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Introduction et problématique

L’évaluation représente un élément central dans les systèmes éducatifs contemporains axés sur des normes (Stobart, 2008). Des évolutions dans les politiques d’évaluation aux États-Unis, au Canada, en Europe et ailleurs soulignent l’importance de l’intégration continue des évaluations par les enseignants, tout au long de leur enseignement, pour améliorer l’apprentissage des élèves (DeLuca, 2012 ; Popham, 2013). C’est dans cette perspective que la visée de l’évaluation pour l’apprentissage (assessment for learning) apparaît comme l’une des stratégies les plus efficaces pour soutenir l’apprentissage des élèves (Hattie, 2012).

Depuis plusieurs décennies, la recherche sur l’évaluation formative est en croissance au niveau international (Dunn & Mulvenon, 2019) et révèle que les enseignants qui ont intégré cette pratique dans leur quotidien de classe constatent des changements positifs dans leurs pratiques d’enseignement et dans l’amélioration des apprentissages des élèves (Black, 2015 ; Davies, 2007 ; Suurtamm et al., 2016). En fait, ce type d’évaluation, qui favorise la participation active des élèves dans la définition des résultats des apprentissages, dans la précision des critères d’évaluation et dans la définition des objectifs d’apprentissage, contribue à les rendre actifs dans leurs apprentissages. Davies (2007) indique ainsi que le personnel enseignant apprécie beaucoup les pratiques d’évaluation en tant qu’apprentissage comme stratégies d’autorégulation, de collaboration, de respect et de développement de l’esprit critique des élèves. Les bienfaits de l’évaluation formative se manifestent également dans le développement métacognitif des élèves et dans l’augmentation de leur motivation à apprendre, ce qui a un lien significatif avec l’amélioration de leurs résultats (Black & Wiliam, 1998 ; Earl, 2003).

Malgré ces avantages, la recherche montre que les enseignants ont encore du mal à interpréter les politiques d’évaluation formative et à mettre en oeuvre des pratiques conformes aux mandats contemporains et aux théories de l’évaluation (DeLuca & Klinger, 2010). En effet, de nouveaux défis sont apparus quant à la mise en oeuvre des politiques (Nusche et al., 2011), aux implications pour le développement professionnel des enseignants et à la pratique en classe, ainsi qu’à la coordination avec d’autres politiques d’évaluation telles que les évaluations à grande échelle (Laveault, 2016 ; Ruminot, 2017). Plusieurs chercheurs ont signalé un manque considérable de connaissances chez les enseignants en exercice. Or, ces connaissances manquantes représenteraient une base sur laquelle l’évaluation formative pourrait être développée. Par exemple, Schneider et Meyers (2012) ont indiqué que moins d’un tiers des enseignants interrogés ont montré qu’ils étaient capables d’aligner correctement la tâche d’apprentissage sur les objectifs d’apprentissage énoncés. De leur côté, Herman et al. (2010) ont remarqué que les enseignants ne disposent pas des connaissances ou des compétences nécessaires pour prendre la bonne décision en matière de progression de l’apprentissage. Ces problèmes touchent de nombreux contextes éducatifs, et le Chili n’est pas en reste.

Au niveau de l’éducation nationale, au Chili, la mise en place des pratiques d’évaluation formative en classe (Black & Wiliam, 1998 ; Suurtamm et al., 2016) est une exigence ministérielle qui pèse sur les écoles. Il y a un fort intérêt à former les enseignants pour qu’ils développent des compétences dans la mise en place de l’évaluation formative des apprentissages et dans la diversification des stratégies d’enseignement pour améliorer l’apprentissage chez les élèves. Cependant, il existe un système de reddition des comptes ancré dans la culture nationale. Ce système d’évaluation est utilisé pour informer et pour prendre des décisions au niveau des politiques et des programmes. Les écoles s’en servent pour préparer les élèves et, dans certains cas, pour définir des projets éducatifs spécifiques au sein de la plupart des établissements (Ruminot, 2017).

Par ailleurs, peu d’écrits scientifiques rendent compte du potentiel de l’évaluation formative pour la formation des élèves dans le contexte chilien. Malgré cette lacune, le gouvernement ne ménage pas ses efforts pour améliorer les pratiques évaluatives des enseignants, comme le montre l’élaboration de nombreux textes d’encadrement et d’orientation tels que le Décret 67 ou les documents Evaluación Formativa en el Aula: Orientaciones para directivos et Política para el Fortalecimiento de la Evaluación en Aula, pour ne citer que ceux-là. Dans de nombreux textes encadrant les pratiques d’évaluation, le ministère de l’Éducation de Chili (Mineduc, 2018 ; 2019) informe la communauté éducative sur les différents changements que doivent considérer les responsables d’établissements scolaires de l’éducation de base lorsqu’ils planifient leurs règlements en matière d’évaluation, de qualification et de promotion des élèves.

En dépit de la portée de la littérature et des textes ministériels sur l’évaluation formative, force est de constater qu’une telle pratique est peu développée au sein des établissements scolaires au Chili. Les travaux de Pérez-Cotapos et Taut (2016) révèlent le peu d’expérience dont les enseignants font preuve dans la mise en pratique du processus d’évaluation formative. En effet, même s’ils affirment utiliser cette évaluation dans leurs classes, les résultats des analyses effectuées par ces équipes de recherche mettent en lumière le fossé qui existe entre leurs déclarations et leurs pratiques sur le terrain. Il en ressort donc que les pratiques évaluatives mises en oeuvre par le personnel enseignant observé n’intègrent pas de rétroactions adéquates pour les élèves (Pérez-Cotapos & Taut, 2016). Or, cette lacune entraîne chez ces derniers une faible participation et un manque de motivation et, par conséquent, ne favorise pas l’atteinte de meilleurs résultats scolaires.

Par ailleurs, malgré l’importance de l’impact de l’évaluation formative sur l’amélioration des compétences des élèves, nous remarquons que peu d’écrits se sont intéressés à l’état des connaissances des enseignants de mathématiques. Or, l’évaluation formative étant un moyen privilégié pour former les élèves (Earl, 2012), il nous semble important d’identifier les référents sur lesquels les enseignants s’appuient pour la mettre en oeuvre. Notre étude est donc tout à fait pertinente dans la mesure où très peu de recherches menées au Chili ont impliqué des praticiens. En effet, chercher à connaître et à comprendre les expériences d’un groupe d’enseignantes sur l’évaluation formative dans le cadre de sessions de travail contribuera à transformer leur pratique de l’évaluation formative.

Le but de la présente étude est d’examiner l’état actuel des connaissances, les contraintes et les défis existants dans la pratique de l’évaluation formative et de l’enseignement des mathématiques chez des enseignantes du primaire. Plus précisément, il s’agit d’étudier les pratiques d’évaluation formative et d’enseignement des mathématiques en vue de dégager les conceptions sur lesquelles elles sont fondées. L’évaluation formative et ses variantes sont d’abord définies dans la partie conceptuelle. Viennent ensuite les aspects méthodologiques de la recherche, l’analyse des données, la présentation des résultats et la discussion. Les implications et les limites de l’étude sont évoquées avant la conclusion.

Cadre conceptuel

Le concept d’évaluation des apprentissages est défini de plusieurs façons dans les écrits. À l’échelle de la classe, l’évaluation est une activité qui vise à recueillir et à interpréter les informations sur les apprentissages scolaires d’un élève ou d’un groupe d’élèves afin de prendre une décision (Laveault, 2016). Plus largement, l’évaluation des apprentissages inclut l’ensemble des activités et des méthodes utilisées pour obtenir des données sur les connaissances, sur les compétences et sur les comportements des élèves. Selon les objectifs, les enseignants recourent à des instruments d’évaluation plus ou moins formels ou fréquents et impliquant plus ou moins les élèves (Mottier Lopez, 2015). Ponctuellement, l’évaluation formative, ou l’évaluation de régulation, est un processus qui doit permettre de prendre des décisions pour améliorer l’action (ici l’apprentissage) en cours (la séquence d’apprentissage concernée n’est pas terminée). Les objets de l’évaluation de régulation seront le plus souvent des objets plus circonscrits que les objets de l’évaluation certificative (De Ketele, 2010).

Suivant cette vision de l’enseignement, le principe d’évaluation va bien au-delà du simple test servant à noter, à catégoriser, voire à juger les élèves (Popham, 2004), car il suppose une multitude d’interactions quotidiennes individuelles (interaction entre l’enseignante et l’élève) ou groupales (discussions de groupe). Vygotsky (1978), en son temps, soulignait que le comportement et la propension de communiquer de l’enfant se développaient lorsque ce dernier observait l’interaction entre les autres et interagissait avec son entourage. Selon cette approche, les connaissances se développent d’abord à travers les interactions sociales (Radford, 2015) et deviennent par la suite une partie intériorisée de la structure cognitive de l’enfant. Black et Wiliam (2009) se campent dans cette filiation épistémologique lorsqu’ils avancent que c’est précisément dans l’interaction entre l’enfant et l’enseignant que se réalise le processus d’acquisition des savoirs.

L’évaluation formative 

Les experts en évaluation appellent évaluation au service de l’apprentissage ou assessment for learning (Black & Wiliam, 1998), toute évaluation qui a pour but d’améliorer l’apprentissage de l’élève. Elle vise à recueillir et à interpréter les preuves d’apprentissage afin d’informer le personnel enseignant et l’élève des apprentissages cibles, d’établir où l’élève se situe dans son apprentissage et de déterminer ce qui doit être fait pour y arriver. Le concept d’évaluation formative regroupe tout un éventail de pratiques formelles et informelles dont le personnel enseignant fait usage en classe pour soutenir les élèves dans leur apprentissage (Suurtamm et al., 2016). Black et Wiliam (2009) expliquent que l’évaluation formative regroupe cinq stratégies qui, pour être mises en application, nécessitent la collaboration de trois acteurs : l’enseignant, l’élève et les pairs. La fonction capitale de l’enseignant est de s’assurer que tous les moyens raisonnables sont mis en oeuvre pour réduire toute distance ou tout obstacle séparant l’élève de son objectif. Ces auteurs précisent cinq stratégies d’évaluation formative : 1) établir les intentions et les critères d’apprentissage ; 2) favoriser les discussions de groupe ou d’autres tâches d’apprentissage ; 3) fournir une rétroaction contribuant au progrès des élèves ; 4) amener les élèves à travailler ensemble et 5) montrer aux élèves qu’ils sont les premiers artisans de leur succès. Ces stratégies se sont concrétisées et, à l’heure actuelle, elles sont considérées dans la littérature comme des pratiques évaluatives. Elles renvoient au savoir évaluer des enseignants, c’est-à-dire au système de connaissances rationnelles sur lequel ils s’appuient pour mettre en oeuvre l’activité d’évaluation des apprentissages en classe (Laveault, 2016).

Les pratiques évaluatives regroupent divers aspects de la situation d’évaluation, allant de la conception à la sélection des instruments d’évaluation et à leur mise en oeuvre. En tant que telles, les pratiques évaluatives sont des manières concrètes plus ou moins formalisées de penser et d’agir, ainsi que d’utiliser les outils, les procédures, les langages, les codes et les normes qui se rapportent à l’évaluation des apprentissages (Davies, 2007 ; Mottier Lopez, 2015). Par ailleurs, Earl (2012) a développé en profondeur cet aspect associé au concept d’évaluation en tant qu’apprentissage (assessment as learning), dont la visée principale est de favoriser l’autorégulation chez l’élève. En effet, grâce à ses caractéristiques métacognitives, l’élève est amené à apprendre par la rétroaction et à comprendre où il en est dans son apprentissage. C’est un moyen efficace pour mettre en place les stratégies d’évaluation comme l’autoévaluation et l’évaluation par les pairs. L’autoévaluation est une situation d’évaluation où l’élève juge ses propres compétences à travers l’établissement d’objectifs et de critères d’appréciation précis (Earl, 2012 ; Laveault, 2012 ; Suurtamm et al., 2016). Le processus d’évaluation par les pairs amène l’apprenant à porter un jugement sur le travail d’autrui (Falchikov & Goldfinch, 2000). Quant à la rétroaction, elle est définie comme un processus de dialogue basé sur les résultats d’apprentissage, fournissant des commentaires et des suggestions aux élèves pour reconnaître et corriger leurs erreurs, pour identifier leurs forces et leurs faiblesses et pour les guider afin qu’ils s’améliorent (Hattie & Timperley, 2007). La rétroaction peut porter sur différentes dimensions de l’activité de l’élève, dont la réussite de la tâche, la façon de la réaliser, les démarches d’autorégulation pour y parvenir et les qualités personnelles de l’élève (Mottier Lopez, 2015). Dans cette même intention, l’évaluation diagnostique vise à préparer une nouvelle action, identifiant le niveau de connaissances préalables des élèves au début du cours. Elle est utile en début de leçons ou de cours, car elle permet à l’enseignant de comprendre les structures mentales existantes et elle le guide en vue de fournir un apprentissage significatif pour l’élève (Allal & Mottier Lopez, 2005 ; De Ketele, 2010).

Les dilemmes d’évaluation

Appelés à diversifier leurs pratiques évaluatives inscrites dans les postulats de l’école moderne, les enseignants doivent souvent surmonter des défis que Suurtamm et Koch (2014) appellent les dilemmes d’enseignants. Le cadre de Windschitl (2002), adapté et repris par Suurtamm et Koch (2014) et par Suurtamm et al. (2016), décrit quatre types d’enjeux propres au contexte du personnel enseignant dans ses pratiques évaluatives ; ce même cadre servira de base d’analyse pour cette recherche. Il est à noter que les dilemmes peuvent être politiques, culturels, pédagogiques et conceptuels. Concernant le dilemme politique, les pratiques enseignantes entrent en tension avec l’école, le district ou les politiques provinciales en milieu éducatif, car les enseignants doivent suivre certains mandats ministériels et institutionnels en matière d’évaluation, notamment la passation des évaluations standardisées (Ruminot, 2017). Or, cette contrainte provoque une tension ambivalente quant à la finalité éducative des contenus à enseigner aux élèves : est-ce pour le développement individualisé de leur potentiel ou pour former des humains capables de répondre aux besoins administratifs, entrepreneuriaux et scientifiques du monde social actuel ? (Radford, 2020). Suurtamm et Koch (2014) relèvent justement le dilemme politique de la conciliation de la pensée actuelle entourant l’évaluation, les contraintes pouvant être basées sur les bulletins préconçus, la représentation d’évaluations en pourcentages ou les exigences des évaluations en classe et à grande échelle. Par ailleurs, les enseignants peuvent également faire face à des dilemmes culturels, particulièrement lorsque de nouvelles pratiques évaluatives tentent de changer la culture de la classe ou de l’école. Suurtamm et Koch (2014) citent l’exemple de l’influence des approches d’évaluation des collègues ou bien la rupture du contrat didactique, notamment dans la réponse aux attentes des élèves, des parents ou des administrations dans la notation. Ensuite, le personnel enseignant est confronté à des dilemmes pédagogiques lorsqu’il fait face à la conception et à la mise en place des outils et des tâches d’évaluation. Par exemple, lors de l’adoption de la triangulation des preuves d’apprentissages (Davies, 2007), les élèves deviennent plus impliqués dans le processus d’évaluation et de nouvelles grilles de correction sont mises en place (Suurtamm & Koch, 2014 ; Suurtamm et al., 2016). Quant aux dilemmes conceptuels, Suurtamm et Koch (2014) les définissent comme des tensions entourant les buts de l’évaluation et de l’enseignement/apprentissage des mathématiques. En effet, le défi de comprendre les différents objectifs de l’évaluation peut être un dilemme conceptuel, tout comme la tension entre les nouvelles approches en évaluation et l’approche traditionnelle vécue en tant qu’ancien élève (Fagnant & Goffin, 2017).

Néanmoins, comme nous l’avons souligné précédemment, la littérature sur les conceptions, les connaissances et la mise en oeuvre de l’évaluation formative est très limitée. C’est pourquoi nous nous intéressons à connaître et à comprendre les expériences du personnel enseignant sur ce sujet. Et, outre les fortes pressions que subit ce dernier pour obtenir de bons résultats aux évaluations standardisées, nous jugeons qu’il est extrêmement important d’examiner les dilemmes qui se posent lors de l’intégration de ce type d’évaluation dans une classe.

Méthodologie

Cette recherche action-collaborative (Guay et al., 2016) a été réalisée auprès d’un groupe de 17 enseignantes des cycles primaire et moyen d’une école de Santiago, au Chili. Le choix de ce type de recherche pour ce projet repose sur le fait que les recherches théoriques, souvent menées à l’extérieur de l’enceinte scolaire, sont rarement mises en application par les enseignants. Or, le but ultime de cette recherche est non seulement de comprendre l’origine des pratiques d’évaluation formative des enseignantes mais aussi, et surtout, dans le cadre d’un travail collaboratif, de les amener à développer des pratiques d’évaluation formative efficaces en mathématiques. Pour atteindre nos objectifs, nous avons organisé des ateliers comprenant des discussions guidées par des questions spécifiques et des entretiens individuels. Ces activités nous ont permis de vérifier les connaissances des enseignantes en matière d’évaluation des apprentissages en mathématiques. Les ateliers ont également fourni une mise en situation concrète sur les problématiques liées à l’enseignement, à l’apprentissage et à l’évaluation en mathématiques. Ensuite, nous avons examiné en détail la manière dont chacune des participantes négocie la mise en application des pratiques évaluatives en classe, ainsi que les dilemmes qui émergent.

Les participantes recrutées ont accepté de faire partie de l’étude de façon volontaire, à la suite de la présentation de notre projet. Nous avons réalisé dix ateliers de développement professionnel dans le domaine de l’évaluation formative et de la diversification des stratégies d’enseignement des mathématiques. Plus spécifiquement, nous avons examiné les contenus associés aux nombres et aux opérations arithmétiques. Les ateliers ont été dispensés sur dix semaines, chaque session durant une heure. Ensuite, nous avons interviewé chaque enseignante pendant une heure.

Au total, deux groupes d’enseignantes ont été formés. Le premier groupe était constitué d’enseignantes du premier cycle (de la 1re à la 3e année) et le second, du cycle moyen (de la 4e à la 6e année). Chaque groupe d’enseignantes a participé à cinq sessions de formation durant les mois de mars à juin 2021. Chaque session incluait une présentation et un temps de discussion autour des objectifs d’apprentissage (résultats d’apprentissage), des indicateurs d’évaluation (critères d’évaluation) et des possibles stratégies d’enseignement associées. Par ailleurs, il faut préciser que les objectifs d’apprentissage et les indicateurs d’évaluation[1] sont définis et communiqués dans les documents ministériels officiels ainsi que sur le site Internet du ministère. Nous avons proposé une structure et associé des objectifs d’apprentissage et des indicateurs d’évaluation qui nous ont ensuite servi pour examiner les contenus mathématiques, les tâches et les stratégies d’enseignement et les tâches d’évaluation formative.

Les données qualitatives collectées proviennent des sessions de formation et des entretiens semi-dirigés réalisés individuellement (voir annexe A), qui reposent sur quatre volets : 1) l’expérience professionnelle, 2) la connaissance et la formation sur le thème de l’évaluation formative, 3) les connaissances des enseignantes en mathématiques et 4) l’impact de la formation sur les pratiques d’enseignement durant et après les sessions de formation. Après avoir conçu notre guide, nous l’avons soumis pour appréciation à une experte en matière d’évaluation des apprentissages en mathématiques. Ses commentaires nous ont permis d’améliorer la formulation de certains concepts d’évaluation formative. Dans cet article, pour mettre en évidence l’état actuel des connaissances, des contraintes et des défis qui existent dans la pratique de l’évaluation formative chez des enseignants du primaire au Chili, nous avons porté notre attention sur les conversations avec les enseignantes lors des entretiens semi-dirigés. Il convient de mentionner que, comme la langue officielle du Chili est l’espagnol, nous avons transcrit et traduit les verbatims en français avant de les citer dans le présent article.

Nous avons réalisé une analyse thématique (Dionne, 2018) des données issues des entretiens semi-dirigés en dégageant les thèmes pertinents. Dans la première phase d’analyse, nous avons transcrit les entretiens avant de procéder au codage des données. Puis, ces données ont été soumises à un processus d’analyse plus détaillé à l’aide du logiciel d’analyse de données qualitatives NVivo (Krief & Zardet, 2013), ce qui a permis de coder les données, de confirmer les catégories préétablies et d’identifier des thématiques émergentes répondant aux objectifs de la recherche. Cet article analyse trois des quatre thématiques retenues : les pratiques d’évaluation, l’intégration de l’évaluation formative et les défis liés aux pratiques d’évaluation. La quatrième thématique, soit l’impact de la formation sur les pratiques des enseignantes, est abordée dans la section Discussion, afin de souligner, en tenant compte des propos des enseignantes, la plus-value de notre démarche sur leurs pratiques d’évaluation formative. À l’intérieur de ces thèmes, nous avons identifié et analysé les différentes pratiques d’évaluation que chaque enseignante déclare utiliser en classe, ainsi que les dilemmes rencontrés dans leur mise en application. Pour mieux comprendre l’état des connaissances des enseignantes, nous nous appuyons principalement sur les travaux de recherche de Black et Wiliam (1998 ; 2009) et de Suurtamm et al. (2016). Nous avons cherché à répondre à la question suivante : comment les enseignantes négocient-elles la mise en application des évaluations, plus spécifiquement de l’évaluation formative ? Par ailleurs, nous avons utilisé le cadre de Windschitl (2002) adapté par Suurtamm et Koch (2014) en ce qui concerne les dilemmes d’évaluation.

De surcroît, nous avons voulu croiser les discours associés aux pratiques d’évaluation, l’expertise dans la discipline et les années d’expérience des enseignantes en enseignement. Le tableau 1 ci-dessous illustre le profil des participantes à notre étude.

Tableau 1

Profil des participantes

Profil des participantes

1. Les noms des enseignantes sont fictifs pour préserver leur anonymat.

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Résultats et discussion

La formation initiale et continue du personnel enseignant sur l’évaluation formative

Nous avons constaté qu’au cours des 10 dernières années, malgré la politique sur l’implantation de l’évaluation formative, ou évaluation de processus, du Décret 67 (Mineduc, 2018), les enseignantes n’ont pas été formées pour ce type d’évaluation en classe à travers un programme formel. Seules deux des 17 enseignantes déclarent avoir été formées sur l’évaluation des apprentissages : l’une d’elles a fait une maîtrise en évaluation et en médiation et l’autre s’est autoformée sur le sujet. Toutefois, les enseignantes ont déclaré utiliser différents types et différentes pratiques d’évaluation formative et ont évoqué la rétroaction, l’évaluation diagnostique, l’autoévaluation, l’évaluation par les pairs et les tâches formatives. En faisant référence à la rétroaction, une enseignante (que nous avons nommée Keila) déclare :

En salle de classe, la rétroaction était constante. En regardant et observant directement, tout de suite. Comme on disait avec mes collègues (on peut observer) comment ils tiennent un crayon jusqu’à leur langage corporel, leur aisance avec les mathématiques, ça nous renseigne sur ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas. C’est possible d’interpréter plusieurs fois et la rétroaction est plus riche autant de façon formelle en disant à l’élève « tu as bien fait ici, on peut changer ici, on peut faire autrement. Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Parce que cette partie est plus complexe, pourquoi tu ne comprends pas ? » Même les pairs (les élèves) peuvent m’aider dans ce cas-ci.

Lors de l’entretien, cette enseignante a montré une bonne compréhension des différentes intentions de l’évaluation, même si ses connaissances théoriques des pratiques d’évaluation formative étaient limitées. Cependant, des pratiques informelles ont été fréquemment mentionnées.

Concernant la formation initiale, deux enseignantes qui venaient de terminer leur programme de formation en enseignement affirment avoir suivi un cours sur l’évaluation, qui portait sur la création d’instruments d’évaluation sommative. Nous avons constaté que l’offre en formation à l’intégration de pratiques d’évaluation formative était plus grande en contexte de formation continue qu’en contexte de formation initiale. Eugénie témoigne d’ailleurs de ses intérêts pour cette formation en ces termes :

Il y a eu un cours d’évaluation où l’on enseignait seulement comment réaliser des évaluations sommatives. Les différents types d’évaluations, nous les avons abordés dans le cours qui comprenait des évaluations à choix multiple, des questions ouvertes avec réponses courtes et des développements, ce qui m’a néanmoins aidée à préparer mes propres évaluations par la suite.

Les connaissances des enseignantes en matière d’évaluation des apprentissages

Les intentions de l’évaluation

Dans le cadre de cette recherche, déterminer les connaissances des enseignantes en matière d’évaluation et, plus précisément, en matière d’évaluation formative, a été assez ambitieux. Certains indices nous ont permis de déterminer que le groupe d’enseignantes a un certain degré de compréhension des intentions de l’évaluation. En effet, elles font la différence entre une évaluation de processus (évaluation au service de l’apprentissage) pour parler de l’évaluation formative et une évaluation de l’apprentissage (évaluation de l’apprentissage) qui est associée à l’évaluation sommative (principalement traditionnelle, papier-crayon). Toutes les enseignantes ont remarqué certains effets positifs de l’évaluation formative : l’engagement des élèves et la régulation des apprentissages lors des pratiques d’enseignement. Cela dit, l’évaluation de l’apprentissage est conçue de manière plutôt opposée. Elle s’exprime à travers la prise de conscience de la validité et de la fiabilité des évaluations (Davies, 2007 ; Sayac, 2017 ; Suurtamm et al., 2016), en particulier, par rapport à l’évaluation standardisée à l’échelle nationale et aux évaluations institutionnelles (évaluations sommatives élaborées par l’école). Les enseignantes affirment qu’il existe des différences entre l’enseignement et les types de questions, en matière de contenu et de format (questions à choix multiple). Ce souci est une source de préoccupation pour la plupart d’entre elles. Alma le montre clairement lorsqu’elle dit :

Je vois plusieurs fois que l’apprentissage n’est pas le plus adéquat, mais en effet, s’ils (les écoles) recherchent un résultat final, le résultat est là sans donner l’importance au processus. Je me rends compte que, bien sûr, on laisse complètement le processus d’apprentissage de côté au lieu de ça, c’est le résultat et voilà.

L’écart entre les réels apprentissages accompagnés d’une diversification des stratégies et le modèle institutionnel traditionnel d’évaluation a été formulé par Lola en ces termes :

Tout à coup, j’ai eu un peu de conflits parce qu’il y a des écoles qui ont un format préconçu de l’évaluation. Regarde, pour moi c’est principalement une conséquence du système. Avec sa notation lettrée. Pourquoi ? Parce que même dans les programmes ministériels, on y inscrit des stratégies, on y inscrit des façons différentes d’arriver à une même forme. On y présente, même en première année du primaire, plusieurs stratégies différentes de comptage, différentes stratégies pour résoudre une addition. Et ensuite, on te présente une évaluation produite où l’élève doit seulement compter de façon verticale avec le format d’algorithme traditionnel.

Cette analyse nous a permis de constater que les enseignantes réalisent que le système évaluatif prédominant, soit l’évaluation sommative (évaluation de l’apprentissage), ne nourrit pas le processus d’apprentissage des élèves. Elles affirment également que les évaluations standardisées ne reflètent qu’une partie des apprentissages des élèves. Leurs témoignages rejoignent les conclusions de Sayac (2017) qui, après avoir observé un groupe de 54 enseignants, a relevé que les évaluations qu’ils proposaient avaient un faible niveau de complexité et de compétence. Étant donné que les évaluations institutionnelles de fin d’unité thématique sont créées par un groupe externe à l’école, les enseignants ressentent cette dichotomie au moment de faire passer ces évaluations sommatives. Nous entendons par là qu’il y a une distinction et une association entre un type d’enseignement et d’évaluation qui soutient le processus d’apprentissage chez les élèves et un autre, qui est plutôt associé au résultat final.

Les pratiques d’évaluation formative

Lors de l’analyse des entretiens, nous avons constaté que les 17 enseignantes déclarent recourir aux pratiques d’évaluation formative, de manière informelle. Les principales pratiques que nous avons identifiées dans leurs discours sont la rétroaction, l’autoévaluation, l’évaluation par les pairs, les tâches formatives et l’évaluation diagnostique. L’analyse des données nous a aussi permis de décrire et d’examiner les connaissances des enseignantes sur les pratiques d’évaluation. Ainsi, elles ont beaucoup mentionné la rétroaction, qui se produit généralement au moment de la révision d’une tâche lorsqu’un ou plusieurs élèves n’ont pas compris ou qu’il y a une erreur dans la procédure. Une autre enseignante, Natalia, raconte comment les élèves font les exercices au tableau et comment se passe la rétroaction :

Nous révisons ici qu’est-ce qui s’est passé (lors de la résolution d’une tâche). On amène les autres élèves de la classe à aider dans l’erreur et (l’élève au tableau) se rend compte de l’erreur, la corrige avec des questions guidées.

Par ailleurs, les enseignantes ont manifesté une attitude positive à l’égard de l’autoévaluation et de l’évaluation par les pairs, en soulignant notamment les effets chez les élèves sur le plan socioémotionnel et sur le plan de la régulation. Les propos de Coralie et de Lola le montrent clairement :

[…] l’évaluation formative, l’autoévaluation et les coévaluations. J’aime travailler avec ça, avec le thème du processus : comment ils (les élèves) avancent, qu’ils s’évaluent, qu’ils reconnaissent eux-mêmes ce qu’ils doivent renforcer, comment ils doivent renforcer.

Coralie

[…] et parlant de l’autoévaluation, l’autoévaluation m’a été grandement utile, surtout dans la partie même de l’apprentissage, la partie émotionnelle des enfants, car elle m’a servi pour développer leur estime et la partie de l’honnêteté [...].

Lola

Par ailleurs, l’évaluation par les pairs est associée à la rétroaction que les élèves se donnent entre eux, comme on peut le percevoir dans le discours de Gina :

J’essaie de faire la coévaluation ou l’évaluation en groupe, entre eux-mêmes, ainsi que des évaluations qui sont à la base d’une erreur et entre eux, dans leur langage, ils l’expliquent. […] Si c’est cumulatif (l’évaluation), il va y avoir des points, si elle est formative, je préfère pas (de points).

Force est de constater que les enseignantes interviewées ne font pas de distinction entre l’autoévaluation et l’évaluation par les pairs. Elles affirment d’ailleurs que les établissements disposent de peu de modèles de pratiques d’autoévaluation et qu’elles l’utilisent pour traiter davantage la métacognition que les contenus mathématiques. Une autre pratique évaluative fréquemment mentionnée est l’évaluation diagnostique. En effet, elle a été introduite par les enseignantes comme une pratique courante, avec différentes interprétations et différentes utilisations.

Nous observons que les enseignantes ont une bonne intuition à propos des bénéfices du fait d’inclure l’évaluation formative dans les pratiques d’enseignement. Néanmoins, nous avons constaté chez elles d’importantes lacunes conceptuelles et des contradictions. Par exemple, certaines utilisent l’évaluation diagnostique, qui est désignée et appliquée au début de l’année scolaire et suivie d’une rapide mise à niveau dans certains cas. Elle est principalement utilisée pour diagnostiquer les élèves qui ne possèdent pas les connaissances et les habiletés requises pour répondre aux attentes de leur niveau. Cette information permet de déterminer les élèves qui seront dirigés vers le service d’accompagnement. Cependant, durant l’année, ces enseignantes ne pratiquent pas l’évaluation diagnostique pour évaluer les connaissances préalables au début de chaque unité d’enseignement. Dans un autre cas, la rétroaction n’est faite qu’en fonction de ce que l’élève comprend ou ne comprend pas, spontanément, sans nécessairement s’appuyer sur des résultats d’apprentissage ni sur des critères d’évaluation associés. En ce qui concerne l’autoévaluation, elle porte principalement sur les aspects cognitifs et émotionnels des élèves, sans inclure les contenus mathématiques. Il y a, par exemple, des questions à choix multiple : j’ai suivi les étapes ; j’ai compris la question ; j’aime l’activité. Après la journée d’enseignement, trois courtes tâches à choix multiple (appelées par les enseignants tâches formatives) sont notées de façon cumulative et transformées à la fin de l’unité d’enseignement en une note sommative. Bref, même si les enseignantes témoignent d’une utilisation constante de l’évaluation formative, nous remarquons, à la lumière du cadre conceptuel sur l’évaluation formative développé plus haut, que les concepts et les pratiques liés à celle-ci méritent d’être approfondis. De même, il est nécessaire d’amener ces enseignantes à prendre conscience de l’état de leurs connaissances à ce sujet. En effet, les expériences recueillies auprès d’elles montrent l’existence d’un écart important entre les politiques gouvernementales (à l’instar du Décret 67) et la formation initiale et continue en ce qui concerne l’évaluation des apprentissages.

Les dilemmes dans la négation des évaluations formatives et sommatives

La catégorisation par dilemme nous a permis de mieux comprendre les discours des enseignantes par rapport aux tensions qu’elles vivent au moment d’équilibrer les évaluations sommatives et formatives et d’harmoniser les pratiques d’enseignement et d’évaluation. Certaines réponses des entretiens semi-dirigés ont révélé leur réalité professionnelle. Nous donnerons quelques exemples associés à chaque dilemme (conceptuel, culturel, pédagogique et politique), puis nous discuterons des codéterminations (Gascón & Nicolás, 2019) qui pèsent entre eux.

Les dilemmes conceptuels font référence au questionnement des enseignantes pour comprendre et pour faire des liens entre les pratiques d’enseignement et d’apprentissage des mathématiques et les évaluations. Nous avons constaté que les enseignantes étaient intéressées et motivées à améliorer leurs actions, mais nous n’avons pas remarqué un discours critique et réflexif sur leurs pratiques. Exceptionnellement, deux enseignantes ont évoqué l’intégration de deux pratiques d’évaluation.

Le discours des enseignantes ne renferme pas d’arguments qui montrent explicitement un besoin d’articulation entre pratiques d’enseignement des mathématiques et évaluations formatives. En effet, le groupe d’enseignantes a partagé ses expériences associées à l’intégration de l’évaluation formative, mais n’a pas fait de liens avec l’enseignement des mathématiques. Elles semblent garder une approche plutôt traditionnelle dans leurs pratiques d’enseignement.

Par ailleurs, les dilemmes pédagogiques montrent les réflexions des enseignantes à propos de la création des tâches, de la proposition des stratégies et de l’élaboration des instruments d’évaluation, entre autres. Les enseignantes nous ont fait part de leurs pratiques avant et après la crise sanitaire la COVID-19. Elles ont aussi évoqué la façon dont l’établissement planifie et évalue de manière standardisée les apprentissages des élèves par année scolaire. En effet, les participantes s’organisent par niveau d’étude pour chaque année. Un membre du personnel enseignant est responsable d’élaborer le contenu du cours, les activités associées et les évaluations formatives et sommatives. Les critères d’échelles évaluatives sont établis par département, à raison d’une échelle pour tous les niveaux. Les marges de manoeuvre des enseignantes se trouvent donc principalement dans la mise en place de l’activité d’enseignement, comme en témoignent bien ces discours :

Je sais que les enfants peuvent apprendre et ils aiment ça, j’essaie de faire aussi ça, surtout le jeu. J’aime beaucoup la gamification (les jeux sérieux). J’aime jouer à des jeux, comme le bingo mathématique.

Natalia

On travaille l’exercice en classe, toujours avec du matériel concret et on lit (le livre). Parce que je vais vraiment valoriser le processus des élèves. Ceux qui font des erreurs dans certains exercices, dans certaines étapes, alors c’est là qu’on peut les corriger.

Alma

Les dilemmes culturels reflètent quant à eux les changements de la culture et de l’évaluation dans la classe et dans l’école. Nous avons remarqué des réalités très différentes entre les enseignantes. Certaines ressentent des pressions institutionnelles associées à la notation et pensent que la mise en place de l’évaluation formative leur permet de rassurer les élèves, de changer la vision des élèves sur les évaluations et de mettre l’accent sur les apprentissages comme le montrent les propos d’une enseignante.

Ici, on a un système de notation très strict et il y a le processus exigé à l’élève, on lui exige, on lui exige et en plus après on nous présente le SIMCE[2]. Alors, ils (les élèves) sont constamment réactifs : que l’évaluation est quelque chose de mal, que l’évaluation c’est dangereux, c’est risqué. (…) (parlant de l’évaluation et de la façon de parler aux élèves) ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave si nous n’arrivons pas à un résultat et ils s’enlèvent une pression quand elles (les évaluations) ne montrent pas les résultats. Dans le fond, nous enlevons la pression (sur l’élève) pour obtenir un résultat plus réaliste.

Béatrice

Les enseignantes sont également confrontées aux attentes des parents et appliquent le billet de sortie comme dispositif d’évaluation préconisé dans l’école. À ce sujet, Alma déclare :

Mais c’est une pratique que nous avons habituellement dans cette école. On parle toujours d’évaluation formative en expliquant aux parents quand on fait un ticket de sortie... L’évaluation formative n’est pas avec une note, nous évaluons le processus, nous donnons des rétroactions ; c’est quelque chose de routinier. 

Les enseignantes ont fréquemment évoqué les dilemmes politiques. Elles ressentent également des tensions liées à la culture évaluative standardisée. Nous citons ci-dessous deux enseignantes qui expriment leur ressenti par rapport à ce type de dilemme :

Nos autorités sont très centrées sur les résultats.

Dania

Nous sommes dans une école très béhavioriste. On ne peut pas la changer, je souhaiterais que nous puissions dire, et si on fait une évaluation d’une autre manière. Pour moi, le développement (des tâches) est important, mais à l’école, ils le négligent.

Jazmine

L’harmonisation entre pratiques d’enseignement et évaluations formatives ne semble pas être un besoin réel chez la plupart des enseignantes. Même si certaines utilisent des pratiques évaluatives, et principalement des pratiques d’évaluation formative, il serait nécessaire de réviser en profondeur leur conceptualisation du thème. Cela dit, il existe des conditions pour avancer dans cette direction. Premièrement, le personnel enseignant a changé son point de vue à propos des mathématiques et de leur apprentissage. La justification des résultats, la communication du raisonnement, le savoir-faire en mathématiques à travers la représentation et la manipulation, sont toutes des démarches et des stratégies qu’utilise le personnel enseignant. Deuxièmement, ce dernier a exprimé des principes associés à l’évaluation formative, notamment, les fonctions cognitives qui sont largement exploitées dans le processus d’apprentissage. Les élèves jouent les rôles d’autoévaluateur et de coévaluateur, en plus de leur fonction d’étayage dans la rencontre des savoirs.

Aussi, la négociation entre les types d’évaluations semble provoquer des dilemmes qui viennent de diverses sources. Bien que les données collectées ne nous permettent pas d’estimer l’impact d’un dilemme sur un autre, nous sommes quand même en mesure de noter que les tensions associées aux résultats des évaluations standardisées institutionnelles (évaluations sommatives élaborées par la direction de l’école) et nationales (évaluations standardisées à grande échelle) empêcheraient la mise en oeuvre de l’évaluation formative. Des remarques de ce type se répètent lors des entretiens :

Nous entraînons les enfants comme pour des tests standardisés. Donc toujours avec une alternative (QCM) et ça.

Malheureusement, on marque une réponse et on ne voit pas l’évolution de l’exercice et surtout maintenant sur l’écran (cours en ligne) on leur envoie un résultat.

En ce sens, les erreurs des élèves apparaissent dans le discours des enseignantes comme le moyen permettant d’observer les apprentissages faits en classe. Cette façon de travailler permet au personnel enseignant de revoir les concepts et de réajuster la compréhension de l’élève. Un espace de réflexion pédagogique serait donc ouvert pour établir une connexion entre les pratiques d’enseignement des mathématiques et l’évaluation formative.

Au moment de croiser les données concernant les années d’expérience et les connaissances en évaluation, nous avons remarqué que, parmi les 17 enseignantes interviewées, cinq enseignantes avaient plus de dix ans d’expérience et semblaient décrire leurs pratiques avec plus d’aisance par rapport à leurs collègues. Toutefois, nous avons remarqué que ce n’était pas le niveau d’expérience qui caractérisait les pratiques évaluatives. Les cinq enseignantes ayant moins d’un an d’expérience démontraient tout autant d’ouverture à améliorer leurs pratiques évaluatives que les enseignantes plus expérimentées. Enfin, les enseignantes ont témoigné de l’existence de contraintes institutionnelles et politiques associées à l’évolution de leurs pratiques pédagogiques. Bien que certaines d’entre elles aient les connaissances pour mieux adapter ces pratiques, la culture évaluative axée sur les résultats les freine.

Conclusion

Nous avons bien identifié l’existence des pratiques d’évaluation formative dans les discours des enseignantes. Cela nous a permis de confirmer que les enseignantes de l’étude avaient des conceptions de base sur les différentes pratiques évaluatives. Pourtant, il faudrait améliorer leur mise en application. En effet, les descriptions données par les enseignantes restent très vagues, ce qui nous permet de constater leurs lacunes conceptuelles sur le sujet.

Nous croyons que, pour les formations initiales et continues, il n’y a pas un mandat précis en lien avec la politique d’évaluation, Décret 67, qui attend l’introduction de l’évaluation de processus. Sur les 17 enseignantes, une seule a déclaré avoir été formée en évaluation dans les 10 dernières années. L’accès à une formation s’avère essentiel, car toutes les enseignantes déclarent utiliser l’évaluation formative sans remettre en question sa validité dans l’application. En conséquence, les besoins de formation des enseignantes sont réels pour provoquer un changement lié à l’incorporation de l’évaluation formative et à l’harmonisation des pratiques d’enseignement et d’évaluation. Selon DeLuca (2021) l’amélioration des compétences professionnelles en évaluation des apprentissages implique un changement radical de la part du personnel enseignant, mais aussi des systèmes de politiques évaluatives. L’auteur nomme trois capacités essentielles pour provoquer un réel changement : 1) innover en matière d’évaluation en donnant l’occasion aux enseignants de repenser de façon créative les pratiques d’évaluation ; 2) faire face aux impacts négatifs, notamment en ce qui concerne le bien-être des élèves et ajuster les évaluations en maximisant les effets positifs pour l’apprentissage et 3) promouvoir l’apprentissage professionnel pour faire avancer des plans d’évaluation, rechercher les ressources, les soutiens ou les membres de la communauté qui donneront vie à de nouvelles formes d’évaluation dans les écoles.

Nous avons fait un premier pas dans cette direction, d’une part, en offrant une formation de base sur l’analyse des contenus mathématiques et des stratégies d’enseignement et, d’autre part, en utilisant des objectifs d’apprentissage et des critères de réussite qui semblent favoriser la remise en question des pratiques chez le personnel enseignant. Toutefois, la mise en application des évaluations prend du temps et est le fruit d’un travail continu et réflexif (Black, 2015 ; DeLuca et al., 2019 ; Suurtamm et al., 2016).

Par ailleurs, le personnel enseignant ressent fortement la pression de bien réussir les évaluations standardisées. Considérant le cadre référentiel sur l’évaluation formative, on note l’utilisation de la rétroaction, au mieux dans les pratiques pédagogiques. L’évaluation sommative s’accompagne principalement de pratiques pédagogiques traditionnelles, en mettant l’accent sur la résolution procédurale. Nous émettons l’hypothèse que, tant qu’il n’y aura pas d’équilibre entre les évaluations, avec une forte concentration sur le type standardisé, le personnel enseignant aura du mal à faire évoluer ses pratiques et à comprendre la relation et le potentiel des évaluations formatives. Or, ce besoin d’équilibre n’est pas nouveau ; Stiggins (2008) prend clairement position à ce sujet :

Two other important shifts that are beginning to emerge strive to balance formative with summative and large-scale with classroom assessments. While not yet mainstream assessment priorities, these changing priorities are being driven forward by recent discovery of profound achievement gains attainable through the thoughtful application of formative classroom assessment practices

p. 3

Cette recherche ayant été effectuée pendant la pandémie de COVID-19 où la plupart des enseignants vivaient déjà du stress en raison de l’enseignement à distance à travers une plateforme. Nous pensons que nous aurions peut-être recueilli des informations différentes lors des entretiens, s’ils s’étaient déroulés dans un temps d’enseignement régulier. De plus, le fait d’avoir interagi seulement avec des enseignantes d’une même école ne nous permet en aucun cas de généraliser nos résultats. Pour de prochaines recherches, nous souhaitons diversifier notre population ainsi que notre méthode d’étude pour croiser davantage nos données.