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L’ouvrage de Carl Cassegard (Université de Göteborg, Suède) s’inscrit dans les débats contemporains examinant les rapports contradictoires qu’entretiennent les sociétés capitalistes avancées avec la nature. Contrairement aux approches éco-marxistes dominantes qui puisent principalement chez Marx leur appareil conceptuel critique et leurs intuitions normatives, Cassegard tente de fournir les linéaments d’une « théorie critique de la nature » s’inscrivant dans le sillage de l’École de Francfort — et d’abord et avant tout de l’oeuvre de Theodor W. Adorno. L’objectif central de cette reformulation écologiste de la Théorie critique est, suivant Cassegard, de critiquer les formes sociales réifiées qui régulent, tant d’un point de vue matériel que cognitif, l’interaction que les sociétés capitalistes avancées maintiennent avec leurs environnements naturels (p. 6).

L’introduction du livre nous apprend vite que l’idée d’une théorie critique de la nature s’occupe de trois thèmes principaux, tous les trois hérités de l’oeuvre d’Adorno. D’abord, elle y reprend la thématisation du geste théorique critique comme devant dissoudre l’illusion de naturalité attribuée à la réalité sociale. Fidèle à la méthodologie des théoriciens critiques de la première génération de l’École de Francfort, elle s’affaire à produire une critique immanente de la « seconde nature » réifiée, apparaissant comme naturelle et nécessaire, qu’est devenue la manière spécifiquement capitaliste d’interagir avec la nature (p. 9). Ensuite, l’introduction présente succinctement le « matérialisme critique », tiré d’une lecture d’Adorno, qui convient selon l’auteur le mieux pour poursuivre cet objectif critique (p. 11). Enfin, cette théorie critique de la nature s’inspire du concept d’expérience négative d’Adorno afin d’interpréter la catastrophe climatique comme l’expression historique de la contradiction entre, d’un côté, la manière sociale d’agir et de penser (le « concept ») et, de l’autre côté, la réalité objective qui résiste à celle-ci (« l’objet ») (p. 13). L’idée d’une théorie critique de la nature repose ainsi sur le trépied théorique suivant : critique des formes sociales capitalistes réifiées, matérialisme critique et expérience négative.

Après avoir élucidé l’idée d’une théorie critique de la nature, l’auteur explicite comment il utilise le concept difficile de « nature ». Il montre à cet effet comment le matérialisme critique d’Adorno se distingue sur cette question d’autres approches marxistes (p. 19) et comment il se fonde dans la thèse matérialiste du « primat de l’objet » et dans le concept dialectique de « nature-histoire ». Deux concepts distincts de nature ressortent de cette introduction conceptuelle. D’abord, la thèse du primat de l’objet implique un concept de nature comprise comme matière, c’est-à-dire comme objectivité irréductible qui fait irruption et peut toujours entrer en contradiction avec la manière subjective de la médiatiser. Ensuite, un concept de nature comprise comme construction sociale, c’est-à-dire comme forme ouverte à la détermination changeante dans le temps.

Le livre se divise en trois grandes parties. La première, qui s’étend des chapitres deux à six, s’affaire à déplier les fondements théoriques ci-haut présentés. Le deuxième chapitre est sans doute le plus pédagogique et utile pour le lecteur qui se demande ce que peut faire la démarche matérialiste du marxisme pour penser la crise environnementale. Le chapitre est en effet consacré à la distinction et à la discussion des ressources et limites des trois types de matérialismes qu’on peut retrouver dans la tradition marxiste, à savoir le matérialisme causal (Engels), le matérialisme pratique (Gramsci, Lukacs) et le matérialisme critique (Adorno, Marcuse, Horkheimer). Un tableau synthétique est notamment fourni, qui résume les points forts et les points faibles de chaque version du matérialisme (p. 45). Le jeune chercheur s’y référera avec profit.

Le chapitre trois est consacré à l’analyse des concepts de primat de l’objet et de nature-histoire sur lesquels se fonde le matérialisme critique. En plus d’expliciter son approche générale d’Adorno, laquelle se caractérise par un rejet de la vision de celui-ci comme d’un pessimiste quiétiste, l’auteur élucide ces concepts en adressant des problèmes souvent soulevés par les commentateurs d’Adorno. Il répond notamment au reproche fait au Adorno de la Dialectique de la Raison de rabattre la critique de la domination de la nature à la seule critique du processus transhistorique qu’est l’Aufklärung et par suite d’ignorer le rôle spécifique du capital dans la domination de la nature (p. 73). Enfin, il montre de manière convaincante comment le matérialisme critique permet à la théorie critique de la nature de se positionner comme une troisième voie entre les positions unilatérales que sont le réalisme naïf et le constructivisme social — ce qui fait l’originalité et la pertinence de ce type de matérialisme.

Le chapitre quatre prend pour point de départ le reproche selon lequel Adorno ne relierait pas suffisamment la domination de la nature avec le développement historique du capitalisme. Afin de remédier à cette lacune, Cassegard mobilise le Concept de nature chez Marx d’Alfred Schmidt (1962), qui fut l’élève d’Adorno à Francfort. S’ensuit une discussion critique de l’ouvrage phare de Schmidt, qui fût la première étude poussée sur l’enjeu du rapport à la nature chez Marx. Ayant soulevé la pertinence de la lecture de Schmidt du métabolisme nature-société chez Marx, Cassegard fait néanmoins mention de réserves quant à son utilisation de la catégorie transhistorique de « travail concret », qui échoue à saisir, elle aussi, l’interaction spécifiquement capitaliste de la société avec la nature (p. 97).

C’est pour tenter de comprendre dans des termes plus concrets et précis pourquoi cette interaction est délétère que le cinquième chapitre se penche sur la théorie de la valeur de Marx. L’auteur commence par rappeler les binarités marxiennes de valeur d’usage/d’échange, travail concret/abstrait, richesse/valeur, et rappelle les sources de la valeur économique selon Marx, à savoir le travail humain et les conditions naturelles. L’auteur défend ensuite la thèse que le processus de valorisation capitaliste a cela de particulier que bien qu’il dépende des conditions naturelles biophysiques, non seulement il ne les conçoit pas comme contribuant à la production de valeur, mais il dissimule positivement leur importance (p. 106). Le chapitre offre aussi une discussion des critiques écologistes prononcées à l’égard de la théorie de la valeur marxienne.

Enfin, le chapitre six aborde la question du rapport qu’une théorie critique de la nature devrait entretenir avec les sciences naturelles, qui ont été conçues, dans la tradition marxiste occidentale, soit comme étant réifiantes et donc idéologiques, soit comme étant les seules approches épistémiques pouvant dire quelque chose sur la nature. La question qui se pose alors est de savoir quel rapport une théorie marxiste, dialectique et écologique, devrait entretenir avec l’étude scientifique de la nature. L’auteur discute à cet effet des lacunes des positions de Lukacs, Bloch, Steven Vogel et John Bellamy Foster, pour ensuite défendre la pertinence de la méthode de la « constellation », qu’Adorno a repris et développé sous l’influence de Benjamin (p. 124).

La seconde partie du livre, recouvrant les chapitres sept à dix, entreprend de situer le projet d’une théorie critique de la nature par rapport aux courants théoriques de l’éco-marxisme de John Bellamy Foster et Paul Burkett (chap. 7), de l’Écologie-monde de Jason W. Moore (chap. 8), du nouveau matérialisme de Jane Bennett et de l’ontologie orienté vers l’objet (Object-oriented ontology) de Timothy Morton (chap. 9). Dans le chapitre sept, l’auteur critique la tentative de John Bellamy Foster de réactualiser l’idée, d’abord formulée par Engels, d’une dialectique de la nature, mais dans des termes moins déterministes et mécanistes. La thèse que Cassegard défend est que Foster se révèle incapable de montrer comment une dialectique centrée sur la praxis humaine pourrait être étendue à la nature, ce qui est pourtant nécessaire pour avoir une unité méthodologique entre l’étude de la transformation de la nature et celle de la transformation historique (p. 147).

S’ensuit au chapitre huit la discussion de l’Écologie-monde de Jason W. Moore, qui se caractérise par son articulation de la critique écologique marxienne de la forme-valeur avec le monisme ontologique typique des courants posthumanistes. Cassegard défend la pertinence de la théorie de la valeur que Moore promeut tout en critiquant comme un échec sa volonté de se positionner dans un monisme relationnel (p. 165). Enfin, le chapitre neuf souligne les similitudes qu’il y a entre le matérialisme vitaliste de Jane Bennett, l’ontologie object-oriented de Morton, et le matérialisme critique d’Adorno. Si les deux premiers ont raison de souligner que la nature est bien plus active que le matérialisme mécaniste classique ne l’a laissé entendre, ils ont le défaut de négliger l’agentivité spécifique du capital dans l’interaction sociale avec la nature et par suite de tomber dans une attitude naïve d’acceptation non critique du monde (p. 184).

Finalement, la troisième partie, constituée du chapitre dix, aborde les questions suivantes : vers quelle perspective réconciliatrice avec la nature la théorie critique de la nature mène-t-elle ? Et permet-elle de penser concrètement comment la faire advenir ? Se positionnant encore contre la perception d’Adorno comme incapable de fournir une vision d’un monde post-capitaliste et empêchant de penser la possibilité d’une praxis signifiante, Cassegard concentre d’abord son argument sur la présentation de passages où Adorno explicite ce dont aurait l’air une société réconciliée avec la nature. À cet égard, il relève qu’Adorno est resté fidèle, comme Schmidt, Benjamin et Marcuse, à l’idée marxienne qu’une société communiste dans laquelle la production est librement déterminée par des travailleurs associés permettrait de régler le métabolisme société-nature selon des termes réconciliateurs. Toutefois, l’essentiel de son propos est ici que le matérialisme critique ne mène pas à un cul-de-sac normatif parce qu’il permet de penser les conditions sous lesquelles le développement d’une subjectivité critique, individuelle et collective, est possible (p. 188).

En plus d’écrire de manière limpide et succincte, Cassegard fait preuve d’une maîtrise impressionnante des débats internes à la tradition écosocialiste (sur la théorie de la valeur, la dialectique et le matérialisme) et des débats que celle-ci entretient avec les divers « nouveaux matérialismes » d’inspiration poststructuraliste. Le lecteur appréciera le traitement mesuré des enjeux problématiques soulevés par la Dialectique de la Raison, et en général l’approche érudite mais non dogmatique de l’oeuvre d’Adorno.

En somme, cet ouvrage est une ressource essentielle pour tous les chercheurs mus d’un intérêt pour les enjeux théoriques, pratiques et stratégiques soulevés par le rapport contradictoire qu’entretiennent les sociétés capitalistes avec leurs conditions naturelles. La perception du lecteur quant aux ressources que contient la tradition marxiste occidentale pour penser les tenants et aboutissants de la crise environnementale, comprise comme crise du capital, s’en voit nettement enrichie et complexifiée. Cet ouvrage fait définitivement partie des meilleurs travaux, avec ceux de Deborah Cook et d’Andrew Biro, s’étant écrits sur Adorno et l’écologie.