Résumés
Résumé
Les Communia gramatice, un compendium grammatical anonyme rédigé autour de 1250 dans le milieu éclectique de la Faculté des arts de Paris et contenu aujourd’hui uniquement dans le manuscrit 16617 du fonds latin de la Bibliothèque nationale de France, traitent entre autres du statut linguistique de l’interjection. La notion de signification, au sens de contenu de connaissances et de rapport référentiel entre un mot et son signifié, y joue un rôle fondamental : la principale difficulté onto-grammaticale présentée par l’interiectio étant précisément de déterminer la nature de sa signification. L’auteur anonyme des Communia gramatice pose clairement la distinction classique entre la signification d’une émotion (affectus) et la signification d’un concept (conceptus), mais y apporte des nuances intéressantes de nature cognitive : nous sommes à une époque où la philosophie naturelle aristotélicienne vient tout juste de rencontrer la grammaire spéculative typiquement parisienne (vers 1240).
Abstract
The Communia gramatice, an anonymous grammatical compendium (c. 1250) emanating from the eclectic mediaeval Faculty of Arts of Paris and only preserved nowadays in the manuscript 16617 of the Bibliothèque nationale de France’s latin claim, deal, among other things, with the linguistic status of interjections. The notion of meaning, as a content of knowledge and a referential connection between a word and his signified, is fundamental : the main onto-grammatical problem with interjections being precisely that the nature of their meaning is quite uncertain. The anonymous author of the Communia gramatice clearly poses the standard distinction between the meaning of a feeling (affectus) and the meaning of a concept (conceptus), but puts into it some interesting thoughts of cognitive subject-matter : these theories belong to a time when the Aristotelian natural philosophy just met the typical Parisian speculative grammar (c. 1240).
Corps de l’article
Un peu moins de quatre colonnes manuscrites (sur un total de quatre-vingt-onze) des Communia gramatice (désormais CG) — un compendium grammatical anonyme daté approximativement du mitan du xiiie siècle et provenant de la Faculté des arts parisienne — sont consacrées à la problématique du statut linguistique et de la définition de l’interjection. Le traitement de cette classe de mots difficilement classifiable fut l’occasion de mettre en oeuvre quelques progrès philosophiques[1], en pleine science grammaticale spéculative. Nous comprenons également, à la lecture des CG, que cette approche trouve son origine dans l’intense processus exégétique qui animait les esprits universitaires du siècle de Thomas d’Aquin. Les deux seules questions « Consequenter » (§ 1 et § 20 dans notre édition) témoignent de cette propension à la catégorisation sémantique typique de la grammaire artienne, passant par « une approche de découpage de la chaîne parlée et, peut-être, plus encore de la chaîne écrite[2] » en fonction des préceptes phonétiques, morphologiques et syntaxiques reçus des plus importants traités grammaticaux qu’avait légués l’Antiquité tardive. En fait, le texte des CG n’est pas plus une analyse du phénomène langagier « interjectionnel » qu’une explication étendue, sous la forme d’une collection de courtes questions et réponses, des préceptes priscianiens et donatiens. Les diverses théories développées dès la décennie 1230 pour expliquer, dans sa relative complexité, le processus de profération de l’interjection de manière à ce qu’il soit conformé ou distingué par rapport aux autres parties du discours sont, en effet, dues à la nécessité de lire et de raccorder les deux plus grandes figures autoritaires grammaticales que connaissait le Moyen Âge latin, à savoir Donat (ive siècle) et Priscien de Césarée (ve-vie siècle)[3].
Dans le cadre d’une réflexion élémentaire qui insiste sur la notion de « signification[4] », l’auteur anonyme des CG propose, relativement à l’interjection, principalement deux distinctions : une première, plus grammaticale, près du texte autoritaire et liée à la question canonique du nombre des parties du discours, entre l’adverbe et l’interjection ; la seconde, plus « cognitive » celle-là, entre différents types de signification, en particulier entre la signification d’une « réalité conçue » ou un « concept » (conceptus) et la signification d’un affect (affectus). Nous assistons ainsi à une véritable tentative scolaire médiévale d’inclusion d’un phénomène émotif, légèrement intuitif, brusque, violent, mi-rationnel mi-irrationnel — la profération d’une interjection — dans le vaste champ de la connaissance humaine via la définition systématique de son statut langagier en contexte philosophique.
Notre étude se fonde sur nos propres édition critique et traduction française des folios 196va-197rb du codex 16617 du fonds latin de la Bibliothèque nationale de France — le seul manuscrit connu, nous l’avons dit, contenant les CG — édition et traduction qui se trouvent à la suite de cette étude. Nous montrerons d’abord, à travers un exposé sur la question controversée du statut de pars orationis de l’interjection dans les CG, que notre grammairien philosophe (à la différence de Priscien lui-même) se compromet implicitement à catégoriser l’interjection parmi les parties du discours, ne lui attribuant cependant que quelques-unes des propriétés nécessaires à l’existence de toute pars orationis. Nous exposerons ensuite les détails du processus de profération interjectionnelle tel que décliné dans les CG, à partir des paradigmes de « signification de l’affect » et de « signification du concept ». Nous aurons donc une meilleure idée à la fois de ce que représentaient les classes de mots dans la dialectique de notre auteur-compilateur anonyme et les propos de certains de ses contemporains et de son approche « intérieure », plus cognitive du phénomène langagier menant à la naissance de l’interiectio. Les références à notre édition — laquelle nous désignons par l’appellation « De interiectione » — seront toujours clairement indiquées en notes de bas de page.
I. L’interjection, une partie du discours ?
Les discussions qui découlent des deux questions « Consequenter » d’ouverture, à savoir si l’interjection est une partie du discours et qu’est-ce qui la distingue de l’adverbe, et du point de vue du pour et du point de vue du contre dans le premier cas, représentent un dynamique exercice dialectique et exégétique (le commentaire littéral — accompagné de questions — des textes à l’étude étant la méthode d’enseignement privilégiée à la Faculté des arts de Paris) qui trahit une maîtrise fort appréciable des préceptes priscianiens et donatiens en matière d’interjections. Se dirigeant, dans ce cheminement didactique, vers la distinction que nous verrons plus loin entre la signification du concept et la signification de l’affect, notre maître ès arts sème ci et là des traits caractéristiques et définitoires essentiels de la pars orationis. Une partie du discours, comme le montrent les derniers éléments de notre tableau (avec les notions d’appréhension et des parties de l’âme), trouve ses propriétés à la fois dans la lecture de Priscien et dans des spéculations propres au milieu artien parisien autour de 1250, de toute évidence étroitement liées aux travaux innovateurs des philosophes anglais qui fréquentaient l’Université de Paris à partir du deuxième tiers du xiiie siècle. Le statut de l’interjection y est toutefois ambigu, les premier et troisième critères — marqués d’un « X » dans la dernière colonne — étant les seuls, semble-t-il, qui soient pour elle sans équivoque.
Ces caractéristiques que nous appelons ici « traits définitoires » se trouvent, pour l’essentiel, dans les IG[5] ; l’idée de faire de la pars orationis l’apanage de l’âme spéculative attire cependant davantage l’attention et — tout en considérant également, et surtout, les mentions de la « partie motrice de l’âme », de la « vertu rationnelle » et de l’« âme concupiscible » au § 15 — place l’auteur des CG dans la mouvance du « Philosophe de grammaire », auteur inconnu du Tractatus de grammatica faussement attribué à l’époque au savant anglais Robert Grosseteste[6], et de l’auteur anonyme des Quaestiones de interiectione[7], lesquels lient les espèces d’interjections aux parties de l’âme qu’elles affectent. Irène Rosier a jadis soumis à un examen exhaustif les sources philosophiques à l’origine de ces spéculations et cite entre autres l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, le traité Sur l’âme du Stagirite et sa paraphrase par Avicenne[8]. La philosophie naturelle péripatéticienne gréco-arabe nouvellement acquise fut ainsi utile à la solution du problème des divers types de signification grammaticaux inconciliables et aux efforts déployés pour définir le statut de l’interjection dans la science grammaticale.
Par ailleurs, tout comme les grammairiens anciens et médiévaux, les spécialistes de la linguistique moderne éprouvent des difficultés à bien catégoriser et délimiter la classe de mots que représente l’interjection[9]. Au milieu du xiiie siècle, deux grandes thèses coexistaient à ce sujet : d’un côté, fidèle en cela à la tradition artigraphique latine de son temps[10], Donat écrit que « l’interjection est une partie du discours signifiant un affect de l’esprit[11] », de l’autre, Priscien, inspiré par son modèle apollonien avoué, fait simplement succéder, dans ses IG, le traitement de l’interjection à celui de l’adverbe, omettant par ailleurs, volontairement ou non, de définir (entendre : en une formule préceptuelle) l’interiectio. Peut-être guidés en cela par Donat qui, dans les premières lignes du deuxième livre de l’Ars maior, précise que « les Grecs ne comptent pas l’interjection parmi les parties du discours[12] », mais aussi par Priscien lui-même qui, sans jamais prononcer de verdict définitif, rappelle la propension des Hellènes à placer l’interjection parmi les adverbes, car la signification de l’un et l’autre est ajoutée au verbe[13], guidés en cela donc la plupart des grammairiens médiévaux ont fait de Priscien le porte-étendard de la thèse contraire, à savoir que l’interjection ne saurait être une partie du discours. Le rapprochement entre l’interjection et l’adverbe a en effet été d’actualité dès que fut remarquée la place que la première occupe concrètement dans le système du grammairien de Constantinople. Si l’on a certes quelque peu exagéré dans l’interprétation de sa pensée en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas[14], il n’en demeure pas moins qu’il les place toutes deux sous le même intitulé dans sa préface et qu’il les fait effectivement succéder à la fin de son livre XV en précisant que leurs significations sont indifféremment ajoutées à celle du verbe[15].
L’auteur des CG dépasse légèrement Priscien dans son analyse du statut de l’interjection et, sans néanmoins l’écrire noir sur blanc, montre une propension à faire de l’interjection une partie du discours, indépendante de la classe adverbiale. Effectivement, si le point commun de ces deux classes de mots est celui de posséder une signification qui s’ajoute à celle du verbe, c’est une autre distinction, fondamentale celle-là, qu’il emploie pour les scinder définitivement en deux catégories indépendantes : « […] il faut dire que, bien que la signification de l’interjection soit ajoutée au verbe, l’interjection diffère cependant de l’adverbe en cela que l’interjection signifie un affect, tandis que l’adverbe signifie un concept[16] ». La signification du concept et la signification de l’affect se différencient donc selon que nous sommes confrontés à une partie du discours ou non (ici sous le rapport adverbe/interjection), mais notre maître ès arts anonyme lui-même montrera les limites de cette grossière dichotomie ; celle-ci était proverbiale en son temps[17]. Il omet ou néglige par ailleurs de développer sa réponse (il dit, par exemple, plus loin que l’interjection ne saurait être un adverbe, car, comme le disent Donat et Priscien, ses lois prosodiques sont fort déficientes[18]).
Mais au-delà de ces considérations, qui nous amènent certes à mieux saisir la conception globale qu’avait un universitaire parisien de la pars orationis autour de 1250, c’est aussi notamment au procédé « cognitif » de profération de l’interjection que s’intéresse notre auteur anonyme, à la limite du concept et de l’affect.
II. La profération de l’interjection : entre le concept et l’affect
Alors que des penseurs ont tenté de résoudre les difficultés de classification de l’interjection en la faisant « signifier un concept sur le mode de l’affect » ou, comme le propose Robert Kilwardby, en plaçant la signification de l’affect par l’interjection au niveau du proférant et la signification du concept du point de vue de l’auditeur[19], l’auteur anonyme des CG semble privilégier une approche plus embryonnaire, laquelle décrit en une succession d’étapes simples mais précises le processus de profération de l’interjection, tout en ne faisant référence ni à des théories d’intentionnalité ni à des considérations sémiotiques, comme le proposait à cette même époque le philosophe anglais Roger Bacon[20]. Une nouvelle fois de facture exégétique, les discussions entourant la signification « conceptuelle » et « affective » de l’interjection sont nées de la lecture de deux passages grammaticaux autoritaires capitaux : à savoir la définition de l’interjection que pose Donat[21] et la courte digression de Priscien sur la pars orationis dans son chapitre sur les participes[22]. La prémisse de base, c’est-à-dire la nécessité pour une partie du discours de signifier une « réalité conçue »/un « concept » ne s’accorde visiblement pas avec la pensée donatienne, qui attribue à une partie du discours la capacité de signifier également un affect. Plutôt que de rejeter l’opinion du précepteur de Jérôme, on a cherché au xiiie siècle à la justifier et à la concilier avec celle de Priscien : il fallait pour cela définir clairement ce que l’on entendait par « signification du concept » et « signification de l’affect ».
La signification d’un concept est d’abord un processus rationnel, comparé à l’époque à l’empreinte spécifique laissée sur l’esprit[23] par une réalité appréhendée et correspondant d’ailleurs, chez Priscien, à « la représentation intellectuelle se développant dans l’esprit[24] » rendue nécessairement par une partie du discours (en disant, par exemple, « je souffre ! » plutôt que « aïe ! »). Selon l’anonyme du Tractatus de grammatica, les affects touchent l’âme directement[25] ; l’avis de l’auteur des CG sera plus nuancé, l’âme ne pouvant pas être affectée « si ce n’est pas par quelque chose d’abord conçu[26] » et le signifié de toute partie du discours, l’interjection comprise, devant toujours se trouver au préalable conçu par l’esprit.
Ainsi donc, considérant que certaines interjections sont primitives (comme proh et euax), tandis que d’autres prennent la forme d’énoncés (comme proh dolor ou heu michi)[27] et que notre grammairien anonyme rejette l’existence d’une espèce d’interjection signifiant une émotion située dans un temps passé ou futur, car cela anéantirait son caractère spontané, violent et soudain[28], nous proposons l’exemple classique de l’interjection primitive de douleur, dans le contexte d’instantanéité qu’offre le temps présent. Imaginons une scène du quotidien dans laquelle un homme, Monsieur X, se frappe accidentellement le pouce avec un marteau. Partant du principe que l’âme ne peut être affectée autrement que par un concept, dans une opération cognitive très rapide (disons quelques fractions de seconde), Monsieur X conçoit d’abord la douleur ; une conception « spécifique » de la douleur surgit en son esprit. Supposons ensuite que Monsieur X soit un homme prompt à partager ses émotions : cette douleur « conçue » au pouce incline brusquement et violemment son âme à cette même émotion et, une fois la douleur conçue et l’âme affectée, dans cet ordre inaliénable (on écrit « non oportet » au § 14), l’interjection est proférée. Notre maître ès arts, insistant sur la primordialité de la signification du concept, décrit avec concision ces quelques étapes : « […] il faut dire que l’interjection signifie d’abord un affect par un concept. En effet, quelqu’un conçoit d’abord (prius) la joie ou la douleur, ensuite (deinde) est affecté brusquement et profère enfin un son vocal d’interjection. [Aussi], le signifié de l’interjection est d’abord conçu et affecte ensuite brusquement l’âme dans la douleur ou dans la joie. En effet, il n’affecterait pas l’âme s’il n’était pas d’abord conçu[29] ».
Les quatre étapes de la profération interjectionnelle vues jusqu’ici :
Or, si le signifié de l’interjection et des autres parties du discours est d’abord conçu, comment expliquer que l’âme penche tantôt vers l’interjection, tantôt vers l’emploi de diverses parties du discours ? Une idée qu’expose Robert Kilwardby dans son Commentaire au Priscien mineur[30] et qui met en avant la notion théologique de sensualitas[31] sert de solution à notre auteur, sous la forme d’une sorte de rapport de force opposant la faculté raisonnable de l’homme et la sensualité sous l’égide de l’âme. À l’expression d’un affect par l’intermédiaire des parties du discours en général précède une domination raisonnable, alors qu’à l’interjection est liée nécessairement une victoire de la sensualité. Qu’elles soient impérativement d’abord conçues n’empêche aucunement les diverses parties du discours de signifier un affect ; c’est dans le contexte en effet de la différenciation des affects signifiés par l’interjection, le verbe et l’adverbe que notre grammairien détermine la particularité de l’interjection en ce domaine. L’âme réagit différemment aux divers types d’affects :
Il faut dire, comme on le dit communément, qu’il sied à l’âme d’être affectée de deux manières. En effet, elle peut être affectée par la raison qui domine et la sensualité qui succombe et un affect de cette sorte est représenté par les modes du verbe et par l’adverbe de souhait. De même, l’âme est affectée par la raison qui succombe et la sensualité qui domine et un affect de cette sorte est signifié par l’interjection et, en cela, la différence entre les affects de l’interjection, des verbes et de l’adverbe de souhait est manifeste, car pour représenter un affect de cette sorte, l’interjection a été créée (Anonyme, Communia gramatice)[32].
La naissance de l’interjection est donc due à la nécessité de signifier une émotion (douleur, admiration, joie, peur) incontrôlée et marquée par l’instantanéité. Après avoir conçu rapidement celle-ci dans son esprit, le proférant doit, sous le regard inquiet de l’âme, favoriser soit une réaction où sa sensualité (c’est-à-dire ici les facultés plus basses de l’âme, dans la perspective complexe des vertus, puissances ou facultés de celle-ci) domine sa raison, soit un comportement plus modéré, dans lequel sa raison contrôle les choses extra animam qui l’assaillent. La troisième étape du schéma suivant complète celle du schéma de la page précédente, en intégrant la manière dont l’âme est affectée du point de vue des autres parties du discours.
Les étapes de la profération interjectionnelle :
Notons enfin que les CG ne font étonnamment aucune place aux facteurs externes et à l’intention du proférant — pourtant fondamentaux chez Bacon et Kilwardby — pour expliquer le phénomène de l’interjection : celle-ci signifie certes un affect « extérieur », mais le schéma ci-dessus montre que le parcours menant à sa profération est avant tout intentionnel, sous la seule responsabilité de celui ou celle qui l’emploie.
III. Conclusion
Les Communia gramatice, élaborées dans l’environnement universitaire parisien et artien fortement attaché à la lettre des textes obligatoires, témoignent de l’allure des premiers travaux artiens d’envergure entourant le statut langagier de l’interjection. Les questions et les réponses compilées portent en effet, pour la très grande majorité, la marque de préoccupations exégétiques. L’apport de doctrines contemporaines à l’auteur, à savoir le rapprochement opéré entre les espèces d’interjections et/ou parties du discours et les diverses puissances de l’âme de même que la théorie de l’âme affectée doublement selon le rapport de force liant la raison et la sensualitas, ne modifie cependant aucunement le caractère embryonnaire, mais sans doute pionnier de l’entreprise. Nous savons par cela que l’intervention de notre auteur est postérieure à l’oeuvre grammaticale de Robert Kilwardby, instigateur de la deuxième théorie : les CG doivent donc dater au plus tôt de la décennie 1240. Tout se passe en fait comme si ces idées en vogue enrichissaient la seule lecture des traités transmis par Donat et Priscien : le but premier de l’exercice étant après tout la maîtrise dialectique acceptable de ceux-ci. De plus, les quelques digressions qui s’immiscent parmi les éléments purement herméneutiques ont généralement une utilité pédagogique certaine : la question du § 10 et la réponse correspondante au § 17 portant sur les « affects signifiés par les gémissements des malades » développent, par exemple, le réflexe chez le dialecticien de la distinction des divers types d’affects[33]. On ne parle ni de modi significandi, ni d’intentionnalité, ni d’institution du langage dans la portion des CG relative à l’interjection : elles n’en sont en effet qu’à l’étape de la différenciation certes des deux types de signification par le concept et par l’affect, mais aussi des multiples affects qui assaillent l’homme tant de l’extérieur que de l’intérieur, en l’espèce des affects signifiés par l’interjection, l’adverbe, les modes verbaux et les gémissements de malades. Nous nous trouvons encore au temps de la dictature, en domaine grammatical, de la notion de significatio, autour du rapport entre tout signifiant et son signifié.
L’auteur des CG attribue implicitement à l’interjection le statut de « partie du discours » quoiqu’elle ne soit à peu près jamais complètement conforme aux critères énumérés (elle présente une propriété de signification instable, une accentuation irrégulière, une signification du concept particulière, etc.). Dans une certaine confusion, il écarte cette pars orationis capricieuse de la classe adverbiale, rappelant que les parties du discours signifient un concept et l’interjection un affect. Cette lecture primitive est, rappelons-le, celle de la définition de l’interjection donnée par Donat et de la pars orationis donnée par Priscien.
De la volonté de catégoriser et de délimiter les parties du discours ou « classes de mots », à travers la réconciliation des textes autoritaires, est apparue, chez l’un des philosophes de la Faculté des arts, la nécessité de distinguer la « signification de l’affect » de la « signification du concept ». Dans un exposé synthétique, notre maître ès arts anonyme prétend, avec une originalité somme toute naïve, que l’âme ne saurait être affectée si ce n’est d’abord par la conceptualisation d’une émotion dans la faculté rationnelle. Ainsi donc, l’interjection, comme toutes les autres parties du discours, signifie en premier un concept ; ce n’est que selon la manière dont l’âme est affectée qu’elle prendra une autre direction[34]. Le mécanisme cognitif derrière la profération de l’interjection tel qu’expliqué sommairement dans les CG est clair, plaçant dans l’ordre : d’abord (prius) la conceptualisation d’une émotion et seulement ensuite (et deinde) l’affection de l’âme. L’âme affectée par la douleur, la crainte ou l’admiration contrôle rapidement la réaction de ses parties inférieures (la « sensualité ») en vis-à-vis de la faculté rationnelle et, si et seulement si ces dites facultés « dominent » la raison (ratio), l’interjection se trouve enfin proférée. Cette approche qui subordonne la signification de l’affect à celle du concept entretient toutefois une confusion quant à la nature même de l’interjection : on ne saurait accepter honnêtement qu’elle soit une partie du discours comme les autres et signifie comme celles-ci un concept, tout comme on ne saurait lui attribuer une signification de l’affect comparable à celle, entre autres choses, des gémissements de malades ou autres signes naturels.
Mais les questionnements philosophiques autour de l’interjection ne faisaient alors que débuter. Quelques années plus tard (vers 1270), après de multiples et fécondes discussions philosophiques, les Modistes prendront la relève du débat et, insistant sur les modes de signifier tout en se détachant plus librement des textes autoritaires, préciseront : « [qu’]à la différence des signes naturels, l’interjection ne signifie pas un affect, et [qu’]à la différence des autres parties du discours, elle ne signifie pas sur le mode du concept. Elle signifie un concept sur le mode de l’affect[35] », dans l’opposition entre mode de signifier et chose signifiée. Des frontières antiques allaient maintenant tomber en grammaire, la notion de « partie du discours » n’étant plus suffisante pour saisir toute l’essence du potentiel langagier.
L’interjection signifie une réalité par institution et par convention. Elle n’a rien d’illusoire, de trompeur, de sophistique. Sa conceptualisation du réel ne se singularise que par ses allures de véhémente spontanéité, cette même spontanéité qui nous força à sortir des cadres restrictifs de l’exégèse grammaticale pour nous intéresser aux mécanismes psychiques du langage.
IV. Principes d’édition et de traduction
Une compilation didactique anonyme, les Communia gramatice (folios 183rb-205vb), faisant suite, sans solution de continuité, aux Communia logice (anonyme ; folios 171ra-183rb) dans son seul témoin manuscrit connu : le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds latin 16617[36], un des quelque cent vingt volumes légués par Pierre de Limoges, ancien maître à la Faculté des arts de Paris dans la deuxième moitié du xiiie siècle, à la bibliothèque de la vieille Sorbonne, est un ensemble de quatre-vingt-onze colonnes visant une étude systématique des livres grammaticaux alors obligatoires à l’Université de Paris. Dans l’état actuel des recherches, il semble que nous ayons affaire à une compilation de questions et de réponses pour faciliter soit l’enseignement du maître, soit l’apprentissage de l’artien. Cette imprécision ne nous empêche toutefois pas de pouvoir affirmer qu’il s’agit bel et bien d’un précieux témoin du contenu de l’enseignement grammatical à l’Université de Paris vers 1250. Les éléments doctrinaux exposés dans les Communia gramatice (dont ceux relatifs à l’interjection) tendent à en situer la rédaction entre 1250 et 1260.
Notre édition suit les quelque quatre colonnes traitant de l’interjection (aux folios 196va-197rb) : les folios impliqués dans cette portion éditée sont clairement spécifiés entre crochets. Le texte original, assez bien conservé et principalement présenté sous forme abréviative, se lit avec une certaine aisance et ne contient que peu de lacunes. Il va sans dire que la division en paragraphes est pour l’essentiel le fruit de notre initiative, même si nous avons essayé de nous inspirer tant que faire se peut des pieds de mouche déjà marqués dans le manuscrit. La numérotation des paragraphes — précédée d’un « § » — est également de notre cru : elle sert à bien montrer la structure du texte. La fonction dialectique (question, réponse, argument, objection, etc.) de chacun des paragraphes sera indiquée entre crochets droits tout au long de la traduction française. Notre édition respecte en tout temps l’ordre du texte tel qu’on le trouve dans son manuscrit unique.
L’apparat des sources (sources anciennes, médiévales ou contemporaines à l’auteur apparentées) est présenté à part, à la suite de l’édition — dans les « Notes complémentaires » —, et est annoncé dans le texte latin par des lettres majuscules en exposant. L’apparat critique se trouve en bas de page et est indiqué par des chiffres arabes.
Des commentaires servant à éclaircir l’intelligence de certaines parties ou notions sont ajoutés occasionnellement, aussi sous la forme de notes de bas de page, mais du côté cette fois de la colonne de droite en traduction française.
En ce qui concerne d’ailleurs la traduction en la langue de Molière, nous avons choisi le meilleur compromis possible entre la lecture littéraire et la lecture littérale, conscient de l’importance de rendre un texte accessible aux lecteurs qui ne comprennent peu ou pas le latin, sans pour autant en trahir ou travestir l’essence originelle.
Finalement, du point de vue de l’orthographe, nous avons conservé les formes propres au Moyen Âge (set, aput ou encore la diphtongue ae rendue par un e, par exemple) en indiquant toutefois, par le sigle « sic P » en bas de page, les particularités plus apparentes de notre manuscrit, « concupicibilis pour concupiscibilis (au § 15), notamment ».
V. L’interjection dans les Communia gramatice
P = cod. Paris, BnF, lat. 16617 |
|
[196va] |
|
§ 1 Consequenter, queritur de interiectione utrum sit pars orationis. |
§ 1 [Question 1.1] Conséquemment, on se demande si l’interjection est une partie du discours. |
§ 2 Et uidetur quod non, quia omnis pars orationis inponitur[1] a ratione ad significandum[A] ; set interiectio non inponitur a ratione ad significandum, ergo non est pars orationis. Maior patet de se. .IIII.[2] enim[3] manifestatur sic, nam si interiectio inponeretur a ratione ad significandum, non proferetur uoce incondita nec uoce irrationali ; set profertur uoce incondita, sicut dicit Priscianus[B], ergo non est inposita a ratione <ad significandum>[4]. |
§ 2 [Argument 1 de la question 1.1] Et il semble que ce n’est pas le cas, parce que toute partie du discours est imposée par une propriété de signification ; or l’interjection n’est pas imposée par une propriété de signification, donc elle n’est pas une partie du discours. La majeure va de soi. En effet, le fait que l’interjection ne soit pas imposée par une propriété de signification est montré ainsi : si l’interjection était imposée par une propriété de signification, elle ne serait pas proférée par un son vocal inconnu ni par un son vocal irrationnel ; or elle est proférée par un son vocal inconnu, comme le dit Priscien, donc elle n’est pas imposée par une propriété de signification. |
§ 3 Ad idem : omnis pars orationis significat mentis conceptum ; set interiectio non significat mentis (maior[5] scribitur in capitulo de participio[C], minor[6] autem dicitur a Donato[D]), ergo interiectio non est pars orationis. |
§ 3 [Argument 2 de la question 1.1] Au même argument : toute partie du discours signifie un concept[9] de l’esprit ; or l’interjection ne signifie pas un concept de l’esprit (la majeure est écrite dans le chapitre sur le participe et la mineure est dite par Donat), donc l’interjection n’est pas une partie du discours. |
§ 4 Ad oppositum : omne illud quod cum alico[7] constituit[8] orationem est pars orationis ; set interiectio constituit orationem, ergo interiectio est pars orationis. |
§ 4 [Opposition aux arguments des § 2 et 3] À l’opposé : tout ce qui avec autre chose constitue un énoncé est une partie du discours ; or l’interjection constitue un énoncé, donc l’interjection est une partie du discours. |
§ 5 Iuxta contra, queritur, si interiectio significet alico modo affectum, alico modo conceptum, quod istorum per prius significet. |
§ 5 [Sous-question 1.2] Suite à cet argument contraire, on se demande, si l’interjection signifie d’une certaine façon un affect[14], d’une certaine façon un concept, lequel de ceux-ci elle signifie en premier. |
§ 6 Et uidetur quod per prius affectum, cum significare affectum sit principale in interiectione. |
§ 6 [Argument de la sous-question 1.2] Et il semble qu’elle signifie en premier un affect, puisque signifier un affect est fondamental pour l’interjection. |
§ 7 Oppositum apparet[10], quoniam non afficitur anima nisi a prius concepto. Et ita affectus <significatus>[11] per interiectionem prius fuit conceptus. |
§ 7 [Preuve de l’argument du § 4] L’opposé apparaît, puisque l’âme n’est pas affectée si ce n’est pas par quelque chose d’abord conçu. Et ainsi l’affect signifié par l’interjection fut d’abord un concept. |
§ 8 Queritur iuxta[12] que sit differentia inter significare conceptum et significare affectum. |
§ 8 [Sous-question 1.3] On se demande ensuite quelle est la différence entre signifier un concept et signifier un affect. |
Si enim significare affectum est significare rem existentem apud animam per essentiam, significare uero conceptum est significare rem existentem apud animam per sui speciem, sicut dicitur communiter, sic uidetur quod nulla nomina et recta uerba significent affectum, nam ista[13] nomina « uirtus » et « iustitia » — similiter « gaudium » et « letitia » — significant rem existentem apud animam per essentiam — similiter ista uerba « gaudeo », « letor » — et tamen non dicuntur significare affectum, set magis conceptum. |
En effet, si signifier un affect est signifier une réalité présente dans l’âme par essence, tandis que signifier un concept est signifier une réalité présente dans l’âme par son espèce, comme on le dit communément, ainsi il semble qu’aucuns nom et verbe droit ne signifient un affect, car ces noms « vertu » et « justice » — de la même manière « joie » et « bonheur » — signifient une réalité présente dans l’âme par essence — de la même manière ces verbes « je me réjouis », « je suis heureux » — et on ne dit cependant pas qu’ils signifient un affect, mais qu’ils signifient davantage un concept. |
§ 9 Item, cum per interiectionem significetur affectus ; item, per modos significetur affectus ; item, per quedam aduerbia significetur affectus : queritur que sit differentia inter huiusmodi affectus. |
§ 9 [Sous-question 1.4] De plus, puisque l’affect est signifié par l’interjection, que l’affect est signifié par des modes[15], que l’affect est signifié par certains adverbes : on se demande quelle est la différence entre ces trois types d’affects. |
§ 10 Item, per gemitus infirmorum significatur affectus : queritur ergo in quo differunt huiusmodi affectus ab affectu significato per interiectionem. |
§ 10 [Sous-question 1.5] De plus, un affect est signifié par le gémissement des malades : on se demande donc en quoi cette sorte d’affect diffère d’un affect signifié par l’interjection. |
§ 11 Ad primum, dicendum quod interiectio est pars orationis mentis affectum significans, sicut dicit Donatus[E]. |
§ 11 [Réponse à la question 1.1] Au premier point, il faut dire que l’interjection est une partie du discours signifiant un affect de l’esprit, comme le dit Donat. |
§ 12 Ad primo obiectum, dicendum[16], per interemptionem minoris, quod inpositio interiectionis est a ratione <ad significandum>[17]. Ad hoc autem quod arguit in contrarium quod[18] tunc deberet habere uocem regularem et non inperfectam siue incognitam, dicendum quod inponuntur uoces in gramatica secundum exigentiam passionum extra animam quas debent representare iste uoces et, quia affectus significatus per interiectionem subito afficit, propter hoc, uoces interiectionum subito proferuntur et inregulariter[19], etc. |
§ 12 [Solution de l’argument du § 2] À la première objection, il faut dire, par l’abolition de la mineure, que l’imposition d’une interjection se fait par une propriété de signification. Par ailleurs, à cela qu’il[23] argumente au contraire à l’effet que l’interjection devrait alors présenter un son vocal régulier et non imparfait ou inconnu, il faut dire que les sons vocaux sont imposés en grammaire selon l’exigence des passions hors de l’âme que doivent représenter ces sons vocaux et, parce qu’un affect signifié par l’interjection affecte brusquement, à cause de cela, les sons vocaux des interjections sont proférés brusquement et irrégulièrement, etc. |
Subita prolatio [fol. 196vb] a ratione <ad significandum>[20] est. |
Une profération subite se fait tout de même par une propriété de signification. |
§ 13 Ad aliud, dicendum quod interiectio significat affectum prius concepto. Concipit enim aliquis prius gaudium uel dolorem et deinde[21] subito afficitur et profert uocem interiectionis. Quia ergo significatio interiectionis prius est concepta et deinde affecta[22] et, propter hoc, ab ultimo adueniente, dicitur interiectio significare affectum. |
§ 13 [Réponse à la sous-question 1.2] À l’autre point, il faut dire que l’interjection signifie d’abord un affect par un concept. En effet, quelqu’un conçoit d’abord la joie ou la douleur, ensuite est affecté brusquement et profère enfin un son vocal d’interjection. Donc, parce que la signification de l’interjection est d’abord conçue et ensuite affectée aussi, à cause de cela, sans le moindre doute, on dit que l’interjection signifie un affect. |
§ 14 Ad aliud, dicendum quod significatum interiectionis prius concipitur et deinde subito afficit animam ad dolorem uel ad gaudium. Non enim afficeret nisi prius conciperetur, sicut ratio ostendit. Et licet huiusmodi affectus principaliter designetur per interiectionem, non oportet tamen ut prius sit affectus et deinde conceptus, licet prius significetur. |
§ 14 [Solution de l’argument des § 4 et 7] À l’autre argument, il faut dire que le signifié de l’interjection est d’abord conçu et affecte ensuite brusquement l’âme dans la douleur ou dans la joie. En effet, il n’affecterait pas l’âme s’il n’était pas d’abord conçu, comme l’argument le montre[28]. Et bien que l’affect soit de cette façon principalement représenté par l’interjection, il ne faut cependant pas que l’affect vienne en premier et ensuite le concept, bien qu’il soit signifié en premier. |
§ 15 Ad aliud, dicendum quod significare affectum est significare illud quod est per essentiam in parte motiua ipsius[24] anime et uoco « partem motiuam » : uirtutem rationalem et concupicibilem[25]. Huiusmodi uero dictiones « uirtus », « iustitia », « gaudeo », « letor » significant id quod est per essentiam in parte anime speculatiue, sicut intellectum speculatiue, et, propter hoc, conceptum significant et non affectum. Vel posset dici quod significare affectum est significare id quod <est>[26] per essentiam in anima subito et uehementer eam afficiens. |
§ 15 [Réponse à la sous-question 1.3] À l’autre point, il faut dire que signifier un affect est signifier ce qui est par essence dans la partie motrice de l’âme et j’appelle « partie motrice » : la vertu rationnelle et la vertu concupiscible[29]. Mais les vocables de cette sorte « vertu », « justice », « je me réjouis », « je suis heureux » signifient ce qui est par essence dans la partie de l’âme spéculative, comme l’intellection dans l’âme spéculative, et, à cause de cela, signifient un concept et non un affect. Ou l’on pourrait dire que signifier un affect est signifier ce qui est par essence dans l’âme l’affectant brusquement et violemment. |
Dicta uero nomina et dicta uerba, licet significent illud quod est per essentiam apud animam, non tamen significant res subito et uehementer afficientes animam, set significant res suas magis ut apprehensas[27] siue ut conceptas et, propter hoc, conceptum non affectum dicuntur significare. |
Mais les noms et les verbes susmentionnés[30], bien qu’ils signifient ce qui est par essence dans l’âme, ne signifient cependant pas des réalités affectant l’âme brusquement et violemment, mais signifient leurs réalités davantage comme perçues ou comme conçues et, à cause de cela, on dit qu’ils signifient un concept et non un affect. |
§ 16 Ad aliud, dicendum, sicut dicitur communiter, animam conuenit affici dupliciter[F]. Potest enim affici dominante ratione et subcumbente sensualitate et huiusmodi affectus[31] designatur per modos uerbi et per aduerbium optandi. Item, afficitur anima subcumbente ratione et dominante sensualitate et huiusmodi affectus per interiectionem significatur et, in hoc, patet differentia, nam ad huiusmodi affectum designandum, est inuenta interiectio. |
§ 16 [Réponse à la sous-question 1.4] À l’autre point, il faut dire, comme on le dit communément, qu’il sied à l’âme d’être affectée de deux manières. En effet, elle peut être affectée par la raison qui domine et la sensualité qui succombe et un affect de cette sorte est représenté par les modes du verbe et par l’adverbe de souhait. De même, l’âme est affectée par la raison qui succombe et la sensualité qui domine et un affect de cette sorte est signifié par l’interjection et, en cela, la différence entre les affects de l’interjection, des verbes et de l’adverbe de souhait est manifeste, car pour représenter un affect de cette sorte, l’interjection a été créée. |
§ 17 Ad aliud, dicendum quod interiectio significat affectum causatum ab alico bono uel malo exterius apprehenso, gemitus uero infirmorum significat affectum causatum ab alico interius apprehenso, sicut ab egritudine, et hoc est eorum differentia. |
§ 17 [Réponse à la sous-question 1.5] À l’autre point, il faut dire que l’interjection signifie un affect causé par un certain agrément ou désagrément ressenti extérieurement, tandis que le gémissement des malades signifie un affect causé par quelque chose ressenti intérieurement, comme par la maladie, et cela est leur différence. |
§ 18 Consequenter, queritur propter quid distinguat Donatus[G] interiectionem ab aduerbio, ipse uero Priscianus[H] comprehendat sub aduerbio. |
§ 18 [Question 2.1] Conséquemment, on se demande pourquoi Donat distingue l’interjection de l’adverbe, tandis que Priscien l’inclut dans l’adverbe. |
§ 19 Item, uidetur quod interiectio sit idem quod aduerbium, cum sibi conueniat diffinitio aduerbii, nam interiectio est pars orationis indeclinabilis cuius significatio uerbis adicitur[I]. |
§ 19 [Argument de la question 2.1] De plus, il semble que l’interjection soit identique à l’adverbe, puisque lui sied la définition de l’adverbe, car l’interjection est une partie du discours indéclinable dont la signification est ajoutée aux verbes. |
§ 20 Item, queritur, cum dicitur « ne mihi », utrum hec oratio esset perfecta et ostendebatur quod non, cum enim interiectio sit quodam aduerbium. Set si aduerbium ponatur sine uerbo, est ibi etlipsis[32], sicut dicit Priscianus[J], ergo similiter si interiectio ponatur sine uerbo, est ibi etlipsis. Si dicat quod intelligitur uerbum cognite significationis, hoc nihil est, quia tunc posset dici competenter « ne dolens mihi », quia nihil est dictum. Item, nec potest intelligi uerbum, quia [197ra] tunc posset exprimi « ne est mihi », quia nihil est dictum. |
§ 20 [Sous-question 2.2] De plus, on se demande, lorsqu’on dit « non pas moi ! », si cet énoncé est complet et on montrera que ce n’est pas le cas, puisque, en effet, l’interjection est un certain adverbe. Mais si un adverbe est posé sans un verbe, il y a ellipse, comme le dit Priscien, donc, de la même manière, si une interjection est posée sans un verbe, il y a ellipse. S’il dit qu’un verbe de signification connue est intelligé dans la profération d’une interjection, il n’en est rien, parce que l’on pourrait alors dire convenablement « non pas moi qui souffre ! », ce qui n’est nullement dit. Ainsi, ledit verbe ne peut être intelligé, parce que l’on pourrait alors vouloir dire « ce n’est pas à moi ! », ce qui n’est nullement dit. |
§ 21 Item, queritur que sit differentia inter huiusmodi interiectiones « ne », « heu », « proh », que omnes significent dolorem. |
§ 21 [Sous-question 2.3] De plus, on se demande quelle est la différence entre les interjections de cette sorte « non ! », « hélas ! », « oh ! », lesquelles signifient toutes la douleur. |
§ 22 Item, utrum « proh dolor » sit dictio uel oratio. |
§ 22 [Sous-question 2.4] De plus, on se demande si « oh, douleur ! » est un mot ou un énoncé. |
§ 23 Item, propter quid ponat Priscianus plures species interiectionis quam Donatus. |
§ 23 [Sous-question 2.5] De plus, pourquoi Priscien pose plus d’espèces d’interjection que Donat. |
§ 24 Ponit enim Donatus[K] .IIII. species interiectionis, Priscianus[L] uero ponit interiectionem risus et indignationis[33] et mirandi[34]. Et hee neque significant letitiam[35], neque metum[36], neque dolorem, neque admirationem. |
§ 24 [Argument de la sous-question 2.5] En effet, Donat pose quatre espèces d’interjection, tandis que Priscien pose une interjection du rire, d’indignation et de l’étonnant[40]. Et celles-ci ne signifient ni la joie, ni la crainte, ni la douleur, ni l’admiration. |
§ 25 Item, sicut habemus interiectionem significantem[37] affectum causatum a presenti bono sicut interiectionem gaudii, sic uidetur quod debeamus[38] habere interiectionem significantem affectum causatum a futuro bono uel preterito bono[M]. |
§ 25 [Sous-question 2.6] De plus, comme nous avons une interjection signifiant un affect causé par un agrément présent, comme l’interjection de joie, ainsi il semble que nous devons avoir une interjection signifiant un affect causé par un agrément futur ou un agrément passé. |
Nos habemus interiectionem significantem affectum causatum a presenti malo, sicut interiectionem doloris, simile habemus interiectionem significantem affectum causatum a futuro malo, sicut interiectionem metus, sic[39] propter quid non habeamus interiectionem significantem affectum causatum a preterito malo. |
Nous avons une interjection signifiant un affect causé par un désagrément présent, comme l’interjection de douleur, de la même façon nous avons une interjection signifiant un affect causé par un désagrément futur, comme l’interjection de peur, ainsi pourquoi nous n’avons pas une interjection signifiant un affect causé par un désagrément passé. |
§ 26 Item, cum significatio accidat interiectioni secundum Donatum[N], quare non ponit Priscianus significationem accidere interiectioni. |
§ 26 [Sous-question 2.7] De plus, puisque la signification est un accident de l’interjection selon Donat, pourquoi Priscien ne pose pas que la signification est un accident de l’interjection. |
§ 27 Item, propter quid interiectio[41] habet accentum indeterminatum et non determinatum [quasi][42]. |
§ 27 [Sous-question 2.8] De plus, pourquoi l’interjection présente un accent indéterminé et non déterminé. |
§ 28 Ad primum, dicendum quod Priscianus[O] comprehendit interiectionem sub aduerbio, propterea quod utrius significatio uerbo adicitur, sicut narrat in fine capituli de aduerbio. |
§ 28 <1*> [Réponse 1 à la question 2.1] Au premier point, il faut dire que Priscien inclut l’interjection dans l’adverbe, parce que la signification de l’un et de l’autre est ajoutée au verbe, comme il l’expose à la fin du chapitre sur l’adverbe. |
§ 29 Potest esse alia ratio quantum aduerbium significat dispositionem actus absolute, interiectio uero significat dispositionem actus inclinando substantiam ad dolorem uel ad gaudium ; set dispositio actus inclinando substantiam ad dolorem uel ad gaudium est sub dispositione actus absoluta et, propter hoc, reponitur interiectio sub aduerbio. Donatus[P] uero distinguit interiectionem ab aduerbio[43], considerans quod interiectio significat affectum et ad gaudium conceptum. Considerauit quod aduerbia habent accentus determinatos, interiectiones non[Q]. |
§ 29 [Réponse 2 à la question 2.1] On peut aussi dire à ce sujet que l’adverbe signifie la disposition d’un acte de manière absolue, tandis que l’interjection signifie la disposition d’un acte inclinant une substance à la douleur ou à la joie ; or la disposition d’un acte inclinant une substance à la douleur ou à la joie est sous la disposition absolue d’un acte et, à cause de cela, l’interjection est classée sous l’adverbe. Donat, quant à lui, distingue l’interjection de l’adverbe, considérant que l’interjection signifie un affect et un concept inclinant à la joie. Il a considéré que les adverbes présentent des accents déterminés et non les interjections. |
§ 30 Ad aliud, dicendum quod, licet significatio interiectionis uerbo adiciatur, differt tamen interiectio ab aduerbio in hoc quod interiectio significat affectum, aduerbium uero conceptum. |
§ 30 [Solution de l’argument du § 19] À l’autre argument, il faut dire que, bien que la signification de l’interjection soit ajoutée au verbe, l’interjection diffère cependant de l’adverbe en cela que l’interjection signifie un affect, tandis que l’adverbe signifie un concept. |
§ 31 Ad aliud, dicendum quod interiectio[44] plenum motum animi significat, sicut dicit Priscianus[R]. Si ergo per se ponatur, sine casuali, tunc determinat uerbum cognite significationis, ut « pape miror » dat : intelligere et « euax » : gaudere[45], si uero ordinetur cum casuali, dicendo « ne illi », tunc non intelligitur uerbum cognite significationis nec uerbum subiectiuum, set magis significans acquisitionem uel significans rem in acquisito esse, ut cum dicitur « ne illi », sensus est « ne » acquiritur « illi » uel « ne » insit « illi ». Taliter dicendum est de aliis. |
§ 31 [Réponse à la sous-question 2.2] À l’autre point, il faut dire que l’interjection signifie une complète agitation de l’esprit, comme le dit Priscien. Donc si elle est posée séparément, sans l’emploi du casuel, alors elle détermine un verbe d’une signification connue, comme « diantre ! » qui donne : comprendre et « bravo ! » : se réjouir, tandis que si elle est ordonnée avec un casuel, en disant par exemple « non pas lui ! », alors n’est pas intelligé un verbe d’une signification connue ni un verbe subjectif, mais est intelligé davantage le signifiant d’une acquisition ou le signifiant d’une réalité qui se trouve dans quelque chose d’acquis, comme lorsqu’on dit « non pas lui ! », le sens est que « non pas » est ajouté à « lui » ou « non pas » est inclus dans « lui ». Il faut parler de la même manière des autres interjections ordonnées avec un casuel. |
§ 32 Ad aliud, dicendum quod « proh » significat dolorem animi putare, sicut dicitur communiter, set « ne » et « heu » significant dolorem animi, set differenter, quoniam « heu » significat dolorem acquisitum uel acquidandum substantie proferenti, dicendo « heu me » uel « heu mihi », et solum ordinatur cum accusatiuo [fol. 197rb] prime personne, set li[46] « ne » significat proprie dolorem in acquisitione alii[47] substantie a proferente, dicendo « ne tibi », « ne illi ». |
§ 32 [Réponse à la sous-question 2.3] À l’autre point, il faut dire que « oh ! » signifie penser à une douleur de l’esprit, comme on le dit communément, mais « non ! » et « hélas ! » signifient une douleur de l’esprit, mais différemment, puisque « hélas ! » signifie une douleur ressentie ou devant être ressentie par le proférant dans sa substance, en disant par exemple « hélas ! » ou « hélas ! pauvre de moi ! », et est seulement ordonné avec l’accusatif de la première personne[49], mais le « non ! » signifie proprement une douleur au contact d’une autre substance par le proférant, en disant par exemple « non pas toi ! », « non pas lui ! ». |
§ 33 Ad aliud, dicendum quod « pro dolor » est [est][48] oratio et non interiectio composite figure. Dicit enim Priscianus[S] in capitulo de figura nominis quod nomen non componitur cum interiectione. Significat autem « pro dolor » uehementiam doloris, unde significat dolorem conceptum et affectum. |
§ 33 [Réponse à la sous-question 2.4] À l’autre point, il faut dire que « oh, douleur ! » est un énoncé et non une interjection composée. En effet, Priscien dit dans son chapitre sur la figure du nom que le nom n’est pas composé avec l’interjection. Par ailleurs, l’énoncé « oh, douleur ! » signifie l’intensité d’une douleur, d’où il signifie une douleur conçue et affectée[50]. |
§ 34 Ad aliud, dicendum quod <sunt>[51] .IIII. species principales ipsius interiectionis[T]. Cum enim interiectio significet affectum aut significabit affectum causatum ab excellenti bono uel ab excellenti malo uel ab excellenti indifferenter. Si significet affectum causatum ab excellenti malo, aut ergo significabit affectum causatum ab excellenti malo presenti, et tunc est interiectio doloris, ut « heu », <aut>[52] ab excellenti malo futuro, et tunc[53] est interiectio metus, ut « at, at ». Si uero significet affectum causatum ab excellenti bono presenti, est interiectio ut « euax », si uero significet affectum causatum ab excellenti indifferenter[54], tunc est interiectio admirandi, ut « pape ». |
§ 34 [Réponse à la sous-question 2.5] À l’autre point, il faut dire qu’il existe quatre espèces principales d’interjection. En effet, puisque l’interjection signifie un affect, elle signifiera un affect causé soit par un agrément soudain, soit par un désagrément soudain, soit par quelque chose de soudain indifféremment. Si elle signifie un affect causé par un désagrément soudain, elle signifiera un affect causé soit par un désagrément soudain présent et alors il y a l’interjection de douleur, comme « hélas ! », soit par un désagrément soudain futur et alors il y a l’interjection de crainte, comme « ha ! ha ! ». Mais si elle signifie un affect causé par un agrément soudain présent, elle est une interjection comme « bravo ! », tandis que si elle signifie un affect causé par quelque chose de soudain indifféremment, alors il y a l’interjection d’admiration, comme « diantre ! ». |
§ 35 Ad obiectum in contrarium, dicendum quod principales species interiectionum sunt iste quas ponit Donatus[U]. Sunt tantum quedam interiectiones ad predictas species quas ponit[55] Priscianus[V], ut interiectio risus et indignationis reducetur ad interiectionem doloris. |
§ 35 [Solution de l’argument du § 24] À l’objection en sens contraire, il faut dire que les principales espèces d’interjections sont celles que pose Donat. Elles sont seulement certaines interjections par rapport aux espèces mentionnées auparavant que pose Priscien, comme les interjections du rire et de l’indignation sont ramenées à l’interjection de la douleur. |
§ 36 Ad aliud, dicendum quod non possit[56] esse interiectio[57] significans affectum causatum a preterito bono nec a preterito malo. Cuius ratio est : quia preteritum, in quantum huiusmodi, non afficit uehementer. |
§ 36 [Réponse à la sous-question 2.6] À l’autre point, il faut dire qu’il n’a pu y avoir d’interjection signifiant un affect causé par un agrément passé ni un désagrément passé, parce que le passé, en tant que tel, n’affecte pas violemment. |
Similiter, non habemus interiectionem significantem affectum causatum a futuro bono, quoniam bonum futurum, in quantum huiusmodi, afficit subcumbente[58] sensualitate et dominante ratione, nam bonum futurum est bonum spe et species fit dominante ratione, quod repugnat futuro interiectionis. |
De la même manière, nous n’avons pas d’interjection signifiant un affect causé par un agrément futur, puisque l’agrément futur, en tant que tel, affecte par la sensualité qui succombe et la raison qui domine, car l’agrément futur est un agrément par anticipation et cela se produit par la raison qui domine, ce qui s’oppose à un temps futur pour l’interjection[61]. |
§ 37 Ad aliud, dicendum quod supponendo quod interiectio sub aduerbio reponitur, potest concedi quod interiectioni accidit significatio accidentalis, sicut dicit Donatus[W]. Quia tamen significatio interiectionis non sic est finita sicut significatio aduerbii, propter hoc, Priscianus non ponit significationem accidere interiectioni. |
§ 37 [Réponse à la sous-question 2.7] À l’autre point, il faut dire qu’en supposant que l’interjection est placée sous l’adverbe, on peut concéder que la signification accidentelle est un accident de l’interjection, comme le dit Donat. Cependant, parce que la signification de l’interjection n’est pas définie comme la signification de l’adverbe, à cause de cela, Priscien ne pose pas que la signification est un accident de l’interjection. |
§ 38 Ad aliud, dicendum quod interiectio profertur uoce irregulari uel uoce inperfecta et, propter hoc, non habet accentum determinatum. Vnde dicit Priscianus[X], in fine <capituli>[59] de aduerbio, quod optime docuit[60] Donatus[Y] de accentu interiectionis dicendo quod interiectio habet accentum indeterminatum (propterea quod profertur uoce inperfecta siue incondita, hec est uoce irregulari) et hec sufficiant. |
§ 38 [Réponse à la sous-question 2.8] À l’autre point, il faut dire que l’interjection est proférée par un son vocal irrégulier ou un son vocal imparfait et, à cause de cela, ne présente pas un accent déterminé. D’où Priscien, à la fin du chapitre sur l’adverbe, dit que Donat enseigna fort bien relativement à l’accent de l’interjection en disant que l’interjection présente un accent indéterminé (parce que ce qui est proféré par un son vocal imparfait ou inconnu est de fait proféré par un son vocal irrégulier) et l’on se contentera de cela. |
Parties annexes
Notes
-
[1]
Dans une perspective entre autres sémiologique, autour du rapport entre les mots et leur signification réelle, du pouvoir des mots, de la « parole performative » ou de l’intention du proférant du langage (Irène Rosier parle du courant de l’« intentionnalisme », mouvement initié par les Anglais Robert Kilwardby et Roger Bacon à la Faculté des arts de Paris à partir de la décennie 1230, fondé sur l’exégèse des livres XVII et XVIII des Institutions grammaticales (désormais IG) de Priscien, sur la syntaxe, et du Barbarismus de Donat. L’intentionnalisme fut à l’origine du modisme, un mouvement essentiellement danois cette fois, qui assimilait sur le plan sémantique les parties du discours à des modes de signifier. Ce dernier courant domina le terrain grammatical parisien dans le dernier tiers du xiiie siècle : cf. I. Rosier, La parole comme acte - Sur la grammaire et la sémantique au xiiie siècle, Paris, Vrin (coll. « Sic et Non »), 1994, p. 11-22. Pour l’édition critique du Barbarismus (Ars maior III) : cf. L. Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical - Étude sur l’Ars Donati et sa diffusion (ive-ixe siècle) et édition critique, Paris, Centre national de la recherche scientifique (Documents, études et répertoires ; Institut de recherche et d’histoire des textes), 1981, p. 571-674. Pour l’édition critique des IG : cf. Priscien, Prisciani grammatici Caesariensis Institutionum grammaticarum Libri XVIII, éd. M. Hertz, Leipzig, 1855-1859, dans Grammatici Latini [dorénavant GL] (reproduction anastatique Hildesheim, 1961), t. II-III. Sur le modisme : cf. I. Rosier, La grammaire spéculative des Modistes, Lille, Presses universitaires de Lille (coll. « Publications de l’Université de Lille III. Linguistique »), 1983.
-
[2]
B. Colombat, « Présentation : Éléments de réflexion pour une histoire des parties du discours », Langages - Les parties du discours, 92 (décembre 1988), p. 7.
-
[3]
Aelius Donatus, précepteur de saint Jérôme et du commentateur Servius, fut, en Occident latin, la plus importante autorité grammaticale du ve siècle jusqu’aux années suivant la Renaissance carolingienne. C’est à peu près à cette époque que Priscien (originaire de Césarée en Mauritanie et qui enseigna à Constantinople dans le premier quart du vie siècle) prit lentement le relais sous l’impulsion des philosophes du langage qui n’hésitaient pas à rallier grammaire et logique aristotélico-boécienne. Les Institutions grammaticales de Priscien conviennent mieux que l’Ars Donati à cette nouvelle approche et c’est d’ailleurs pourquoi, à l’époque des premières universités, elles demeurent le traité grammatical par excellence et le seul, avec l’Ars maior III de Donat, obligatoire au programme d’étude : cf. Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical, p. 325 et O. Weijers,Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (xiiie-xive siècles), Turnhout, Brepols (coll. « Studia Artistarum. Études sur la Faculté des arts dans les Universités médiévales », 1), 1996, p. 9.
-
[4]
Il s’agit, et de loin, du champ lexical le plus considérable de notre texte avec quatre-vingt-trois occurrences, toutes flexions confondues, pour à peine, rappelons-le, quatre colonnes manuscrites. L’éminent latiniste Pierre Flobert a déjà traité des emplois grammaticaux de la notion de significatio dans l’Antiquité, notamment chez Priscien : cf. P. Flobert, « Observations sur les emplois grammaticaux de “significatio” », Revue de philologie, 55, 1 (1981), p. 25-32.
-
[5]
Voir l’apparat des sources de notre édition pour des indications textuelles précises.
-
[6]
Dans son passage sur l’interjection, l’auteur anonyme affirme notamment : « Anime uero sensibilis sunt due uires sub ui affectiua, concupiscibilis et irascibilis, conueniencium et non conueniencium ratione. Concupiscibilis diuiditur in gaudium et cupiditatem. Gaudium quidem est affectus presentis conuenientis, cupiditas futuri conuenientis. Irrascibilis diuiditur in dolorem et timorem. Dolor est affectus presentis inconuenientis, timor futuri inconuenientis. Hinc sunt interiecciones euge, hay, atat, heu » (cf. Anonyme, Tractatus de grammatica, § 14, éd. K. Reichl, München, Paderborn, Wien, Ferdinand Schöningh [coll. « Veröffentlichungen des Grabmann-Institutes », 28], 1976, p. 59, l. 31, p. 60, l. 3). Il semble que la théorie présentée au paragraphe 17 des CG soit en quelque sorte complémentaire à celle de l’auteur du Tractatus de grammatica.
-
[7]
Irène Rosier place par ailleurs les Quaestiones de interiectione sous l’influence doctrinale du philosophe anglais Robert Kilwardby (jetant ainsi implicitement un pont entre l’auteur du Tractatus de grammatica et Kilwardby) étant donné que, dans les trois manuscrits qui les contiennent (Cambridge Peterhouse 191, fol. 226va-229b, Vatican, Urb. lat. 298, fol. 88va-91ra et Cambridge, Univ. Library KK III 20d, fol. 224ra-228va), elles « voisinent […] avec le commentaire sur Priscien Mineur (authentique) et le commentaire sur Priscien majeur (inauthentique), ainsi qu’avec les commentaires sur le Barbarismus et sur le De accentu qui ont été attribués à ce même auteur [et que nombre de ces questions sont apparentées à celles] du chapitre sur l’interjection du commentaire sur Priscien majeur du Pseudo-Kilwardby » (cf. Rosier, La parole comme acte, p. 287). Il est également intéressant de noter à cet effet que les thématiques et l’ordre des questions introductrices des Quaestiones de interiectione sur la pars orationis et ceux des CG sont à peu près les mêmes, cf. ibid., p. 288. Les CG n’offrent toutefois pas une « complétude théorique » comparable à celles des autres textes susmentionnés, soit parce qu’elles appartiennent à une étape antérieure de la réflexion universitaire, soit parce qu’elles sont destinées à un public débutant, peu familier ou concerné par ces débats.
-
[8]
Cf. ibid., p. 65-73.
-
[9]
Cf., inter alia, F. Biville, « La syntaxe aux confins de la sémantique et de la phonologie : les interjections vues par les grammairiens latins », dans P. Swiggers et A. Wouters, éd., Syntax in Antiquity. Actes du colloque tenu à la Katholieke Universiteit de Leuven, 27-29 septembre 2001, Leuven, Peeters (coll. « Orbis - Supplementa », 23), 2003, p. 238 ; et D.P. Wilkins, « Interjections as Deictics », Journal of Pragmatics, 18, 2-3 (1992), p. 155.
-
[10]
Voir entre autres Charisius, Flauii Sosipatri Charisii Artis grammaticae Libri V, II, 16, éd. H. Keil, Leipzig, 1855-1859, dans GL (reproduction anastatique Hildesheim, 1961), t. I, p. 238, l. 19-20 ; et Diomède, Diomedis Artis grammaticae Libri III, I, éd. H. Keil, Leipzig, 1855-1859, dans GL (reproduction anastatique Hildesheim, 1961), t. I, p. 419, l. 2-3.
-
[11]
Cf. Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 2. Dans les CG, cet argument à lui seul confirme la thèse voulant que l’interjection soit une partie du discours, cf. Anonyme, Communia gramatice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 196va ; éd. et trad., ci-dessous, De interiectione, § 11.
-
[12]
Donat, Ars maior, II, 1, éd. Holtz, p. 613, l. 1-3 : « Partes orationis sunt octo, nomen, pronomen, uerbum, aduerbium, participium, coniunctio, praepositio, interiectio. Ex his duae sunt principales partes orationis, nomen et uerbum. Latini articulum non adnumerant, Graeci interiectionem ».
-
[13]
Cf. Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 7, § 40, éd. Hertz, GL, III, p. 90, l. 6-7. Giorgio Graffi a traité avec justesse de la confusion entretenue par Priscien autour du statut de l’interjection. Il considère ce dernier au confluent d’une tradition latine, menée par Donat et Charisius, qui croit inadéquat de placer l’interjection parmi les adverbes (en raison de l’absence chez elle de traits prosodiques fixes) et d’une tradition grecque qui attribue à une classe de mots la qualité de « partie du discours » seulement si elle présente une « propriété de signification » (ou ce que Pierre Hélie appellera, au xiie siècle, un modus significandi et l’auteur anonyme des CG une ratio ad significandum [infra, § 2 et § 12]). Dans l’ouverture de son court chapitre consacré à cette partie dissidente du discours, Priscien ne fait que présenter d’un côté la position grecque traditionnelle, de l’autre la position latine, sans indiquer véritablement un choix personnel. La disposition de son texte qui n’accorde qu’un bref exposé à l’interjection suite à un traitement substantiel de l’adverbe se comprend par celle du traité grammatical Sur l’adverbe d’Apollonius Dyscole (un important grammairien alexandrin du iie siècle) qui lui sert de modèle : cf. G. Graffi, « L’interiezione tra i grammatici greci e i grammatici latini », Incontri linguistici, 19 (1996), p. 14-16. Priscien, au livre II de ses IG, inclut d’ailleurs subtilement l’interjection parmi les parties du discours : cf. Priscien, Institutiones grammaticae, V, 11, § 58, éd. Hertz, GL, II, p. 178, l. 19-20 : « Et sciendum quod omnes partes orationis habent composita absque interiectione et plerisque participiis ».
-
[14]
Cf., supra, n. 13.
-
[15]
Cf. Priscien, Institutiones grammaticae, « Prisciani ad Iulianum Ep. », § 6, éd. Hertz, GL, II, p. 4, l. 7 et Institutiones grammaticae, XV, 7, § 40, éd. Hertz, GL, III, p. 90, l. 6-7.
-
[16]
Anonyme, Communia gramatice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 197ra ; éd. et trad., ci-dessous, De interiectione, § 29.
-
[17]
Cf. Rosier, La parole comme acte, p. 58-60.
-
[18]
Cf. Anonyme, Communia gramatice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 197ra et 197rb ; éd. et trad., ci-dessous, De interiectione, § 29 et § 38.
-
[19]
Cf. Rosier, La parole comme acte, p. 59 et 287.
-
[20]
Cf. ibid., chapitre 3, p. 85-122. Voir supra, n. 1.
-
[21]
Cf. Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 2 : « Interiectio [est] pars orationis significans mentis affectum uoce incondita ».
-
[22]
Cf. Priscien, Institutiones grammaticae, XI, 7, § 2, éd. Hertz, GL, II, p. 552, l. 1-4 : « Quid enim est aliud pars orationis nisi uox indicans mentis conceptum, id est cogitationem ? Quaecumque igitur uox literata profertur significans aliquid, iure pars orationis est dicenda ». Voir aussi infra, n. C (notes complémentaires).
-
[23]
Le pseudo-Grosseteste, dans le Tractatus de grammatica (§ 14, éd. Reichl, p. 59, l. 23-25), écrit dans les premières lignes de son chapitre sur l’interjection : « Omnes cetere partes orationis (c’est-à-dire autres que l’interjection) significant mentis conceptum, hoc est significant in quantum res se ponunt apud animam secundum species ». Sur la species et la signification du concept : cf. Rosier, La parole comme acte, p. 58 : « Une distinction simple permet d’abord d’opposer l’interjection aux autres parties du discours : la première signifierait un “affect”, alors que les autres parties du discours signifient un “concept”. La première explication de cette distinction repose sur une idée empruntée au De Anima d’Aristote : “Ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa species”. La species est d’abord la similitude de la chose, l’impression qu’elle produit sur les sens, l’image qu’elle dépose dans l’intellect, et cette notion prend à l’époque un sens technique. Robert Grosseteste, puis Roger Bacon, la définissent comme “le premier effet de tout agent naturel”. Il s’agit donc ici de l’action même de l’objet, et par là de l’effet de cette action dans notre pensée, de la marque qu’elle y imprime ».
-
[24]
D’où le rapprochement avec la notion philosophique de species. Le concept se forme donc à partir de la species déposée dans l’intellect : cf. C. Panaccio, « conceptus », dans B. Cassin, éd., Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, Le Robert, 2004, p. 248-250.
-
[25]
Il écrit en effet : « Sed affectus sunt qui secundum se ipsos apud animam se ponunt. Cogitans de dolore non afficitur, sed dolens » (cf. Anonyme, Tractatus de grammatica, § 14, éd. Reichl, p. 59, l. 25-26). La deuxième phrase illustre très bien l’ensemble de la théorie : on différencie le concept de l’affect en distinguant parallèlement le fait de penser à la douleur du fait de la ressentir réellement.
-
[26]
Anonyme, Communia gramatice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 196va ; éd. et trad., ci-dessous, De interiectione, § 7.
-
[27]
Une précision que nous devons à Priscien : cf. Institutiones grammaticae, XV, 7, § 41, éd. Hertz, GL, III, p. 91, l. 26-27.
-
[28]
Cf. Anonyme, Communia gramatice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 197rb ; éd. et trad., ci-dessous, De interiectione, § 34 et 36.
-
[29]
Anonyme, Communia gramatice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 196vb ; éd. et trad., ci-dessous, De interiectione, § 13 et 14.
-
[30]
Une idée répandue à l’époque de la rédaction des CG s’il faut en croire cette remarque de l’auteur anonyme : « sicut dicitur communiter » (cf. ibid., fol. 196vb ; éd. et trad., ci-dessous, De interiectione, § 16). Pour une autre occurrence détaillée de cette doctrine, voir Anonyme, Le « Guide de l’étudiant » d’un maître anonyme de la Faculté des arts de Paris au xiiie siècle, édition critique provisoire du ms. Barcelona, Arxiu de la Corona d’Aragó, Ripoll 109, ff. 134ra-158va [dorénavant le Guide de l’étudiant parisien], par C. Lafleur avec la collaboration de J. Carrier, Québec, Faculté de philosophie (coll. « Cahiers du Laboratoire de philosophie ancienne et médiévale de la Faculté de philosophie de l’Université Laval », I), révision de 2008, § 426. Voir aussi infra, n. M (notes complémentaires).
-
[31]
« Sensualité au sens théologique » : l’appétit pour les choses sensibles, l’intrusion excusable de l’homme dans toutes les formes que peuvent prendre les plaisirs des sens, au contact d’objets entraînant des réactions sensuelles, comme le plaisir ressenti en donnant un baiser à une autre personne. Aspect de la conscience humaine lié au corps, la sensualité est toutefois directement déterminée par l’environnement d’un individu et présupposée par la transcendance et la liberté de son esprit. Elle présente à celui-ci les choses matérielles comme des actes concrets de connaissance et de volonté. Établie sur des bases instinctives, la sensualité, telle que la conçoivent les théologiens, est du domaine du bien et du nécessaire, l’homme ne devant pas chercher à la combattre, l’intégrant plutôt dans l’ensemble de son être, dans le cadre de décisions justes et avec l’assentiment de Dieu (cf. C. Ernst, éd., Theological Dictionary, Freiburg, Montréal, Herder, Palm Publisher, 1965, p. 432 ; et P. Palazzini, éd., Dictionary of Moral Theology, Westminster, Maryland, The Newman Press, 1962, p. 1 120). Transportée en philosophie, la sensualité équivaut aux « appétits », correspondant hiérarchiquement aux facultés inférieures de l’âme (cf. Rosier, La parole comme acte, p. 73-75).
-
[32]
Anonyme, Communia gramatice, ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 196vb ; éd. et trad., ci-dessous, De interiectione, § 16.
-
[33]
En référence à la pensée d’Aristote qui faisait de l’âme végétative une partie totalement irrationnelle de l’âme, on considérait, au mitan du xiiie siècle, que les affections du corps (par exemple un gémissement de fièvre) stimulaient la partie végétative sans que la raison ne soit jamais interpellée. Un gémissement exprime ou « signifie » donc un affect venant de l’intérieur, tandis que l’interjection exprime tout de même une réalité extra animam sous une certaine maîtrise de la raison. Le signe naturel se caractérise aussi par l’absence d’institution : il constitue, à proprement parler, une expression non conventionnelle qui signifie naturellement. L’auteur des Communia gramatice se contente quant à lui de distinguer brièvement l’affect signifié par le gémissement d’un malade (gemitus infirmorum) de l’affect signifié par l’interjection. À la question : « De plus, un affect est signifié par le gémissement des malades : on se demande donc en quoi cette sorte d’affect diffère d’un affect signifié par l’interjection » (§ 10), il répond : « À [ce] point, il faut dire que l’interjection signifie un affect causé par un certain agrément ou désagrément ressenti extérieurement, tandis que le gémissement des malades signifie un affect causé par quelque chose ressenti intérieurement, comme par la maladie, et cela est leur différence » (§ 17). Dans cette perspective, le gémissement d’un fiévreux n’est pas d’abord conçu, mais signifie directement un affect.
-
[34]
Voir les schémas ci-dessus.
-
[35]
Rosier, La parole comme acte, p. 82.
-
[36]
Charles H. Lohr, Peter Kunze et Bernhard Mussler décrivent ainsi notre manuscrit : « This parchment manuscript consists of 224 folios grouped into sexternions (with the exception of the quires fols 209-224 = two gatherings of eight folios each) and is made up of two different parts. The first part (fols 1-170) was written (222 x 167 mm., written space 168 x 108 mm. ; long lines, 34 lines) by three different hands of the late thirteenth or early fourteenth century : fols 1r-64v English, fols 64v-131r, fols 131r-170v. The second part (fols 171-224) was written (224 x 165 mm., 155 x 122 mm. ; two columns 43 lines) by two different hands : fols 171-220, fols 220-224. This second part of the manuscript originally formed a unity with MS BN lat. 16390 fols 135-206 and belonged to Peter of Limoges († 1306) » (« William of Sherwood, ‘Introductiones in logicam’. Critical Text », Traditio, 39 (1983), p. 219-220).
-
[1]
inp– sic P (pro imp-)
-
[A]
Ratio ad significandum : Irène Rosier a déjà traité de la difficulté de traduire une expression de ce genre (cf. Rosier, La Grammaire spéculative des modistes, p. 211, n. 78 et 84), une expression pour ainsi dire synonyme de l’appellation modus significandi qu’utilise abondamment Pierre Hélie et l’auteur anonyme du Guide de l’étudiant parisien ; les deux formules visent les propriétés diathésiques des parties du discours. Le fait de signifier est, par ailleurs, selon l’adage du pseudo-Isaac que rapporte notamment le compilateur des Communia gramatice, la finalité de la discipline grammaticale. Cette même science s’approprie l’étude de tout le langage verbal dont l’attribut est précisément de signifier. Cf. Anonyme, Communia gramatice, ms. Paris, BnF, fonds latin 16617, fol. 183va : « Ad aliud, dicendum quod dixit Ysaac quod sermo aut ordinatur ad significandum aut ad mouendum. Si ad significandum, hoc modo, est gramatica de sermone […] ».
-
[2]
Ce symbole (identique à un quatre latin) se rapporte à la majeure du syllogisme précédent.
-
[3]
enim scripsi] uero P
-
[B]
Il s’agit sans doute d’une variante manuscrite (comme le montre d’ailleurs l’apparat des variantes de Martin Hertz en GL, III, p. 91), car Priscien écrit uoce abscondita et n’emploie jamais, dans la même édition Hertz de ses Institutions grammaticales, le terme incondita (bien que ce soit pratiquement des synonymes). Trois passages du Priscien majeur (pour aucun dans le Mineur) associent l’interjection à l’expression d’une uox abscondita : cf. Priscien, Institutiones grammaticae, I, 5, § 25, éd. Hertz, GL, II, p. 20, l. 4 ; II, 2, § 9, éd. Hertz, GL, II, p. 48, l. 25 ; XV, 7, § 42, éd. Hertz, GL, III, p. 91, l. 21.
-
[4]
ad significandum suppleui
-
[5]
maior scripsi] .IIII. P
-
[C]
Priscien, dans les premiers chapitres de ses Institutiones grammaticae, ne donne pas de définition de la pars orationis. Comme l’a souligné Irène Rosier, c’est dans leur traitement des participes (Institutiones grammaticae, XI, 7, § 2, éd. Hertz, GL, II, p. 552, l. 1-4) que les Médiévaux de la fin du xiie siècle ont puisé cette fameuse nature « conceptualisante » des parties du discours : « Quid enim est aliud pars orationis nisi uox indicans mentis conceptum, id est cogitationem ? Quaecumque igitur uox literata profertur significans aliquid, iure pars orationis est dicenda » ; cf. I. Rosier, « Les parties du discours aux confins du XIIe siècle », Langages - Les parties du discours, 92 (décembre 1988), p. 37.
-
[6]
minor scripsi] .IIII. P
-
[D]
Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 2.
-
[9]
Nous disons « concept » en français par pragmatisme, sans corrompre pensons-nous pour autant l’essence du texte, car conceptus — ici le participe passé de concipere, comme l’indique sa terminaison en -o au § 7 — devrait en principe être traduit par « chose/réalité conçue ». Le terme de « concept » substantivé, dans le sens où nous le connaissons aujourd’hui, ne serait apparu, selon Claude Panaccio, qu’avec l’oeuvre de Thomas d’Aquin, quelque part entre 1255 et 1274 : cf. C. Panaccio, « Conceptus », dans B. Cassin, éd., Vocabulaire européen des philosophies, p. 248-250.
-
[7]
alico sic P
-
[8]
constituit scripsi] instituit (in exp.) P
-
[14]
Affect = émotion, sentiment.
-
[10]
apparet scripsi] appet P
-
[11]
significatus suppleui
-
[12]
iuxta scripsi] tria P
-
[13]
i exp.P
-
[15]
Entendre : des modes « verbaux » : cf., infra, § 16.
-
[E]
Ibid.
-
[16]
dicendum scripsi] dicendo P
-
[17]
ad significandum suppleui
-
[18]
quod scripsi] quoniam P
-
[19]
inre- sic P
-
[23]
« Il » : l’opposant dans l’exercice dialectique réel ou fictif auquel ont pu servir les Communia gramatice.
-
[20]
ad significandum suppleui
-
[21]
deinde scripsi] tot P
-
[22]
affecta scripsi] affectam P
-
[28]
Cf., supra, § 7.
-
[24]
a exp. P
-
[25]
concupicibilem sic P
-
[26]
est suppleui
-
[29]
L’auteur anonyme des Questions sur l’interjection attribue cette théorie à un certain « Philosophus grammatice », qui, selon Irène Rosier, serait le pseudo-Grosseteste, auteur du Tractatus de grammatica : cf. Rosier, La parole comme acte, p. 286-287, p. 301-302.
-
[27]
apprehensas scripsi] aprohensas P
-
[30]
À savoir : uirtus, iustitia, gaudeo et letor.
-
[F]
Irène Rosier attribue à la lecture en vogue au cours des années 1230-1240 du De fide orthodoxa rédigé par le théologien grec Jean Damascène (en latin par l’entremise de la traduction de Burgundio de Pise) l’idée selon laquelle « la faculté irrationnelle comporte deux parties, l’une qui n’obéit pas à la raison (inobediens rationi), mais est gouvernée par la nature, l’autre qui obéit à la raison (obediens et persuabile ratione), et se divise en concupiscible et colère ». Dans un même ordre d’idées, nous pouvons également citer — toujours à la suite d’Irène Rosier — comme influence majeure à cette même époque le De Trinitate d’Augustin dans lequel la « sensualité » s’oppose à la « raison ». Nous nous trouvons donc devant un cas — et ils sont peu fréquents — où des termes de la théologie chrétienne sont repris avec vigueur en terrain grammatical : cf. Rosier, La parole comme acte, p. 73-74. Sur les deux possibilités de l’irrationnel, voir aussi Éthique à Nicomaque, I, 13, 1102a32-1103a5.
-
[31]
affectus scripsi] affectum P
-
[G]
Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 2.
-
[H]
Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 7, § 40, éd. Hertz, GL, III, p. 90, l. 5.
-
[I]
Cf. Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 1, § 1, éd. Hertz, GL, III, p. 60, l. 1-2 et XV, 7, § 40, éd. Hertz, GL, III, p. 90, l. 6-7.
-
[32]
etlipsis sic P (pro ellipsis)
-
[J]
Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 1, § 4, éd. Hertz, GL, III, p. 62, l. 21.
-
[K]
L’auteur des Communia gramatice choisit la terminologie de l’Ars minor dans sa liste donatienne des espèces d’interjection : cf. Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 4-5 : « Significatio interiectionis in quo est ? Quia aut laetitiam significamus, ut euax, aut dolorem, ut heu, aut admirationem, ut papae, aut metum, ut attat, et si qua sunt similia ».
-
[L]
Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 7, § 40, éd. Hertz, GL, III, p. 90, l. 15-§ 41, éd. Hertz, GL, III, p. 91, l. 6 : « [Interiectiones] habent igitur diuersas significationes : gaudii, ut “euax” ; doloris, ut “ei” […] ; timoris […], admirationis, ut idem in eodem […] Inter has ponunt etiam sonituum illiteratorum imitationes, ut risus “ha ha hae” et “phy” et “euhoe” et “au”. Possunt tamen esse quaedam dubiae inter aduerbia et interiectiones, ut “o”, quando indignationem significat uel dolorem uel admirationem, interiectionem hoc accipiunt […] ».
-
[33]
indignationis scripsi] indignus P
-
[34]
mirandi scripsi] murandi P
-
[35]
letitiam scripsi] risum P
-
[36]
metum scripsi ex fonte] substantiam P
-
[40]
L’énumération des différentes significations de l’interjection chez Priscien s’avère ici incomplète ce qui n’est pas sans nuire à l’entendement de la question. Les Institutions grammaticales énumèrent bel et bien six espèces d’interjections et non trois, à savoir « gaudium », « dolor », « timor », « admiratio » « risus » et « indignatio ».
-
[37]
d exp. P
-
[38]
debeamus scripsi] debemus P
-
[M]
Les interjections peuvent donc être considérées, comme la réponse (§ 36) le montrera, selon les diverses manières dont l’âme peut succomber à la sensualité. L’auteur anonyme du Guide de l’étudiant parisien, vers 1240 écrit à ce sujet : « Ad aliud dicimus quod interiectio dicit uehementem affectum anime cum ratio subcumbit. Ideo multiplicantur species interiectionis secundum diuersas etiam anime subcumbitiones » (éd. Lafleur et Carrier, p. 47, § 426). Voir aussi Rosier, La parole comme acte, p. 74-75.
-
[39]
sic scripsi] t (sup. lin.) pP
-
[N]
Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 3 : « Interiectioni quid accidit ? Tantum significatio ».
-
[41]
interiectio scripsi] in recto P
-
[42]
quasi seclusi
-
[O]
Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 7, § 40, éd. Hertz, GL, III, p. 90, l. 6-8.
-
[P]
Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 2.
-
[43]
Donatus uero distinguit interiectionem ab aduerbio bis P
-
[Q]
Donat, Ars maior, II, 17, éd. Holtz, p. 652, l. 12-13.
-
[44]
interho (lectio incerta) sP] interiectio (lectio incerta) pP
-
[R]
Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 7, § 40, éd. Hertz, GL, III, p. 90, l. 10-11.
-
[45]
gaudere scripsi] gaudium P
-
[46]
« Li » : l’article « le » en ancien français pour marquer la supposition matérielle du terme « ne ».
-
[47]
i exp. P
-
[49]
Des maîtres ès arts sont donc au fait de l’association presque syntaxique des interjections primitives avec des cas en particulier (ici heu avec l’accusatif), un paradigme auquel ne se seraient apparemment pas attardés les Anciens : cf. Frédérique Biville, « La syntaxe aux confins de la sémantique et de la phonologie : les interjections vues par les grammairiens latins », p. 236.
-
[48]
est seclusi
-
[S]
Priscien, Institutiones grammaticae, V, 11, § 58, éd. Hertz, GL, II, p. 178, l. 19-21 : « Et sciendum quod omnes partes orationis habent composita absque interiectione et plerisque participiis. Interiectiones enim semper simplices sunt […] ».
-
[50]
L’auteur écrivait précédemment que pro signifiait « penser à une douleur de l’esprit », d’où ici une « douleur conçue » pour pro dolor : cf., supra, § 32.
-
[51]
sunt suppleui
-
[T]
Cf. Anonyme, Guide de l’étudiant parisien, éd. Lafleur et Carrier, p. 47, § 426.
-
[52]
aut suppleui
-
[53]
e exp. P
-
[54]
indifferenter scripsi] differenti P
-
[U]
Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 4-5 et Ars maior, II, 17, éd. Holtz, p. 652, l. 388-389.
-
[55]
ponit Priscianus sP] ponit Donatus Priscianus pP
-
[V]
Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 7, § 40, éd. Hertz, GL, III, p. 90, l. 14-§ 41, éd. Hertz, GL, III, p. 91, l. 4
-
[56]
possit scripsi] poit P
-
[57]
i exp. P
-
[58]
subcumbente scripsi] subcumbentem P
-
[61]
Un retour à la théorie qui associait les rapports de force liant la raison et la sensualité (§ 16) aux différentes significations de l’interjection. Le temps futur, caractéristique du verbe et du participe, s’avère en effet indissociable de la signification sur le mode du concept, prérogative de toute partie du discours.
-
[W]
Donat, Ars minor, 9, éd. Holtz, p. 602, l. 3.
-
[X]
Priscien, Institutiones grammaticae, XV, 7, § 42, éd. Hertz, GL, III, p. 91, l. 20.
-
[59]
capituli suppleui
-
[60]
docuit scripsi ex fonte] senciis P (lectio incerta)
-
[Y]
Donat, Ars maior, II, 17, éd. Holtz, p. 652, l. 394-395.
Bibliographie
- Anonyme,Communia gramatice — incomplet (il manque la fin de l’exposé sur le Barbarismus) ; 1 manuscrit (ms. Paris, BnF, lat. 16617, fol. 183rb-205vb). Date de composition : vers le milieu du xiiie siècle ; inc. : « Circa gramaticam primo queritur utrum gramatica sit scientia […] » ; expl. : « […] differt autem in mutatio a transumptione quoniam in mutans magis recipit substantiam ut quando […] ».
- Anonyme, « Guide de l’étudiant parisien » : C. Lafleur, avec la collaboration de J. Carrier, Le « Guide de l’étudiant » d’un maître anonyme de la Faculté des arts de Paris au xiiie siècle, Édition critique provisoire du ms. Barcelona, Arxiu de la Corona d’Aragó, Ripoll 109, ff. 134ra-158va, Québec, Faculté de philosophie (Cahiers du Laboratoire de philosophie ancienne et médiévale de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, I), révision de 2008.
- Anonyme, Tractatus de grammatica, éd. Reichl, München, Paderborn, Wien, Verlag Ferdinand Schöningh (coll. « Veröffentlichungen des Grabmann-Institutes », 28), 1976.
- Charisius, Flauii Sosipatri Charisii Artis grammaticae Libri V, édition Keil, Leipzig, 1855-1859, dans Grammatici Latini (reproduction anastatique Hildesheim, 1961), t. I, p. 1-296.
- Diomède, Diomedis Artis grammaticae Libri III, édition Keil, Leipzig, 1855-1859, dans Grammatici Latini (reproduction anastatique Hildesheim, 1961), t. I, p. 299-529.
- Donat, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical - Étude sur l’Ars Donati et sa diffusion (ive-ixe siècle) et édition critique, édition Holtz, Paris, Centre national de la recherche scientifique, p. 571-674 pour l’édition critique (Documents, études et répertoires ; Institut de recherche et d’histoire des textes), 1981.
- Priscien, Prisciani grammatici Caesariensis Institutionum grammaticarum Libri XVIII, édition Hertz, Leipzig, 1855-1859, dans Grammatici Latini (reproduction anastatique Hildesheim, 1961), t. II-III.
- Biville, Frédérique, « La syntaxe aux confins de la sémantique et de la phonologie : les interjections vues par les grammairiens latins », dans P. Swiggers et A. Wouters, éd., Syntax in Antiquity. Actes du colloque tenu à la Katholieke Universiteit de Leuven, 27-29 septembre 2001, Leuven, Peeters (coll. « Orbis - Supplementa », 23), 2003, p. 227-239.
- Cassin, Barbara, éd., Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil et Le Robert, 2004.
- Colombat, Bernard, « Présentation : Éléments de réflexion pour une histoire des parties du discours », Langages - Les parties du discours, no 92 (décembre 1988), p. 5-10.
- Ernst, Cornelius, éd., Theological Dictionary, Freiburg, Montréal, Herder, Palm Publisher, 1965.
- Flobert, Pierre, « Observations sur les emplois grammaticaux de “significatio”», Revue de philologie, 55, 1 (1981), p. 25-32.
- Graffi, Giorgio, « L’interiezione tra i grammatici greci e i grammatici latini », Incontri linguistici, 19 (1996), p. 11-18.
- Lohr, Charles H., Kunze, Peter et Mussler, Bernhard, « William of Sherwood, ‘Introductiones in logicam’. Critical Text », Traditio, 39 (1983), p. 219-299.
- Palazzini, Pietro, éd., Dictionary of Moral Theology, Westminster, Maryland, The Newman Press, 1962.
- Rosier, Irène, La parole comme acte - Sur la grammaire et la sémantique au xiiie siècle, Paris, Vrin (coll. « Sic et Non »), 1994.
- Rosier, Irène, La grammaire spéculative des Modistes, Lille, Presses universitaires de Lille (coll. « Publications de l’Université de Lille III. Linguistique »), 1983.
- Rosier, Irène, « Les parties du discours aux confins du xiie siècle », Langages - Les parties du discours, 92 (décembre 1988), p. 37-49.
- Weijers, Olga, Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (xiiie-xive siècles), Turnhout, Brepols (coll. « Studia Artistarum. Études sur la Faculté des arts dans les Universités médiévales », 1), 1996.
- Wilkins, David P., « Interjections as Deictics », Journal of Pragmatics, 18, 2-3 (1992), p. 119-158.