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Cet ouvrage a été publié à l’occasion d’un colloque universitaire et international organisé à l’Institut Catholique de Paris les 15 et 16 mars 2010, marquant le cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus. Quatorze textes, écrits par des collaborateurs venant d’horizons différents. Les auteurs se demandent comment lire aujourd’hui Albert Camus et quels liens peut-on faire entre sa pensée et le christianisme.
Dès l’introduction, François Bousquet dépeint l’écrivain Albert Camus comme celui qui refuse le titre de philosophe mais qui s’approprie toujours celui d’artiste. Il se demande s’il est possible de présenter l’auteur comme, à la fois, préchrétien et postchrétien. Sa question est la suivante : si Camus est préchrétien, et s’il est admirablement accordé au postchrétien contemporain, comment mettre en valeur ce que les chrétiens peuvent apprendre, jusque dans leur foi vécue, de l’oeuvre de Camus ?
L’ouvrage s’ouvre sur l’héritage chrétien de Camus dans le contexte algérien et parle en abondance du christianisme de son enfance, de ses rapports malheureux avec des prêtres, de sa recherche sur le sacré qui n’aboutit pas, d’une conception d’un Dieu tout-puissant qui peut tout, mais sur lequel on ne peut rien, et qui, de plus, se tait et ne répond pas aux cris de détresse des hommes. Petit à petit, Camus découvre dans le monde désacralisé, les traces et les éclats du sacré cosmique et a conscience du caractère ambigu et violent du sacré archaïque. Il élabore une pensée qui montre comment il faut se conduire en ce monde qui semble ne pas avoir de sens. Le chemin à suivre : mettre l’accent sur le caractère sacré de la vie.
La seconde partie de l’ouvrage rappelle le souci constant d’Albert Camus d’engager un dialogue entre les gens qui restent ce qu’ils sont et qui parlent vrai. Camus trace les grandes lignes de sa pensée, lors de son célèbre exposé, en 1946, au couvent des dominicains de La Tour-Maubourg. Camus admet ne pas croire en Dieu, mais il ne se considère pas athée pour autant. Il fréquente les auteurs chrétiens, ose affirmer que « le nettoyage philosophique de la religion catholique n’a jamais été fait », et il louange le Monsieur Pouget de Jean Guitton qui, selon lui, présente la foi catholique comme elle devrait l’être. L’oeuvre de Camus n’est pas une théorie romancée de l’absurde, mais la saisie poétique d’une expérience morale. Bref, l’oeuvre camusienne dégage l’espoir malgré tout.
Si Camus a toujours affirmé son incroyance, il n’en reste pas moins vrai qu’il a entretenu de bonnes relations avec les milieux chrétiens et que ses personnages sont plus ou moins proches de la religion chrétienne. « J’ai des amis catholiques et, pour ceux qui le sont vraiment, j’ai plus que de la sympathie, j’ai le sentiment d’une partie liée. C’est qu’en fait ils s’intéressent aux mêmes choses que moi. À leur idée la solution est évidente, elle ne l’est pas pour moi… » Incapable de comprendre pourquoi l’homme souffre et pourquoi Dieu reste silencieux, Camus demeure un interrogateur déçu. L’agnosticisme lui apparaît la voie la plus cohérente. Il avait parié qu’il trouverait, sans Dieu et sans vie éternelle, le bonheur, l’innocence et — pourquoi pas ? — la sainteté. Il livre dans La chute, un aveu qui l’étouffe : j’ai perdu mon pari.
La troisième partie de l’ouvrage met en relief les rapports entre Camus et les grands auteurs chrétiens. La séduction du christianisme d’Albert Camus passe d’abord par la rencontre de saint Augustin, « le seul grand esprit chrétien qui ait regardé en face le problème du mal ». Il admire le Poverello d’Assise qui fait du christianisme, tout intérieur et tourmenté, un hymne à la nature et à la joie naïve. Camus ose écrire dans ses Carnets : « Je suis de ceux que Pascal bouleverse et ne convertit pas. Pascal, le plus grand de tous, hier et aujourd’hui ». Malgré toutes ces bonnes fréquentations, Camus reste sur ses positions. La question se pose : « Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui […]. »
Pour Camus, le langage des chrétiens, en général, n’est pas clair. Ce que le monde attend d’eux, c’est qu’ils parlent, à haute voix, prêts à payer de leur personne. Il n’a que faire des chrétiens de parade. Tout son christianisme est une révolte contre le mal. « Si le mal est nécessaire à la création divine, alors cette création est inacceptable. Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés ».
Alors, il faut apprendre à vivre dans un monde sans Dieu. C’est l’objet de la dernière partie de l’ouvrage. Le sacré camusien est une sorte de transcendance dans l’immanence. L’entreprise camusienne est semblable à l’épigraphe de Pindare que Camus choisit pour Le mythe de Sisyphe : « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible ». Il y a bien un horizon de dépassement de l’existence, mais dans une transcendance horizontale à hauteur d’homme. Il y a un dépassement qui ne nie rien de l’humain, de l’homme avec ses limites et sa fragilité, et qui aboutit à un dépassement qui est ouverture à l’autre.
On pourrait résumer Camus en une phrase : « Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».