Corps de l’article

Introduction

La prise de parole publique est inséparablement liée à une éthique. Par « parole publique », j’entends une parole émise par toute personne ou tout groupe souhaitant apporter sa contribution à la formation de la volonté politique. La parole publique est une action dont la visée est éthique, puisque la formation de la volonté politique est, idéalement, finalisée par la construction d’un monde humain habitable pour tous. Bien qu’il faille s’entendre sur le type d’humanisme qui est en jeu, sur l’étendue de la communauté morale pour laquelle ce monde est destiné[1] et sur ce que le mot habitable signifie concrètement, ces trois termes constituent le coeur de la visée éthique requérant la formation de la volonté politique. Paul Ricoeur ne dit pas autrement lorsqu’il définit la visée éthique par la « visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes[2] ». Somme toute, la parole publique est inséparable d’une éthique articulant la recherche du bien commun et l’instauration de la justice.

Mais là n’est pas la seule dimension éthique inhérente à la parole publique. À ce premier aspect de l’éthique qu’est la visée du bien commun et de la justice, s’en ajoute un deuxième. Il s’agit de l’éthique qui est à l’oeuvre dans la formulation ou dans l’énonciation de la parole publique. Cette deuxième dimension éthique se rapporte au dire, au processus de formulation et d’énonciation en jeu dans la prise de parole, alors que la première dimension se rapporte, elle, au contenu de la prise de parole, c’est-à-dire aux enjeux politiques, sociaux et culturels qui sont objet de débat dans l’espace public. Évidemment, ces deux dimensions sont intimement liées dans toute prise de parole publique. Mais alors que c’est la teneur du discours, le contenu[3] des prises de parole, qui retient souvent l’attention des médias ou de l’analyse critique, il y a peu d’attention donnée au style, au ton, au dire de la parole publique.

Ce constat d’une surexposition du contenu des prises de parole publiques par rapport au style s’avère pour la prise de parole des croyants[4] dans l’espace public. En effet, bien avant le ton d’un discours, ce qui est le plus souvent relevé dans les prises de parole des croyants, c’est l’écart entre les prises de position morales ou éthiques appuyées sur une tradition religieuse et l’opinion commune ou encore la position juridique en vigueur dans une société donnée. Il est rare d’ailleurs que la parole croyante soit reprise ou commentée dans les médias lorsqu’elle ne prête pas à controverse, à moins que ce ne soit dans les médias spécialisés, lesquels ont, par définition, un auditoire moins grand que les médias généralistes. La parole épiscopale n’échappe pas à ce traitement, souvent partiel. En effet, les prises de parole épiscopales qui retiennent l’attention des médias et de la population en général sont celles qui peuvent être facilement situées dans une polémique à propos d’un enjeu éthique ou moral[5]. Pensons à la position des évêques canadiens sur le mariage entre personnes de même sexe en 2005 ; plus récemment, les positions du cardinal Marc Ouellet, alors archevêque de Québec, sur le cours d’éthique et de culture religieuse dans les écoles primaires et secondaires québécoises ou sur l’avortement. Ces paroles publiques ont reçu beaucoup d’attention médiatique, alors que d’autres sur des enjeux moins polémiques passent sous le radar.

Pour les personnes que la parole épiscopale intéresse, il nous semble qu’il soit un peu court de limiter l’étude de la prise de parole épiscopale aux seuls contenus, aux seules polémiques, en somme aux visées éthiques qui constituent la première dimension que nous avons identifiée plus haut. En effet, la richesse de la parole publique ne réside pas seulement dans son contenu ; elle est aussi véhiculée par le style de la prise de parole. C’est pourquoi nous aborderons la deuxième dimension éthique de la parole publique épiscopale, la dimension qui se rapporte au style et à l’éthique qui accompagne ce style.

Nous proposons une démarche en trois parties. La première partie sera consacrée à la réflexion d’André Naud sur l’éthique de la parole épiscopale. Cette réflexion tardive dans la production théologique de Naud n’a pas été, à notre connaissance, l’objet d’une étude approfondie. Sans prétendre offrir une analyse complète et définitive de ce travail, mais tout en soulignant son caractère pionnier, nous en cernerons les limites pour notre réflexion. La deuxième partie de l’article montrera la pertinence du paradigme éthique de la responsabilité pour réfléchir à l’éthique de la parole épiscopale dans l’espace public. Enfin, penser l’éthique de la parole publique des croyants en l’inscrivant dans le paradigme de la responsabilité est un geste théologique, certes, mais il s’appuie sur une pratique, soit celle de la prise de parole à Vatican II. Plus précisément, c’est dans la Constitution pastorale Gaudium et Spes qu’une « pratique » de la responsabilité s’est manifestée. Cette pratique est en fait une pragmatique que nous mettrons en lumière, dans la troisième partie de l’article, par une analyse rhétorique de l’énonciation qui a prévalu dans la rédaction de la Constitution pastorale.

I. La proposition d’André Naud

L’ouvrage d’André Naud, intitulé Pour une éthique de la parole épiscopale[6], fait de lui une sorte de pionnier de la question. D’entrée de jeu, l’auteur indique bien qu’il a conscience de marcher en terrain nouveau, du moins en théologie. Il place sa réflexion à l’enseigne de l’exploration d’un terrain non balisé ; il se situe comme celui qui débroussaille une terre en friche[7]. Et pourtant, il a conscience de soulever une question qui aurait pu déjà être traitée tant les occasions pour le faire n’ont pas manqué depuis les travaux du concile Vatican II :

J’étais en effet frappé de ce que Vatican II, qui avait pourtant tellement parlé du magistère épiscopal, n’abordait jamais celui-ci par le biais d’une réflexion de nature éthique. Il suffit de recourir aux textes promulgués pour s’en convaincre. J’étais frappé également de ce que les théologiens ne l’abordaient guère par ce biais non plus. D’où l’idée s’est imposée à moi que je ne pourrais rien faire de plus qu’explorer un peu ce terrain et d’en dresser une carte sommaire, un peu comme faisaient les premiers cartographes de notre pays. Tout au plus, me suis-je dit, pourrai-je indiquer quelques repères, établir quelques grands tracés qui pourraient guider une réflexion à poursuivre, approfondir, détailler et expliciter[8].

L’éthique de la parole épiscopale : terra incognita. Le cartographe théologien se mettra donc à la tâche de tracer les contours du pays dont on connaît l’existence, mais qui doit être maintenant l’objet de relevés « topographiques ».

1. Une éthique pour la vérité

L’identification des bases de l’éthique de la parole se réalise par un travail sur deux instances de la parole magistérielle : l’enseignement pontifical et l’enseignement des évêques dispersés dans le monde. La cartographie éthique fera ressortir trois ensembles de devoirs inhérents à l’enseignement : les devoirs communs au pape et aux évêques[9], les devoirs propres au pape[10], les devoirs propres aux évêques dispersés[11].

1.1. Les devoirs communs

Selon Naud, le munus docendi, quelle que soit l’instance qui l’exerce, doit se conformer aux exigences suivantes : la fidélité au dépôt de la foi, la modestie, la loyauté envers la vérité, la préservation d’un espace intra-ecclésial de liberté de parole, le respect des personnes et de leurs compétences.

La fidélité au dépôt est le devoir premier, un devoir qui sourd de la prédication paulinienne elle-même[12]. Ce n’est pas anodin pour Naud d’ancrer ce devoir premier non dans une conscience de puissance du locuteur et de son monopole sur le message, mais bien dans celle de la faiblesse des « porteurs » de la Parole. Cette conscience l’amène immédiatement à parler de la modestie qui doit seoir à un tel « fardeau ». L’appel à la modestie est scandé en deux moments dans ce chapitre[13], mais il court de manière implicite dans son ensemble. C’est le cas lorsque Naud discute de la loyauté envers la vérité, faite de prudence, de courage, de goût pour l’interrogation, de capacité de se remettre en question, d’ouverture à la recherche des autres et, surtout, d’une réserve dans l’affirmation d’être détenteur de toutes les réponses[14]. Et encore lorsque Naud réfléchit à la manière de s’adresser aux destinataires de l’enseignement, une manière qui doit être empreinte de respect des « personnes, avec leurs questions propres, leurs compétences, leurs cheminements, leurs doutes inévitables, leurs résistances (souvent légitimes), leur droit à connaître la vraie pensée de ceux qui assument la tâche de les éclairer et à savoir le vrai parcours qui conduit à cette pensée[15] ».

En somme, ce qui anime le propos de Naud, c’est une critique de l’autoritarisme et de la certitude non problématisés dans l’enseignement magistériel. Cela étant, Naud ne nie pas la nécessité, dans l’Église, d’un exercice de l’autorité et d’un enseignement normatif, mais il montre que ces actions magistérielles ne peuvent se faire sans balises éthiques.

1.2. Les devoirs du pape

Pour Naud, le pouvoir pontifical a comme visée de maintenir ouvert l’espace de circulation de la parole au sein de l’Église. Ici, trois enjeux priment : 1) l’enjeu de la collégialité, par le respect du charisme d’enseignement et de la mission magistérielle des autres évêques[16] ; 2) l’enjeu du maintien de la « polyphonie dans l’Église[17] », par la promotion de la marge de liberté magistérielle qui revient aux conférences épiscopales et dont l’Église a besoin[18] ; 3) la promotion de la parole des évêques[19].

La question de l’infaillibilité est abordée par Naud, mais sans qu’il en fasse le noeud des devoirs pontificaux[20]. C’est dire que Naud comprend la fonction pontificale, sur le plan d’une éthique de la parole, comme un catalyseur de l’orthopraxie discursive. Selon lui, il s’agit pour le pape de veiller à l’établissement et au maintien des « pratiques droites » en matière de circulation de la parole magistérielle en ses différents lieux et par ses différents agents ou acteurs. Cela demande du jeu, de l’espace et, surtout, de ne pas donner l’impression qu’une seule parole, la parole pontificale, soit de jure la seule valide et de facto la seule valable.

1.3. Les devoirs des évêques dispersés

Ces devoirs sont ceux des évêques parlant à titre personnel, mais en tant qu’évêques[21]. Sans établir une liste en bonne et due forme de ces devoirs, Naud place sa réflexion sous un thème précis : il faut que l’évêque occupe l’espace qui lui revient dans la circulation intra-ecclésiale bien comprise de la parole magistérielle. En raison de son interprétation du contexte ecclésial de la fin des années 1990, un contexte où les évêques « doivent faire face à la culture croissante d’une sorte de primauté exacerbée de la parole pontificale éclipsant toute autre parole[22] », Naud cherche à contrer « le danger que les évêques en viennent à fuir ou à déserter, ou à accepter de déserter, leur mission magistérielle[23] ». Devant la propension de Rome à occuper tout l’espace de la parole magistérielle et reconnaissant qu’il s’avance en terrain délicat, Naud interpelle les évêques dispersés en leur faisant trois propositions[24] :

[…] 1) il n’est pas toujours bon pour les évêques de ne pas exprimer leurs divergences de vues [avec l’enseignement venant de Rome] ; 2) il n’est certainement pas bon de ne jamais les exprimer ; 3) il n’est surtout pas bon pour eux de se donner comme règle de conduite de ne les exprimer jamais.

Ces devoirs des évêques dispersés sont le corollaire des devoirs « orthopraxiques » de la papauté.

Dans l’analyse qui suit, nous verrons en quoi la prise de position pionnière de Naud n’est pas tout à fait satisfaisante pour penser une éthique de la parole épiscopale publique et, plus largement, une éthique de la parole croyante.

2. Une éthique de la parole ou une déontologie magistérielle ?

La réflexion de Naud s’appuie autant sur ses études en ecclésiologie[25] et en éthique[26], notamment sur la pédagogie et la formation à la vie morale chrétienne, que sur sa lecture de la vie concrète de l’Église aux niveaux local et universel.

Toutefois, on peut se demander si Naud n’a pas réduit l’objet de sa recherche en limitant la portée de l’éthique de la parole épiscopale à une déontologie de l’enseignement magistériel. Il est d’abord frappant que chaque chapitre soit consacré à des devoirs, ce qui est le propre d’une réflexion déontologique alors que, selon Ricoeur, l’éthique a comme visée « la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes[27] », ce qui passe de beaucoup une conception déontologique de ce qu’il faut faire pour bien faire. On peut penser alors qu’une éthique de la parole débordera la seule identification de devoirs, de quelques attitudes connexes, et leur mise en oeuvre. Et de fait, Naud mentionne que pour lui l’éthique comprend l’obligation, les devoirs, la responsabilité, des comportements souhaitables, des valeurs, des vertus, une compréhension des rapports à Dieu et aux autres[28]. Mais il décide de n’identifier que des devoirs dans la suite de sa réflexion. Mais nous verrons sous peu que ce choix est en partie imposé par la fonction de la parole épiscopale que Naud privilégie dans son analyse.

Ensuite, tel qu’indiqué plus tôt, l’« objet » même du souci de Naud est la recherche de la vérité et les conditions de l’énonciation de cette vérité. Les devoirs et les attitudes énumérés sont liés à cet « objet ». Il s’agit, bien sûr, d’un « objet » éthique, même si l’éthique ne se réduit pas à la recherche et à l’énonciation de la vérité.

Mais plus encore, il apparaît clairement que la réflexion de Naud porte sur la parole épiscopale dans une situation de parole précise : la parole qui s’adresse à la communauté croyante, une parole ad intra, une parole pour l’Église. Plus précisément encore, c’est de la parole enseignante dont il s’agit, de la parole investie d’autorité, dont la fonction est normative. C’est la parole qui veut orienter les fidèles dans la pensée et dans l’action ; c’est la parole qui, jusqu’à un certain point, lie les consciences à la doctrine et qui convoque ses destinataires à se positionner en regard du contenu de l’enseignement. Quand Naud présente la garde du dépôt de la foi comme premier devoir de la parole épiscopale, il situe cette dernière dans un contexte doctrinal et magistériel, au sens noble des termes, un contexte où la tâche du locuteur est de rappeler la norme qui requiert des croyants une forme d’adhésion selon, bien évidemment, la hiérarchie des vérités qui sont en jeu. En forçant encore un peu le trait, on pourrait dire que ce que Naud envisage est une situation pédagogique de parole — enseigner ou rappeler la norme —, une situation où l’autorité du locuteur est omniprésente. C’est pourquoi Naud recommande la modestie au locuteur en autorité qui, lorsqu’il consent à ce qu’il y ait une limite à l’exercice de l’autorité, signale qu’il a bien compris le message. Qu’il s’agisse là d’une posture adéquate pour la vie de l’Église, voilà qui est communément accepté dans la communauté croyante et dans la communauté théologique. La discussion intra-ecclésiale sur cette posture peut, de là, se concentrer sur l’identification des limites de l’exercice, par les autorités magistérielles, du pouvoir de lier les consciences. C’est d’ailleurs ce que fait Naud dans sa réflexion. Mais loin d’être une éthique de la parole, ce qu’il propose se réduit à une déontologie de l’enseignement ecclésiocentré.

Le travail de Naud est pionnier, mais on voit bien les limites qui le grèvent, du moins pour notre propos. En effet, on ne peut transposer cette posture à celle qui est requise pour la parole publique, pour une parole ecclésiale ad extra. Il n’est pas impossible qu’il y ait un recoupement, voire identité, des postures ad intra et ad extra, mais avant d’en arriver à de telles conclusions, il faut passer par l’élucidation d’une éthique de la parole publique croyante. Je propose cette analyse en exploitant deux filons de la recherche théologique récente : l’éthique théologique sur la responsabilité et une analyse de la manière dont les Pères conciliaires se sont adressés au monde à Vatican II.

Le passage par une éthique théologique de la responsabilité m’apparaît incontournable dès lors que l’on pense la prise de parole d’un locuteur inscrit dans la tradition chrétienne — en l’occurrence, dans la tradition catholique — qui s’adresse à un autre, dans un espace de discussion dont la finalité est la recherche commune du bien-vivre-ensemble. L’examen de la parole conciliaire à Vatican II donnera un exemple d’une éthique de la parole croyante qui s’adresse à l’autre, aux autres, à tous les humains.

En revenant au Concile, nous remettons en question l’« étroitesse » du jugement de Naud sur l’éthique de la parole à Vatican II[29]. Il nous semble clair que si le jugement de Naud sur l’absence d’une théorie de l’éthique de la parole épiscopale est juste, il est au demeurant partiel puisqu’il y a bien une éthique de la parole épiscopale à l’oeuvre à Vatican II. Mais encore faut-il bien ouvrir l’oeil, ne pas rester rivé au seul dit du texte et prendre en compte le dire qui le porte.

II. Le paradigme de la responsabilité en éthique théologique

Depuis la parution de l’ouvrage de Richard Niebuhr, The Responsible Self, en 1962, des théoriciens de l’éthique pensent l’action morale en faisant appel au paradigme de la responsabilité. Pensons aux philosophes Emmanuel Levinas, Hans Jonas, Karl-Otto Appel et Paul Ricoeur ou encore aux théologiens René Simon et William Schweiker qui ont offert des contributions majeures sur l’éthique de la responsabilité[30]. On retrouve chez eux une intuition commune avec la pensée de Niebuhr, à savoir que la responsabilité est une manière de penser l’éthique qui se démarque à la fois de la déontologie et de la téléologie. La responsabilité est un concept paradigmatique pour penser l’éthique en modernité, au même titre que le devoir et le bien/bonheur. La déontologie est une théorie éthique centrée sur les devoirs qui s’imposent au sujet moral, des impératifs, dira Kant, qui valent quelles que soient les circonstances où ledit sujet moral est appelé, voire sommé d’agir. La morale kantienne et l’identification de l’impératif catégorique sont emblématiques, en modernité, du paradigme déontologique.

Par ailleurs, le récent engouement pour l’éthique de la vertu, tant en philosophie[31] qu’en théologie[32], manifeste quant à lui la persistance des théories téléologiques dans le paysage éthique contemporain. Dans le cas précis de l’éthique de la vertu, c’est par le biais de la formation du caractère éthique du sujet moral désirant incarner le bien dans sa vie, et ce dans une communauté morale fournissant les critères de la vie bonne, que la téléologie reprend de l’importance. L’utilitarisme est aussi une théorie morale téléologique qui a pris de l’importance en modernité.

Ce qui distingue l’éthique de la responsabilité des deux autres paradigmes est qu’elle est centrée sur la réponse du sujet moral aux requêtes venant de ce qui est périssable, de ce qui est fragile, de ce qui se donne dans sa nudité, dans sa vulnérabilité, dans sa faiblesse. Par comparaison, la morale des devoirs met de l’avant la conformité de l’action du sujet moral à un ordre normatif, alors que l’éthique de la vertu insiste sur un processus de perfection du sujet moral selon une conception de ce qui est bien, de ce qui est désirable, de ce qui est souhaitable. Ces deux derniers paradigmes ont le sujet moral comme point focal de la théorie. Le paradigme de la responsabilité s’intéresse aussi au sujet moral, mais il s’agit, en l’occurrence, du sujet moral en relation avec les êtres fragiles, périssables, vulnérables, lesquels requièrent l’action d’un autre pour se maintenir dans l’existence. Les soins médicaux, la parentalité, l’action politique, l’action pour le maintien d’un environnement propice à la perpétuation de la vie humaine, animale et végétale sont autant d’exemples d’actions dont on peut rendre compte par le paradigme de l’éthique de la responsabilité.

Ces quelques considérations préliminaires faites, il vaut la peine de creuser un peu plus le concept de responsabilité appliqué à une éthique de la parole publique. À l’aune de l’éthique de la responsabilité, la parole publique apparaît comme la capacité du sujet moral de répondre à un autre, de répondre de soi et de répondre pour un autre[33]. Répondre à un autre suppose du sujet moral une sortie de soi, un décentrement, et une capacité de se laisser affecter par l’autre. Répondre de soi fonde la notion d’imputabilité, c’est-à-dire d’assumer les conséquences prévisibles de son action, et de la permanence de soi dans le temps. Répondre de soi est aussi la traduction concrète de la promesse. Répondre pour l’autre, c’est la substitution, c’est la prise en charge de la vulnérabilité de l’autre[34], tel que je viens de le dire.

De plus, pour tout croyant, cette responsabilité en trois volets se situe à la croisée de trois requêtes[35]. Une requête est un appel à responsabilité, une sorte d’assignation en reprenant un vocabulaire proche de celui de Levinas. Elle mobilise un ou plusieurs des volets — réponse, imputabilité, substitution — dans un rapport à l’autre qui variera selon la temporalité de la requête. On aura donc des appels à responsabilité venant du passé, du présent et de l’avenir. La triple interpellation se traduit ainsi en christianisme.

La première requête vient du passé. Le sujet moral est convoqué, via la tradition dont il se dit héritier, par celles et ceux qui l’ont précédé ; il doit répondre de soi et de son travail interprétatif des grandes intuitions morales lovées au coeur de l’Évangile. Loin de n’être qu’un devoir de mémoire, cette responsabilité venant du passé doit être comprise comme un phénomène traditionnel, un phénomène de transmission vivante des pratiques et de la pensée éthiques. L’appel venant du passé ne signifie pas la reproduction de pratiques anciennes, mais bien un appel à l’élaboration d’une action évangélique, s’inscrivant donc dans une continuité thématique et pratique avec les générations passées, dans les conditions et les défis actuels du monde. Ceci implique une « réception créative », par les sujets interprétants, de l’Évangile et de la tradition morale. Ce sont des « intuitions » évangéliques comme la miséricorde, le pardon qui demande et dépasse à la fois la justice, l’attention aux personnes victimes d’exclusion ou d’invisibilisation sociales[36] ; les pratiques de l’hospitalité, de l’accueil, de la dénonciation des injustices, les luttes sociales et politiques (pacifiques !) au nom de la dignité inaliénable des personnes, etc. Ces intuitions s’inscrivent dans la continuité thématique et pratique des traditions chrétiennes. Ainsi conçue, la responsabilité issue du passé[37] ne trouve son sens que par son articulation avec une autre forme de responsabilité, issue elle aussi d’un autre lieu et vécue selon une temporalité différente. C’est le deuxième volet, une responsabilité envers les contemporains et ouverte au présent.

Il s’agit d’une requête qui vient du temps présent, qui émane de l’effort social d’édification d’un monde humain habitable par tous et pour tous. C’est une requête à la fois éthique et politique. Elle est éthique dans la mesure où elle s’inscrit sous l’égide de la recherche du bien commun et de la justice sociale. Elle est tout autant politique puisqu’elle suppose l’engagement des différents groupes sociaux, y compris des groupes religieux qui le désirent, dans les dispositifs délibératifs/normatifs de la recherche et de l’actualisation du bien commun.

La responsabilité au présent prend tout son sens dès lors qu’on la met en lien avec le fameux incipit de Gaudium et Spes. Le partage des joies et des espoirs, des tristesses et des angoisses des humains prend une valeur quasi sacramentelle, dans la mesure où il est un signe et un moyen de la solidarité des croyants avec le monde dont ils font partie, avec le monde de leur temps. La solidarité suppose donc cette sortie de soi à l’écoute de l’autre, cette attention à ce que ce dernier dit de lui-même et de ce qu’il vit. C’est de ce lieu de l’autre que les repères de la parole seront pris et que sera modulé l’engagement croyant dans l’édification d’un monde humain habitable pour tous et dans la recherche du bien commun. Un des lieux possibles de manifestation en acte de la solidarité est la discussion (au sens habermassien du terme), c’est-à-dire la délibération autour d’un enjeu moral contemporain. Dans la participation à ces débats, les croyants peuvent articuler les « requêtes » issues de la tradition/transmission et la réception créative, laquelle consiste en l’invention de façons judicieuses d’inscrire lesdites requêtes dans l’espace public (social et politique) actuel. Ici, qui dit inscription ne doit pas supposer automatiquement accord entre les propositions des croyants et les options morales majoritaires ou qui sont dans l’air du temps. L’articulation entre la responsabilité issue du passé et celle venant du présent ne signifie pas assurément une conformité de la réponse croyante avec l’opinion commune. Rendre compte de son espérance, selon la belle formule de la première épître de Pierre, ne signifie ni sacrifier à la mode du jour, ni se draper dans le manteau de la pureté doctrinale. Quoi qu’il en soit, l’articulation signifie qu’on peut rendre compte des tenants et aboutissants de la délibération, qu’on peut affirmer les convictions qui appuient une prise de position et tenter d’en traduire la signification pour les partenaires de la discussion. Dans l’histoire du Québec moderne, les prises de position de l’épiscopat québécois lors de discussions publiques — sous forme de débats ou de consultations publiques — ont été l’occasion d’exprimer en quoi et pour quoi ils exhortaient les pouvoirs publics à adopter tel ou tel cours d’action. Nous aurons le loisir d’en discuter plus loin dans cet article.

La troisième requête découle de la deuxième dans la mesure où la temporalité de la responsabilité dans la société contemporaine ne se limite pas à une responsabilité au présent, mais qu’elle présuppose, comme toute activité politique, une ouverture sur l’à-venir, une responsabilité envers ceux qui viendront, à moyen et à long terme. En effet, la visée éthique de toute parole publique suppose que le monde que nous construisons maintenant intègre la perspective des générations futures[38]. Elle suppose aussi que le maintien et la reproduction de la cité sont des fins de la coopération sociale et que ces fins y prennent valeur de bien. On l’aura remarqué, ces trois requêtes, qui sont tout autant d’appels à responsabilité, viennent des autres, de ceux et celles qui nous précèdent dans la foi et dans le monde, de ceux et celles qui habitent avec nous le monde, de ceux et celles à qui nous léguerons ce monde.

En résumé, une éthique de la responsabilité suppose la conjugaison d’une triple adresse et d’une triple temporalité. Il revient à chaque sujet moral (personne ou communauté) d’inscrire sa délibération et son action dans ce cadre réflexif. Nous pensons cependant que c’est le paradigme qui est le mieux adapté au contexte pluriel des sociétés contemporaines et à la place des groupes croyants (et des Églises chrétiennes) dans ces sociétés plurielles. Dans les sociétés de la pluralité et de la différenciation interne du corps social, où chaque groupe de conviction est, en quelque sorte, en situation de minorité, et où la tentation du repli peut être forte, les appels à la sortie de soi, au décentrement et à l’engagement dans la construction d’un monde humain habitable pour tous constituent à la fois la matrice et le lieu de déploiement des liens sociaux et politiques.

La présence publique des croyants et la prise de parole peuvent donc être interprétées théologiquement et éthiquement à la lumière de ces typologies croisées de la responsabilité. Mais ce premier jalon de la réflexion sur l’éthique de la parole publique des croyants ne suffit pas pour en dessiner les traits spécifiques. Or, c’est là qu’est l’enjeu de la recherche actuelle.

Pour mettre un peu de chair autour de l’os, nous proposons de faire une exploration du côté de la prise de parole faite par le concile Vatican II dans la Constitution pastorale L’Église dans le monde de ce temps. S’il est un document magistériel emblématique d’une éthique de la parole publique, c’est bien Gaudium et Spes. Ce texte est exemplaire d’une prise de parole animée par une éthique de la responsabilité. Encore faut-il préciser en quoi ce texte donne corps à une telle éthique et rendre compte de l’impact de ce texte dans des prises de parole épiscopales ultérieures.

III. Gaudium et Spes et ses suites : responsabilité et parole épiscopale

L’étude de la Constitution pastorale sous l’angle d’une éthique théologique de la responsabilité n’est pas nouvelle. Philippe Bordeyne a déjà abordé le thème de la responsabilité dans son étude sur la théologie morale de Gaudium et Spes[39]. Par son analyse fine, Bordeyne met en lumière une théologie morale de la responsabilité — une logique théologale de la responsabilité[40] — à même le dit du texte. Il s’agit d’une élucidation faisant fond sur une analyse lexicale et sémantique des dialectiques qui structurent l’utilisation des champs lexicaux de l’« angoisse » et de l’« espérance » par les rédacteurs de la Constitution pastorale. En faisant ressortir la structure lexicale du texte, lequel est ponctué par quatre dialectiques angoisse/espérance[41], puis en dégageant, au fil de la lecture de la Constitution pastorale[42], les réponses que suscite cette dialectique, Bordeyne propose de comprendre la cohérence du contenu du texte par une théologie de la responsabilité, abordant cette dernière sous l’angle de la théologalité[43]. Pour Bordeyne, « l’expérience partagée de l’angoisse[44] » ou des « interrogations intimes du coeur humain[45] » deviennent un lieu théologal — « un espace théologal » — où, selon diverses modalités, la foi, l’espérance et la charité sont convoquées. L’angoisse peut alors être vue « comme l’espace, à la fois personnel et collectif, de la rencontre avec le Dieu Sauveur[46] ».

Cette analyse de la responsabilité à l’oeuvre dans la Constitution pastorale peut être complétée par l’élucidation d’un autre aspect de la responsabilité à l’oeuvre dans le texte, en l’occurrence son aspect pragmatique, lequel vise le dire à l’oeuvre dans le texte. En abordant l’aspect pragmatique du texte, en approchant ce qui se donne à voir dans le « geste » de l’énonciation, bref, en considérant le texte comme un acte, nous voulons mettre en lumière que la responsabilité à l’oeuvre dans la Constitution pastorale se décline selon un style et des attitudes qui révèlent les traits d’une éthique de la parole publique, puisque Gaudium et Spes s’adresse à « tous les hommes » (GS 2.1)[47]. Mais avant d’amorcer ce travail, il convient d’en expliciter la méthodologie.

1. Une étude du style

La notion de style jouera un rôle important dans l’étude que nous proposons ici. Ce choix est à la fois épistémologique, puisqu’il concerne l’orientation fondamentale de la connaissance en jeu dans cette étude, et méthodologique, puisque le style sera au coeur du mode d’analyse. Plusieurs travaux récents ont déjà montré le fruit heuristique produit par la prise en compte du style dans l’analyse du christianisme[48] et dans l’analyse du discours magistériel[49], notamment de son discours moral[50]. L’analyse faite ici est un prolongement de ces travaux sur le style conciliaire.

Si elle est habituellement associée au domaine de l’esthétique, la notion de style sera ici comprise selon une approche pragmatique. Le style est alors considéré comme une des modalités du faire qui sont à l’oeuvre dans la prise de parole, orale ou écrite. L’analyse du style, telle que nous la pratiquons ici, partage un air de famille avec les théories des actes de langage, lorsque celles-ci identifient des modalités performatives du dire[51]. La trichotomie bien connue des actes de langage locutoires, illocutoires et perlocutoires est un exemple de théorie qui prend l’énonciation pour son objet d’étude, qui concentre son attention sur ce que le locuteur fait en parlant. Pour autant, la philosophie analytique qui sous-tend la théorie des actes de langage n’est pas la seule approche pragmatique de l’énonciation. La rhétorique peut également être convoquée pour rendre compte de ce qui se joue dans le dire. C’est par elle d’ailleurs que l’analyse du style peut être abordée de manière fructueuse. Par exemple, en mobilisant la typologie des genres oratoires, une analyse rhétorique du style de la prise de parole révélera la posture qu’un locuteur (individuel ou collectif) veut entretenir avec le(s) destinataire(s) de son intervention.

1.1. Le registre judiciaire

Ainsi, dans le genre oratoire judiciaire, le locuteur et le destinataire sont en position dissymétrique, quelle que soit l’action langagière[52] posée : accuser ou défendre. Dans le registre judiciaire, les protagonistes de la relation sont nécessairement inégaux, puisque l’un des deux est en position de condamner et d’imposer des sanctions. La parole conciliaire antérieure à Vatican II ne s’est pas privée de mobiliser le genre judiciaire, notamment par la formulation d’anathèmes, condamnant à l’avance les personnes qui exprimeraient publiquement des idées ou des opinions contraires à la doctrine définie et enseignée[53].

1.2. Le registre délibératif

Le genre délibératif sied à une assemblée délibérative où les protagonistes participent à un travail commun de discernement sur les orientations et les moyens de l’action à poser. La délibération se démarque du genre judiciaire dans la mesure où, contrairement à ce dernier, ses modes privilégiés d’expression — l’exhortation et la dissuasion — impliquent une égalité des protagonistes dans l’espace discursif. Par l’exhortation, le locuteur encourage le destinataire à adopter tel comportement ou telle norme. Par la dissuasion, c’est l’effet contraire qui est recherché, soit convaincre le locuteur d’abandonner le cours de l’action qu’il entend réaliser.

Le registre délibératif suppose une égalité, une symétrie de position, entre les locuteurs. L’exhortation n’est pas une injonction venant d’un plus fort ; la dissuasion n’est pas la prière d’un plus faible. Le registre délibératif suppose aussi que l’on discute de la valeur d’une norme, d’une loi, d’un acte. Par valeur, on désigne tout aussi bien de la moralité, de la faisabilité, que de la possibilité de concrétiser la norme, la loi ou l’acte.

Le registre délibératif opère sur le mode de la proposition, suggérant ce qui est souhaitable et désirable, suggérant aussi ce qu’il faut éviter. Ce mode rhétorique suppose du locuteur qu’il soit certes convaincu de sa position, mais aussi que le locuteur croit en la capacité de l’argumentation publique de viser le bien commun ou la justice, qu’il y croit assez, en fait, pour continuer la conversation même s’il voit que la décision n’ira pas dans le sens de ses propres propositions. Le registre délibératif suppose donc une forme d’humilité du locuteur, un locuteur qui ne cherche pas à conquérir l’espace public, mais qui veut plutôt faire entendre un point de vue — même si ce dernier n’est pas populaire —, qui veut faire entendre un point de vue qui peut aussi être contesté, vivement parfois. En mobilisant le registre délibératif, le locuteur fait un pari qu’il peut perdre ou gagner, mais d’abord et avant tout il cherche à maintenir le lien à l’autre, le lien à son destinataire, quel que soit le résultat de la délibération. Le registre délibératif suppose donc aussi une ouverture à l’autre, une confiance et une reconnaissance mutuelles.

Ces caractéristiques que nous venons d’évoquer rapidement s’inscrivent fort bien dans le paradigme de la responsabilité. Le registre délibératif incarne, selon nous, les trois aspects de la responsabilité : réponse, imputabilité et substitution. En effet, la recherche commune de la justice et du bien commun est l’occasion de répondre à l’autre, de produire les arguments pour la délibération. Elle est aussi l’occasion d’exposer les raisons et les convictions qui soutiennent les arguments produits. Enfin, cette recherche prend aussi le point de vue des petits, des faibles, des pauvres, des sans-pouvoirs. C’est là, du moins, une orientation repérable dans les interventions appuyées sur l’enseignement social de l’Église et dans les débats où des questions de justice sont en jeu.

1.3. Le registre épidictique

Le genre oratoire épidictique, dont les attitudes sont la louange et le blâme, postule également une égalité du locuteur et du destinataire dans l’espace discursif. On pourrait objecter que le blâme ressemble à s’y méprendre à la condamnation et que cette attitude n’est que « du judiciaire » dans des habits neufs. Pourtant, il y a bien différence puisque l’anathème prononcé entraîne une exclusion de l’accusé à la participation aux biens spirituels de l’Église, alors que le blâme n’encourt aucune sanction canonique. L’effet du blâme touche la réputation d’une personne et non son statut juridique au sein d’une communauté et, a fortiori, au sein de l’Église catholique. Le blâme se dit entre égaux ; la condamnation, comme nous l’avons vu, est prononcée dans un espace discursif hiérarchique.

En somme, s’exprimer sans condamner (même si cette expression peut prendre la forme de la dissuasion ou du blâme) ; marquer son désaccord sans couper les ponts, sans s’enfermer dans le mutisme ou le repliement ; continuer à participer aux débats de société sans adopter la posture du lobbyiste, en cherchant sincèrement le bien commun et la justice ; parler au nom de ses convictions tout en respectant la liberté d’expression et la différence de l’autre ; marquer respectueusement sa propre différence dans l’humilité, sans sentiment de supériorité ; ce sont, me semble-t-il, les caractéristiques d’un ethos normatif, et donc d’une éthique, de la parole publique.

Ces quelques considérations viennent étayer le plaidoyer en faveur d’une analyse rhétorique du style dans l’étude de la parole épiscopale. Le style est révélateur de la posture qu’adopte le locuteur dans le rapport qu’il entretient avec le destinataire de son message. Il est aussi révélateur du pouvoir que le locuteur prétend mettre en oeuvre dans son rapport à l’autre. L’attention au style dans l’énonciation, lequel est à la fois complémentaire et inséparable du dit, des énoncés, met en lumière ce qui risque d’échapper à la seule analyse des énoncés d’un texte.

2. Un style incarné

En délaissant volontairement le langage judiciaire qui fut privilégié par les conciles précédents, notamment Trente et Vatican I, les textes du concile Vatican II instaurent une rupture stylistique majeure avec ceux-ci. L’énonciation conciliaire change de style, certes, mais aussi de forme. Les habituels canons qui clôturaient chaque chapitre doctrinal des textes tridentins et du 1er concile du Vatican ont tout simplement disparu. Avec Vatican II, l’anathème ne fait plus partie de l’arsenal rhétorique des constitutions dogmatiques Lumen Gentium et Dei Verbum, de la constitution Sacrosanctum Concilium et de la constitution pastorale Gaudium et Spes. On pourrait souligner le fait que, de toute façon, la présence d’anathèmes dans Gaudium et Spes serait pour le moins incongrue. En effet, l’anathème est un jugement qui exclut une personne de la participation aux biens spirituels de l’Église, alors que la Constitution pastorale est adressée à un auditoire qui dépasse les frontières de l’Église catholique. Il faut cependant se rappeler que les condamnations de Quanta cura et du Syllabus errorum (1864) à propos du libéralisme politique, de la pluralité morale, de la liberté religieuse, visaient des courants de pensée sociale et de pensée politique qui, eux également, dépassaient les frontières de l’Église catholique du 19e siècle. Bien que l’anathème condamnât les catholiques faisant la promotion de ces courants de pensée, il va de soi que lesdits courants de pensée étaient du même coup jugés et « condamnés ». En somme, un changement de style s’opère à Vatican II et, du même souffle, une autre éthique de la parole publique s’incarne par l’exercice conciliaire.

Gaudium et Spes est un témoin exemplaire du style et de l’éthique nouveaux. Il suffit de lire les cinq chapitres de la deuxième partie de la constitution pastorale pour s’en convaincre.

La visée de la prise de parole est clairement exprimée dans le numéro initial de cette partie :

Parmi les nombreux sujets qui suscitent aujourd’hui l’intérêt général, il faut notamment retenir ceux-ci : le mariage et la famille, la culture, la vie économico-sociale, la vie politique, la solidarité des peuples et la paix. Sur chacun d’eux, il convient de projeter la lumière des principes qui nous viennent du Christ ; ainsi les chrétiens seront-ils guidés et tous les hommes éclairés dans la recherche des solutions que réclament des problèmes si nombreux et si complexes.

GS 46.2

Ce langage est celui du registre délibératif qui se déploiera par la suite dans les attitudes d’exhortation et de dissuasion. Ces attitudes siéent à la discussion de thèmes qui concernent le monde de ce temps aussi bien que l’avenir de l’humanité. Quelques exemples significatifs suffiront pour illustrer l’utilisation des attitudes en questions.

Par la dissuasion, qui s’accompagne parfois de jugements de blâme, le locuteur invite les interlocuteurs à abandonner des pratiques qui vont à l’encontre des aspirations profondes de toute personne, telles qu’elles sont décrites dans l’exposé préliminaire (GS 9) et dans la première partie de la Constitution pastorale, en particulier au chapitre 1 sur la dignité de la personne humaine (GS 12-22). Ces jugements sont, par exemple, le rappel des interdits de l’avortement et de l’infanticide (GS 51.3) ; le rejet de toute forme de dictature ou de « formes politiques […] qui font obstacle à la liberté civile ou religieuse » (GS 73.4) ; la dénonciation sévère de la course aux armements, « cette plaie extrêmement grave de l’humanité » (GS 81.3), et l’interdiction absolue du recours à la guerre (GS 82.1).

Cela étant, c’est l’attitude de l’exhortation qui, nettement, est la plus mobilisée dans le texte conciliaire à l’étude. Voici des exemples glanés çà et là dans la deuxième partie. Les Pères conciliaires encouragent « tous ceux qui exercent une influence sur les communautés et les groupes sociaux [à] s’appliquer efficacement à promouvoir le mariage et la famille » (GS 52.2) ; à « procurer à chacun une quantité suffisante de biens culturels, surtout de ceux qui constituent la culture dite “de base”, pour qu’un très grand nombre ne soient pas empêchés, par l’analphabétisme et le manque d’initiative, de coopérer de manière vraiment humaine au bien commun » (GS 60.1) ; à voir à ce que le développement économique demeure « sous le contrôle de l’homme » (GS 65.1) et non l’inverse ; à faire la promotion des droits humains et à les respecter (GS 75.2) ; à respecter les hommes et les peuples en vue de construire la paix (GS 78.2) ; et, finalement, à « édifier un monde qui soit vraiment plus humain pour tous et en tout lieu » (GS 77.1).

Les thèmes abordés dans ces chapitres[54] concernent tous la fragilité et la précarité de la vie humaine, qu’il s’agisse de la vie individuelle, de la vie familiale, de la vie sociale et des institutions qui la soutiennent. C’est l’impératif de la préservation de la vie humaine en ses multiples manifestations qui imprime ce sentiment d’urgence à la parole conciliaire. Le bien que représente, en cette période troublée, le maintien d’un monde humain habitable pour tous, d’une part, et, d’autre part, la confiance dans les capacités des hommes de bonne volonté de travailler à cette tâche, déterminent la mobilisation du style délibératif.

Un autre facteur milite pour l’adoption, par les Pères conciliaires, de ce registre. C’est le choix herméneutique qui consiste à interpréter la condition humaine moderne comme un drame. Refusant un ton catastrophiste, voire apocalyptique, refusant également de verser dans les jérémiades sur un monde qui n’est plus celui de la chrétienté, les Pères conciliaires restent lucides et voient une trame dramatique dans le déploiement de la modernité au 20e siècle. En effet, Gaudium et Spes témoigne du drame moderne : la difficile conciliation entre le développement humain autonome et les déséquilibres qu’il entraîne à sa suite. L’accroissement du pouvoir humain sur le monde physique, le monde social et le monde psychique ne se traduit pas par une plus grande maîtrise des conséquences de ce pouvoir. Il semble plutôt qu’un écart se creuse entre le déploiement de la puissance technoscientifique sur ces mondes et la réalisation des promesses de bonheur qui devait en résulter. De même, l’augmentation de la richesse et des biens créés s’accompagne, ultime paradoxe, d’un maintien, sinon d’un accroissement de la pauvreté dans toutes les sociétés humaines. Enfin, l’accroissement des libertés via la promotion des droits humains côtoie un accroissement de l’asservissement de femmes, d’hommes et d’enfants, sous de multiples formes. En somme, il s’agit d’un monde moderne « puissant et faible, capable du meilleur et du pire, et le chemin s’ouvre devant lui de la liberté ou de la servitude, du progrès ou de la régression, de la fraternité ou de la haine » (GS 9.4). Puisque dans ce monde, la vie est tout aussi précaire qu’à toutes les époques de l’humanité, il faut la préserver et la protéger.

Dans la foulée de cette herméneutique du drame qui oriente la lecture conciliaire du monde, la formulation des exhortations et des appels à la dissuasion s’appuie sur deux gestes : d’abord, une identification des lieux de la fragilité et de la précarité « dramatique » de la vie humaine, puis une lecture de la tradition morale catholique, à la lumière des tensions du drame. Ce faisant, le locuteur conciliaire incarne des éléments essentiels de l’éthique de la parole, conçue selon une éthique de la responsabilité, soit, respectivement, la réponse à une requête venant des contemporains et une réponse à la requête venant des générations croyantes précédentes.

L’analyse stylistique appuyée sur la typologie des registres rhétoriques met en lumière une pratique discursive incarnant les propriétés d’une éthique de la parole publique, lesquelles correspondent aux caractéristiques d’une éthique de la responsabilité.

On pourrait dire : « Voilà un discours qui est général ; un discours qui traite trop rapidement d’enjeux qui, s’ils sont effectivement complexes, demandent une étude plus longue, plus exhaustive qui dépasse la lecture et l’interprétation de quelques numéros dans un document conciliaire ». La réponse à cette objection peut être la suivante : tout en reconnaissant ces limites du texte conciliaire, il faut tout de même constater que le ton est lancé, que le style et l’ethos du locuteur sont ici bien clairs. Et il n’est pas anodin que cela soit manifesté dans un texte ayant le poids (à la fois symbolique et normatif) d’une constitution pastorale…

Mais de fait, on ne saurait s’en tenir à ce seul exemple. La question qui se pose alors concerne la réception de ce style dans l’Église après Vatican II. Le style associé au registre délibératif a-t-il laissé des traces ? N’aura-t-il été qu’un intermède, le temps du Concile ? En réalité, l’étude de la parole épiscopale québécoise et canadienne postconciliaire montre que le style délibératif adopté à Vatican II a fortement marqué la contribution des évêques d’ici dans les débats de société à teneur morale, qui ont eu cours dans les cinquante dernières années[55].

En suivant les transformations de la parole épiscopale sur un dossier où le locuteur se prononce publiquement sur des questions morales touchant l’ensemble de la société et non seulement l’Église — il s’agit, en l’occurrence, de textes des épiscopats canadien et québécois sur le bien commun, publiés entre 1980 et 2006 —, un constat étonnant peut être fait. Dans ce corpus et sur cette période, les références au contenu de GS diminuent de deux façons. Par la quantité, d’abord, puisqu’il y a de moins en moins de références au fur et à mesure de l’éloignement temporel de l’événement conciliaire. Ensuite, il y a diminution par l’immédiateté : on cite moins GS, mais quand on le fait, c’est par l’intermédiaire de textes ultérieurs, qui reprennent l’un ou l’autre élément contenu dans la Constitution pastorale[56].

Par contre, du point de vue stylistique, les textes épiscopaux canadiens et québécois s’inscrivent dans la foulée des choix rhétoriques opérés par les rédacteurs de la Constitution pastorale et entérinés par les Pères conciliaires. En effet, c’est la même forme stylistique, soit l’utilisation du registre oratoire délibératif assorti de blâmes ou de louanges (registre épidictique), qui est mobilisée ici, avec les mêmes accents conciliaires de protection de la vie humaine fragile, dans ses versants individuel et communautaire. Cette réception en deux mouvements — un mouvement de recul partiel quant au contenu, un mouvement de maintien quant au style — nous fait dire que le style conciliaire s’est transmis ; qu’il a percolé dans l’Église ; qu’il a été repris dans les conférences épiscopales, dans les Églises locales et dans la prise de parole des évêques à titre personnel. L’éthique de la parole instaurée à Vatican II s’est incarnée dans le corps ecclésial.

3. La poursuite de la recherche

Le constat d’une rémanence, dans la parole épiscopale post-Vatican II, du style inauguré au dernier concile, un style exemplaire qui incarne une éthique de la « parole responsable », demande à être mieux étudié. Pour ce faire, plusieurs pistes s’ouvrent. Une première piste concerne les limites de la mobilisation effective de ce style. Son utilisation varie-t-elle dans le temps ? Selon les sujets moraux abordés ? Selon les lieux ? Selon les auditoires visés ? Selon le locuteur (évêque à titre individuel, instance de la curie, conférence épiscopale, groupes de laïcs, théologiennes et théologiens, etc.) ? Selon le genre de document produit ? Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle représente une série d’études préliminaires qui vous conduiraient vers un questionnement plus résolument théologique. C’est la deuxième piste à emprunter : la signification théologique de l’utilisation d’un tel style. Comment ce style s’arrime-t-il à la notion de hiérarchie des vérités que l’on trouve dans Dignitatis Humanae ? L’adoption de ce style suppose-t-elle une forme particulière de « régime de vérité » ? Comment ce style s’inscrit-il dans la tension constitutive entre orthodoxie et orthopraxie, laquelle traverse tout le champ ecclésial de la parole, du discours doctrinal au discours théologique, en passant par le discours liturgique ?

On le voit, ces questions ouvrent un programme de recherche.

Conclusion

S’il est vrai que la vie de foi et les convictions religieuses ont une dimension publique, s’il est vrai que dans un régime politique respectant la liberté religieuse, les convictions peuvent être exprimées dans l’espace public, dans l’espace où se forme la volonté politique, alors l’expression de la foi et des convictions ne peut se faire sans une réflexion sur sa forme et son style. Dans une société démocratique et tendant, le plus possible, vers l’égalité de facto (et non seulement de jure) des citoyens, la parole croyante se soumet, elle aussi, à une éthique qui assure la circulation de la parole, pour la délibération, et qui encourage le nouement du lien social entre les protagonistes d’un débat, d’une discussion.

Pour faire valoir l’apport potentiel de la tradition morale catholique dans les discussions politiques, les évêques canadiens et québécois ont opté pour le style délibératif, dans la foulée de l’énonciation conciliaire à Vatican II, notamment dans la Constitution Gaudium et Spes. Ce faisant, ils ont adopté implicitement l’éthique de la responsabilité qui s’y love et la régule. L’éthique de la responsabilité dépasse de loin l’étiquette ou la version minimaliste de la civilité. Elle requiert en fait un engagement et une confiance en l’autre ; elle postule une fraternité à promouvoir dans le débat, dans le dialogue. L’éthique de la parole publique ne peut se limiter à une déontologie, aussi exhaustive soit-elle. Par le fait qu’elle est fondamentalement préoccupée par le nouement et la préservation du lien social, et ce même s’il y a échec pour trouver un accord dans la discussion, l’éthique de la responsabilité suppose un engagement du sujet moral qui va au-delà de devoirs à accomplir. C’est qu’au-delà, ou en deçà, des devoirs, il est question de confiance en l’autre, d’espérance dans la volonté de construire un monde humain habitable pour tous, de fraternité qui traverse les divergences politiques, les clivages idéologiques. Voilà ce qui sous-tend, ou du moins devrait certainement sous-tendre, la parole croyante dans la vie publique des démocraties.