent déjà un rapport dialectique entre livre et jeu vidéo, à condition que le premier ne soit pas un « fétiche culturel » brandi par le second pour lui assurer une légitimité. Florence Rio, quant à elle, dépasse la simple synthèse pour concevoir le livre augmenté comme un genre transmédia à part entière, mobilisant le livre et le jeu sans assujettir l’un à l’autre et permettant l’émergence d’une « expérience de lecture-jeu innovante ». Son article (« Le livre augmenté : pour une innovation technique et narrative ») clôt l’opposition qui parcourt le volume en proposant une série de cadres pour les réflexions qui l’ont nourri. L’auteure débute par un rapide parcours des différentes formes d’hybridation entre livre et jeu, pour ensuite annoncer qu’elle s’attachera à décrire un dispositif proprement transmédia, concept qui est dès lors précisément défini : il ne s’agit pas d’un processus d’adaptation ou de déclinaison, mais d’une « stratégie communicationnelle globale » où tous les médias convoqués sont « à la fois complémentaires et autonomes ». Ce cadre théorique permet de préciser la notion de livre augmenté – objet de l’étude – en l’opposant au concept de « livre enrichi » (où le numérique ne convoque pas d’enjeux propres et ne sert que d’illustration ou de complément au texte). Par la suite, deux études de cas illustrent la manière dont ce genre neuf, d’une part, bouscule les contours des médias livresque et vidéoludique et, d’autre part, remodèle la fonction du lecteur/joueur. En effet, le changement constant de support prescrit par la lecture d’un livre augmenté contrecarre l’immersion fictionnelle du récepteur. Ce dernier, en outre, alterne constamment entre les rôles de lecteur et d’acteur (d’une action qui se fait « hors texte »). La description de ce contrat de lecture complexe permet à l’auteure de dépasser les conceptions classiques du récit interactif et de proposer une modélisation plus nuancée des degrés de participation du récepteur (échappant notamment à la polarisation entre « activité » et « passivité »). L’individu n’est, ainsi, plus seulement « joueur » ou « lecteur », « acteur » ou « récepteur », mais incarne alternativement ces différents rôles pour consommer une oeuvre qui n’est elle-même plus limitée à une seule forme, un seul code ou un seul médium.
Ce dossier de Mémoires du livre / Studies in book culture, complété par l’ouvrage collectif, constitue un panorama de l’état actuel des recherches sur les rapports entre livre et jeu vidéo. Les multiples pistes d’analyse qu’il soulève sont autant de témoins de la richesse d’un terrain encore relativement en friche et à explorer, notamment à partir de ces premières balises. Deux points nous semblent encore utiles à préciser : dans un contexte où les études transmédiatiques ont le vent en poupe, cette incursion liant livre et jeu vidéo a permis de mettre en évidence combien deux médias pourtant peu liés dans l’imaginaire culturel occidental possèdent des points de dialogue pertinents. C’est donc dans un cadre de recherche plus large qu’il faut également concevoir ces balises.
Un tel cadre est esquissé, en fin de volume, dans une bibliographie commentée réalisée par les groupes de recherche ETCL et INKE. Se fondant sur la conviction que les opportunités de partage entre les game studies et les humanités numériques ne cessent d’augmenter (notamment en raison de l’actuelle gamification du monde médiatique), l’inventaire s’attache à recenser les travaux qui se situent au croisement de ces deux perspectives. La compréhension du ludique y est présentée comme une clef d’entrée féconde permettant de problématiser différemment certains questionnements relatifs aux sciences humaines, ou même d’y apporter des réponses.
Enfin, le développement institutionnel continu de la recherche sur le jeu vidéo rend de plus en plus évidente son intégration comme objet de recherche légitime[5]. Bénéficiant de l’expérience institutionnelle acquise par d’autres dans l’étude d’objets issus de la culture de masse (cinéma, télévision, bande dessinée), les chercheurs s’intéressant au jeu vidéo se sont rapidement regroupés et ont structuré leur champ d’études par l’organisation de colloques et la création de revues et de laboratoires. L’analyse du jeu vidéo, comme l’histoire du livre, est une discipline fédérée autour d’un objet, fondée à partir de multiples regards sur une réalité protéiforme. La revendication d’une parenté entre livre et jeu vidéo a été utilisée non seulement par les oeuvres, comme l’ont montré certains articles de ce dossier, mais aussi au sein de la recherche, notamment pour justifier la constitution du champ (citons par exemple les premières études narratologiques du jeu vidéo[6]). Or, étant sorti de cette phase d’émergence, le champ est aujourd’hui suffisamment mûr et structuré pour réévaluer ses rapports avec l’étude des autres médias sans être menacé d’une disqualification symbolique attribuable au manque de légitimité du médium. On prend conscience, avec ce dossier, de la nécessité de cette rencontre : les différentes contributions soulignent chacune à sa manière que l’appréhension d’un objet (que ce soit le livre ou le jeu vidéo) sert d’éclairage aux mutations de l’autre.
Parties annexes
Notes biographiques
Fanny Barnabé est doctorante en Langues et lettres à l’Université de Liège (Belgique). Elle a obtenu en 2012 un Master en langues et littératures françaises et romanes (finalité approfondie) et a réalisé son mémoire (dont le texte remanié sera prochainement publié aux éditions Bebooks) sur le thème de la narration vidéoludique. Actuellement, elle entame la première année de son mandat d’Aspirante FNRS. Sa thèse porte sur les différents modes de réappropriation et de détournement du jeu vidéo par les joueurs, qui sont étudiés à travers quatre pratiques spécifiques : l’écriture de fanfictions, la réalisation de machinimas, le modding et le speedrun.
Björn-Olav Dozo est premier logisticien de recherche et maître de conférences à l’Université de Liège. Il a publié La vie littéraire à la toise. Études quantitatives des professions et des sociabilités des écrivains belges francophones (1918-1940) (Bruxelles, Le Cri, 2010) et Mesures de l’écrivain. Profil socio-littéraire et capital relationnel dans l’entre-deux-guerres en Belgique francophone (Liège, Presses universitaires de Liège, 2011). Ses recherches actuelles portent sur les humanités numériques, la sociologie de la littérature et la littérature belge.
Notes
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[1]
Voir, par exemple, le texte de Matthieu Letourneux, « Un cas limite de narrativité : la novellisation de jeux vidéo », au sein du collectif dirigé par Jan Baetens et Marc Lits et intitulé La novellisation : du film au livre, Louvain, Leuven University Press, 2004.
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[2]
Il suffit de prendre l’exemple de l’article de Libération qui a relayé l’appel à articles de ce numéro, et de l’ironie douce-amère qui le nimbait (voir l’article d’Edouard Launet, « Marguerite et Mario », Libération, 22 mai 2013. URL : http://www.liberation.fr/livres/2013/05/22/marguerite-et-mario_904858).
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[3]
Le volume en question (à paraître en juin 2014) et ce numéro de Mémoires du livre / Studies in Book Culture ont été produits en concomitance.
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[4]
Voire la plus importante, selon le Syndicat National du Jeu Vidéo (URL : http://www.snjv.org/fr/industrie-francaise-jeu-video/).
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[5]
En 2011 est paru un ouvrage collectif dirigé par Samuel Ruffat et Hovig Ter Minassian au titre évocateur : Le jeu vidéo comme objet de recherche (Paris, Questions théoriques, coll. « L>P »). Il est peut-être nécessaire de rappeler que ce titre n’est pas performatif et que la recherche sur le jeu vidéo a déjà une histoire propre. Pour confirmer cette ancienneté, citons simplement, dans l’espace francophone, les quinze années d’existence de l’OMNSH (Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, http://www.omnsh.org/).
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[6]
Sur le débat entre narratologues et ludologues, voir notamment Arsenault (2006).
Bibliographie
- Dominic Arsenault, Jeux et enjeux du récit vidéoludique : la narration dans le jeu vidéo, mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, Histoire de l’art et études cinématographiques, 2006. [Disponible en ligne sur Le Ludophile. URL : http://www.le-ludophile.com/]
- Sébastien Genvo, « Caractériser l’expérience du jeu à son ère numérique : pour une étude du “play design” », communication présentée au colloque Le jeu vidéo : expériences et pratiques sociales multidimensionnelles, Québec, 2008. [Disponible en ligne sur LudoLogique. URL : http://www.ludologique.com/publis/play_design.pdf]
- Henry Jenkins, Fans, bloggers, and gamers: Exploring participatory culture, New York University Press, Londres et New York, 2006.
- Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat (dir.), Les jeux vidéo comme objet de recherche, Paris, Questions théoriques, 2010.
- Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Éditions La Découverte, 2011.
- Matthieu Letourneux, « Un cas limite de narrativité : la novellisation de jeux vidéo », Jan Baetens et Marc Lits (dir.), La novellisation : du film au livre, Louvain, Leuven University Press, 2004.