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Il est très rare que, dès la préface, le lecteur reçoive une mise en garde par rapport à certaines thèses du livre. Voilà pourtant ce que fait franchement Jean-Sébastien Rey (directeur de la Revue de Qumrân) en p. 12. Comme il se doit, il commence par souligner toutes les qualités du livre et l’à-propos de cette parution pour le public francophone, mais les remarques finales de son texte étonnent. Après lecture de l’ouvrage, tant les louanges que les réserves sont justifiées.
Sur Qumrân, beaucoup d’encre a coulé. Généralement, on s’attarde aux célèbres documents, bien sûr, mais le site archéologique attire aussi beaucoup l’attention. Il reste pourtant plusieurs questions non résolues (la fonction exacte des habitations et des grottes, le nombre de résidants, sa situation dans le désert, etc.). Le livre d’Étienne Nodet ne livre pas une nouvelle version des constats et conclusions maintes fois formulées à propos de Qumrân ; il propose plutôt d’y voir un lieu de pèlerinage annuel pour les esséniens, commémorant principalement l’entrée en Terre Sainte sous Josué (Jos 4,22 ; 5,1-12a ; 24,13-14, p. 171). Qumrân est bien situé dans la mouvance « essénienne », dont on note aussi l’influence dans le christianisme naissant et le judaïsme rabbinique. L’auteur la présente à l’intérieur des grands courants sociaux, depuis l’époque perse jusqu’au iiie siècle de notre ère.
Sur le plan de la méthodologie, Étienne Nodet expose brièvement son approche (p. 24-25). Il porte son attention sur 1) « les institutions et les conflits associés », 2) les buts et les coutumes de tout groupe qui traverse le temps (repères de sociologie). Les indices ainsi rassemblés, en l’absence d’explication franche des sources anciennes, serviront à élaborer des hypothèses qu’il souhaite simples et cohérentes. Ajoutons que l’auteur utilise abondamment des données de l’archéologie — dont plusieurs sites qu’il connaît très bien —, et complète le tout par une analyse de documents de l’époque (juifs, chrétiens, Qumrân, etc.) et, en particulier, de Flavius Josèphe — dont il est un grand spécialiste.
L’auteur a le mérite de rassembler une somme colossale d’informations provenant de domaines fort différents. Sa connaissance de documents anciens est remarquable, tant du côté de la littérature juive « traditionnelle », que de ceux du christianisme naissant. Certains de ses petits résumés sont franchement appréciés et éclairants (par exemple, à propos des esséniens, p. 161, sur la Galilée, p. 238-244). Intéressante la présentation de la tradition pharisienne — avec insistance à plusieurs reprises au long du livre — comme non biblique et issue de l’Exil (p. 168 sq.). Autre exemple, il situe très bien la réforme d’Esdras et Néhémie et les tensions avec les populations locales de différentes allégeances. De plus, Étienne Nodet expose brièvement des recherches parfois complexes sur certains sites archéologiques. Donc, quant aux mouvements qui traversent la société de cette époque, la culture de l’auteur ne fait aucun doute.
L’un des traits remarquables de cet ouvrage est de rendre disponibles en français toutes les mentions de Flavius Josèphe sur les « écoles » (sadducéens, pharisiens et esséniens), à partir des versions grecque et slavonne. On apprécie aussi les notes, souvent généreuses en explications, toutes rassemblées en fin de volume. Les annexes occupent à eux seuls 20 % des pages ; cependant, il y manque une bibliographie ou un index (auteurs, lieux, auteurs anciens, etc.).
Le lecteur reste pourtant sur sa faim. Lorsque vient le temps de citer les sources anciennes, le relevé est admirable, mais l’analyse de ces données semble parfois arbitraire. Étienne Nodet considère chaque document comme un témoin, dont il tire un certain nombre de renseignements (voir, par exemple, la section sur les Évangiles, p. 204-205) qu’il confronte aux résultats qu’il obtient par ailleurs. Pour le lecteur familier des grandes oeuvres historiques et des méthodes très rigoureuses d’analyse des sources (Sanders, Meier, Theissen, etc.), il manque un rapport critique plus explicite. Parfois, l’auteur semble en faire preuve, mais il n’expose pas ses repères (ne serait-ce qu’une fois). Il en va de même pour les données de l’archéologie. À l’évidence, le dominicain connaît les lieux dont il traite, mais il ne sent pas le besoin de fournir l’articulation de son raisonnement ou les références à des chercheurs qui appuieraient ses dires. On a régulièrement l’impression de devoir « croire l’auteur sur parole ». Sur l’analyse du site de Qumrân (mais aussi de Garizim, p. 75, ou autres), j’ai dû consulter des ouvrages complémentaires, même pour comprendre l’argumentation de l’auteur, qui n’était pas clairement exposée ici.
Étienne Nodet mise sur une vaste connaissance du milieu qu’il espère présenter fidèlement et sur une réinterprétation de données parfois connues, mais sous une lumière nouvelle. Il y a des éléments fort intéressants dans la construction qu’il propose. Par exemple, une prise de conscience bien réelle reste à faire dans ce que Esdras et Néhémie appellent les « étrangers » — qui seraient en fait des yahvistes « non bibliques », habitant toujours la terre du retour après l’Exil (p. 73 et 106). Les Samaritains se réclameraient de cette lointaine époque. Le traitement qu’il fait du site d’Éléphantine et l’exposé sur la tradition juive d’Égypte sont fort instructifs (p. 79 sq.), mais il donne l’impression d’en amplifier l’influence. Autre exemple : il y a un intérêt réel à suivre Nodet dans l’élaboration de son hypothèse sur Qumrân (p. 171 sq.), pour en faire un site de commémoration de l’entrée en Terre promise. Sur place n’aurait résidé qu’une poignée de membres dont la tâche était d’entretenir le lieu visité tous les ans par des pèlerins beaucoup plus nombreux. Ainsi, on expliquerait la petitesse des espaces de vie en regard de l’imposante quantité d’ossements « non brisés » d’animaux, de bains rituels et de sépultures. Il est aussi intéressant d’émettre l’hypothèse selon laquelle les esséniens — décrits comme agriculteurs, par Flavius Joseph et Philon — seraient une branche dérivée des thérapeutes (p. 181). L’originalité de ces propositions (ou d’autres) ne pose pas a priori de difficulté, mais au terme de ce livre, il n’est guère possible de les embrasser sans réserve.
Et la raison en est fort simple : une bonne partie de la présentation d’Étienne Nodet repose sur sa culture et son intuition. Au terme d’un paragraphe sur tel site ou d’une analyse sur tel document, on ne peut s’empêcher de dire : comment en arrive-t-il à cette conclusion ? En l’absence d’arguments contraignants, on reste régulièrement avec l’impression de pouvoir parvenir à d’autres résultats à partir des mêmes données, pourtant exposées par l’auteur. Le portrait général qui se dégage apparaît fragile, car reposant sur des informations éparses, rassemblées pour l’occasion, mais dont les éléments centraux n’ont pas fait l’objet d’une démonstration convaincante. Dans la section sur les esséniens et le christianisme, je demeure plus que sceptique quant à leur influence sur les Évangiles et sur Paul (p. 220 sq.).
Le mérite de l’ouvrage est de rendre accessibles aux lecteurs francophones de nombreuses données difficiles d’accès, même si on aimerait par ailleurs qu’Étienne Nodet cite davantage les chercheurs modernes qui appuient (ou contredisent) ses dires. Il est vrai qu’il est très stimulant de prendre contact avec des hypothèses originales ou audacieuses, mais on aurait apprécié avoir en mains de solides renseignements, résultant d’une analyse rigoureuse ainsi que d’une méthode plus systématique et explicite, pour pouvoir embrasser les positions de l’auteur. Au terme de cet ouvrage, on reste perplexe, parfois interpellé, oui, mais loin d’être convaincu.