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L’ouvrage Platonism and Christian Thought in Late Antiquity forme une collection de quinze chapitres portant sur la rencontre fructueuse entre platonisme et christianisme dans l’Antiquité tardive grecque et latine, entre le 2e et le 7e siècle après Jésus-Christ. Précédés d’une introduction générale et se clôturant par quatre index, les chapitres, qui ne dépassent pas la dizaine de pages pour la plupart, sont chacun accompagnés d’une bibliographie primaire et secondaire ainsi que de notes. L’ouvrage livre un riche et stimulant aperçu de la variété des questions qui animaient les penseurs païens et chrétiens de l’époque. Portant sur des thématiques précises — le démon porphyrien tel qu’interprété par Eusèbe de Césarée, la relation plotinienne entre mal et matière, le réalisme immanent de Maxime le Confesseur, les racines épicuriennes de la définition augustinienne du bonheur —, chaque contribution illustre à sa façon la complexité des liens entre platonisme et christianisme ainsi que la profondeur des idées tardo-antiques, encore trop souvent jugées inférieures à celles qui les ont précédées.
L’introduction, oeuvre des éditeurs, clarifie l’approche des auteurs. Parmi les thèses, celle selon laquelle le christianisme prend ses racines dans le monde gréco-romain, ce qui implique que l’utilisation de termes et de conceptions philosophiques soit naturelle aux penseurs chrétiens. Ces derniers ne peuvent toutefois être confondus avec les penseurs païens de leur temps, car si les philosophies antiques offrent surtout des clés d’interprétation et de systématisation de la foi aux chrétiens, pour des penseurs comme Plotin et Porphyre, elles servent d’abord à interpréter et systématiser les enseignements de Platon. Ces différences n’empêchent pourtant pas des rapprochements théoriques et méthodologiques. La thèse la plus audacieuse de l’introduction est sans doute l’idée selon laquelle la tradition platonicienne continue de se développer durant l’Antiquité tardive, non seulement à travers le néoplatonisme, mais aussi à travers le christianisme. Ce développement résulte toutefois d’une médiation et d’une transformation active et créative des thèses et méthodes antiques — et avant tout platoniciennes —, qui s’opère par des sélections et des interprétations supposant l’adjonction de perspectives et de sens nouveaux.
Les trois chapitres de la première partie de l’ouvrage portent sur la réception de textes païens par des auteurs chrétiens. Sébastien Morlet propose d’abord une histoire de la réception des oeuvres platoniciennes par Justin de Naplouse, Athénagore, Clément d’Alexandrie, Origène et Eusèbe de Césarée. Si aucun des cinq n’accepte la totalité des thèses de Platon, aucun non plus n’a le même accès à ses textes ni la même interprétation de ceux-ci. Si Clément initie un parallèle inédit entre christianisme et platonisme, Eusèbe pousse ces liens plus loin en considérant notamment que l’Église est la réalisation de l’État idéal de Platon. Mais force est de constater que le philosophe a soutenu des thèses contraires aux Écritures, « erreurs » auxquelles les auteurs donnent plusieurs explications. Le deuxième chapitre se focalise sur l’appropriation d’un passage du Timée de Platon par Augustin. L’originalité de la contribution de Christina Hoenig se trouve dans la relecture qu’elle propose de l’Accord des évangélistes et De la trinité. Est défendue l’idée qu’Augustin n’a pas pour cible première les manichéens, mais Porphyre et les homéens, qui nient, au mépris des enseignements de Platon, la divinité du Christ et son égalité avec le Père. La troisième contribution s’intéresse à Sur la philosophie tirée des oracles de Porphyre et la Préparation évangélique d’Eusèbe. Christine Hecht démontre comment Eusèbe, dont l’objectif aurait été d’affirmer la supériorité du christianisme sur le paganisme, dépeint le démon porphyrien. Au moyen de subtiles stratégies rhétoriques, il manipule l’oeuvre du néoplatonicien afin que son lectorat doute de ses intentions et de la qualité de sa pensée ; comment approuver, comme chrétien, un penseur qui vénère de maléfiques démons et soutient une chose et son contraire ? Le dessein d’Eusèbe est d’autant plus révélateur, selon Hecht, que Sur la philosophie tirée des oracles est loin de se préoccuper du christianisme. Morlet, Hoenig et Hecht mettent ainsi en évidence les réceptions différentes des textes païens : tandis qu’Augustin voit en Porphyre un désaveu des propos de Platon, Eusèbe l’aurait à la fois considéré comme un exégète de Platon et une menace pour le christianisme.
La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les cosmologies tardo-antiques. Elle ouvre sur une contribution d’Enrico Moro, qui montre que, si Origène, Basile, Ambroise de Milan et Augustin rejettent l’idée d’une matière éternelle que certains philosophes grecs et notamment médioplatoniciens soutiennent, ils intègrent la notion néoplatonicienne de matière sans forme. Celle-ci se voit toutefois transformée, notamment par l’application de méthodes païennes comme la soustraction, qui remonte à la Métaphysique d’Aristote. De là, Moro avance que certains chrétiens pensent de façon nouvelle la relation entre matière et forme. Le chapitre d’Eyjólfur Kjalar Emilsson revient sur la problématique de la relation entre matière et mal chez Plotin, qui a son pendant chrétien : si tout provient du Bien, d’où vient le mal ? Après avoir contextualisé le débat contemporain sur l’origine de la matière chez Plotin, Emilsson rappelle les critiques de Proclus puis s’attelle à défendre Plotin en proposant une autre conception de sa vision de l’Un, ce qui est à son image, et le mal. Le dernier chapitre, de Torstein Theodor Tollefsen, s’intéresse à la théorie néoplatonicienne d’une existence éternelle du monde versus la théorie chrétienne d’une existence récente du monde. Prenant la position de Proclus comme exemple de la conception néoplatonicienne, Tollefsen identifie les critiques que formulent à son égard Jean Philopon et Maxime le Confesseur, le premier en s’inspirant d’Aristote. Tollefsen révèle ainsi à quel point il n’existe pas, entre ces auteurs, de position plus légitime qu’une autre : des prémisses aussi différentes mènent forcément à des thèses antagonistes.
La troisième partie de l’ouvrage compte six chapitres. Lars Fredrik Janby retrace l’évolution de la définition augustinienne du nombre. Les premières réflexions du chrétien s’inspirent des concepts pythagoriciens de monade et de dyade, qui lui servent à théoriser ses thèses manichéennes. Ses idées évoluent par la suite, jusqu’à ce qu’il s’intéresse au nombre dans le cadre du débat antique de l’unité et de la multiplicité, et de l’opposition sensible/intelligible. Le deuxième chapitre, de Daniel J. Tolan, examine les Idées divines chez Plotin et Athanase ainsi que Philon, Clément et Origène, qui s’opposent aux gnostiques et aux matérialistes. C’est avec Platon que la relation entre créateur et réalités intelligibles est d’abord explorée, mais d’autres aspects viennent s’ajouter à ces réflexions avec les penseurs chrétiens. Le chapitre de Panagiotis G. Pavlos veut saisir la façon dont Pseudo-Denys l’Aréopagite se distingue des néoplatoniciens et notamment de Jamblique. Contrairement aux interprétations habituelles, Pavlos soutient qu’on ne peut voir en Denys un néoplatonicien. Certaines de ses considérations métaphysiques, cosmologiques et épistémologiques sont en effet absentes du néoplatonisme alors qu’elles ont un impact considérable sur sa pensée et notamment sa définition de la théurgie. La contribution de Dimitrios A. Vasilakis poursuit la réflexion sur Pseudo-Denys en s’intéressant à sa conception complexe de la hiérarchie. S’il y a bien stratification, il manque souvent, dans nos lectures contemporaines, l’idée d’initiation, qui suppose que chaque être soit initié par un autre au retour auprès de Dieu. Le chapitre se clôt sur une hypothèse stimulante : les écrits de Pseudo-Denys initieraient eux-mêmes au sens sacré des mystères. Sebastian Mateiescu et Jordan Daniel Wood closent cette partie de l’ouvrage avec Maxime le Confesseur. Après avoir défini la théorie du réalisme immanent, Mateiescu précise la visée de sa contribution : comprendre les raisons de l’adoption de cette théorie par Maxime. Retraçant les origines du débat chez Platon et Aristote en passant par Plotin et Porphyre, Ammonios d’Alexandrie, Grégoire de Nysse et Basile de Césarée, Mateiescu souligne le rôle qu’a joué le concile de Chalcédoine dans la réfutation de cette théorie. Maxime, fidèle orthodoxe, s’efforcera de contrer le puissant argumentaire de Jean Philopon, ce qui le poussera à innover sur les plans logique et métaphysique. Enfin, Jordan Daniel Wood explore la notion de perichoresis pour révéler la relation que Maxime voit entre Dieu et le monde. S’inspirant de la théologie trinitaire des Cappadociens, Maxime systématise l’usage que fait Grégoire de Nazianze du terme perichoresis et lui confère un sens nouveau. Les néoplatoniciens préférant la notion de participation à celle de perichoresis, Wood démontre ainsi la singularité des idées de Maxime.
La dernière partie de l’ouvrage porte sur l’éthique. E. Brown Dewhurst présente sa lecture de Proclus et de Maxime le Confesseur, qu’il convient de distinguer plus nettement encore que ne l’a fait Demetrios Bathrellos. Pour ce faire, Brown Dewhurst s’intéresse à la notion d’apophaticisme et au lien entre connaissance et providence. S’il ne s’agit pas d’exclure tout point de rencontre entre Proclus et Maxime, il est important de relever leurs différences, notamment en ce qui concerne le rôle de la volonté humaine dans la connaissance de Dieu. Adrian Pirtea propose une réflexion stimulante sur l’influence que Porphyre aurait eue sur Évagre et plus précisément sur sa conception des passions. Excluant toute influence stoïcienne, Pirtea ancre la conception porphyrienne et évagrienne des passions dans la psychologie platonicienne ainsi que dans l’éthique et l’épistémologie aristotéliciennes. La perception joue ainsi un rôle clé dans les passions, tout comme le plaisir et la peine. Certaines notions, comme le désir ou les logismoi, distinguent toutefois Évagre de Porphyre. La troisième et dernière contribution provient de Tomas Ekenberg, qui explore le bonheur augustinien. Partant de l’observation qu’il existe deux interprétations opposées de l’eudémonisme chez Augustin, Ekenberg s’allie à la première, tout en la nuançant : s’il est certain qu’Augustin innove dans sa conception du bonheur, il demeure que les liens avec la pensée antique sont très clairs. Ces liens ne sont toutefois pas ceux que l’on a l’habitude de considérer pour Augustin, puisqu’Ekenberg avance qu’une inspiration épicurienne n’est pas à exclure.
Ensemble, ces quinze contributions révèlent les nombreux chemins de traverse que les penseurs tardo-antiques ont sillonnés et/ou fondés pour atteindre des destinations qui ne sont plus toujours celles des penseurs antiques. Entre continuités et ruptures, traditions et innovations, l’Antiquité tardive mérite aujourd’hui l’attention qu’on commence à lui porter, notamment en histoire de la philosophie. L’ouvrage de Pavlos, Janby, Emilsson et Tollefsen constitue en ce sens un apport majeur à la discipline, même si on peut regretter qu’il s’adresse en premier lieu à des spécialistes ou du moins aux personnes possédant déjà des connaissances approfondies en philosophie antique et en théologie des premiers siècles. Enfin, on s’étonne, après que les auteurs aient démontré avec autant de perspicacité la complexité et la profondeur des idées tardo-antiques, de l’absence de référence à une philosophie chrétienne : doit-on en déduire que seuls les Grecs ont été des philosophes ?