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Cet ouvrage collectif réunit une série d’articles autour de la perspective théologique « post-libérale » de George Lindbeck. Prenant appui sur Wittgenstein et Geertz, cette approche, élaborée dans l’étude de Lindbeck The Nature of Doctrine (1984)[1], fait du langage le modèle pour l’étude de la religion. « Suivant le modèle du langage, le postlibéralisme interroge donc la cohérence des doctrines religieuses et les formes de vie qui leur sont attachées pour se focaliser sur leurs capacités d’intégrer des individus dans une communauté » (p. 6-7). Dans sa préface à ce collectif, Thomas Alferi suggère qu’après une première phase de réception de la théologie post-libérale, la discussion peut et doit aller plus loin. Il présente alors les deux points névralgiques résultant de l’enquête publiée dans cet ouvrage : 1) les continuités linguistiques dans les religions et l’éventuelle inadéquation du modèle pour saisir la spécificité chrétienne décrite comme « l’événement d’un amour, qui, une fois pour toutes, résiste à sa dilution dans un “jeu du langage” au sens wittgensteinien » (p. 7) ; 2) la mise en question d’une approche « communautarienne » : les communautés religieuses se distinguent par leur langage propre configurant « un système clos et étanche » (p. 8) et donc intraduisible. Toutefois, l’acte de traduction semble être constitutif de l’acte missionnaire chrétien. Cependant, il n’est pas facile de vérifier la pertinence de ces deux corollaires dans le contexte de cette préface. Ils sont très simplement affirmés. Est-ce que la lecture de chacun des articles ici réunis confirme cette double assertion ?
L’ouvrage s’organise en trois parties. Dans la première partie, intitulée « Langage religieux et société - ouverture conceptuelle », on trouve des articles censés ouvrir l’horizon du rapport religion-langage. La deuxième partie — « Théologie post-libérale : La solution culturo-linguistique en question » — se concentre plus spécifiquement sur l’approche de Lindbeck. La troisième partie semble vouloir ouvrir le panorama dans le sens de la diversité culturelle : « Appartenances culturelles et langage religieux ». Cette organisation des matériaux peut créer une certaine difficulté par rapport à l’interrogation centrale. D’une part, la première et la troisième parties peuvent représenter l’horizon large sur lequel situer le questionnement de l’approche post-libérale de Lindbeck, mais, d’autre part, la stratégie peut se révéler dispersive dans la mesure où l’on ne se focalise pas sur la perspective que l’on veut pourtant explorer. Autrement dit, ou bien on a commencé par l’exploration du territoire que la relation langage-religion est appelée à délimiter et à configurer, ou bien on a créé très simplement une diversion. Encore une fois, c’est la lecture de chacun des textes qui confirmera une possibilité ou l’autre. Dans cette recension, je commencerai par les articles de la deuxième partie, celle qui travaille directement le questionnement fondamental du recueil.
La deuxième partie de ce recueil regroupe cinq articles. Dans le premier, Rémi Chéno se propose de « recevoir [l’ouvrage de Lindbeck] comme un point de départ pour penser en dehors des sentiers trop longtemps arpentés vers de nouveaux territoires à explorer » (p. 81). L’auteur pense à la théologie des religions. Il commence par clarifier la portée des pluralismes — libéral et post-libéral — expliquant que le choix du pluralisme post-libéral est « de s’appuyer sur la consistance spécifique de chaque religion, sa “territorialité” » (p. 83). Ainsi, les religions sont considérées comme « formes de vie » ou « formes culturo-linguistiques [qui] produisent des expériences religieuses » (p. 84). Pour cette raison, le fonctionnement interne du langage devient le modèle de compréhension de la religion. Dans cette perspective, la théologie est conçue comme « un discours de second ordre qui s’occupe de la grammaire d’une certaine forme de vie » (p. 88). Les doctrines religieuses sont, alors, « des règles communes ayant autorité pour les discours, les attitudes et les actions de la communauté religieuse : elles disent ce qui fait sens dans la communauté, et non pas une vérité métaphysique » (p. 88). Chéno se concentre à ce moment sur la question de la vérité religieuse. Selon cet auteur, Lindbeck chercherait à concilier la vérité « catégorielle » — la vérité interne dérivée de l’application des règles grammaticales-religieuses — avec la vérité de « correspondance » — la conception de vérité qui accepte un réel existant en soi, substantif, et la capacité du langage de le représenter adéquatement. La proposition de Chéno, à la suite de cette possibilité, est celle d’une théologie « modeste » qui penserait le caractère incommensurable des religions en lien avec leur caractère insurpassable. « L’incommensurabilité évite à l’insurpassabilité d’être exclusive ! En même temps, elle n’épargne pas aux religions la nécessité de se soumettre, sous peine d’invalidation, aux critères de cohérence » (p. 92).
Le deuxième article de la deuxième partie est signé par Xavier Gué et traite de « La théologie postlibérale à l’épreuve de la pensée de W. Pannenberg ». L’auteur se propose de situer la pensée de Pannenberg par rapport à celle de Lindbeck au coeur du courant non fondationaliste. Cependant, il fait cela dans le but de mettre en évidence les limites du paradigme langagier à partir des perspectives de Pannenberg. L’opération prend appui sur une étude de John R. Franke qui part d’une certaine confluence de Pannenberg et de Lindbeck. Si celui-ci parle d’une « trame linguistique », le premier parle d’une « trame historique ». Dans les deux cas, la référence à la langue et/ou à l’histoire prétend répondre à l’impossibilité d’un fondement stable. Toutefois, malgré cela, la théologie de Pannenberg conserverait une visée fondationaliste, dans la mesure où elle renvoie à l’idée de Dieu comme la détermination (future) de toute la réalité qui a déjà été anticipée en Jésus Christ. La prétention à la vérité est ainsi légitimée. De même que la possibilité de corriger le modèle linguistique.
Yves Labbé est l’auteur du troisième article de cette section : « Sens et vérité de “la vie éternelle” ». Ici, la prétention est celle de réhabiliter un modèle spéculatif. Labbé développe dans ce sens trois énoncés sur « la vie éternelle », laquelle « est une vie que Dieu donne, une vie où Dieu se donne lui-même, enfin une vie dans laquelle Dieu donne à jamais la personne à elle-même au-delà d’elle-même » (p. 115). Cependant, par rapport au modèle langagier de Lindbeck, il faut avouer que « [l]a vérité de la révélation est présentée également à croire et à vivre » (p. 119). Labbé semble reconnaître que le langage organise l’expérience particulière du monde des croyances. Toutefois, il considère aussi les critiques selon lesquelles 1) la grammaire serait le champ du philosophe, alors que le champ du théologien serait celui de la foi (Phillips), et 2) la perspective langagière semble impliquer le repli du christianisme sur sa propre cohérence interne en dépit de l’engagement éthique et socio-politique (Gounelle). La défense d’une théologie spéculative s’appuie sur la possibilité ouverte par le « croire aux témoignages » (Pouivet). Dans les mots de Labbé, une théologie spéculative « recueille simplement, pour le moment où elle s’énonce, un long effort d’interprétation et de compréhension, reprenant la mémoire du passé chrétien dans une imagination conceptuelle du présent » (p. 127).
Dans son article, « Peut-on parler d’une grammaire de l’action liturgique ? Une relecture de l’approche de Jean-Yves Hameline », Poulet met en valeur la référence à la communauté et, plus concrètement aux rites de la communauté, par la théologie post-libérale. L’auteure constate les convergences avec la théologie liturgique, en se référant notamment à Romano Guardini et, plus récemment, à Andrea Grillo. De cet auteur, Poulet retient le défi de la « réintégration du rite dans le fondement de la foi », un aspect qu’elle prétend illustrer par les propos de Jean-Yves Hameline, selon lequel « [l]e langage liturgique n’est pas simplement au service d’un acte rituel mais il est aussi un acte théologique » (p. 142).
Finalement, l’article de Thomas Alferi pose la question des conditions de la théologie fondamentale, considérant prometteuse l’entrée dans l’école de théologie post-libérale nord-américaine. L’auteur présente alors quatre lignes argumentatives de la théologie de Lindbeck : l’attention au dialogue oecuménique, l’aspect pré-théologique de l’approche, la conception de vérité, la vocation théologico-fondamentale. L’aspect qui intéresse l’auteur, cependant, est celui du parler chrétien, de sa qualité de témoignage. Car, en effet, de l’extérieur, le christianisme apparaît comme « une communauté dans laquelle on raconte des histoires et l’on pratique des rites » (p. 149-150). Ainsi, l’entrée en relation avec le christianisme peut être abordée en analogie avec l’apprentissage d’une langue. « Quand, venant de l’extérieur, on s’approche donc des membres d’une religion, une appropriation de l’attitude devient alors possible. La condition en est qu’on fait sienne la forme religieuse en s’immergeant, par un certain entraînement, dans sa pratique narrative et rituelle » (p. 150). Selon Alferi, les perspectives de Lindbeck permettent de « développer une véritable phénoménologie du témoignage chrétien » (p. 152). Toutefois, il propose une « conception modeste » de la tâche théologique dans ce contexte, laquelle ne consisterait que dans la vérification théologique de la bonne performance religieuse d’un point de vue linguistique. Cela, pour Alferi, est « une simple théologie du “demi-témoin” » (p. 154). « Dans une théologie postlibérale axée vraiment sur le témoignage chrétien, la question s’impose donc, avec nécessité, de savoir comment penser le fait que la raison de celui à qui s’adresse le témoin, est formellement ouverte à la parole de ce dernier » (ibid.). Pour répondre à ce défi, selon Alferi, on pourrait récupérer les perspectives du jeune Karl Rahner dans son Hörer des Wortes (1941), un ouvrage où l’on aurait dépassé à la fois la théologie dialectique (Karl Barth) et la théologie libérale, sans tomber dans les défauts du modèle expérientiel-expressif dénoncés par Lindbeck. La réflexion pré-théologique de Rahner n’est que purement formelle, mettant en évidence « un potentiel canal de communication entre Dieu et l’homme, en d’autres termes, des pures structures d’accueil de ce dernier pour une révélation possible » (p. 167). En conclusion, Alferi propose deux pistes de développement : « un témoignage peut interpeller parce qu’il s’adresse ad extra toujours à des sujets qui, à l’origine, sont déjà des témoins » (p. 159), et « un témoignage s’adresse à un “autrui” qui vise à ce qu’on témoigne de lui. En d’autres termes, il interpelle celui qui vise un témoignage lui accordant sa reconnaissance » (ibid.).
Parmi ces cinq textes, trois manifestent une bonne connaissance des propositions de Lindbeck ; ceux de Chéno, de Gué et d’Alferi. Les autres deux sont moins solides. La note constante en tous ces textes est celle d’un dépassement du modèle de Lindbeck. « On voit bien que l’héritage libéral n’est pas à balayer, mais à dépasser […] » (p. 94). Chéno s’appuie sur l’essai de coordination de la vérité catégorielle avec la vérité de correspondance pour proposer son modèle d’une théologie « modeste » capable de penser le caractère incommensurable et insurpassable des doctrines religieuses. Gué s’appuie sur les aspects fondationalistes de la théologie de Pannenberg pour relativiser l’attention au langage. Alferi s’appuie sur les ouvertures pré-théologiques pour récupérer la formalité a priori de Karl Rahner. Pourtant, en tout cela, on se refuse aussi d’entrer véritablement sur le terrain du langage et des formes de vie linguistiquement constituées. Le modèle est critiqué, mais son potentiel est loin d’avoir été éprouvé.
En ce qui concerne les deux autres textes, ceux de Labbé et de Poulet, ils sont moins convaincants. Labbé introduit la référence à Lindbeck de façon habile, mais très artificielle. Dans son intention de réhabiliter les droits de la spéculation, il semble ne pas se rendre compte du mode langagier de la pensée, qui est l’un des aspects centraux du tournant linguistique. Et pourtant, l’auteur a bien choisi son exemple. Rien comme « la vie éternelle » n’illustre mieux le caractère linguistique des doctrines et idées religieuses. Dépourvue d’une qualité substantive, « la vie éternelle » n’existe que dans les discours sur la vie éternelle et cela comme « le monde du texte » (Ricoeur). La vie éternelle donne à penser dans la mesure où elle est un fait linguistique qui dépend d’une règle religieuse manifestée dans la possibilité toujours ouverte d’un « jugement final » et orientée par le commandement de l’amour « plus grand » (Jn 15,13).
L’approximation entre la théologie post-libérale et la théologie liturgique est inhérente à la dimension linguistique de l’approche. Poulet saisit bien cette confluence, mais elle recule par rapport à son potentiel. Il suffit de considérer la façon dont elle a recours aux perspectives d’Andrea Grillo dans son texte. Pour Grillo, la référence à la théologie post-libérale sert à confirmer par une voie complémentaire la nécessité de réintégrer l’expérience rituelle avec toute sa densité et complexité anthropologiques au coeur du fondement de la foi chrétienne. Cela implique une conception non instrumentale du langage, de façon à mettre en évidence sa capacité médiatrice par rapport à la foi dans son immédiateté propre comme lieu de théologie. Poulet hésite précisément là où Grillo et Lindbeck désirent avancer : le langage comme force dynamique et constructive de formes vives.
À la lecture des articles de la deuxième partie de ce recueil, les deux points névralgiques mentionnés dans la préface par Alferi semblent résulter d’une prise de distance par rapport à la « grammaire ». Pour quelque raison inconnue, parce que non explicitée, on a de la difficulté à accepter que la religion ne relève pas tant du sens (signification mentale) que de la maîtrise de certaines règles pragmatiques et intersubjectives. Pourtant, pas de discours sans mobilisation — tacite ou critique — d’une grammaire — dans sa « structure de surface » et dans sa « structure profonde » (Chomsky). Une théologie comme grammaire n’implique pas une mise en question du sens. Au contraire, elle se propose de saisir le mécanisme de sa genèse. Ainsi, penser que la spécificité de la foi chrétienne serait plus qu’un simple fait linguistique est le signe de l’incompréhension de cette même foi comme réalité humaine. De même, penser que l’enjeu du rapport entre les croyances religieuses est celui de la traduction de l’intraduisible finit par trahir le même préjugé dans la mesure où l’on sombrerait dans l’hybris précisément là où l’on devait rester en silence. D’ailleurs, c’est pour cette raison que l’annonce de l’Évangile implique nécessairement la célébration du sacrement de la foi dans un contexte d’initiation, c’est-à-dire dans un contexte où le message est transmis comme secret dont la connaissance donne la vie et la mort. Une plus grande attention au rite comme grammaire aurait permis une articulation plus intéressante des propos de ces cinq auteurs : par le biais de la signification, le rite ne porte aucun fruit. C’est comme un signifiant vide en attente d’un signifié d’ordre doctrinal. Cependant, du point de vue de son fonctionnement, le rite apparaît comme la loi de la croyance : « lex orandi, lex credendi ». De ce point de vue « grammatical », le rite est transversal non seulement aux religions, mais à toute réalité humaine. Le rite pense et agit l’incommensurable et l’insurpassable. Réalité holistique, le rite permet de contempler la totalité ou de faire comme si l’on pouvait déjà contempler la totalité. Impliquant la divinité, le rite permet une observation de deuxième degré (Luhmann) par « anticipation ». Le rite est de l’ordre du secret (Bateson) et, donc, un type très particulier de communication où l’on communique l’ineffable. Dans le rite, le mythe devient re-présentation. Par conséquent, l’audition est activée comme structure d’accueil dans la réponse rituelle au message divin. Cela jusqu’à fusion du message, du messager (émetteur) et du canal dans et par la voix de ceux qui proclament les Écritures comme « Parole de Dieu ». Andrea Grillo a raison quand il interprète la théologie post-libérale de Lindbeck comme une perspective confirmant le mouvement de la « réintégration » théologique du rite, inauguré par les auteurs du mouvement liturgique quand ils ont commencé à s’intéresser aux lois et de la forme de la liturgie (Guardini, Jungmann, Casel, Baumstark, Dix…), réinterprétant le fameux « lex orandi, lex credendi » et en proposant de nouvelles articulations comme celle de la liturgie « source et sommet » (SC 10). En tout cela, il y a une nouvelle conception du langage à l’oeuvre et on n’a pas besoin d’aller loin ni de lire des ouvrages sophistiqués comme Symbole et sacrement, de Louis-Marie Chauvet, pour le confirmer (même si nous devons le faire). Lisons la petite brochure de Lambert Beauduin, La piété de l’Église, de 1914, qui a servi de manifeste au Mouvement liturgique, et l’on y trouvera une vision grammaticale de la liturgie, laquelle, selon Beauduin, non seulement s’apprend comme on apprend une langue, mais elle-même est la langue de l’Église.
Venons, maintenant, à la première et à la troisième parties de ce recueil.
La première partie réunit cinq textes. Le premier, de Yannick Courtel, propose une réflexion basée sur une notion « néo-saussurienne » du langage (à partir de la distinction entre le langage, la langue, le discours et la parole) et sur la dimension de médiation propre au « sacré » dans un contexte religieux. Le but est celui de mettre en évidence l’apparente aporie qui se manifeste dans la relation langage-religion : « l’impossibilité à dire autre chose que ce avec quoi d’autres se sont déjà expliqués et impossibilité à “se soucier d’une certaine nature supérieure (à l’homme) et qu’on appelle divine”, c’est-à-dire d’un dieu qui serait vraiment divin et non pas seulement humain » (p. 21). Selon Courtel, la solution de cette aporie se trouverait dans une poétique. « Du côté du langage, la poétique décide de la nature et des limites de l’impouvoir et/ou du pouvoir de la parole […]. Du côté de la religion […] la poétique décide de la question de savoir si ce système […] ouvre une voie vers le divin […] » (p. 21-22). L’auteur continue, expliquant que le déséquilibre entre l’Être et l’étant constitue l’élément d’éveil du langage. L’Être — « ce qui nous fait parler » (p. 24) — est aussi ce qui « reste en attente d’être dit » (p. 25) : dit par la « parole » et non pas dans la « parlerie ».
Jean-Marc Ferry est l’auteur du deuxième texte de la première section : « Le dialogue interreligieux : confrontation ou conciliation ? » Il se propose de « réfléchir sur le sens, la finalité du dialogue interreligieux, d’un point de vue philosophique, en ciblant l’interrogation sur la portée et les limites du pluralisme libéral en la matière » (p. 31). Il critique la réduction des religions à matière de conviction privée par le libéralisme politique. Le pluralisme religieux à son tour contourne le problème de la prétention à la vérité. « [C]omment, justement, envisager le dénouement de prétentions conflictuelles à la vérité sans préjuger l’incompatibilité ou l’incommensurabilité des doctrines ou croyances qui portent ces prétentions ? » (p. 35). L’auteur suggère une piste de résolution dans la mesure où « le christianisme ait compris que l’on puisse à la fois prétendre la vérité, c’est-à-dire à la vérité, sans pour autant devoir affirmer détenir cette vérité Une » (p. 36). Cela ouvre vers une perspective selon laquelle la vérité n’est pas l’objet d’une possession, mais d’une quête impliquant « nécessairement la pluralité des approches et des compréhensions » (p. 37). De même, pour Ferry, la religion vraie et une est un projet ouvert et non pas une réalisation déjà achevée.
Le texte de Fred Poché, « Le partage interreligieux comme condition d’une intercompréhension », poursuit dans cette ligne de pensée, proposant le « partage » comme façon de préparer les conditions de l’intercompréhension et du dialogue. Pour cet auteur, le partage est plus que la simple conversation, sans être encore un dialogue. C’est une pratique discursive qui requiert « du temps pour accueillir le monde de l’autre » et de la « confiance mutuelle ». « Le partage cherche […] l’approfondissement et l’intercompréhension » (p. 42). Cependant, le partage peut rester enfermé au sein d’un groupe et d’une identité. Le partage « endogamique » se concrétise ainsi comme « identitarisme narratif » (l’individu au sein d’un système clos) et comme « narration homogène » (une parole sur lui-même en référence aux attentes du groupe). Le partage capable de conduire à l’intercompréhension et de préparer le dialogue est le partage « exogène » ou « exogamique ». Celui-ci serait « une production de récits qui sache parfois proposer une mise à distance, une altération vis-à-vis de la doxa développée par le groupe » (p. 44), « une pratique subversive essentielle » (p. 45) qui refuse le prosélytisme (désir d’imposer notre vérité aux autres), la peur de l’autre (insécurité face à la pensée différente), le désir de ressemblance (survalorisation de l’autre), et la dispute irrationnelle (registre émotionnel de la colère et de l’agressivité verbale).
Le quatrième texte de cette première partie porte sur la « Polyphonie du langage religieux ». L’auteur, Louis-Marie Chauvet, se concentre sur trois aspects. En premier lieu, la complexité du langage religieux (le fait qu’il connaît des niveaux et des jeux de langage différents : théologique, mystique, rituel…). Ensuite, le fait que, dans la religion, le moteur du langage est la relation. Dans la foi, la raison se croise avec le désir. « En d’autres termes, le moteur de la religion, c’est la relation, une relation évidemment sous-tendue par un désir, désir qui est de l’ordre de l’amour » (p. 53). Selon Chauvet, le langage religieux doit s’apprécier d’un point de vue performatif. Cela veut dire que la relation religieuse est établie dans son énonciation. Dans cette perspective, « [l]es “signifiants” ont priorité sur les “signifiés” » (ibid.). Pour cette raison, « [c]’est dans la liturgie, en raison de sa portée opérative, que les énoncés de la foi chrétienne viennent à leur vérité » (p. 54). Le troisième aspect mis en valeur par Chauvet est celui de la dimension illocutoire du langage. Prenant l’exemple de la prière, Chauvet montre comment le discours de la prière « réalise la relation de confiance qu’il exprime » (p. 56).
Le dernier texte de la première partie du recueil traite également de la prière. Maxime Allard s’y propose d’« Aborder la prière, ses communautés et ses langages via Thomas d’Aquin ». L’auteur relit alors les questions 83 et 91 de la Secunda secundae de la Somme théologique, voulant montrer que, pour Thomas d’Aquin, la prière est une question de désir qui implique aussi la nature de la communauté comme une « communauté de désirs en tension » (p. 63).
Dans toute cette première partie, il y a un seul texte qui peut entrer en dialogue avec les perspectives de Lindbeck : celui de Chauvet. Peut-être de façon plus radicale que Lindbeck, Chauvet souligne l’importance des signifiants et de la dimension performative du langage. Cela veut dire très simplement que les signifiés et la dimension sémantique ne constituent pas le critère premier pour aborder le langage religieux. Cependant, Chauvet semble être une voix isolée dans ce recueil.
La troisième partie du recueil ouvre avec la présentation d’un argument eucharistique du courant anglophone connu comme « l’orthodoxie radicale » (Radical Orthodoxy). Dans son texte, Philipe de Forges reproduit docilement la façon dont Catherine Pickstock manipule la théorie de la transsubstantiation pour s’opposer à la grammatologie de Derrida. Selon la lecture radicale-orthodoxe de la doctrine de la transsubstantiation, la chose pain, les paroles « ceci est mon Corps », et le Christ lui-même se renvoient et s’impliquent mutuellement. Autrement dit, dans le sacrement, la chose et la parole « jouent alternativement et simultanément le rôle de signifié et de signifiant » (p. 169)[2].
Toutefois, quand on lit avec attention, on constate que la véritable thèse de Pickstock n’est pas celle de la fusion du signifiant et du signifié, mais celle du refoulement du signifiant, précisément en opposition à son exaltation par Derrida. Pickstock se montre ainsi prisonnière des dichotomies de la modernité qu’elle voudrait dépasser retournant nostalgiquement à la sémiotique sacramentelle augustinienne (verbum et elementum).
En théologie sacramentelle, on va du sacrement à la connaissance, laquelle se concrétise dans certaines expressions doctrinales, comme la transsubstantiation par exemple. Cette théorie rend compte d’une expérience de foi dans un certain contexte culturel et ayant recours à certains outils conceptuels. Pickstock procède à l’inverse : la doctrine est le point de départ. Par conséquent, elle limite non seulement la compréhension, mais aussi l’expérience : dans ce cas, non seulement l’expérience sacramentelle, mais aussi l’expérience langagière humaine en général. La supposée fusion du signifiant et du signifié dans l’eucharistie rétablirait la confiance dans le langage, c’est-à-dire la certitude et la solidité du lien nécessaire entre le langage et la réalité. Pickstock demeure à l’intérieur du paradoxe saussurien, mais elle ne veut pas le voir. Elle mystifie la réalité que la différence interne au signe avait démasquée, car, dans l’eucharistie aussi, il y a de la convention à l’oeuvre.
Dans son texte, Olivier Landron nous offre une chronique autour de la « créativité » et des « polémiques dans le domaine du chant catholique », dans la seconde moitié du xxe siècle. Le problème serait la langue, c’est-à-dire : chanter en latin ou en français ? Conserver à tout prix le plain-chant ou intégrer de nouvelles compositions ? L’auteur ne fait que glisser sur l’aspect idéologique de cette discussion, ainsi que sur la perspective qui pourrait débloquer l’impasse, celle de la recherche de l’adéquation de la musique à l’action liturgique (cf. p. 182, avec une citation de SC 112). Cette façon de considérer le problème semble s’accorder avec la perspective linguistique de Lindbeck, notamment autour d’une vision grammaticale du rite. L’accord entre l’expression musicale et l’action rituelle, en amont et en aval d’une approche fonctionnaliste, pourrait être exploré comme règle ou ensemble de règles, et ouvrir ainsi des nouveaux sentiers à la création musicale et rituelle.
Le texte suivant, de Benjamin Akotia, sur « Les formes du langage sacré chez les Akebu du Togo », est construit sur le modèle du structuralisme à la Lévy-Strauss. Pour les Akebu, il y aurait des paroles « mâles » et des paroles « femelles ». À partir d’ici, Akotia élabore l’opposition entre les religions d’alliance et les religions fraternelles de la façon suivante :
Paroles mâles |
Paroles femelles |
Gris-gris |
Libations |
Destinataire éloigné (allié) |
Destinataire proche (frère) |
Extérieur |
Intérieur |
Hospitalité |
Liens de sang |
Religions d’Alliance |
Religions fraternelles |
Cependant, au terme, selon Akotia, les deux mouvements contraires sont également nécessaires. « En fait, c’est en se séparant qu’on devient frère et c’est en s’unissant que l’on devient allié. Les deux stratégies sont opposées mais elles contribuent au même objectif qui est celui de faire vivre les hommes. En effet, les humains ont besoin des deux relations pour vivre. […] On peut remarquer que les sociétés d’alliance comme les sociétés de fraternité savourent avec le même zèle les deux dynamiques » (p. 202).
Le dernier texte illustre un cas d’intertextualité biblique dans le domaine de la littérature. Yannick Le Boulicaut signe « L’intertextualité biblique dans la littérature anglo-américaine : le cas de Joseph Conrad ». Encore une fois, on confirme que la Bible est le « Grand Code » de la culture occidentale, mais le lien avec la problématique de l’ouvrage n’est pas exploré.
Cet éloignement et cette dispersion par rapport à la théologie post-libérale de Lindbeck sont les aspects qui relient la plupart des textes de ce recueil, surtout ceux de la première et de la troisième partie. Aussi, si l’on pense aux deux points névralgiques présentés dans la préface, on constate qu’ils sont loin d’émerger de façon claire. À la suite de Lindbeck, on a certainement voulu montrer « que cette médiation langagière demeurait le chemin essentiel pour vivre et pour rendre compte du religieux » (p. 218). Toutefois, la dispersion thématique et méthodologique des textes réunis dans cet ouvrage n’y contribue pas de façon efficace. Cependant, il vaut sûrement la peine de lire les contributions de Chéno, Gué, Alferi, ainsi que celle de Chauvet. Les restantes ne manquent pas d’intérêt, mais elles ne visent pas de façon claire ni les objectifs annoncés, ni l’approche linguistique qui les a motivées.
Parties annexes
Notes
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[1]
G.A. Lindbeck, The Nature of Doctrine. Religion and Theology in a Postliberal Age, Philadelphia, Westminster Press, 1984.
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[2]
« […] la doctrine de la transsubstantiation nous enseigne que la chose “pain” devenue le “Corps du Christ” est le signifié que désigne la parole “Ceci est mon Corps”. Cependant, ce même signifiant — la parole “Ceci est mon corps” — est impuissant à renvoyer [vers ?] un signifié, un corps concret. Au contraire, puisque la présence du Corps du Christ n’est pas discernable sans ce signe sémantique “Ceci est mon Corps”, celui-ci remplit le rôle du signifié de la chose “pain” (qui est le Corps du Christ). Autrement dit, il faut la parole “Ceci est mon Corps” pour que la chose “pain” soit connue comme “Corps du Christ”. Mais, inversement, il faut la chose “pain” (qui possède les accidents du pain) pour que la parole “Ceci est mon Corps” ne soit pas absurde, c’est-à-dire qu’elle renvoie à un corps et soit le signifiant d’un corps signifié. Par conséquent, il y a un renvoi mutuel du signifié et du signifiant, c’est-à-dire que la chose “pain” et la parole “Ceci est mon Corps” jouent alternativement et simultanément le rôle de signifié et de signifiant. Ainsi le signifié et le signifiant coïncident ou fusionnent dans l’acte eucharistique » (p. 168-169). Lisons avec attention. Dans cette argumentation, les paroles « ceci est mon Corps » apparaissent comme le signifié du signifiant « pain » et aussi comme le signifiant du signifié « Corps (du Christ) ». Cependant, il y a là un problème : dans le sacrement, le « Corps du Christ » n’est pas comme le signifié par rapport au signifiant dans le signe saussurien. Le « Corps du Christ » n’est pas le concept véhiculé par les paroles (signifiant) « Ceci est mon Corps ». Dans la conception saussurienne, le référent reste externe au signe, lequel est aussi le signe de la différence entre la chose (référent) dans le monde ou dans l’imagination et le signe comme possibilité de faire économie de la présentification de la chose par le recours à un alter. Si chaque fois que l’on parlait, on devait montrer cet objet-là, la communication serait très simplement impossible. Par contre, le sacrement fait économie de l’économie communicative pour mettre en valeur la présentification de la chose dans la présentification de ses multiples signes. Dans la thèse de Pickstock, au moins dans la façon dont cette thèse est présentée par de Forges, le pain, la « chose » pain, le signifiant, s’efface. Par rapport au signifié « Ceci est mon Corps », le pain n’est plus du pain, mais le Corps du Christ. Le signifiant est devenu le signifié. Dans les termes de la théorie de la transsubstantiation, le pain eucharistique conserve seulement les « accidents » du pain quotidien pour accueillir la « substance » du Corps du Christ. Est-ce que Pickstock présuppose la triple homologie entre l’accident métaphysique et le signifiant linguistique, entre la substance ontologique et le signifié sémantique, ainsi qu’entre le rapport sémiotique signifiant-signifié et le rapport causal substance-accident ?