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Ce recueil réunit neuf contributions qui traitent de l’Intellect chez Plotin. Les quatre premières sont des conférences présentées lors d’une journée internationale d’études tenue à Rome en novembre 2007. Les cinq autres prolongent la réflexion et approfondissent d’autres aspects du sujet. Les textes sont en diverses langues : italien, français, allemand et portugais. Ils se répartissent sous quatre thèmes : « la géographie de l’Intellect », « le parcours de la connaissance », « entre l’intelligible et le sensible », et « traces d’herméneutique ». La longueur, l’intérêt, l’originalité et l’érudition varient d’une étude à l’autre. On passe d’une étude de quinze pages à une autre qui en compte soixante-dix-sept ; d’une analyse limpide à des argumentations alambiquées ; d’une analyse éclairante des sources à la répétition d’un point doctrinal bien connu. Le sérieux de la recherche ne se dément toutefois jamais et fait de ce recueil une contribution de valeur aux études plotiniennes. Tous les auteurs jouissent d’une réputation bien établie dans le domaine du néoplatonisme.
La courte préface donne le contexte de la constitution de cet ouvrage. Vient ensuite la brève allocution de bienvenue prononcée par C. Riedweg et adressée aux participants du colloque. Elle reprend les principales étapes de la vie de Plotin. L’introduction, par D.P. Taormina, donne le ton de ce qui va suivre. L’objet du recueil est d’étudier l’Intellect et l’intelligible, de parler d’épistémologie plotinienne. Le principe qui revient constamment au fil des contributions est celui, d’origine aristotélicienne, qui stipule que l’intellect est identique à son objet de pensée quand cet objet est immatériel. Chaque étude, ou presque, se penche sur ce principe pour montrer de quelle manière Plotin l’adapte à ses fins et s’en sert pour justifier la connaissance que l’Intellect a de lui-même. D’autres principes plotiniens relatifs à l’Intellect reçoivent aussi beaucoup d’attention : le fait que l’Intellect soit un-multiple, qu’il soit en acte, qu’il pense en acte, qu’il est lui-même l’intellection et qu’il se pense lui-même. La coexistence de l’Intellect avec ses parties, qui sont elles aussi des intellects, était considérée comme problématique dans l’Antiquité et l’est encore aujourd’hui.
A. Schniewind se penche sur Ennéade V, 4 [7], 2 et sur la génération de l’Intellect. Elle tente notamment de justifier sa traduction et son interprétation des lignes 11-12. La plupart des traducteurs modernes comprennent que l’Intellect, lorsqu’il émane de l’Un et n’est pas encore constitué comme Intellect, se retourne vers l’Un pour atteindre sa forme définitive. Mais que voit-il au juste ? Schniewind prétend que l’Intellect voit l’intelligible qui le précède. Il y aurait un intelligible premier, qui vient avant l’Intellect, et un intelligible second, qui est l’Intellect. Non pas que l’Un soit un intelligible, car il est au-delà de l’intelligible, mais parce que l’Intellect le voit comme intelligible. L’intelligible premier ne serait pas l’Un, mais la vision imparfaite que l’Intellect informe a de l’Un. L’argumentation de Schniewind est intéressante et bien construite. Elle n’a peut-être toutefois que le mérite d’expliciter ce que les traducteurs comprennent implicitement : l’Intellect se retourne vers l’Un et son imperfection fait qu’il voit l’Un comme ce qu’il n’est pas, à savoir un intelligible.
D.J. O’Meara revient sur l’expérience de l’union de l’âme avec l’Intellect[1]. Il étudie de nouveau l’expérience de l’union mystique chez Plotin, telle que décrite par Porphyre dans sa Vie de Plotin, 23, 7-18. O’Meara suggère que Porphyre exagère l’importance de cette expérience chez Plotin, voire qu’il la crée de toutes pièces. S’inspirant sans doute du célèbre passage de IV, 8 [6], 1, 1-10, il aurait forcé la note afin de concurrencer le fait que Jamblique aurait lui aussi eu de telles expériences mystiques. L’une des conclusions de cette étude est que le texte IV, 8 [6], 1 évoque l’union de toute âme avec l’Intellect, et non pas l’union mystique de Plotin avec l’Un, comme le propose la Vie de Plotin. Ceux qui s’intéressent à ces passages devront dorénavant tenir compte de cet article afin de vérifier si cette interprétation mérite d’être aussi dépréciative à l’égard de Porphyre. On ne doute pas que Porphyre, avec des visées hagiographiques évidentes, amplifie les traits de caractère de Plotin, mais peu ont osé l’accuser d’inventer des faits aussi importants.
E.K. Emilsson nous entretient de l’idéalisme plotinien[2]. Dans un article difficile, il souhaite nous convaincre que Plotin est un idéaliste. Encore faut-il définir l’idéalisme. Il y aurait un sens fort de l’idéalisme : tout est esprit ou est quelque chose de relatif à la pensée ; et un sens faible : nous avons besoin de l’esprit pour justifier le réel (comme chez Kant). Plotin serait idéaliste au sens fort, car l’Intellect est pour lui l’être et le réel. D’aucuns pourraient objecter que le sensible a une existence autonome, en dehors de la sensation. Mais c’est oublier que Plotin considère le sensible comme une image et un dérivé de l’Intellect. Tout ce que les choses sensibles ont d’être leur vient de l’intelligible. Et il ne fait pas non plus problème que l’Un ne soit pas intelligible, car il est au-delà de l’être. Cette contribution nous a laissé perplexe. L’exposé ne brille pas par sa clarté et il a fallu que nous nous référions à plusieurs reprises au résumé de l’article pour comprendre où l’auteur voulait en venir. Nous avons surtout de la difficulté à suivre l’argumentation sur le statut du sensible et de sa dérivation de l’intelligible. Que le sensible soit une image de l’intelligible et dépende de l’Âme est-il suffisant pour parler d’idéalisme au sens fort ?
W. Kühn revient sur un thème qui lui est cher, celui de la connaissance de soi[3]. Il est d’autant plus difficile de résumer et d’évaluer cette étude que la lecture en est ardue. L’auteur semble se parler à lui-même, sans expliciter sa pensée pour un lecteur externe. Il faut lire et relire constamment, revenir sur nos pas et chercher plus loin. Kühn cherche à monter comment, chez Plotin, le savoir est connaissance de soi. Le problème épistémologique se pose de comprendre comment l’on peut supprimer la séparation entre le sujet et l’objet en préservant le caractère cognitif de la pensée. Faisant un détour par Platon, Aristote, les stoïciens et les sceptiques, l’auteur explique que Plotin résout les difficultés auxquelles les autres écoles philosophiques sont confrontées en niant le caractère objectif des objets de connaissance, en rapportant le savoir à la connaissance de soi.
R. Chiaradonna étudie Ennéades IV, 3 [27], 8, 22-30, sur la substance intelligible et l’unité numérique. Cet article sans prétention montre bien comment Plotin utilise le vocabulaire d’Aristote pour présenter des thèses platoniciennes. C’est en termes aristotéliciens que Plotin considère que le tóde ti est la forme intelligible et que l’unité est dans l’intelligible, alors que le Stagirite considère que le tóde ti est l’individu sensible. Cette contribution a le mérite de commenter et de paraphraser de nombreux passages de Plotin. Il ne ressort pas vraiment de cet article qu’il avance de nouveaux éléments d’interprétation, mais il rend claire la position de Plotin sur l’identité numérique des intelligibles et sur le fait que le corps n’a pas sa substance en lui-même mais la tire de l’intelligible.
M. Ninci propose un long article dans lequel il aborde la question de la chose et de son pourquoi (dióti) dans le sensible et dans l’intelligible. Il analyse Ennéades VI, 7, 2 et VI, 8, 14. Il va de soi que l’identité de la chose et de son pourquoi dans l’Intellect vient du principe aristotélicien selon lequel l’Intellect est identique à lui-même et à ses parties, qui sont immatérielles et auxquelles il s’identifie. Quant à l’Un, il n’a pas de pourquoi, car il est auto-suffisant et au-delà de l’Intellect. Les choses sensibles ont, quant à elle, un pourquoi qui leur est extérieur, car elles dépendent de l’intelligible. Mais c’est justement cette dépendance envers l’intelligible qui fait qu’elles sont, d’une certaine façon, identiques à leur pourquoi. Étant identiques à leur forme, les choses sensibles seraient identiques à leur pourquoi. Cette contribution est clairement la plus fouillée et approfondie du recueil. Ninci propose beaucoup de citations, de références et d’analyses. Voir notamment son étude sur les traductions de VI, 7, 2, 16-19.
M. Pagotto Marsola discute de l’exégèse plotinienne en V, 1 [10], 8, 1-27 et de ses liens avec Parménide et le Parménide. Il s’agit de l’unique étude en portugais. L’auteur insiste sur le fait qu’il est essentiel de se référer à Parménide sur la question de l’identité de la pensée et de l’être dans l’Intellect, et d’ajouter à l’analyse les trois hypothèses du Parménide de Platon. Pour Plotin, explique Marsola, Platon ne rejette pas l’enseignement de Parménide : il est plus précis que son prédécesseur, mais se base sur une intuition qu’il lui a reprise. Cet article offre une nouvelle traduction du passage concerné, avec une analyse très serrée, souvent ligne à ligne. Les références foisonnent et l’argumentation est bien étayée.
D.P. Taormina revient sur Ennéades V, 3 [49], 3, 44-4, 1, sur la métaphore du messager et du roi. La fin du chapitre 3 et le début du chapitre 4 ont été indûment coupés par Porphyre lors de son édition des Ennéades, car il s’agit d’une seule métaphore sur les facultés psychiques. Cette métaphore est inspirée de Philèbe 28c7-8, qui met en relation les figures du messager, du roi et du règne. Taormina prend soin d’exposer que cette métaphore était utilisée avant Plotin et apparaît même plus d’une fois chez Plotin. La plupart des commentateurs, dont P.-M. Morel, rapporte cette métaphore aux stoïciens[4]. L’A. montre de manière convaincante qu’il faut aussi considérer Porphyre, qui utilise cette métaphore dans un contexte similaire. Plotin confronterait Porphyre dans ce passage, sans référence directe aux stoïciens. Sans rejeter l’hypothèse longuement défendue par Morel, il ne faut pas négliger cette nouvelle piste. Cette contribution est importante, car elle ajoute à l’intelligence du texte. L’A. donne beaucoup de contexte au passage de Porphyre. Elle offre tout le grec et toutes les traductions nécessaires à la bonne compréhension de son propos.
C. Tornau se concentre sur la théorie augustinienne de la « parole intérieure » dans le Sur la trinité 11-15 et ses liens avec Plotin et l’exégèse néoplatonicienne du De l’âme. La doctrine de la parole intérieure/extérieure est évidemment rapportée à la distinction stoïcienne entre le discours intérieur/extérieur. L’auteur veut montrer que Plotin sert de médiateur entre cette doctrine stoïcienne et l’usage qu’en fait Augustin. Chez Plotin, le discours proféré réduit le discours intérieur, comme la science est réduite par un théorème. De la même façon, chez Augustin, la parole intérieure actualise un item de la connaissance qui est dans notre mémoire, nous ne pensons qu’un item à la fois. D’autres modifications à cette thèse chez Augustin peuvent être reliées à des commentaires du traité De l’âme, notamment à Philopon. Tornau offre une étude fouillée et émaillée de notes érudites. Il n’y a malheureusement que sept pages sur cinquante-sept qui portent directement sur Plotin.
Le livre se termine avec une bibliographie sélective, qui reprend essentiellement les références citées dans les contributions, un index des passages plotiniens et un index des noms propres. Notons que chaque étude est suivie de deux résumés dans des langues autres que celui de l’étude. C’est une excellente idée, quoique nous n’ayons pas compris la logique qui détermine le choix de ces langues. Là n’est pas l’important, car il est plus inquiétant de constater que les résumés ne disent pas toujours la même chose et présentent parfois des différences notables. La prudence conseille de lire les deux résumés.
Il s’agit, en définitive, d’un intéressant recueil d’études sur l’intellect chez Plotin. Au-delà des imperfections inhérentes à tout acte de colloque (inégalité des contributions, manque d’homogénéité, regroupement artificiel des études sous des titres génériques, et ainsi de suite), le lecteur trouvera de quoi alimenter sa réflexion et pourra en réutiliser le matériel pour ses propres recherches.
Parties annexes
Notes
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[1]
Relire D.J. O’Meara, « À propos d’un témoignage sur l’expérience mystique de Plotin (Enn. IV, 8 [6], 1, 1-11) », Mnemosyne, 27, 3 (1974), p. 238-244. Le but des deux articles est toutefois différent, bien que les textes comparés soient les mêmes.
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[2]
Emilsson devait se trouver dans ce recueil sur l’Intellect, ne serait-ce qu’en raison de son livre Plotinus on Intellect, Oxford, Oxford University Press, 2007.
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[3]
Voir son Quel savoir après le scepticisme : Plotin et ses prédécesseurs sur la connaissance de soi, Paris, Vrin, 2009.
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[4]
Pierre-Marie Morel, « La sensation, messagère de l’âme. Plotin V, 3 [49], 3 », dans La connaissance de soi : études sur le traité 49 de Plotin, Paris, Vrin, 2002, p. 209-228.