Corps de l’article
Avec La démoralisation, Christian Godin entend analyser le spectre large de la crise profonde que traverse aujourd’hui la civilisation dans son ensemble. Essai thérapeutique donc, et d’abord diagnostique, évitant autant que possible la spéculation sur les causes au profit d’un examen chirurgical des faits dans toutes leurs variétés. Le sous-titre, La morale et la crise, entend précisément situer ce qui constitue pour lui le point nodal de cette crise globale : la perte du sens moral, d’où découlerait la perte du sens tout court. La démoralisation porte ainsi le double sens passif de la dépression critique généralisée, et actif de la suppression volontaire et organisée de tout enracinement moral des sociétés. La thèse ici soutenue consiste donc, en bonne logique, à montrer que la passion, que tout un chacun peut observer sous la forme d’une sorte de pathologie générale des sociétés modernes, trouve son origine et son explication dans l’action, celle de la destruction délibérée des principes moraux censés fonder la vie en société. La conséquence est nette et sans appel : « Pour la première fois dans l’Histoire, l’homme ne se reconnaît plus dans son propre monde » (p. 265). Cette perte résulte de la reconfiguration intégrale de ce monde par l’exclusion progressive de tout principe moral, constat qui ouvre l’essai : « Désormais, il n’y a plus d’autorité morale. L’expression même est devenue suspecte » (p. 7).
Si les causes apparentes de ce phénomène d’immoralisme grandissant paraissent bien connues, sous les noms d’individualisme, de matérialisme, d’utilitarisme, ou encore de pragmatisme, ces facteurs n’expliquent finalement pas grand-chose du phénomène lui-même, étant « des signes aussi bien et même plus que des causes » (p. 8). Le creuset du monde contemporain est bien plutôt l’ensemble des valeurs, utilité, nouveauté, vitesse, efficacité, etc., véhiculées et matérialisées par la techno-économie mondialisée. Ces valeurs techno-économiques étant par essence « directement antinomiques avec la morale » (p. 8), il s’agit donc d’analyser cette antinomie fondamentale dans l’ensemble des sphères de l’existence. Cette analyse est développée en quatre temps.
La première partie s’attache au vernis philosophique de l’immoralisme, qui consiste essentiellement à substituer l’éthique à la morale. L’archétype de cette substitution est donné par l’éthique spinoziste, dont la visée propre est précisément « de rendre toute morale impossible » (p. 17). Orientée par la conscience de soi du conatus, elle rationalise et individualise l’ensemble des préceptes moraux en les rapportant aux affections du sujet connaissant, dont la vertu propre est à la fois raison et liberté. L’objet même de la vertu se voit ainsi transformé, dès lors que « la philosophie pratique de Spinoza est une éthique de l’amour, et non une morale du bien » (p. 18). Or, réhabilitant intégralement la force du désir contre la force de la règle à la source de toute conception de la vie bonne, l’époque contemporaine détermine, d’une manière toute spinoziste, l’éthique contre la morale. Les conséquences de cette disjonction sont majeures, et fondent en réalité les principes foncièrement contradictoires des sociétés modernes. Substituant le possible au devoir, le particulier à l’universel, le règne du pragmatisme minimaliste à celui des principes catégoriques, et plus généralement la technique à la métaphysique — Godin retrouve là un topos de la critique heideggérienne de la modernité —, l’éthique contemporaine renonce à toute réciprocité : « Ne sachant que faire de la bonté, l’éthique choisit de faire comme si elle n’existait pas » (p. 37). Par quoi elle ne sert que les intérêts d’une démagogie libertaire débridée, rendant impossible toute égalité réelle.
Le règne contemporain des éthiques, se multipliant comme autant de morales desséchées, minimales et schizophrènes, n’est donc que le marchepied théorique de l’individualisme libertaire, dont la deuxième partie de l’essai analyse, en ses deux aspects économique et psychologique, la foncière et immorale cruauté. Le premier point concerne évidemment le rôle principiel de cet individualisme au sein du système capitaliste ayant « pour base et pour moteur l’égoïsme » (p. 47). Aussi bien ce système n’a de cesse d’exacerber le libertarisme narcissique le plus effréné, celui-ci apparaissant comme la condition même de l’échange marchand tous azimuts. Aucun domaine n’y échappe, de l’entreprise au sport ou à l’industrie du sexe : partout s’impose le nouvel impératif catégorique de la jouissance égoïste, garantissant la circulation des échanges, et nécessitant le renversement de tout principe moral et civil. Mais cet égoïsme narcissique n’est lui-même qu’un moyen, au service de l’unique office de ce système consistant à « transformer toute réalité en capital, c’est-à-dire en source de profit, et en marchandises, c’est-à-dire en choses échangeables » (p. 50). La vie elle-même des individus devant se conformer au mode de fonctionnement du système capitaliste, l’impératif narcissique cache « l’exigence d’existence liquide ou vaporeuse » (p. 62). En d’autres termes, ce narcissisme est aussi totalitaire qu’il est nihiliste ; il s’impose en même temps qu’il impose la disparition de tout « soi ». D’où découlent inévitablement les pathologies de ce narcissisme exacerbé à l’heure même de son triomphe, tiraillé qu’il se trouve entre la dictature de sa propre image et l’humiliation qu’implique ce règne de la représentation. Nous assistons ainsi « au processus inverse de déconstruction de la subjectivité de la personnalité en individualité, et du retour d’une éthique de la honte aux dépens de la morale de la culpabilité » (p. 75). Cette contradiction aboutit à trois conséquences, qui s’avèrent majeures parce qu’elles touchent l’ensemble des sociétés : cynisme, dépression et antihumanisme. Ces phénomènes globaux ne sont qu’apparemment antagonistes dès lors qu’ils ont en commun la destruction du contrat social par le double appareillage de la jouissance narcissique dissolvant la consistance même de l’individu, dont Godin propose un adage : « Pour se haïr soi-même, il faut bien en arriver à ne plus pouvoir aimer que soi » (p. 100).
Ce processus global de démoralisation s’appuie logiquement sur une destitution systématique des notions de vice et de perversion faisant le fond de toute morale. La troisième partie s’attache à démonter les mécanismes de cette destitution. Celle-ci opère par la promotion systématique de tout ce qui constituait le coeur de l’interdit moral dans la chrétienté médiévale, à savoir le péché capital, devenu, après qu’on lui a retiré toute sa dimension pathétique, simple jeu, divertissement, voire moteur de toute activité économique réellement productive : « La paresse ? Nous l’envions. La luxure ? Nous la regardons avec gourmandise et la cultivons avec orgueil. L’envie, la gourmandise ? Ce sont d’excellents arguments de vente. La colère ? Elle est la réaction lucide aux injustices du temps. Il n’y a guère que l’avarice à être rejetée, parce qu’elle contrevient au devoir de consommation, parce qu’elle est une manière de trahison » (p. 134).
L’invasion publicitaire joue un rôle central dans cette inversion, imposant un véritable devoir de pécher, dans la double perspective, indiquée précédemment, du développement de la jouissance individuelle et de la libéralisation des échanges et de la circulation de la valeur marchande. En quoi, dit l’auteur, elle s’avère « théologiquement diabolique » (p. 132). Or l’agent principal d’un tel renversement est le règne sans partage de l’image, sous toutes ses formes, publicitaire, télévisuelle, cinématographique, pornographique, ou encore « vidéo-ludique ». Un tel empire est en réalité indispensable au système capitaliste, dès lors que l’image, d’une part, « est la seule façon de transformer en capital et en marchandises des réalités qui autrement échapperaient à la sphère économique » (p. 162), et que d’autre part elle constitue la plus formidable machine à modeler les représentations, du monde, du désir, du réel, et plus encore de l’homme lui-même, dans le sens d’une déresponsabilisation générale de l’individu jouisseur. En bon héritier de Lacan, Godin ne peut que souligner la signification réelle, et plus qu’inquiétante, d’une telle mainmise de l’imaginaire, à savoir la progressive disparition de la médiation symbolique sur fond de laquelle seule peut se constituer la véritable liberté de l’homme : « Si tout le réel est rabattu sur les images, il s’ensuit que les idées et les mots sont de trop. Pour une société de contrôle et de surveillance, les individus n’ont pas besoin d’être autre chose que des corps » (p. 188).
La traduction politique d’un tel renversement est « la substitution d’une politique de reconnaissance à une politique de distribution » (p. 190). Elle signale la perte du sens de l’universel au profit d’une sorte de particularisme intégral, fondé sur le règne de l’identification imaginaire. Confondant insidieusement identité et appartenance, nos sociétés font proliférer, en même temps qu’elles les organisent, les luttes contre les supposées, et mal nommées, « phobies », ces haines en grande part imaginaires supposées empêcher les reconnaissances identitaires. Mais cette prolifération ne fait qu’occulter les véritables phobies, non dites, cachées, et même inconscientes, qui structurent en son fond la société individuelle de masse, rejetant ceux qui, par définition, ne peuvent incarner, voire limitent ou disqualifient les nouvelles valeurs techno-économiques : les enfants et les vieillards. Aussi, « pour une société et pour un individu, perdre le sens de l’universel, c’est perdre le sens même de la morale, et c’est pourquoi la pédophobie et la gérontophobie ont valeur de symptômes, pour la démoralisation qui monte aujourd’hui » (p. 194).
En tout domaine, donc, nous assistons à un formidable processus de normalisation démoralisatrice des individus, pouvant sembler irrésistible, car auto-entretenu, dès lors que le système techno-économique dominant et écrasant l’homme démoralisé, devenu « transformable et corruptible à l’infini » (p. 228), est aussi celui qui attise et entretient son insatiable volonté de jouissance. De là découle ce que Godin nomme le néofatalisme caractérisant notre temps, auquel il consacre la quatrième partie de son analyse. Ce « fatalisme sans Destin » (p. 244), qui explique le règne des petites lâchetés et renoncements ordinaires, se fonde selon lui sur une conception linéaire et donc irréversible du temps, remplaçant les conceptions cycliques traditionnelles. Cette irréversibilité, notamment portée par le développement du système technoscientifique, induit le désarmement de tout jugement moral, nécessairement rétrospectif, et donc la disparition du sens même des sphères de valeurs rendues indépendantes les unes des autres. Le paradoxe trouve ici son point d’orgue : la linéarité du temps impose la disparition de tout sens, de toute orientation. Le monde technoscientifique « n’est pas seulement un monde désenchanté, c’est un monde désorienté, et même un monde détruit » (p. 250). La démoralisation fabrique un monde sans jugement où le pire, rendu nécessaire, finit toujours par devenir irréversible.
Ultime paradoxe, ce monde démoralisé ne tient, et ne peut tenir que par ce qui lui est pourtant parfaitement antinomique, et qu’il tâche toujours plus de faire disparaître : l’homme moral, qui par son travail, sa persistante intégrité, sa réserve et sa dignité, est le seul garant du maintien, et donc de l’essor du système foncièrement immoral du capitalisme. Ainsi, alors que l’essai de Godin s’apparente à une analyse systématique des différents champs de la dévastation annoncée par Heidegger, ce n’est finalement que pour pointer le miracle « qu’il existe encore dans notre société des gens qui sont capables de comportements altruistes et désintéressés » (p. 269). La note finale donne le sens de l’ensemble, celui d’un « optimisme tragique » fondé sur « le caractère marginal mais invincible de la petite bonté » (p. 270). Évidemment, on pourrait lire dans cette formule le plus cruel aveu de l’impuissance philosophique contemporaine, donnant raison rétrospectivement au diagnostic heideggérien de la fin de la philosophie. Elle en mesure en fait la puissance minimale, celle de la bonté invincible, comme ce qui reste de, et résiste à toute destitution du bien.