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Tout au long de sa carrière, André Gounelle a étudié, enseigné et publié sur le protestantisme. Le volume qu’il nous présente maintenant constitue comme la somme théologique de ses recherches et de ses réflexions. Il se compose de quatre grandes parties. La première porte sur « Réforme et protestantisme » ; la deuxième, sur « La Bible » ; la troisième, sur « Grâce et foi » ; la quatrième, sur « L’Église ». Le tout s’achève avec un « Envoi », intitulé : « L’esprit du protestantisme ».

La première partie est plus spécifiquement historique. Elle porte sur les différentes réformes qui ont marqué le xvie siècle. Ce fut d’abord la Réforme luthérienne, suivie de la Réforme réformée de Zwingli et de Calvin en Suisse ; puis la réforme anglicane ; enfin la réforme catholique avec le concile de Trente. Cela met déjà les choses en place. Les réformes ne sont pas d’abord des mouvements anticatholiques ; elles comprennent le catholicisme lui-même. La division des Églises ne survient qu’après. À propos du protestantisme, Gounelle rappelle, en effet, que dans la langue du xvie siècle « protester » ne signifie pas d’abord une attitude d’opposition ; il a plutôt le sens d’« attester », de « proclamer » (p. 50).

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Cela nous introduit aux parties suivantes du volume. Car Gounelle entend bien faire une théologie — non seulement une histoire — du protestantisme. Au coeur de cette théologie, il y a deux principes : « […] le principe dit formel de l’autorité souveraine de l’Écriture en matière de foi ; [et] le principe dit matériel de la justification par la grâce ou du salut gratuit » (p. 59). Le principe matériel indique le contenu de la foi ; la Bible est elle-même dite principe formel parce qu’elle est « la “forme” qu’a prise l’annonce de la justification par la grâce » (ibid.). Le principe formel de l’autorité de l’Écriture fera donc l’objet de la deuxième partie du volume ; celui de la justification par la grâce sera exposé dans la partie suivante.

L’intérêt prépondérant du protestantisme pour la Bible s’explique par son rapport à l’Église. Celle-ci se trouve soumise à la Bible en tant qu’autorité divine : « La Réforme innove […] en faisant de l’Écriture le juge de l’Église » (p. 80). Il en va de même pour la tradition des Pères de l’Église et des conciles : « Si la Réforme luthéro-réformée ne conteste pas la valeur de la tradition, par contre elle en nie catégoriquement la normativité. Elle refuse d’en faire le juge qui tranche » (p. 88).

Le débat surgit quand il s’agit d’expliquer l’autorité divine de la Bible. Quel rapport entre l’Écriture et la Parole de Dieu ? La Réforme radicale se caractérise par une double position, bibliciste et spiritualiste. La tendance bibliciste veut s’en tenir à la lettre même de l’Écriture, refusant toute expression (telle la Trinité) qui ne se retrouve pas explicitement dans la Bible. La tendance spiritualiste va dans le sens contraire : « La véritable parole de Dieu est spirituelle et intérieure. Le Saint-Esprit la dit directement au coeur et à l’âme des fidèles ; nous entendons sa voix au-dedans de nous » (p. 99). Luther voudra lui-même faire la synthèse de ces deux points de vue : « Luther s’efforce de comprendre l’Écriture de telle façon qu’elle ne soit pas une simple lettre, c’est-à-dire quelque chose d’étranger, de distant, d’extérieur, mais qu’elle soit Esprit, c’est-à-dire qu’elle devienne vivante dans le coeur de l’homme et qu’elle prenne possession de l’homme » (p. 103).

Autre chose encore. On a coutume de concevoir la révélation comme la communication de la Parole de Dieu à un prophète, qui la transmet lui-même dans un texte. Le Coran en est l’exemple typique. Cette façon de voir n’est pas exclue de la perspective biblique. Mais quelque chose d’autre intervient, tout spécialement dans le Nouveau Testament. L’objet immédiat dont il est question est alors l’événement Jésus-le-Christ, comme l’écrit saint Luc au début de son Évangile. À ce propos, Gounelle rappelle le mot de Luther, selon lequel « la Bible n’est parole de Dieu que là où elle promeut le Christ » (p. 105). Il y a, en effet, polarité « entre la Parole incarnée en Jésus et la parole consignée dans le texte » (ibid.). En somme, c’est le Christ, dans toute sa vie, qui est la Parole de Dieu.

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La troisième partie de l’ouvrage porte sur la justification par la foi, le salut par la grâce. C’est le principe reconnu par le protestantisme comme l’article central du Nouveau Testament et de la foi chrétienne : l’articulus stantis et cadentis ecclesiae (p. 173-174). Toutes les branches de la Réforme s’accordent là-dessus. Il n’en reste pas moins que le caractère fondamental de cet article de foi est apparu de façon plus évidente en raison des circonstances religieuses de l’époque. On pense ici au débat sur les indulgences face au principe de la grâce, de la gratuité du salut : « Quand Luther s’en prend en 1577 au trafic des indulgences, il ne dénonce pas seulement un abus accidentel ou une dérive aux aléas de l’histoire. Il soulève un point fondamental : qu’est-ce qui détermine l’existence humaine ? » (p. 175) C’est-à-dire qu’est-ce qui détermine finalement la destinée humaine, le salut ?

Les circonstances extérieures (le trafic des indulgences) ne sont donc pas les seules responsables de la crise. Il y a aussi le sentiment de culpabilité, très aigu à cette époque : « Luther, homme inquiet et tourmenté, a une très haute idée des exigences de Dieu et une conception plutôt rigoriste de la vie chrétienne. Il estime que sa propre existence, pourtant exemplaire sur le plan moral, incarne très mal l’idéal évangélique […]. Il redoute le jour du jugement, où il comparaîtra devant le tribunal de Dieu. Il vit dans l’angoisse de la damnation » (p. 24). Il trouve alors l’apaisement dans la lecture du Nouveau Testament, tout spécialement dans les épîtres de Paul : « Il découvre que l’Évangile annonce le pardon de Dieu, le salut qu’il accorde non à des saints mais à des pécheurs. Nous sommes toujours indignes, inacceptables. Néanmoins. Dieu nous accepte et nous fait grâce » (ibid.).

Du côté de l’Église, on fait aussi cette expérience de culpabilité, à laquelle on veut répondre. Mais la réponse est toute différente : « À ce tourment, l’Église essaie d’apporter une réponse et un soulagement par les indulgences. Certes, dit-elle, nous sommes tous coupables et méritons tous l’enfer. Mais nous pouvons accomplir des actes et faire des gestes qui nous vaudront l’indulgence de Dieu : ainsi des aumônes, des pèlerinages, des dévotions diverses » (p. 25). Le contraste des positions ne peut être plus prononcé.

Telle était donc la situation religieuse au temps de la Réforme. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Gounelle soulève la question en rappelant le mot de Tillich : « Paul Tillich écrit en 1952 que la justification par la foi est une “doctrine qui, dans sa formulation première, est devenue incompréhensible même pour les étudiants en théologie” » (p. 232). Cette doctrine n’est pourtant pas si difficile à comprendre conceptuellement. Mais elle serait devenue insignifiante, comme peut l’être la réponse à une question qui ne se pose plus, qui n’inquiète plus personne.

Gounelle se réfère ici (p. 233-235) aux trois périodes d’angoisse que distingue Tillich dans Le courage d’être : l’angoisse de la mort dans l’Antiquité, l’angoisse de la culpabilité à la fin du Moyen Âge, l’angoisse du vide et de l’absurde à l’époque moderne. Le temps de la culpabilité serait donc passé, ce qui entraînerait du même coup la doctrine de la justification.

L’auteur note cependant que « des psychanalystes estiment que, de manière en général déguisée et inconsciente, la culpabilité travaille sourdement et profondément nos contemporains » (p. 233-234). Sans doute, mais la référence aux psychanalystes rappelle aussi qu’à notre époque il y a un moyen humain pour guérir de la culpabilité, soit la psychothérapie. On comprend alors l’insistance que met Tillich à distinguer deux types d’angoisse de la culpabilité : l’une pathologique, l’autre existentielle. La première doit faire l’objet d’une thérapie ; la deuxième ne peut être éliminée, elle doit être assumée et surmontée par la grâce du salut.

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La quatrième partie du volume porte sur l’Église. Voilà bien un sujet qui divise catholiques et protestants. D’entrée de jeu, Gounelle exprime la différence par un schéma qui présente deux façons de concevoir l’ordre de ces trois réalités : le Christ, l’Église, le fidèle. Dans le catholicisme, l’Église s’interpose entre le Christ et le fidèle. Il faut passer par l’Église pour rejoindre le Christ, pour s’unir à lui. De même, le Christ ne vient à nous que par l’intermédiaire de l’Église. Pour le protestantisme, au contraire, le lien avec le Christ est immédiat ; il est suivi par l’appartenance à l’Église (p. 240-241).

Cette présentation des choses n’est pas tout à fait convaincante, cependant. D’après le Symbole des apôtres, l’expression courante de la foi catholique, le fidèle ne croit pas d’abord en l’Église, mais au Père, au Fils et à l’Esprit Saint. Ce n’est qu’après, dans la suite du troisième article, qu’intervient l’Église.

Derrière cette question des rapports du fidèle au Christ et à l’Église, une autre se cache, s’y trouve implicitement. C’est la question du caractère individuel et communautaire de la foi chrétienne. Bien sûr, être croyant chrétien ne s’identifie pas simplement à faire partie d’un groupe religieux, d’une Église. Ce ne serait là qu’une foi extérieure. La foi chrétienne est d’abord adhésion intérieure au Christ. Mais la foi se limite-t-elle à cela ? Ne comporte-t-elle pas toujours une dimension communautaire ? Celle-ci peut n’être qu’implicite, mais elle s’y trouve tout de même. Ainsi, comme le rappelle Tillich, dès que quelqu’un, dans sa prière, prononce les noms de ‘Dieu’, du ‘Christ’, de l’‘Esprit’, il se situe déjà dans une tradition (et une communauté) religieuse déterminée.

Dans cette perspective, ne pourrait-on pas dire que toute foi religieuse comporte la polarité du personnel et du communautaire, en admettant, cependant, qu’un pôle prédomine toujours dans chaque cas. Et, de façon plus générale, ne pourrait-on pas concevoir ainsi, en termes de polarité (et de complémentarité), les différences entre catholicisme et protestantisme ?

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Mais il y a aussi une polarité à l’intérieur même du protestantisme, celle du protestantisme réformé et du protestantisme luthérien. Gounelle en parle d’après la distinction classique de l’intra lutheranum et de l’extra calvinisticum. Il qualifie la première tendance de sacramentalisme et la seconde d’iconoclasme : « La tendance sacramentelle met l’accent sur des “localisations” (ou des “objectivations”) précises et tangibles de Dieu. […] La tendance iconoclaste s’élève contre toute figuration et toute localisation de Dieu. […] Toute sacralisation représente un sacrilège, parce que Dieu seul est saint. Toute localisation a un caractère blasphématoire parce qu’aucun lieu ne peut contenir ni “enclore” la divinité » (p. 341).

Cette interprétation prête cependant à discussion. Dans l’esprit d’un théologien luthérien comme Paul Tillich, l’intra lutheranum ne signifie certainement pas que Dieu est enclos dans telle ou telle réalité particulière, sacramentelle. Cela signifie plutôt qu’il est principe d’être, fondement de l’être de tout ce qui est. La perversion de l’idée de Dieu, l’objectivation, consiste alors à faire du principe d’être un être en plus des autres. Tillich ne manque pas une occasion de le répéter : Dieu n’est pas un être à côté ou au-dessus des autres ; il est l’être même. Telle est la transcendance de Dieu, inséparable de son immanence.

La complémentarité de ces deux approches, « sacramentelle » et « iconoclaste », Gounelle l’exprime lui-même d’excellente façon en se référant à Tillich : « Pour Tillich, chacune des deux attitudes a besoin de l’autre. […] La sacralisation tombe dans la superstition sans la protestation qui souligne l’altérité de Dieu. L’attitude protestataire conduit à une foi vide de contenu si le sens de la présence de Dieu ne la corrige pas » (p. 65-66).

Les quelques points saillants mentionnés ici laissent entrevoir l’importance de ce volume, qui constitue une véritable somme théologique du protestantisme. Gounelle fait bien voir ses nombreuses tendances, en montrant aussi leur complémentarité. Cela permet à chacun de se situer dans le vaste champ de la foi chrétienne. Notons enfin l’expertise de l’éditeur, qui a su faire de ce grand volume une véritable oeuvre d’art, offerte à un prix bien abordable.