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Dieu est mort : mais telle est la nature des hommes que, des millénaires durant peut-être, il y aura des cavernes où l’on montrera son ombre. Et quant à nous autres, il nous faut vaincre son ombre aussi !

Friedrich Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft, III, F. 108.

Introduction

L’objectif de cet article est de soumettre à la critique l’option théorique de Giorgio Agamben en faveur de la théologie politique, en prenant en considération les usages que le philosophe italien fait des recherches de Carl Schmitt et de Michel Foucault. Pour ce faire, nous nous arrêtons sur certains aspects essentiels du débat relatif à la théologie politique qui a eu lieu à la suite de la publication de la Politische Theologie I de Schmitt en 1922. Nous étudions ensuite comment la pensée d’Agamben s’inscrit dans ce débat en identifiant ses principaux enjeux théoriques et politiques. Finalement, nous analysons l’approche foucaldienne du pouvoir pastoral en tant qu’outil critique du paradigme théologico-historique et sa version particulière de la sécularisation.

L’importance qu’Agamben lui-même accorde à Foucault dans l’élaboration de son projet théorique justifie ce parcours, car seule une confrontation entre les présupposés philosophiques de l’auteur italien et ceux de l’auteur français permet d’observer les enjeux du choix d’Agamben en faveur de la théologie politique. Sur la base de cette confrontation, nous ne visons pas à reconstruire l’héritage schmittien chez Agamben, ce qui permettrait de mettre en relief, par exemple, la manière dont Agamben radicalise l’approche de l’exception de Schmitt en forgeant un schéma de la politique qui élimine le sociétal[1]. Ce qui nous intéresse, c’est plutôt de constater que cette dense incorporation agambienne de la pensée de Schmitt conduit à un usage rhétorique, partiel et déformé de Foucault, dont les effets ne se limitent pas au constat d’incompatibilités méthodologiques fondamentales. Notre propos ne sera pas seulement de mettre en évidence ces divergences à travers une étude comparative entre la théologie politique et la généalogie du pouvoir pastoral. L’enjeu principal sera de montrer que l’orientation anti-historique d’Agamben exclut la dimension de l’ontologie du présent qui joue un rôle clé dans la pensée de Foucault. Il s’agit d’une question d’une extraordinaire pertinence compte tenu de la prolifération d’ouvrages qui s’appuient sur l’auteur de Homo sacer pour proposer une lecture de notre actualité[2].

I. Le débat théologico-politique

Le débat sur la théologie politique est si vaste qu’il pourrait nous mener dans de multiples directions. C’est pourquoi nous prenons comme point de départ le point de vue de Carl Schmitt sur cette question. La thèse est bien connue. Selon Schmitt, « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés[3] ». Cette symétrie structurelle entre des concepts théologiques et politiques serait donc inséparable d’une notion de pouvoir souverain comme potestas absoluta Dei[4]. Non pas dans le sens littéral d’un pouvoir qui soit absolu dans sa perfection et dans son caractère transcendant, mais dans un sens plutôt analogique comme un pouvoir qui est en mesure de décider du moment de l’exceptionnalité. Ainsi, la figure du souverain, dans la conceptualisation moderne du corps politique, garantirait l’unité de la communauté à partir de sa condition sécularisée de potestas exceptionalis Dei. C’est-à-dire qu’il faudrait reconnaître dans l’autorité politique la capacité « d’exercer la souveraineté à la manière du Dieu des miracles[5] », qui peut restaurer l’ordre du monde en le rompant, et séparer les pécheurs comme s’il définissait l’ami et l’ennemi.

Évidemment, tout ce raisonnement rapproche le projet de Schmitt de celui de Hobbes en tant que « représentant classique du type décisionniste[6] » qui comprend l’autoritas comme la force déterminante de l’ordre politique. Si cela suppose, pour l’auteur du Léviathan, le besoin d’un souverain absolu et unique de l’État et de l’Église, Schmitt ne s’éloigne pas d’une conclusion similaire, bien que les exigences historiques ne soient déjà plus pour lui celles d’une première phase de la modernité, mais plutôt celles de sa contemporanéité spécifique et propre : la décadence de la politique face à une « manière technique et économique de penser » (Politische Theologie I, 1922), ou la supposée reddition de l’Église du concile Vatican II face au libéralisme progressiste (Politische Theologie II, 1969). Dans les deux cas, le pari schmittien consiste à récupérer la question hobbesienne par une politique constituante, en démontrant le caractère impératif pour l’époque d’un déplacement de l’Église et de l’État vers le politique. Un mouvement qui, en réalité, n’implique rien d’autre que de situer ces institutions par rapport à ce qui est compris comme leurs conditions constitutives d’un point de vue onto-théologique et historique, répondant ainsi au processus de dénaturalisation de ces institutions que les Lumières auraient entrepris et que les deux principaux ennemis existentiels de Schmitt à l’époque de la guerre froide, le marxisme et le libéralisme, achèveraient.

Comme nous le savons, Peterson a rejeté le coeur de cette approche en niant toute possibilité d’homologie ou d’analogie entre théologie et pouvoir politique. Les concepts théologiques, d’après lui, feraient strictement référence au pouvoir divin, et c’est pourquoi ils excluent par définition toute équivalence à un pouvoir mondain. Ignorer ce point convertirait l’interprétation de Schmitt en paganisme et hérésie. En outre, l’hypothèse théologico-politique d’un souverain tel que potestas absoluta Dei contredirait un principe fondamental de la théologie chrétienne : son caractère trinitaire. Cela signifie qu’il n’existe pas de formulation théologique d’un monothéisme absolu qui autorise la sacralisation du pouvoir politique. Comme l’explique Villacañas, « rien de personnel ou de charismatique au monde ne peut représenter Dieu, car le Christ et l’Esprit le représentent déjà dans son Église[7] ».

Cet argument sur la trinité est présent dans les débats philosophiques contemporains liés au problème de la théologie politique où, comme nous le verrons, l’intervention d’Agamben et l’usage de la pensée de Foucault sont déterminants. Parmi les questions que nous allons ici discuter se trouve tout d’abord l’interprétation de l’oeuvre de saint Augustin. En effet, selon Schmitt la stratégie de Peterson pour invalider l’argument en faveur de la théologie politique fait appel d’une façon décisive à la doctrine de l’évêque d’Hippone[8]. Concrètement, il aurait recours à l’idée des deux royaumes comme une dérivation du dogme trinitaire qui cherche à « libérer la foi chrétienne de la chaîne de l’Empire romain[9] », en séparant le religieux du politique. Pour Schmitt, il s’agirait d’une solution illégitime, car l’argumentation augustinienne serait seulement applicable à un contexte historique particulier et, par conséquent, elle n’aurait pas une portée universelle. De ce fait, le problème théologico-politique aurait une contemporanéité incontournable.

Néanmoins, cette exigence de transformer cette question en un thème contemporain, relatif à notre époque, implique de nier ou d’ignorer deux aspects de la pensée d’Augustin et de cacher en fin de compte, de façon paradoxale, une série d’expériences déterminantes du présent. En premier lieu, Schmitt ne rend pas compte du fait que l’approche des deux cités octroie à l’Église le droit de juger moralement ce qui peut caractériser un pouvoir comme chrétien ou non[10]. En omettant ce point, le débat est réduit au simple éclaircissement du dogme, ou à la considération de ce que l’auteur allemand appelle le « théologico-juridique », laissant de côté tout déplacement vers la problématisation d’un pouvoir politique qui abuse ou ignore les mandats moraux qui découlent du christianisme. Une abstraction utile, comme nous pouvons le comprendre, pour quelqu’un qui avait soutenu le pouvoir absolu hitlérien.

Toutefois, il existe une autre dimension de la pensée d’Augustin dont l’omission est également grave. Schmitt conçoit la différence entre les deux cités proposée par Augustin exclusivement en termes d’une réussite de courte portée qui se borne à définir la nouveauté historique du christianisme vis-à-vis de Rome. Il élimine ainsi le véritable sens pour la culture occidentale de la création conceptuelle déployée par l’évêque d’Hippone. Une importance qui, depuis Weber, devrait être précisée. Villacañas l’explique de la façon suivante : « […] la trinité, et sa théorie conséquente des deux cités d’Augustin, serait la première conscience de la différence de champs d’action par le monde occidental et la clé de sa tendance à la spécialisation ultérieure[11] ». En cela consiste la singularité du raisonnement augustinien, c’est-à-dire dans l’élaboration philosophique d’une pluralité tendue qui traversait l’Église et la distingue du pouvoir politique. Cela ne peut qu’être décevant pour le projet théologico-politique schmittien, car une telle approche ne va pas dans le sens d’une totalisation du politique, mais livre ce dernier à un faisceau de positions de conflit ou de pacification que l’Église arbitrerait sur la base de son inspiration charismatique. De cette façon, la perception que Schmitt a de son présent est à nouveau mise en évidence. Il s’agit, pour lui, de s’opposer au concept moderne du politique, à son hétérogénéité et à sa complexité, en essayant de restaurer une compréhension organique et cohérente du monde, soutenue par un pouvoir total et unique. Ce faisant, la contemporanéité de la théologie politique devient inévitablement une contestation des supposés fondamentaux de la modernité.

Nous arrivons ainsi à un autre élément clé dans tout ce débat : le problème de la sécularisation. Blumenberg l’a identifié de façon précise dans Die Legitimität der Neuzeit, en signalant que la théologie politique schmittienne, tant pour « l’affirmation factuelle qu’elle contient » que « pour les conséquences qu’elle inaugure », est « la forme la plus forte du théorème de la sécularisation[12] ». Ce théorème vise un usage illimité de la catégorie[13], comme cela est mis en évidence dans diverses applications du concept. Par exemple, lorsque l’on conçoit la certitude de la théorie dans l’épistémologie moderne en termes d’une sécularisation de l’inquiétude relative à la certitude du salut dans le christianisme, ou, encore, lorsqu’on conçoit l’ethos moderne du travail comme une forme sécularisée de l’ascèse. Ce serait également le cas de l’idée politique de l’égalité entre tous les citoyens comprise en termes de sécularisation de l’égalité des êtres humains devant Dieu, ou de la notion de régime d’exception entendue comme analogie du miracle dans la doctrine théologique. Enfin, l’énumération des versions du théorème pourrait être interminable.

Cependant, malgré la spécificité de chacune de ces versions, il existe un aspect qui semble être commun à toutes. Blumenberg le définit comme un substantialisme historique qui présuppose l’existence de constantes dans l’histoire[14], quelque chose comme un endettement du spirituel[15] qui engage une époque envers une autre. Ainsi, le concept de sécularisation suppose inévitablement une tension structurelle vis-à-vis de la compréhension que l’ère moderne a de lui-même. Si celui-ci rencontre sa propre légitimité dans l’affirmation « d’une raison qui se singularise elle-même en se générant d’elle-même[16] », le théorème de la sécularisation impose, pour sa part, la primauté d’un transfert qui contient le privilège de la vérité religieuse. Cet antagonisme devient manifeste chez Schmitt, pour qui il y a sécularisation précisément parce que la théologie continue à fonctionner comme le fondement des concepts politiques modernes. Néanmoins, cela ne veut pas dire pour lui que le processus historique est illégitime, mais plutôt qu’il possède une spécificité qu’il convient d’identifier de façon adéquate.

Cette singularité serait liée à un retour à la théorisation hobbesienne dans le but de la perfectionner en dotant « le souverain de pouvoirs sacrés[17] ». La formulation du théorème de la sécularisation qui implique la théologie politique schmittienne cherche ainsi à être un point culminant de la modernité. Blumenberg fait remarquer ce point très clairement. Pour Schmitt « la sécularisation est une catégorie de la légitimité[18] » qui établit une identité historique pour l’ère moderne. Une image de l’époque qui cherche à s’éloigner du diagnostic wébérien faisant référence à l’existence de processus sociaux, culturels et politiques irréversibles de déthéologisation, de rationalisation croissante et de spécialisation. Schmitt aspire au retour d’une grande synthèse sociale à partir de la configuration de la souveraineté politique comme une dimension absolue dans son alliance avec le théologique[19]. Une sorte de tentative de compléter le projet de Hobbes dans un contexte où la figure du Führer était en train d’émerger.

Quelques décennies plus tard, Agamben réactive ces débats relatifs au problème théologico-politique situant ainsi l’oeuvre de Schmitt au centre des intérêts de la philosophie critique contemporaine. Ainsi, comme nous l’observerons, le projet qu’il tente de terminer est celui qui anime le juriste allemand après la fin de la guerre froide, et ce, en pleine montée du néolibéralisme. Une tâche qui exige à Agamben, d’après son critère, de corriger et de compléter aussi les recherches de Foucault. Dans la section suivante, nous analysons la manière dont les investigations d’Agamben et de Foucault s’inscrivent dans les principales discussions relatives à la théologie politique et au théorème de la sécularisation. Nous tentons de présenter des éléments de continuité et de rupture par rapport à la controverse que nous avons déjà décrite et qui a pour protagonistes Schmitt, Peterson, Weber et Blumenberg. Une tâche qui nous permet finalement de mettre en évidence le caractère inapproprié de l’opération d’appropriation par Agamben des investigations de Foucault à partir d’une mise à jour, problématique et discutable, de certaines des hypothèses de Schmitt. Dans ce contexte sera mobilisé le concept foucaldien de pouvoir pastoral, que nous analyserons comme un outil qui permet de proposer une critique de la théologie politique.

II. Agamben et le paradigme théologique

Les recherches de Schmitt et de Foucault s’avèrent décisives pour Agamben, bien que, comme nous le verrons, il fasse pencher la balance en faveur du penseur allemand. L’influence de ces deux philosophes est particulièrement présente dans les neuf ouvrages qui composent le projet Homo sacer, écrits entre 1995 et 2014[20]. Dans ces études, les références à Schmitt et à Foucault sont habituelles et leurs hypothèses ou problèmes servent d’ancrage principal à l’effort du penseur italien pour construire une philosophie originale. Toutefois, l’orientation méthodologique d’Agamben s’éloigne sensiblement de la portée que Schmitt et Foucault donnent à leurs propres investigations. Il convient de ne pas oublier que, pour le premier, les considérations sur la théologie politique tentent de s’en remettre aux événements concrets de son époque[21]. Quant à l’archéo-généalogie foucaldienne, elle est aussi totalement déterminée par la question du présent. Tout cela est étranger à Agamben, qui renonce à tout sens historique minimum en rejetant le chemin d’une compréhension scientifique du monde social qui serait dépourvue d’effets rhétoriques ou esthétiques. Nous avons tendance à penser que sur ce point, malgré l’énorme différence entre leurs propositions, Schmitt et Foucault convergent en s’identifiant au style intellectuel tracé par Weber, tandis qu’Agamben subordonne certains des apports de Schmitt et de Foucault à un modèle plus proche de Heidegger. Il serait possible de contre-argumenter que cette distance entre le penseur italien et l’histoire sociale du présent est démentie par l’importance qu’Agamben accorde au problème de la biopolitique dans Homo sacer. En réalité, l’intérêt d’Agamben pour ce thème ne contredit pas notre affirmation mais la confirme.

Pour le vérifier, il convient de s’arrêter un instant sur le livre de 1995 : Homo sacer : Il potere sovrano e la nuda vita. Dans cet ouvrage, Agamben soutient qu’il est nécessaire de corriger ou, tout au moins, de compléter la thèse foucaldienne selon laquelle l’inclusion de la zoé dans la polis constitue la singularité de la politique moderne[22]. Pour lui, ce processus serait très ancien et indiquerait que ce qui est fondamental dans la politique en Occident est la configuration d’un espace irréductible d’indifférenciation entre bios et zoé, c’est-à-dire entre l’ordre juridico-politique et la vie nue[23]. La distinction que Foucault fait dans La volonté de savoir (1976) entre le pouvoir comme souveraineté, qui s’exerce principalement sur un territoire, et le pouvoir comme production biopolitique de la population, devrait donc être remplacée par une définition de tout pouvoir comme expression indiscernable d’un amalgame de souveraineté et de biopolitique. Le pouvoir de « donner la mort » caractéristique du « droit de l’épée » s’articulerait ainsi sur le pouvoir scientifique et technique de gestion de la vie en constituant la structure matrice de toute politique.

Il convient d’observer que cette thèse non seulement hyperbolise l’argument foucaldien, mais le situe aussi dans un registre historico-philosophique complètement différent. Pour Foucault, il s’agit de rendre compte d’un trait distinctif de la modernité à partir de l’étude d’une série d’éléments historiques concrets et de souligner la nouveauté d’un État qui commence à concevoir les sujets en tant qu’éléments constitutifs de sa propre force, une force qui convient d’administrer de façon positive. Dans la critique d’Agamben, les deux aspects disparaissent, car il vide la politique moderne de toute sa spécificité et l’approche alternative qu’il offre manque de preuves historiques. L’entreprise de « correction » de Foucault reste donc indéfectiblement liée à ce double effacement, effacement qui peut sembler étonnant compte tenu du fait que, comme il l’affirme, Agamben se propose de « compléter » les recherches du philosophe français.

Mais la vérité est que le diagnostic que Foucault fait de la biopolitique se clôt dans une direction très différente de celle suggérée par Agamben, ce que ce dernier ne pouvait pas connaître, car le cours Sécurité, territoire, population (2004) fut publié près de dix ans après le premier volume de la série Homo sacer. Dans ce cours, Foucault tient à se démarquer de toute éventuelle interprétation de la biopolitique comme paradigme, et soustrait du contenu du concept tout le dramatisme et l’excès rhétorique que lui-même lui avait accordé[24]. Ainsi, l’importance de la notion de biopolitique cède la place à l’idée de gouvernementalité et, ce faisant, la biopolitique devient un des éléments descriptifs des technologies modernes du pouvoir. Ce déplacement obligera Agamben lui-même à relancer ses enjeux théoriques fondamentaux dans son ouvrage de 2007 Il regno e la gloria. Per una genealogia teologica dell’economia e del governo.

Pour comprendre la stratégie qu’Agamben met en pratique dans cet ouvrage, il faut souligner le rôle décisif que joue le concept schmittien de souveraineté dans la définition de la politique en tant qu’appareil de capture de la vie introduite par Il potere sovrano e la nuda vita. Contrairement à Foucault, qui sépare bien la sphère du pouvoir souverain de celle de l’ordre biopolitique ou de la gouvernementalité, Agamben propose une compréhension de la souveraineté en tant que pouvoir absolu à l’image divine. Cela signifie que le pouvoir souverain monopolise le champ de la politique en incorporant la production biopolitique comme une de ses caractéristiques constitutives. Ainsi la critique foucaldienne du modèle juridique du pouvoir est complètement ignorée en même temps que l’analyse théologico-politique de Schmitt est ratifiée. Aux yeux d’Agamben, le souverain se manifesterait donc dans la décision relative au régime d’exception, c’est-à-dire dans la suspension de la norme du droit, en niant l’existence des processus de normalisation qui opèrent de façon autonome vis-à-vis des mécanismes juridiques[25]. Ce pouvoir unique et indivis n’aurait donc aucune extériorité et déterminerait à son libre arbitre « la suspension mortelle de la vie nue[26] ».

Une telle négation de toute extériorité explique, par exemple, la position d’Agamben à l’égard du messianisme en tant que puissance théologico-politique qui, en principe, semblerait s’opposer au pouvoir souverain[27]. Face à l’approche benjaminienne d’une violence divine qui anéantirait éventuellement le droit et rendrait impossible son instauration[28], le philosophe italien répond en ratifiant le rejet schmittien relatif à l’existence d’une « violence pure, c’est-à-dire absolument en dehors du droit, car dans l’état d’exception, elle est incluse dans le droit en raison de son exclusion même[29] ». Ainsi, Agamben fait un choix théorique d’une importance extraordinaire. En même temps qu’il met à l’écart la perspective foucaldienne de la souveraineté, il néglige la voie émancipatrice que Benjamin thématise à travers la référence à un événement rédempteur externe à la loi et à l’ordre. Le résultat, curieux pour un auteur qui essaie de se situer au coeur de la gauche philosophique, est le même dans les deux cas. Agamben réaffirme dans le présent et renforce théoriquement la notion théologico-politique de la souveraineté défendue par Schmitt sans même soupçonner que cette idée puisse être une condition de possibilité du totalitarisme qu’il affirme critiquer[30]. Ainsi, il semblerait qu’il est convaincu de pouvoir mobiliser les outils analytiques schmittiens sans tomber, tôt ou tard, dans l’horizon de la pensée nazi auquel cette élaboration théorique est liée. Peut-être serait-il possible d’excuser cette naïveté si Agamben faisait référence à Schmitt d’une manière occasionnelle, mais l’usage qu’il fait de la pensée du juriste allemand est systématique et constitue la base des hypothèses qu’il entend défendre.

En fait, Il regno e la gloria restaure l’hypothèse théologico-politique schmittienne d’une manière radicale face à la contestation qui pourrait découler de l’approche foucaldienne de la gouvernementalité. Il est très important ici de rappeler que ce concept apparaît dans les cours du Collège de France Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique, publiés en 2004, lorsque le projet d’Homo sacer était encore en plein développement. Notre hypothèse est que ces cours défient les investigations préalables d’Agamben au moins en trois sens.

Premièrement, parce que les généalogies de la gouvernementalité de l’État et de la gouvernementalité libérale que Foucault y déploie invalident l’idée de la biopolitique en tant que paradigme de la modernité et la réinscrivent dans une praxis historique exigeant l’identification de discontinuités, de déplacements et d’effets partiels. Ceci suppose un problème pour l’interprétation ontologique de la biopolitique propre à la conception qu’Agamben a de la souveraineté. Deuxièmement, parce que la description généalogique développée dans les cours publiés en 2004 réintègre une analytique du pouvoir qui transcende la logique de la souveraineté à partir d’une série d’antécédents sur le christianisme qui tournent autour du concept de pouvoir pastoral. L’approche foucaldienne du pastorat, comme nous l’observerons dans la troisième section de cet article, est incompatible avec l’hypothèse théologico-politique, ce qu’Agamben comprend probablement et l’amène à incorporer la nouveauté thématique du gouvernement dans une généalogie antagonique à celle de Foucault, dont l’objectif consiste à restaurer une fois de plus le paradigme théologique. Troisièmement, parce que ces cours de Foucault mettent sévèrement en question la validité historique de la théologie politique, non seulement en ce qu’elle peut engager en tant que modalité du théorème de la sécularisation, mais aussi en ce qui concerne le rôle qu’elle peut jouer comme clé interprétative du présent. Penser la spécificité des transformations des technologies de gouvernement du christianisme et de la modernité, comme Foucault le fait, implique de reconnaître la nouveauté des événements historiques et d’écarter le principe du théologique comme condition déterminante d’une continuité essentielle. De même, la définition que Foucault donne dans Naissance de la biopolitique du néolibéralisme comme un régime gouvernemental centré sur la production du sujet en tant que capital humain met en évidence les limites de l’approche de la biopolitique proposée par Agamben, puisque dans celle-ci la politique est uniquement conçue en termes de « production d’hominis sacri », c’est-à-dire en tant que genèse d’une vie improductive disposée uniquement « pour être réprimée et assassinée[31] ».

En somme, la publication de ces deux cours de Foucault en 2004 suppose un sérieux coup pour les principales hypothèses du penseur italien, car elles proposent une généalogie des technologies chrétiennes du pouvoir qui va au-delà du paradigme de la souveraineté, mettant ainsi en relief les limites du diagnostic du présent qu’offre Homo sacer. En ce sens, Il regno e la gloria représente l’effort maximal d’Agamben pour dépasser cette impasse théorique. Pour cela, son principal pari est d’introduire une nouvelle distinction, désormais entre un supposé paradigme théologico-politique et un autre paradigme théologico-économique. Il établit ce double paradigme en partant de l’affirmation que l’oikonomia, le gouvernement des hommes, serait la forme privilégiée que le pouvoir aurait acquise en Occident[32]. Pourtant, il répète la stratégie articulée en 1995 dans Il potere sovrano e la nuda vita, car il s’inscrit à nouveau dans le sillage des recherches de Foucault, cette fois celles relatives aux études sur la gouvernementalité, tout en qualifiant ces dernières d’incomplètes et justifiant la supposée nécessité de corriger une perspective généalogique insatisfaisante. De cette façon, il relance une fois encore la recherche historique dans une direction totalement étrangère à celle des réflexions de Foucault. Ce faisant, Agamben explore les racines du pouvoir comme gouvernement dans l’idée d’oikonomia dans la patristique chrétienne, ce qui suppose de récupérer une signification du terme comme « organisation fonctionnelle » ou « activité de gestion[33] » au-delà d’un sens métaphysique comme « plan divin du salut ». Cette connotation originaire ne correspondrait pas à une simple utilisation analogique du langage domestique dans le domaine religieux, mais elle est présente dès les premiers efforts rationnels pour parvenir à une « conciliation provisoire entre la trinité et l’unité divine[34] ». La machine gouvernementale moderne trouve, de fait, ses antécédents dans le fonctionnement et l’articulation des relations trinitaires. Autrement dit, toutes les formes économico-administratives du gouvernement seraient des réalités théologiques sécularisées. Agamben réussit ainsi à resituer le problème foucaldien du gouvernement au sein de la théologie, bien que cela suppose d’accepter désormais ce qu’il avait rejeté dans la correction qu’il avait faite à Foucault, à savoir l’existence d’une dimension externe au pouvoir souverain qui est théologiquement conçu comme la monarchie du Dieu unique. Le champ de la théologie politique est circonscrit d’une manière plus précise et restreinte, mais la détermination théologique est renforcée et s’étend à nouveaux domaines.

Or, l’innovation lexicale que le philosophe italien construit en distinguant deux paradigmes théologiques s’appuie sur la division entre l’idée de royaume et celle de gouvernement qui fonctionne dans l’oikonomia trinitaire et qui scinde l’ordre divin entre l’être et la praxis[35]. Ce faisant, Agamben intègre la notion de gouvernementalité dans ses investigations, mais il le fait tout en corrigeant, à nouveau, la généalogie foucaldienne. En effet le problème de cette dernière serait, à ses yeux, qu’elle aurait négligé la distinction entre royaume et gouvernement qui se formule avant le xvie siècle, par exemple, dans le traité De gubernatione mundi de saint Thomas, où gubernatio devient synonyme de providence comme gouvernement du monde. Il s’agit d’une modification décisive de la dimension historique des recherches de Foucault qui permet à Agamben d’affirmer que le dispositif providentiel, en tant que reformulation et développement de l’oikonomia théologique « contient quelque chose comme le paradigme épistémologique du gouvernement moderne[36] ».

Cette nouvelle généalogie proposée par Agamben permet, par là même, une description de l’État moderne comme une machine gouvernementale[37]constituée par deux logiques : celle spécifique de la théologie politique, avec son diktat absolu de la loi et du droit, et celle du paradigme providentiel où « gouverner signifie laisser se produire des effets concomitants particuliers d’une “économie”[38] ». Chacune des deux facettes de cette machine gouvernementale est justifiée par un argument historique. Dans le premier cas, l’histoire de l’exclusion de la vie nue sert à définir le pouvoir souverain comme potestas absoluta Dei. Dans le second cas, la conception trinitaire explique le développement de l’idée de gouvernement dans l’économie moderne. Agamben parvient ainsi à des résultats théoriques qui ne corrigent ni ne complètent Foucault, mais qui mettent complètement à l’écart sa pensée.

Aux yeux de ce dernier, souveraineté et gouvernement correspondent à deux configurations du pouvoir, un critère élémentaire qui permet de comprendre le rôle central que joue le marché dans la gouvernementalité néolibérale en tant que dispositif politique. Au contraire, Agamben place la question de la gouvernementalité à l’intérieur d’une généalogie économique qui met l’accent sur le contenu administratif de la référence trinitaire. Comme l’indique Salinas, c’est un résultat régressif vis-à-vis des principaux apports du cours Naissance de la biopolitique, car la séparation entre politique et économie reproduit l’une des hypothèses technocratiques élémentaires du néolibéralisme[39], à savoir la possibilité d’un gouvernement technico-économique des êtres humains et des choses qui ne soient pas éminemment politiques. Le silence d’Agamben relatif aux leçons de Foucault sur la question néolibérale, véritable dénouement du travail généalogique entrepris dans Sécurité, territoire, population, est en ce sens très révélateur. En effet, le double paradigme théologique politique et économique a de sérieux problèmes pour déployer une ontologie du présent, car le néolibéralisme dissout la pertinence de la distinction entre économie et politique faite par ce paradigme et, ce faisant, conteste la stratégie d’Agamben consistant à réduire toute politique actuelle à la théologie[40].

En ce sens, bien que Il regno e la gloria consolide un déplacement par rapport à la question de la souveraineté vers le problème de la gouvernementalité, ce geste intellectuel a très peu à voir avec Foucault et s’approche, en revanche, de Schmitt. Pour le constater, il suffit de remarquer que la théologie économique n’élimine pas l’hypothèse théologico-politique, mais sert plutôt à neutraliser précisément les réfutations que Peterson fait à l’approche du juriste allemand[41]. Le théologien affirme, par exemple, dans sa critique de Schmitt que le rôle public de l’Église, c’est-à-dire la liturgie, n’autorise pas de sacralisation du pouvoir politique. Face à cela, Agamben répond en intégrant la liturgie dans une généalogie de la fonction glorieuse qui conçoit l’opinion publique comme la forme moderne de l’acclamation[42] et décrit le domaine contemporain des médias comme l’expression sécularisée des cérémonies religieuses[43]. En outre, comme nous l’avons déjà observé, la critique que Peterson fait de la théologie politique à partir de l’interprétation du christianisme trinitaire comme réfutation d’un présumé monothéisme absolu[44], est invalidée dans Il regno e la gloria par l’articulation généalogique de l’oikonomia et de la trinité.

Agamben complète ainsi le projet théologico-politique de Schmitt tout en le libérant de certaines de ses contestations et en l’ancrant au présent. Ce faisant, il assume le théorème de la sécularisation quoiqu’il ne le fasse pas exactement dans les mêmes termes que l’auteur allemand. En effet, la théologie historique d’Il regno e la gloria accorde à la modernité un sens qui, en réalité, demeure caché et qui la conduit bien au-delà de ce qu’elle sait sur elle-même, dans la direction d’une vérité qui correspond, comme dirait Blumenberg, à un certain privilège de la religion[45]. Sans cette hypothèse de sécularisation élémentaire, il ne serait possible ni d’attribuer une origine théologique aux concepts de l’économie et à la gestion gouvernementale moderne ni d’affirmer que les biopolitiques publiques ou néolibérales sont les configurations les plus récentes de l’oikonomia providentielle. Il y aurait ainsi une approche de la sécularisation complètement inverse à celui de la sociologie wébérienne, car il n’existerait pas de déthéologisation et de désenchantement ou de croissance de la rationalisation, mais plutôt une continuité latente des significations théologiques qui, pour Schmitt, sont sous-jacentes dans les idées politiques et qui, pour Agamben, produisent le système conceptuel général de la modernité. De fait, le théorème schmittien de la sécularisation rencontre dans l’oeuvre d’Agamben un moment de radicalisation puisque son application dépasse le domaine des concepts juridico-politiques afin d’englober la totalité paradigmatique de l’époque moderne. La modernité « perd toute singularité[46] » du fait d’un exercice intellectuel qui abandonne toute référence à l’histoire ou à la praxis pour affirmer un essentialisme étymologique érudit et un traitement déshistorisé des textes.

Dans son principal ouvrage méthodologique Signatura Rerum, Agamben défend la thèse selon laquelle le terme « sécularisation » correspond à une signature et non à un concept[47]. En d’autres termes, la sécularisation est une sorte d’indice, de signe contenu dans le signe, quelque chose qui est impliqué dans le concept et sans lequel celui-ci resterait inerte et improductif. Mais un débat sur un concept n’est pas la même chose qu’un débat sur une signature. Par conséquent, selon lui, toute la discussion sur la sécularisation serait viciée car, par exemple, Schmitt fait appel à l’identité structurelle entre concepts théologiques et concepts politiques ; ou Blumenberg insiste sur la discontinuité entre ceux-ci[48]. Ainsi, personne n’observerait que la « sécularisation » est un « opérateur stratégique » qui agit « dans le système conceptuel de la modernité » en montrant son appartenance généralisée à la « sphère théologique[49] ». La modernité serait donc marquée d’un extrême à l’autre par quelque chose qui la dépasse sans pour autant lui donner un nouveau sens, ce qui mettrait en évidence, selon les paroles d’Agamben, les enjeux politiques qui, en dernière instance, sont mis en jeu dans toute cette question[50].

Mais, quelle serait l’option politique spécifique d’Agamben lorsqu’il défend une lecture de la modernité à partir de la « signature » ? Il ne semble pas que cette question puisse être dissociée d’un souci historique pour le présent. En ce sens, Schmitt s’éloigne beaucoup d’Agamben, car sa défense de la théologie politique s’inscrit dans des références concrètes à des contextes sociopolitiques du xxe siècle. Au contraire, chez Agamben il n’est pas possible de constater aucune ontologie du présent qui explique le privilège de la théologie en tant que méthode d’analyse de notre réalité politique. C’est pourquoi il ne semble pas pertinent d’affirmer que ses recherches constituent une généalogie dans la ligne des investigations de Foucault. En effet, pour ce dernier, la généalogie « s’oppose […] au déploiement métahistorique des significations idéales […][51] », elle ne cherche pas derrière les choses quelque chose comme « leur secret essentiel et sans date[52] » ni prétend « remonter le temps pour rétablir une grande continuité par-delà de la dispersion de l’oubli […][53] ». Cette perspective s’oppose à l’effort d’Agamben pour établir une théorie des signatures sur la base d’une « ontologie paradigmatique[54] » focalisée sur les continuités philologiques supposées contenues dans les mots, les analogies ou les parentés qui flottent dans le monde des documents et des archives. En définitive, il ne peut y avoir de généalogie chez Agamben si sa philosophie parie sur une intelligibilité faisant référence à l’être[55].

Foucault comprend la généalogie comme une « histoire effective » qui ne peut qu’être telle « dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre être même[56] » en dissipant l’identité pour « mettre au jour les systèmes hétérogènes[57] ». Il s’agit d’une perspective qui, en définitive, vise à saper ce que dans notre présent nous percevons comme immobile, à « fragmenter ce qu’on pensait uni[58] ». Face à ce pari politique explicite, l’approche de la théologie historique d’Agamben semble constituer un retrait vers le passé qui ne parvient pas à saisir la singularité de notre présent. Car l’horizon de notre contemporanéité est difficile à dépasser si nous ne nous arrêtons pas sur ce que la modernité a de spécifique. C’est précisément cela qu’Agamben semble ne pas vouloir faire. Pour lui, il ne s’agit pas d’explorer la modernité à l’aide d’hypothèses comme l’oikonomia trinitaire ou le dispositif de la gloire, mais de multiplier les parentés archaïques qui soutiennent un endettement théologique insurmontable. Ainsi, dans un même geste qui met en évidence le véritable enjeu politique d’Agamben, toute la nouveauté historique de la modernité s’annule et le paradigme providentiel s’impose comme cadre interprétatif de notre temps.

III. Le pouvoir pastoral et la généalogie des pratiques

La référence au christianisme est une constante dans les investigations de Foucault. Elle apparaît tôt dans les premières recherches qu’il consacre au problème de la folie, où il affirme que le christianisme aurait dépouillé la maladie mentale de son sens humain en la réduisant à la possession démoniaque[59]. Elle est présente d’une façon décisive dans la généalogie de la confession élaborée dans le cours Les Anormaux, qui débouche sur la question de la convulsion comme une expérience au cours de laquelle il est possible de voir l’intégration du discours de la chair par les modèles disciplinaires[60]. C’est également une référence centrale dans le projet de l’Histoire de la sexualité lorsqu’il s’agit d’établir les déplacements entre les pratiques gréco-romaines et l’herméneutique monastique. Nous voudrions pourtant nous focaliser sur l’idée de pouvoir pastoral pour deux raisons. D’une part, parce qu’elle nous permet d’observer la distance qui existe entre Foucault et le discours théologico-politique[61]. De l’autre, parce que c’est la seule façon de comprendre pourquoi Foucault n’utilise ni le terme « théologie politique » ni celui de « sécularisation ». Enfin, le concept de pouvoir pastoral constitue le principal outil analytique que Foucault forge afin d’étudier l’histoire du christianisme et, par conséquent, il joue un rôle déterminant dans l’un des principaux épisodes de l’analytique du pouvoir qu’il élabore.

Dans La volonté de savoir, Foucault évoque pour la première fois l’importance de la pastorale chrétienne dans la formation de la sexualité moderne[62]. Cependant, le véritable laboratoire d’élaboration de ce concept est le cours Sécurité, territoire, population, où le philosophe déploie une généalogie de l’État dont le point de départ est l’histoire de l’impératif de « gouverner les hommes ». Foucault y souligne, de fait, qu’au cours des xiiie, xive et xve siècles, la réflexion relative à la portée du terme « gouverner » comprend plusieurs champs d’application : matériel, spatial, moral ou spirituel. Pourtant, elle fait toujours référence, d’une façon ou d’une autre, aux rois humains et non au territoire ou aux choses[63]. Cette idée de « gouvernement des hommes », selon Foucault, proviendrait de la thématique du pastorat, développée dans l’Orient méditerranéen préchrétien, notamment chez les Hébreux.

Le pouvoir pastoral est ainsi défini comme une action qui s’exerce sur une multiplicité en mouvement et non sur l’unité d’un territoire, laquelle a pour but d’être au service des personnes qui forment le « troupeau » garantissant sa protection et son salut. Mais ce soin collectif ne peut pas se déployer sans une connaissance exhaustive qui permettrait au berger d’individualiser chaque brebis. La tradition hébraïque apporte divers exemples de cette figure : la présence intense de l’autorité de Yahvé lorsque le peuple marche, sans disposer d’aucun territoire ; la figure de Moïse comme guide dans le désert, assurant la nourriture et la survie du troupeau, etc. Cet aspect de la généalogie foucaldienne est, sans aucun doute, central pour notre problème, car il met en relief le fait que le pouvoir pastoral n’est pas un concept théologique qui provient du christianisme.

Cette vieille logique de pouvoir s’étendra en Occident à la suite de l’organisation de procédures spécifiques par lesquelles l’Église chrétienne a absorbé la métaphore hébraïque du berger. En effet, Foucault affirme : « […] la véritable histoire du pastorat comme foyer d’un type spécifique de pouvoir sur les hommes, l’histoire du pastorat comme modèle, comme matrice de procédures de gouvernement des hommes, cette histoire du pastorat dans le monde occidental ne commence guère qu’avec le christianisme[64] ». Le pastorat constitue alors un aspect essentiel non seulement de l’histoire de la gouvernementalité, mais aussi de l’histoire institutionnelle, religieuse et politique du christianisme. Il permet de saisir les enjeux de la prétention d’une religion d’institutionnaliser le gouvernement des hommes dans tous les aspects de leur existence et au nom de leur salut. En outre, comme nous le verrons, les transformations de la question pastorale depuis le iie ou le iiie siècle jusqu’au xviiie siècle offrent une extraordinaire grille d’analyse des déplacements et des tensions qui ont affecté le christianisme. De fait, de la classe du 15 février à celle du 8 mars 1978, le cours Sécurité, territoire, population déploie une généalogie du pouvoir pastoral qui est articulée au développement historique du problème de la « raison d’état » au xviie siècle.

La première phase de cette généalogie du pastorat s’appuie sur les écrits d’auteurs chrétiens du iiie au vie siècle (textes de saint Jean Chrysostome, saint Cyprien, saint Ambroise, Grégoire le Grand, Cassien, etc.), qui ont permis à Foucault d’identifier trois dimensions du pastorat : sa relation avec le salut, l’obéissance et la vérité[65]. Nous avons souligné que la matrice hébraïque du pouvoir pastoral était omnes et singulatim, ce qui revient à dire que le pasteur devait assurer le salut de l’ensemble du troupeau et de chaque brebis individuellement. Cela signifie que dans certaines situations extrêmes, le sacrifice d’une brebis était nécessaire pour garantir le bien-être de l’ensemble. Toutefois, le berger n’est indifférent à aucune brebis et sauver chacune d’entre elles est aussi important que le salut de tout le troupeau. Il y a donc ici un principe de distribution intégral et paradoxal du salut dans le modèle archaïque du pastorat que le christianisme complète par plusieurs critères nouveaux. Parmi ces derniers se trouve l’idée que le pasteur a une responsabilité incontournable face à chaque brebis ; le transfert au berger lui-même tant du bien que du mal qui affecte la brebis ou que celle-ci réalise ; la nécessité de son sacrifice personnel pour le salut du troupeau jusqu’à impliquer la mort si nécessaire ; ou l’importance que des faiblesses existent au sein du troupeau pour ainsi accréditer le mérite du berger et, à l’inverse, le caractère édifiant d’un pasteur qui reconnaît ses imperfections. En somme, entre la pratique hébraïque et la pratique chrétienne existe une continuité remarquable du thème du salut comme aspect fondamental du pastorat. Pourtant, le christianisme y introduit une variation relative au style et aux techniques, ce qui suppose une nouvelle « économie des démérites et des mérites[66] ».

La deuxième dimension du pastorat chrétien consiste en l’articulation d’un mécanisme vaste et intensif d’obéissance. Aux yeux de Foucault, le pastorat élabore une relation de subordination absolue de la brebis au berger, laquelle n’est fondée ni sur la loi ni sur aucune justification rationnelle, mais plutôt sur la stricte volonté de Dieu. Cette dépendance n’a pas un sens de médiation ou une valeur instrumentale, car la fin de l’obéissance pastorale n’est autre que l’obéissance elle-même. En d’autres termes, le dispositif pastoral produit, selon la logique de la soumission, une forme d’individualisation où on exige l’auto-négation de la volonté. Il s’agirait d’un exemple de ce que Foucault appellera quelques années plus tard « les techniques de soi ». Une sorte de subjectivation qui, dans ce cas, ne consiste pas en la production d’un moi, mais en sa renonciation ou sa dissolution en tant que sujet[67].

Cela dit, ni le salut ni l’obéissance pastorale ne seraient compréhensibles sans un troisième facteur, à savoir le problème de la vérité. Évidemment, cela fait référence au fait que tout pasteur a pour tâche d’enseigner une doctrine, mais surtout un mode de vie. Cela n’est pas très différent de certaines des caractéristiques attribuées au maître dans la tradition païenne. Dans le cas du pastorat chrétien, cet enseignement consiste en « une direction de la conduite quotidienne[68] ». L’existence de la brebis ne peut être gérée uniquement au moyen d’un apprentissage de principes et de techniques, où les exemples de vie sont, sans aucun doute, très importants. Elle exige aussi une vérité qui n’est en aucun cas évidente ou manifeste pour les brebis puisqu’elle est cachée à leurs propres yeux. Il s’agit de la vérité secrète et intérieure de la brebis, laquelle doit surgir au sein d’une pratique qui constitue la principale caractéristique du gouvernement pastoral chrétien, à savoir la direction de conscience. Cette pratique est établie d’une façon obligatoire et permanente tout le long de la vie et se trouve rigoureusement liée à l’examen de conscience, dont le but principal est de rendre possible la manifestation de la propre vérité dans la forme d’un aveu fait au pasteur. Ainsi, la direction de conscience met en évidence la corrélation entre un régime de vérité et un système de dépendance et d’obéissance. Sans la manifestation de la vérité de la brebis, l’exercice du pouvoir pastoral ne serait pas possible et, par conséquent, celui-ci ne pourrait pas déployer sa praxis salvatrice, ses réseaux d’obéissance radicale et son individualisation assujettissante.

Mais tout cela ne représente qu’un chapitre de la vaste histoire des technologies de gouvernement des hommes, où s’organise une économie des âmes directement liées à la conduite des comportements. Pour cette raison, il n’est pas surprenant que ce soit précisément à ce niveau-là où le pastorat affronte ses diverses crises. C’est-à-dire que les formes de résistance contre celui-ci s’expriment comme la demande d’une autre manière d’être conduit[69]. Cela arrive, par exemple, dans le domaine des institutions politiques entre la fin du xviie et le début du xviiie siècle. C’est dans ce contexte que Foucault cherche une manière de désigner ces résistances ou insoumissions qui, n’étant pas externes à un champ spécifique de relations de pouvoir, se déploient en recodifiant les éléments stratégiques qui forment cet espace. Il opte pour le terme « contre-conduite », comprenant par là la « lutte contre les procédés mis en oeuvre pour conduire les autres[70] ». Dans cette perspective, l’on pourrait donc affirmer que chaque fois qu’il existe un pouvoir qui aspire à diriger les conduites, il existe également des mouvements de contre-conduite qui tentent d’y répondre. Si cela est correct, la crise du pastorat chrétien devrait être expliquée au moyen de l’émergence d’une série multiforme de contre-conduites qui, tout au long du Moyen Âge, ont discrédité ou bouleversé dans une plus ou moins grande mesure les trois axes du pouvoir pastoral : le salut, l’obéissance et la vérité. Lors de la leçon du 1er mars 1978, Foucault mentionne plusieurs exemples historiques de contre-conduites pastorales. Ses commentaires sur l’antagonisme entre les pratiques ascétiques et le pastorat au iiie et ive siècle sont particulièrement révélateurs, car ils évoquent une expérience traversée par une certaine autonomie du sujet et, surtout une nouvelle économie de l’obéissance qui est incompatible avec le pastorat. Dans la vie ascétique, l’individu s’impose une sorte de défi à lui-même qui implique différents exercices de mortification (comme le jeûne, par exemple). C’est un combat contre les tentations du corps et du monde où il n’y a aucun besoin de médiation dans la relation avec Dieu. L’ascète ne se subordonne pas au système pastoral d’obéissance, car il prétend se montrer directement devant Dieu avec une unique arme, c’est-à-dire le témoignage de sa vie exemplaire. Pour cette raison, selon Foucault, le pouvoir pastoral se voit très tôt voué à régler d’une certaine façon cet excès des conduites ascétiques par la délimitation stricte de la vie monastique.

Cependant, il y a toujours un reste d’ascétisme qui surgit au sein de l’histoire du pouvoir pastoral comme une extériorité qui n’a jamais pu être complètement intégrée dans ce dernier. Cela explique le fait que de nombreux mouvements, qualifiés d’hérétiques, font précisément appel à une dimension ascétique non réglée. Ce serait le cas, par exemple, de groupes tels que les taborites ou les flagellants. La communication immédiate que l’individu a avec Dieu dans l’expérience mystique témoignerait aussi d’une forme d’ascétisme sans mesure qui met en énormes difficultés le pouvoir pastoral qui structure l’Église. Nous pouvons donc comprendre l’importante conclusion à laquelle Foucault arrive dans Sécurité, territoire, population : le christianisme n’est pas une religion ascétique, car ses structures de pouvoir sont pastorales et anti-ascétiques[71]. C’est une thèse importante pour comprendre la portée de sa lecture sur l’ascétisme gréco-romain développée dans les cours au Collège de France des années 1980. Mais c’est aussi un argument qui permet de mieux comprendre la crise significative du pastorat chrétien vers le xv-xvie siècle, lorsque la latence historique de toutes ces rébellions pastorales croît à la suite du développement des Églises protestantes. De fait, le protestantisme peut être conçu comme une espèce d’éclosion tardive d’une vaste tradition de contre-conduites qui accompagne le christianisme après son époque primitive.

Néanmoins, ce renforcement des rébellions pastorales ne conduit pas à une disparition du pastorat, mais plutôt à un double effet de radicalisation. En premier lieu, il suppose une augmentation de l’action pastorale du point de vue de son intervention dans la vie quotidienne dans la forme institutionnelle de la « contreréforme ». En deuxième lieu, il déplace le problème de la conduite des hommes au-delà de l’autorité ecclésiastique vers le domaine public. Ce faisant, la question de la conduction des individus devient une tâche du pouvoir souverain. Foucault signale que c’est là que surgit la nécessité de développer, d’une part, un type de pensée ou de rationalité capable d’aborder les enjeux relatifs aux gouvernements des hommes à l’intérieur de la logique de la souveraineté (le problème de la raison d’État) et, de l’autre, de forger le domaine et les objets sur lesquels retomberait cette nouvelle ratio gubernatoria[72].

Comme nous pouvons l’observer dans toute cette analyse de la ratio pastoralis, développée dans le cours de 1978, le philosophe français n’utilise jamais la notion de sécularisation. Le déplacement du pouvoir pastoral vers la raison d’État est plutôt décrit par des mots tels qu’« intensification, démultiplication, prolifération[73] » et vise à mettre en évidence la manière dont certaines techniques de conduite sont appropriées par la gouvernementalité moderne. Lors d’une conférence à Tokyo le 27 avril 1978, quelques jours après la fin des leçons du Collège de France, Foucault signale qu’au xviiie et au xixe siècle « on a assisté à toute une reconversion, à toute une transplantation de ce qui avait été les objectifs traditionnels du pastorat[74] ». Cela signifie que le pastorat perd sa forme strictement religieuse et rencontre dans l’État « un nouveau support et un principe de transformation[75] ».

Il ne s’agit pas alors d’un transfert massif du religieux vers le politique, comme dans la formulation qu’Agamben fait du théorème de la sécularisation, où le droit, l’économie et la biopolitique sont des dérivations théologiques. L’analyse foucaldienne ne se déploie pas à ce niveau-là, car elle se limite à étudier une technologie de pouvoir à partir d’une distinction élémentaire entre deux aspects du pastorat, à savoir l’institutionnalisation ecclésiastique qui a cessé ou a perdu sa vitalité depuis le xviiie siècle, et la fonction d’un pouvoir qui s’étend et se multiplie hors de l’Église[76]. C’est-à-dire que le pastorat constitue une forme de pouvoir individualisateur et totalisant dont la provenance n’est pas théologique et dont l’historicité ne correspond pas à l’idée d’une modernité structurellement traversée par une « dette spirituelle » à l’égard du christianisme. L’État moderne intègre ce double pouvoir technique qui s’est consolidé dans les institutions chrétiennes[77], mais il le fait en recodifiant ses objectifs et ses domaines d’intervention. Car, d’une part, il opérera sur les individus par les mécanismes disciplinaires, et de l’autre, il gérera les processus du « corps-espèce » par divers mécanismes régulateurs[78].

La prolifération moderne du pouvoir pastoral n’implique aucune évolution, ni ne renforce une supposée continuité historique, ni ne traîne la généralité des processus sociaux et culturels d’une époque. Comme l’affirme Skornicki, Foucault propose une perspective rhizomique et multiplicatrice qui s’oppose au transfert intensif du théologique au politique thématisé par Schmitt et Agamben ainsi qu’à la délégitimation de la modernité contenue dans la version de la thèse de la sécularisation de ces auteurs. Il n’y a pas de primauté du religieux, ni de subordination de la politique, du droit et de l’économie à une théologie historique, mais un débordement du dispositif pastoral chrétien conduisant à la mise en pratique de techniques et de procédures de pouvoir dans l’ensemble du corps social[79]. L’analyse de Foucault se concentre sur les déplacements historiques et les reconfigurations qui ont lieu au niveau des techniques d’assujettissement et de docilité des individus et non sur la continuité généralisée entre concepts théologiques et concepts politiques. En ce sens, le philosophe français ne pourrait être rapproché de la variante wébérienne de la sécularisation que dans la mesure où il décrit l’intensification moderne de rationalités de pouvoir éminemment pratiques, dénuées de tout récit spirituel et adressées à l’administration efficace des corps et des populations.

Pour cette raison, l’approche foucaldienne des relations entre christianisme et modernité est plus près de l’historiographie de Kantorowicz que de la théologie politique de Schmitt[80]. En effet, pour Foucault il n’est pas question de repérer les déplacements du spirituel au séculier, par exemple, entre le concept du duplex corpus christi et l’idée des « deux corps du roi[81] », mais plutôt de souligner les limitations ou les erreurs de l’analogie[82]. Bien qu’il existe une relation entre le corpus mysticum de l’Église et les nouvelles communautés politiques séculières[83], Kantorowicz évite d’établir une comparaison hyperbolique qui empêcherait de reconnaître la singularité du fait que la tête du corps mystique de l’Église est éternelle, alors que le roi, en tant que tête du corps politique, est un simple mortel[84]. L’erreur de l’analogie réside donc dans la question du temps. Ce dernier est fondamental pour notre perspective, car il oppose directement pouvoir pastoral et théologie politique.

Reconnaître les limitations des analogies dans l’histoire équivaut à accepter les limites du théorème de la sécularisation et permet de saisir la nouveauté qu’engage nécessairement la modernité. Cette spécificité garde une relation avec une nouvelle perception du temps qui génère un horizon propre d’inquiétudes et d’attentes. L’ère moderne, comme l’affirme Blumenberg, serait le premier à « se comprendre lui-même comme une époque » traversée par la prétention de rupture radicale avec la tradition[85]. Sur cette aspiration de nouveauté s’applique précisément la stratégie de la version que Schmitt et Agamben donnent de la sécularisation, car elle vise à transformer l’évidence que « la réalité de l’histoire ne peut jamais recommencer à partir de zéro[86] » en un argument qui sert à invalider totalement le projet moderne. Pour ce faire, cette stratégie accumule et multiplie les continuités, les similitudes et les analogies en s’appuyant sur la proximité étymologique des concepts ou sur les inerties des signatures.

Face à ce pari méthodologique excessif, l’approche de Foucault est prudente et mesurée. Sa perspective met en évidence le fait que le transfert du pouvoir pastoral à l’État moderne suppose une transformation qui rend toute analogie défectueuse. Comme l’explique Skornicki, les recherches de Foucault sur la gouvernementalité ne visent pas à montrer l’influence de l’Église sur la formation de l’État, mais elles tentent de mettre en relief le fait que l’État se détache de celle-ci en s’appropriant certaines de ses technologies de pouvoir tout en les réinscrivant dans de nouvelles finalités qui s’opposent même à l’autorité ecclésiastique[87]. Il y a une incorporation transformatrice de pratiques, non de concepts ni de signatures comme, par exemple, la direction et l’examen de conscience, la confession ou la révélation[88]. Ainsi, il serait possible d’affirmer que le pouvoir pastoral passe d’une fonction spirituelle à une fonction temporelle relative au gouvernement des hommes. Dans cette transition, il n’y a pas de place pour l’analogie, car il se produit des discontinuités, qui ne sont pas exemptes de latences, dans la même mesure où elles supposent des nouveautés.

Conclusion

La notion foucaldienne de pouvoir pastoral ne prétend donc pas être un outil au service de la délégitimation de la modernité. Elle permet, en revanche, d’en distinguer la spécificité. En conceptualisant les relations entre christianisme et modernité à partir de cette notion et, bien qu’il ne rende pas cette question explicite, Foucault met à l’écart la dimension de la théologie historique mobilisée par Agamben ainsi que la thèse de la sécularisation sur le mode antimoderne. Il s’éloigne également d’une compréhension de la genèse de l’État en termes de modes de production et de lutte des classes[89]. Il se démarque aussi de la psychologisation nietzschéenne du pastorat et de son étroite association entre christianisme et ascétisme[90]. Foucault se focalise sur l’observation des glissements qui se produisent au niveau des dispositifs, où il y a « hybridation, et non duplication du même dans un autre domaine qui serait la politique[91] ». Face à cette perspective, le théorème de la sécularisation constitue une explication générique et imprécise qui conduit à intégrer et à dissoudre la modernité dans le paradigme théologique, et à unifier le pouvoir dans l’approche agambienne de la potestas absoluta Dei, alors que la généalogie met en relief la pluralité des pouvoirs.

La thèse du pouvoir pastoral n’empêche pas Foucault de repérer dans la modernité une prolifération de mécanismes de subjectivation qui démentent le diagnostic politiquement dangereux d’Agamben selon lequel le pouvoir aurait une existence unique et indivise. Ce faisant, elle permet de saisir l’importance que Foucault attribue à l’expérience moderne, à savoir le fait que celle-ci constitue une période historique spécifique caractérisée par son « ethos critique ». Ces aspects capitaux qui définissent, aux yeux de Foucault, la modernité ne sont pas abordés par Agamben, qui vise, comme nous l’avons observé, à mettre à jour et à radicaliser la théologie politique de Schmitt. La théologie politique semble donc constituer la négation du sens même d’une ontologie du présent ainsi que la capitulation de la pensée face à une politique et un art de « l’absence d’oeuvre[92] ».